Monte dans ta chambre, Sophie. Prends n'importe quel objet

}

)ar terre. Tu peux prendre ce que tu veux, cela pourra toujours aire partie aun groupe supérieur. Le jour ou tu trouveras quelque chose que tu ne parviendras pas à classer, tu auras un choc. Si tu découvres par exemple un petit bout de quelque chose et que tu ne puisses déterminer avec assurance s'il appar tient au monde végétal, animal ou minéral, je te garantis que tu n'oseras pas y toucher.

J'ai parlé du monde végétal, du monde animal et du monde minéral. Je pense à ce jeu l'on envoie quelqu'un dans le cou loir pendant que les autres se mettent d'accord sur quelque chose que l'exclu devra deviner en revenant.

Le petit groupe a choisi par exemple de penser au chat Mons qui se trouve pour l'instant dans le jardin du voisin. Le mal heureux revient et pose ses premières questions. On ajuste le droit de répondre « oui » ou « non ». Si le malheureux est un bon aristotélicien (ce qui dans ce cas exclut le terme de malheu reux), voilà à quoi pourrait ressembler la conversation :

Est-ce concret? (Oui!)

Est-ce que cela appartient au règne minéral? (Non!)

Est-ce une chose vivante? (Oui!)

Est-ce que cela appartient au règne végétal? (Non!)

Est-ce un animal? (Oui!)

Est-ce un oiseau? (Non!)

Est-ce un mammifère? (Oui!)

Est-ce un animal en entier? (Oui!)

Est-ce un chat? (Oui!)

Est-ce Mons ? (Ouiiii ! ! ! Rires.)

Aristote a donc inventé ce jeu de société. Nous laisserons à Platon l'honneur d'avoir inventé le jeu de cache-cache dans le noir. Quant à Démocrite, nous l'avons déjà remercié d'avoir eu l'idée du Lego.

Aristote était un homme d'ordre qui voulait faire un peu de rangement dans les concepts des êtres humains. Ainsi c est lui qui a fondé la logique comme science. Il indiqua plusieurs réglés strictes pour que des conclusions ou des preuves soient logiquement valables. Nous allons nous en tenir a un exemple : Si j'affirme que tous les êtres vivants sont mortels (première prémisse) et que j'énonce que « Hermès est un être vivant » (deuxième premisse), alorsj'en tire l'élégante conclusion que « Hermès est mortel ».

L'exemple montre que la logique d'Aristote s'attache aux relations entre les concepts, dans le cas présent entre le concept de vie et le concept de mortalité. Même si nous voulons bien reconnaître qu'Aristote avait raison dans sa conclusion logique, il faut avouer qu'il ne nous apprend pas grand-chose. Nous savions dès le départ qu'Hermes est mortel (D est un chien et tous les chiens sont des êtres vivants, donc mortels, contraire ment au massif du Mont-Blanc.) Eh oui, Sophie, jusqu'ici rien de nouveau. Mais les relations entre les différentes notions ne sont pas toujours aussi évidentes. Il peut s'avérer nécessaire de mettre un peu d'ordre dans nos concepts.

encore, prenons un exemple : est-il vraiment possible que les minuscules souriceaux tètent le lait de leur mère tout comme les moutons et les cochons? Je sais que ça peut sembler tout à fait ridicule, mais arrêtons-nous un instant : une chose est sûre, c'est que les souris ne pondent pas. (Quand ai-je vu pour la der nière fois un œuf de souris?) Elles mettent en monde des petits

déjà vivants, exactement comme les cochons et les moutons. Mais les animaux qui mettent au monde des petits déjà vivants sont appelés mammifères et être un mammifère, c'est téter sa mère. Nous y voilà. Nous avions la réponse en nous, mais devions réfléchir un instant, réfléchir à la question. Dans notre précipitation, nous avions oublié que les souris tètent vraiment leur mère. Peut-être parce que nous n'avons jamais vu de sou riceaux téter car les souris sont gênées de nourrir leurs petits devant nous.

L'échelle de la nature

Quand Aristote s'occupe de « faire le ménage » dans l'exis tence, il commence aussitôt par dire que toutes les choses dans la nature peuvent être divisées en deux groupes principaux. D'un côté les choses inanimées telles les pierres, les gouttes d'eau et les mottes de terre. Celles-ci n'ont en elles aucune possibilité de se transformer en autre chose. Ces choses non vivantes peuvent, selon Aristote, uniquement se modifier par une intervention extérieure. De l'autre côté, nous avons les choses vivantes qui portent en elles la possibilité de se trans former.

Concernant les « choses vivantes », Aristote indique qu'elles appartiennent à deux groupes : les végétaux vivants (ou les plantes) et les êtres vivants. Pour finir, les êtres vivants se divi sent en deux sous-groupes : les animaux et les hommes.

Reconnais que cette classification est simple et claire. Il y a une différence fondamentale entre une chose vivante et une chose Inanimée, par exemple entre une rose et une pierre. De même, il existe une différence fondamentale entre les végétaux et les animaux, par exemple entre une rose et un cheval. J'ajou terai même qu'à existe une différence assez nette entre un che val et un homme. Mais si l'on veut être plus précis, en quoi consistent ces différences? Peux-tu me le dire?

Je n'ai malheureusement pas le temps d'attendre que tu me répondes par écrit en glissant un sucre dans une enveloppe rose, aussi autant répondre moi-même : quand Aristote sépare les phénomènes naturels en différents groupes, il part des qua lités des choses, ou plus exactement de ce qu'elles peuvent faire ou de ce qu'elles font. Toutes les « choses vivantes » (végétaux,

animaux et hommes) possèdent la faculté de se nourrir, de grandir et de se développer à partir d'elles-mêmes. Tous les « êtres vivants » (animaux et hommes) possèdent également la faculté de percevoir le monde environnant et de se mouvoir dans la nature. Tous les hommes ont en outre la faculté de pen ser, autrement dit de classer les impressions de leurs sens en dif férents groupes et catégories.

Vu sous cet amie, il n'y a pas de frontières bien délimitées dans la nature. Nous assistons davantage à un glissement du jlus simple au plus compliqué aussi bien pour les végétaux que jour les animaux. Tout en haut de cette échelle se trouve 'homme, dont la vie, selon Aristote, résume celle de la nature tout entière. L'homme grandit et se nourrit de plantes, il pos sède la faculté de percevoir le monde et de s y mouvoir au même titre que les animaux, tout en étant le seul par ailleurs à posséder une capacité exceptionnelle, celle de penser de manière rationnelle.

L'homme détient une parcelle de raison divine, Sophie. Oui, j'ai bien dit divine. Aristote déclare dans certains passages qu'il doit exister un dieu qui doit avoir mis tout l'univers en mouvement Dieu se trouve ainsi placé tout en haut de l'échelle de la nature.

Aristote pensait que les mouvements des étoiles et des planètes gouvernaient les mouvements sur la Terre. Mais il doit exister quelque chose qui mette aussi en mouvement les planètes. C'est ce qu'Aristote appelait « le premier moteur » ou « Dieu ». « Le premier moteur » lui-même ne bouge pas, mais c'est lui qui est « la première cause » des mouve ments des planètes et partant de tous les mouvements dans la nature.

L'éthique

Revenons à l'homme, Sophie. La « forme » de l'homme est, selon Aristote, qu'il a à la fois une « âme de plante » (âme végé tative), une « âme d'animal » (âme sensitive) et une « âme de raison » (âme intellective). Il s'interroge alors : comment l'homme devrait-il vivre? Que faut-il pour qu'un homme vive une vie épanouie ?

Je vais répondre en une seule phrase : l'homme ne sera

heureux que s'il développe toutes les facultés qu'il possède en puissance.

Aristote distinguait trois formes de bonheur : la première forme de bonheur est une vie dans le plaisir et les divertisse ments. La deuxième forme de bonheur est de vivre en citoyen libre et responsable. La troisième forme de bonheur est de vivre en savant et philosophe.

Aristote souligne que ces trois conditions doivent être réunies pour que l'homme mène une vie heureuse. Il rejetait toute forme de parti pris. Mais s'il avait vécu aujourd'hui, il aurait sans doute critiqué celui qui ne cultive que son corps ou sa tête. Dans les deux cas, ce sont des limites extrêmes qui sont chaque fois l'expression d'un mode de vie déréglé.

Concernant les relations avec les autres hommes, Aristote indiqua la voie royale : nous ne devons être ni lâches ni casse- cou, mais courageux. Faire preuve de peu de courage est de la lâcheté et trop de courage, c'est de l'inutile témérité. De la même façon, nous ne devons nous montrer ni avares ni dépen siers, mais généreux. encore, ne pas être assez généreux, cela s'appelle l'avarice, et être trop généreux, c'est jeter l'argent par les fenêtres.

C'est la même chose pour la nourriture. D est dangereux de ne pas manger assez et il est aussi dangereux de trop manger. L'éthique d'Aristote, comme celle de Platon, rappelle la méde cine grecque : vivre dans l'équilibre et la modération est l'unique moyen pour un homme de connaître le bonheur ou lharmonie ».

La politique

Que l'homme ne doit jamais se cantonner à un seul aspect des choses, cela se retrouve dans la conception d'Aristote sur la société. L'homme est, dit-il, un « animal politique ». Sans la société autour de nous, nous ne serions pas vraiment des hommes. La famille et le village couvrent nos besoins de base pour vivre, tels que la nourriture, la chaleur, le mariage et l'éducation des enfants. Quant à la plus haute forme de société, ce ne peut être que l'État.

Alors comment organiser l'État? (Tu te souviens sans doute de la Cité philosophique chez Platon?) Aristote cite trois

différentes formes réussies d'État. La première est la monar chie, il n'y a qu'un seul chef d'État. Pour que cette forme d'État soit bonne, elle ne doit pas.succomber à la « tyrannie », c'est-à-dire à la mainmise sur l'État d'un seul dirigeant pour son bien personnel. Une autre forme d'État est Varistocratie. Dans une aristocratie, on trouve un nombre plus ou moins important de dirigeants. Cette forme d'État doit veiller à ne pas devenir un jouet entre les mains de quelques hommes de pou voir, on dirait aujourd'hui une junte militaire. La troisième forme d'État, Aristote l'appelait ïioâiç (polis) ce qui signifie démocratie. Mais cette forme d'Etat elle aussi a un revers. Une démocratie peut rapidement dégénérer en état totalitaire.

L'image de la femme

Pour finir nous dirons un mot concernant sa conception de la femme. Elle n'est malheureusement pas aussi sublime que celle de Platon. Aristote n'était pas loin de penser qu'il manquait quelque chose à la femme. Elle était un « homme imparfait ». Dans la procréation, la femme est passive et reçoit tandis que l'homme est actif et donne. L'enfant, selon Aristote, n'hérite que des qualités de l'homme. Il croyait que toutes les qualités de 1 enfant se trouvaient telles quelles dans la semence de l'homme. La femme était comme la terre qui se contentait d'accueillir et de faire pousser la semence alors que l'homme était lui le « semeur ». Ou encore, pour reprendre les termes d'Aristote : l'homme donne la « forme » et la femme la « matière ».

Qu'un homme aussi intelligent qu'Aristote puisse se tromper aussi lourdement sur les rapports entre hommes et femmes est bien entendu surprenant et tout à fait regrettable. Mais cela prouve deux choses. Premièrement, Aristote ne devait pas avoir une grande expérience de la vie des femmes et des enfants; deuxièmement, cela montre à quel point il est dangereux de laisser les hommes entièrement souverains en matière de philo sophie et de science.

L'erreur de jugement d'Aristote sur les hommes et les femmes fut particulièrement désastreuse, car c'est sa concep tionet non celle de Platonqui prévalut jusqu'au Moyen Âge. L'Église hérita ainsi d'une conception ae la femme qui ne reposait aucunement sur la Bible. Jésus, lui, n'était pas misogyne !

Je ne t'en dis pas plus! Mais tu auras bientôt de mes nouvelles.

Quand Sophie eut lu et relu le chapitre sur Aristote, elle rangea les feuilles dans l'enveloppe jaune et, jetant un coup d'œil sur sa chambre, fut frappée du grand désordre qui y régnait. Le sol était jonché de livres et de classeurs. L'armoire débordait de chaussettes, de collants, de chemisiers et de jeans. Sur la chaise de son bureau s'entassaient pêle-mêle des vêtements à mettre au sale.

Sophie sentit monter en elle une irrésistible envie de ran ger. La première chose qu'elle fit fut de vider toutes les éta gères de l'armoire. Elle étala tout par terre. Il était important de tout reprendre à zéro. Puis elle s'appliqua à plier soigneu sement tous ses vêtements et à les remettre sur les étagères. Son armoire en comptait sept. Sophie en réserva une pour ses maillots de corps et ses T-shirts, une pour ses chaussettes et ses collants et une pour ses pantalons. Elle finit par les rem plir toutes les unes après les autres. Elle savait exactement où ranger chaque chose. Quant aux vêtements qui allaient au sale, elle les fourra dans un sac en plastique qu'elle trouva sur l'étagère du bas.

Elle arriva à tout ranger, sauf une chose : un mi-bas blanc. D'abord il n'y en avait qu'un et de plus il n'était pas à elle.

Elle l'examina sous toutes les coutures. Aucun nom n'était indiqué, mais Sophie avait de sérieuses présomptions quant à l'identité de sa propriétaire. Elle le jeta sur l'étagère du haut où se trouvaient déjà le Lego, la cassette vidéo et le foulard en soie rouge.

Puis ce fût au tour du plancher. Sophie tria les livres, les classeurs, les revues et les posters — exactement comme l'avait décrit le professeur de philosophie dans son chapitre sur Aristote. Quand tout fût enfin rangé, elle fit son lit puis s'attaqua à son bureau.

Pour finir, elle rassembla toutes les feuilles consacrées à Aristote et les remit en ordre. Elle prit une poinçonneuse, per fora les feuilles et les rangea soigneusement dans un classeur qu'elle glissa ensuite sur l'étagère du haut avec le mi-bas blanc. Plus tard dans la journée, elle irait rechercher la boîte à gâteaux dans sa cabane.

A partir de maintenant, les choses allaient être en ordre. Cela ne s'appliquait pas seulement à ce qui était dans sa chambre, mais, après avoir lu Aristote, elle comprit qu'il était également important d'avoir de l'ordre dans ses idées et ses concepts. Elle avait réservé toute l'étagère du haut à ce genre de questions. C'était le seul endroit de la pièce qui finalement continuait à lui échapper.

Cela faisait plusieurs heures que sa mère ne s'était pas manifestée. Sophie descendit l'escalier. Avant de réveiller sa mère, elle tenait d'abord à nourrir ses animaux.

Dans la cuisine, elle se pencha au-dessus du bocal des pois sons. L'un d'eux était noir, l'autre orange et le troisième blanc et rouge. C'est pourquoi elle les avait surnommés Pirate noir, Boucle d'or et Petit Chaperon rouge. Tout en leur jetant des glaçons et des daphnies, elle leur dit :

Vous appartenez au monde vivant de la nature; c'est pourquoi vous pouvez vous nourrir, grandir et vous dévelop per. D'une manière plus définie, vous appartenez au monde animal : vous pouvez bouger et regarder autour de vous. Pour être encore plus précis, vous êtes des poissons, aussi vous pouvez respirer avec des branchies et nager en tous sens dans l'eau de la vie.

Sophie remit le couvercle sur la boîte de daphnies. Elle se sentait satisfaite de la place des poissons rouges dans l'ordre de la nature, et tout particulièrement de l'expression « l'eau de la vie ». Puis ce fut au tour des perruches. Sophie plaça un peu de nourriture dans la coupelle en disant :

Chers Cricri et Grigri ! Vous êtes devenues d'adorables perruches en vous développant à partir d'adorables œufs de perruches et parce qu'il était dans la nature de ces œufs de donner des perruches, vous n'êtes heureusement pas deve nues d'horribles perroquets jacasseurs.

Sophie alla dans la salle de bains. C'est là, dans un grand carton, que vivait sa tortue si paresseuse. Régulièrement, disons une fois sur trois ou quatre, elle entendait sa mère hurler sous la douche qu'elle finirait un jour par la tuer. Mais ce n'était qu'une menace en l'air. Elle sortit une feuille de salade d'un grand pot de confiture et la déposa au fond du carton.

Chère Govinda ! dit-elle. On ne peut pas dire que tu fasses partie des animaux les plus rapides qui soient, mais tu n'en es pas moins un animal qui a sa petite place dans le grand monde où nous vivons. Si ça peut te consoler, dis-toi que tu n'es pas la seule qui ne cherche pas à se surpasser.

Sherekan était sans doute parti à la chasse aux souris selon sa nature de chat. Pour aller dans la chambre de sa mère, Sophie traversa le salon. Sur la table, il y avait un vase rempli de jonquilles. Elle eut l'impression que les fleurs jaunes s'inclinaient respectueusement sur son passage. Sophie s'arrêta un instant et laissa ses doigts caresser les corolles lisses.

Vous aussi, vous appartenez au monde vivant de la nature, dit-elle. Vu sous cet angle, vous avez un certain avan tage sur le vase en cristal dans lequel vous êtes. Malheureu sement, vous n'êtes pas capables de vous en rendre compte.

Sophie se glissa ensuite dans la chambre de sa mère. Celle- ci dormait encore profondément et Sophie lui posa la main sur la tête :

Tu es parmi les plus heureuses créatures ici, dit-elle. Car tu n'es pas seulement vivante comme les jonquilles dans les prés et tu n'es pas simplement un être vivant comme Sherekan et Govinda. Tu es un être humain, c'est-à-dire que tu as une faculté rare : celle de penser.

Qu'est-ce que tu dis, Sophie ?

Tiens, elle se réveillait un peu plus vite que d'habitude.

Je dis seulement que tu ressembles à une tortue indo lente. Sinon, si ça t'intéresse, à titre d'information, j'ai rangé

ma chambre. Je me suis attelée à cette tâche avec une appli cation toute philosophique.

Sa mère se redressa à moitié dans le lit.

Attends, je me lève. Tu veux bien me préparer un peu de café?

Sophie fit ce qu'elle lui demandait et elles se retrouvèrent bientôt toutes les deux dans la cuisine devant une tasse de café, une tasse de chocolat et un jus de fruits.

Tu ne t'es jamais demandé pourquoi nous vivons, Maman? demanda Sophie en rompant le silence.

Ah ! on peut vraiment dire que tu ne me lâches pas, toi !

Mais si, parce que maintenant j'ai la réponse. Des hommes vivent sur cette planète pour que quelqu'un s'y pro mène en donnant un nom à chaque chose ici-bas.

Ah? Je n'avais jamais pensé à ça.

Alors tu as un gros problème, car l'homme est un être pensant. Si tu ne penses pas, tu n'es donc pas un être humain.

Sophie !

Imagine un peu qu'il n'y ait que des plantes et des ani maux ici-bas. Personne n'aurait su distinguer les chats des chiens ou les jonquilles des groseilles à maquereau. Les plantes et les animaux eux aussi sont vivants, mais nous sommes les seuls à pouvoir classer la nature en différentes catégories.

Tu es vraiment une drôle de fille, laissa tomber sa mère.

J'espère bien ! répliqua Sophie. Tous les êtres humains sont plus ou moins bizarres. Je suis un être humain, donc je suis plus ou moins bizarre. Tu n'as qu'une fille, il est donc normal que je te paraisse « une drôle de fille ».

Je voulais simplement dire que tu m'effraies avec tous ces... discours que tu me tiens.

Eh bien, il n'en faut pas beaucoup pour t'effrayer.

Plus tard dans l'après-midi, Sophie retourna dans sa cabane

chercher la boîte à gâteaux et elle réussit à la ramener discrè tement dans sa chambre sans que sa mère s'en aperçoive.

Tout d'abord, elle commença par classer tous les feuillets par ordre chronologique, elle les perfora et les rangea dans le

classeur avant le chapitre sur Aristote. Pour finir, elle numé rota les pages tout en haut à droite. Il y en avait déjà plus de cinquante. Elle était en réalité en train de composer son pre mier livre de philosophie. Certes, elle ne l'avait pas écrit elle- même, mais il avait été écrit spécialement pour elle.

Elle n'avait pas encore eu le temps de penser à ses devoirs pour lundi. Elle risquait d'avoir une interrogation écrite en religion, mais le professeur ne cessait de répéter qu'il appré ciait les prises de position et les opinions personnelles et Sophie se rendait compte qu'elle commençait maintenant à savoir argumenter.

L'hellénisme

... une étincelle du feu.

Le professeur de philosophie avait commencé à faire par venir les lettres directement à la vieille haie, mais, par habi tude, Sophie tint cependant àjeter un coup d'œil à la boîte aux lettres lundi matin.

Elle était vide, il fallait s'y attendre. Alors elle se mit à des cendre l'allée des Trèfles et aperçut soudain une photographie par terre. C'était l'image d'une Jeep blanche avec un drapeau bleu qui portait la mention « ONU ». N'était-ce pas le dra peau des Nations unies ?

Sophie retourna la photo et vit que c'était une carte postale, adressée à « Hilde MOller Knag, c/o Sophie Amundsen... ». Le timbre était norvégien et avait été oblitéré par le « Contin gent des Nations unies » le vendredi 15 juin 1990.

Le 15 juin ! Mais c'était l'anniversaire de Sophie !

Le texte de la carte disait :

Chère Hilde,

Je suppose que tu es encore en train de fêter ton anni versaire. A moins que ce ne soit déjà le lendemain ? Enfin, savoir combien de temps tu profiteras de ce cadeau, voilà qui n est pas le plus important puisque d'une certaine façon il durera toute ta vie. Alors laisse- moi juste te souhaiter un joyeux anniversaire ! Tu auras compris, je pense, pourquoij'envoie les cartes à Sophie. J'ai la profonde certitude qu 'elle te les transmettra.

P.-S : Maman m'a dit que tu avais perdu ton porte feuille. Je te promets de te donner 150 couronnes pour

le remplacer. Quanta ton certificat de scolarité, tu en obtiendras sans problème un autre de l'école avant les grandes vacances.

Ton Papa qui t'embrasse tendrement.

Sophie resta pétrifiée, comme collée à l'asphalte. Quelle était la date du cachet de la poste sur la carte précédente ? Quelque chose en elle lui disait que l'autre carte avait aussi été oblitérée en juin, bien qu'il restât encore un mois d'ici là. Mais elle n'avait peut-être pas fait attention...

Elle regarda sa montre et rentra précipitamment à la mai son. Tant pis si elle était en retard.

Elle referma la porte à clé derrière elle et monta dans sa chambre où elle retrouva sous le foulard de soie rouge la pre mière carte adressée à Hilde. Elle ne s'était pas trompée ! Le cachet indiquait le 15 juin, c'est-à-dire l'anniversaire de Sophie et le dernier jour de classe avant les grandes vacances.

Tout en courant rejoindre Jorunn au centre commercial, ses pensées se bousculaient.

Qui était Hilde? Comment son père pouvait-il être aussi sûr que Sophie la retrouverait? De toute façon, c'était com plètement absurde de lui envoyer des cartes à elle plutôt qu'à sa fille directement. Il devait quand même connaître l'adresse de sa propre fille ! C'était une plaisanterie ou quoi ? Voulait-il faire une surprise à sa fille en se servant d'une inconnue pour jouer les détectives et les messagers ? Etait-ce pour cette rai son que les cartes étaient antidatées d'un mois ? S'imaginait-il en la prenant comme intermédiaire offrir à sa fille une nou velle amie en cadeau d'anniversaire? Etait-ce elle ce cadeau qui devait « durer toute la vie » ?

Si cet étrange père se trouvait vraiment au Liban, com ment avait-il obtenu son adresse ? Sophie et Hilde avaient en tout cas deux points communs. Si l'anniversaire de Hilde tombait aussi un 15 juin, elles étaient nées le même jour et avaient toutes les deux un papa qui voyageait dans le vaste monde.

Sophie se sentit entraînée dans un univers magique. Après tout, croire au destin, ce n'était pas si idiot que ça. Mais elle ne devait pas tirer des conclusions trop hâtives, il existait cer tainement une explication. Cela dit, comment se faisait-il qu'Alberto Knox ait retrouvé le portefeuille de Hilde alors qu'elle habitait à Lillesand, à des dizaines de kilomètres du chalet ? Et pourquoi Sophie avait-elle trouvé la carte postale par terre? Est-ce que le postier l'avait perdue de sa sacoche juste avant d'arriver à la boîte aux lettres de Sophie? Mais dans ce cas pourquoi juste cette carte-là?

Non mais tu as vu l'heure? s'écria Jorunn en apercevant enfin Sophie.

—Je sais...

Jorunn lui jeta un regard aussi sévère que celui d'un pro fesseur d'école :

J'espère que tu as une excuse valable.

C'est à cause de l'ONU, répondit Sophie. J'ai été rete nue par une milice ennemie au Liban.

Arrête avec tes histoires ! T'es amoureuse, c'est ça?

Puis elles coururent à l'école aussi vite que possible.

L'interrogation écrite du cours de religion que Sophie

n'avait pas eu le temps de réviser eut lieu en troisième heure. Tel était l'intitulé du sujet :

Conception de la vie et tolérance

Dressez une liste de ce qu'un homme doit savoir. Puis une seconde liste de ce en quoi un homme doit croire.

Indiquez certains facteurs qui déterminent la conception de vie d'un homme.

Que veut-on dire par conscience ? La conscience est-elle selon vous la même pour tous ?

Qu 'entend-onpar échelle des valeurs ?

Sophie se concentra longuement avant d'écrire la première ligne. Pouvait-elle se servir de certaines choses qu'elle avait apprises d'Alberto Knox? Elle y était en fait obligée, car cela faisait plusieurs jours qu'elle n'avait même pas ouvert son

livre de religion. À peine avait-elle commencé que les phrases jaillirent de sa plume.

Sophie écrivit que nous savons que la Lune n'est pas un grand fromage et qu'il y a aussi des cratères sur la face cachée de la Lune, que Socrate et Jésus furent condamnés à mort, que tous les êtres humains sont appelés à mourir un jour ou l'autre, que les grands temples sur l'Acropole furent érigés après les guerres persiques vers l'an 400 avant Jésus-Christ et que le principal oracle des Grecs était celui de Delphes. Comme exemple de ce que nous pouvons seulement croire, elle cita le problème de savoir s'il y avait de la vie sur d'autres planètes, s'il existe un dieu, s'il y a une vie après la mort et si Jésus était le fils de Dieu ou juste un être intelli gent. « En tout cas nous ne pouvons pas savoir quelle est l'origine du monde, conclut-elle. L'univers peut se comparer à un gros lapin qu'on sort d'un grand chapeau haut de forme. Les philosophes essaient de grimper le long de l'un des poils fins de la fourrure du lapin pour regarder le Grand Magicien droit dans les yeux. Y parviendront-ils un jour, on peut se poser la question. Mais si chaque philosophe grimpe sur le dos d'un autre philosophe, ils finiront par s'éloigner de plus en plus de la fourrure moelleuse du lapin, et, à mon avis, ils réussiront un jour.

P.-S. : Dans la Bible, nous entendons parler de quelque chose qui peut avoir été un de ces poils fins de la fourrure du lapin. Ce poil-là, c'était la tour de Babel qui fut rasée parce que le Grand Magicien n'a pas aimé que des petites bestioles d'hommes veuillent se hisser et s'échapper du lapin blanc qu'il venait de créer. »

Elle passa à la deuxième question : « Indiquez certains fac teurs qui contribuent à déterminer la conception de vie d'un homme. » Le milieu et l'éducation jouaient, cela va de soi, un rôle primordial. Les hommes qui vivaient à l'époque de Platon avaient une conception de vie différente de celle des gens d'aujourd'hui simplement parce qu'ils vivaient à une autre époque et dans un autre milieu. Les expériences que l'on choisissait de faire comptaient elles aussi. La raison ne

dépendait pas du milieu, elle était commune à tous les hommes. On pouvait peut-être comparer le milieu et les conditions sociales avec la situation qui prévalait au fond de la caverne de Platon. La raison permettait à l'individu de quit ter en rampant l'obscurité de la caverne. Mais une telle entre prise nécessitait une bonne dose de courage personnel. Socrate constituait un bon exemple de quelqu'un qui s'était affranchi des opinions courantes de son temps en faisant appel à sa raison. Sophie conclut en écrivant : « De nos jours, des hommes de pays et de cultures très différents se mêlent de plus en plus. Dans un même immeuble on peut voir se côtoyer des chrétiens, des musulmans et des bouddhistes. Il importe davantage de respecter la croyance de chacun plutôt que se demander pourquoi tous ne croient pas en la même chose. »

Tout bien réfléchi, Sophie trouva qu'elle ne se débrouillait pas trop mal avec ce qu'elle avait appris de son prof de philo sophie. Il suffisait de rajouter quelques remarques sensées ici et là et reprendre des phrases qu'elle avait lues ou entendues dans un autre contexte.

Elle attaqua la troisième question : « Qu'entend-on par conscience ? La conscience est-elle selon vous la même pour tous ? » C'était un sujet dont il avait été beaucoup question en classe. Sophie écrivit : « On entend généralement par conscience la faculté qu'ont les hommes de réagir vis-à-vis du juste et du faux. Tous les hommes possèdent, selon moi, cette faculté, en d'autres termes, la conscience est innée. Socrate aurait dit la même chose. Mais ce qu'on entend par conscience peut beaucoup varier d'un individu à l'autre. Il est légitime de se demander si sur ce point les sophistes n'avaient pas raison. Eux pensaient que la distinction entre le juste et le faux dépendait avant tout du milieu dans lequel l'individu grandit, alors que Socrate prétendait que la conscience était commune à tous. Il est difficile de dire qui a raison et qui a tort, car si certains hommes n'ont pas mauvaise conscience à se montrer nus, la plupart ont en tout cas mauvaise conscience s'ils ont fait du tort à leur prochain. Précisons en

passant qu'avoir une conscience n'est pas la même chose qu'utiliser sa conscience. Certaines personnes peuvent paraître agir sans le moindre scrupule, mais à mon avis elles ont aussi une conscience, même si cette dernière est bien cachée. Ainsi il est des êtres apparemment dépourvus de rai son, mais c'est parce qu'ils ne s'en servent pas.

P.-S. : La raison comme la conscience peuvent être compa rées à un muscle. Si on ne se sert pas d'un muscle, il devient progressivement de plus en plus faible. »

Il ne restait plus que la dernière question : « Qu 'entend-on par échelle des valeurs C'était un sujet à la mode. Rien de tel que savoir conduire pour se déplacer rapidement d'un endroit à l'autre, mais si les automobilistes contribuent à la mort de la forêt et à l'empoisonnement de la nature, on se trouve confronté à un problème moral et Sophie écrivit que des forêts saines et une nature propre étaient finalement plus importantes que d'arriver vite au travail. Elle cita d'autres exemples et conclut : « Mon avis personnel est que la philo sophie est une matière plus importante que la grammaire anglaise. Ce serait par conséquent respecter l'échelle des valeurs que de rogner un peu sur les heures d'anglais pour introduire la philosophie dans l'emploi du temps. »

Pendant la récréation, le professeur prit Sophie à part.

— J'ai déjà corrigé votre devoir, dit-il. Il était tout en haut de la pile.

— J'espère que vous y avez trouvé votre bonheur.

— C'estjustement ce dont je voudrais vous parler. En un sens vous avez répondu avec beaucoup de maturité. Oui, une maturité étonnante même. Et très personnelle. Mais vous n'aviez pas révisé, n'est-ce pas?

Sophie se défendit :

— Vous aviez dit que vous apprécieriez les considérations personnelles.

— Soit... mais il y a des limites.

Sophie le regarda droit dans les yeux. Elle trouvait qu'elle pouvait se le permettre après tout ce qu'elle venait de vivre.

— J'ai commencé à étudier la philosophie, déclara-t-elle.

Cela donne de bonnes bases pour se forger ses propres opinions.

— Mais cela rend votre devoir difficile à noter. Soit je vous donne vingt, soit je vous mets zéro.

— Ce que j'ai écrit est donc tout juste ou tout faux, c'est ça?

— Allez, on va dire vingt, conclut le professeur. Mais que cela ne vous empêche pas de réviser la prochaine fois !

Quand Sophie revint de l'école l'après-midi, elle jeta son cartable dans l'escalier et courut aussitôt vers sa cabane. Elle trouva une enveloppe jaune posée sur la grosse racine. Les coins étaient tout secs, cela devait faire quelque temps qu'Hermès était venu la déposer.

Elle emporta l'enveloppe et s'enferma dans la maison. Elle donna d'abord à manger à tous ses animaux puis monta dans sa chambre. Elle s'allongea sur le lit, ouvrit la lettre d'Alberto et lut :

L'hellénisme

Comment ça va depuis la dernière fois, Sophie? Je t'ai déjà parlé des philosophes de la nature, de Socrate, de Platon et d'Aristote. Avec eux tu as en main les fondements de la philoso phie occidentale. C'est pourquoi nous laisserons tomber doréna vant les questions à mediter entre chaque leçon que je te don nais en devoir dans une enveloppe blanche. Les devoirs et autres exercices, je pense que tu en as déjà assez comme cela en classe.

Je vais te parler de la longue période qui s'étend d'Aristote, à la flndu IVe siècle avant Jésus-Christ Jusqu'au début du Moyen Âge, vers 400 après Jésus-Christ. Tu remarqueras que nous écrivons désormais avant et après Jésus-Christ, car juste ment il s'est passé à cette époque quelque chose de primordialet de très étrange —, à savoir la chrétienté.

Aristote mourut en 322 avant Jésus-Christ, date à laquelle Athènes n'exerçait plus sa domination. Telle était la consé quence des grands changements politiques ainsi que des conquêtes d'Alexandre le Grand.

Alexandre le Grand était roi de Macédoine. Aristote aussi venait de Macédoine, il fut même un temps le précepteur du

jeune Alexandre. C'est Alexandre qui remporta la dernière vic toire décisive contre les Perses. Autre chose encore, Sophie : à l'aide de sa nombreuse armée, il relia l'Egypte et tout l'Orient jusqu'à l'Inde à la civilisation grecque.

On entre alors dans une ère toute nouvelle de l'histoire des hommes. Une nouvelle société à l'échelle mondiale vit le jour, au sein de laquelle la culture et la langue grecques jouèrent un rôle prédominant. Cette période, qui dura environ trois cents ans, on l'a appelée l'hellénisme. Le terme dhellénisme » recouvre à la fois la période proprement dite et la culture à pré dominance grecque qui s épanouit dans les trois grands royaumes hel lénistiques : la Macédoine, la Syrie et l'Egypte.

À partir de 50 avant Jésus-Christ, Rome eut la suprématie militaire et politique. La nouvelle grande puissance reconquit les unes après les autres toutes les provinces hellénistiques et ce fiit au tour de la culture romaine et du latin de pénétrer loin en Asie et de s'étendre à l'ouest jusqu'en Espagne. Ce fiit le début de X époque romaine, ce que nous appelons aussi l'Antiquité tar dive. Mais il faut bien retenir une chose : lorsque les Romains réussirent à conquérir le monde hellénistique, Rome était déjà devenue une province de culture grecque. Ainsi s'explique le fait que la culture grecque, et partant la philosophie grecque, continua à jouer un rôle important alors que les Grecs, sur le plan politique, en étaient réduits à n'être plus que les acteurs d'une épopée.

Religion, philosophie et science

L'hellénisme était caractérisé par la suprématie du modèle >rec qui ignorait les frontières entre les pays ainsi que leurs jropres cultures. Les Grecs, les Romains, les Égyptiens, les babyloniens, les Syriens et les Perses avaient autrefois vénéré eurs dieux dans le cadre de ce que nous pourrions appeler une « religion nationale ». Désormais, les différentes cultures se fon daient en une seule gigantesque potion de sorcière se retrou vaient pêle-mêle toutes les conceptions religieuses, philoso phiques et scientifiques.

L'agora ou la place publique fiit en quelque sorte remplacée par la scène mondiale. L'agora aussi résonnait de différentes voix qui vendaient toutes sortes de marchandises, colportant en

même temp des idées et des pensées. La nouveauté, c'était que les marches regorgeaient dorénavant de denrées et d'idées du monde entier. Et qu'on y entendait parler toutes sortes de langues.

Que la pensée grecque ait trouvé un terrain de prédilec tion bien au-delà des anciennes provinces grecques, nous l'avons déjà dit. Dorénavant, les dieux orientaux furent égale ment vénérés tout autour de la Méditerranée. Plusieurs nou velles religions virent le jour qui empruntaient leurs dieux et leurs croyances à plusieurs vieilles nations. C'est ce qu'on appelle le syncrétisme ou le mélange de religions.

Les hommes étaient autrefois intimement liés à leur propre peuple et à leur cité. Avec l'abolition des frontières et des lignes de démarcation, beaucoup furent envahis par le doute et l'incertitude concernant leur conception de vie. L'Antiquité tar dive était sous le signe du doute, de la chute des valeurs cultu relles et du pessimisme. « Le monde est vieux », voilà ce qu'on disait.

Les nouvelles religions qui virent le jour pendant l'hellé nisme ont toutes un point commun, à savoir un enseignement pour délivrer les hommes de la mort. Cet enseignement était le plus souvent secret. En accomplissant en outre certains rites, l'homme pouvait espérer l'immortalité de l'âme et la vie éter nelle. Il importait autant d'avoir une intuition de la vraie nature de l'univers que de respecter les pratiques religieuses pour obtenir le salut de l'âme.

Voilà pour ce qui est des nouvelles religions, Sophie. Mais la philosophie aussi s'orienta de plus en plus vers le salut et une certaine sérénité de la vie. La pensée philosophique n'avait pas seulement une valeur en elle-même, elle devait permettre à l'homme de se libérer de l'angoisse de la mort et du pessimisme. La frontière entre la religion et la philosophie devint alors bien ténue.

On peut avancer sans se tromper que la philosophie de l'hellénisme ne brillait pas par son originalité. Aucun nouveau Platon ou Aristote à l'horizon. Cependant les trois grands philo sophes d'Athènes contribuèrent fortement à inspirer plusieurs courants philosophiques que je vais te brosser à grands traits.

La science de l'hellénisme était aussi caractérisée par le lange d'expériences de différentes cultures. La ville d'Alexandrie en Egypte ioua un rôle clé comme point de rencontre entre l'Orient et l'Occident. Tandis qu'Athènes restait la capitale de la philosophie avec les écoles philosophiques héritées de Platon et d'Aristote, Alexandrie devint la capitale de la science. Avec son extraordinaire bibliothèque, cette ville devint le centre des mathématiques, de l'astronomie, de la biologie et de la méde cine.

On pourrait comparer la culture hellénistique avec le monde d'aujourd'hui. Notre xxe siècle est également caracté risé par une société très ouverte aux influences extérieures. Cela a provoqué aussi de grands bouleversements en matière de religion et de conception de la vie. Comme à Rome au début de notre ère on pouvait rencontrer des représentations de dieux grecs, égyptiens et orientaux, nous pouvons trouver à la fin du xxe siècle des représentations religieuses de toutes les parties du monde dans la plupart des grandes métropoles européennes.

Nous pouvons observer à notre époque tout un mélange d'anciennes et de nouvelles religions, de philosophie et de science réapparaître sous diverses formes et proposer sur le marché de prétendus nouveaux choix de vie. Méfions-nous de ces prétendus nouveaux savoirs qui ne sont en réalité bien sou vent que des résurgences d'anciennes connaissances qui remon tent entre autres à l'hellénisme.

Comme je l'ai déjà dit, la philosophie hellénistique travailla à approfondir les questions soulevees par Socrate, Platon et Aristote. Le problème essentiel pour eux était de définir la meilleure façon pour un homme de vivre et de mourir. X éthique devint le projet philosophique le plus important dans la nouvelle société : toute la question était de savoir en quoi consistait le vrai bonheur et comment l'atteindre. Nous allons étudier quatre de ces courants philosophiques.

Les cyniques

On raconte que Socrate s'arrêta un jour devant une échoppe qui proposait différentes marchandises. A la fin, il s'écria : « Que de choses dont je n'ai pas besoin! »

Cette déclaration pourrait être le mot d'ordre des cyniques. Antisthènejeta les bases de cette philosophie à Athènes vers

400 avant Jésus-Christ. Il avait été l'élève de Socrate et avait surtout retenu la leçon de frugalité de Socrate.

Les cyniques mettaient l'accent sur le fait que le bonheur n'est pas dans les choses extérieures comme le luxe matériel, le pouvoir politique et la bonne santé. Le vrai bonheur est de savoir se rendre indépendant de ces conditions extérieures, accidentelles et instables. C'est justement parce que le véritable bonheur ne dépend pas de ce genre de choses qu il est à la por tée de tous. Et une fois atteint, c'est pour toujours.

Le cynique le plus célèbre fut Diogène, qui fut un élève d'Antisthène. On raconte qu'il vivait dans un tonneau et ne possédait qu'un manteau, un bâton et un sac pour son pain. (Difficile dans ces conditions de l'empêcher d'être heureux!) Un jour qu'il était assis devant son tonneau à profiter du soleil, il reçut la visite d'Alexandre le Grand. Celui-ci s'arrêta devant le sage et lui demanda s'il désirait quelque chose. Diogène répondit : « Je veux bien que tu fasses un pas de côté pour lais ser le soleil briller sur moi. » Il démontra par qu'il était à la fois plus riche et plus heureux que le grand conquérant, puisqu'il avait tout ce qu'il désirait.

Les cyniques pensaient que l'homme ne devait se préoccuper ni de sa propre santé, ni de la souffrance, ni de la mort. Ils ne devaient pas non plus se laisser troubler en prêtant attention aux souffrances d'autrui.

De nos jours, les termes « cynique » et « cynisme » s'em ploient pour exprimer le manque de compassion envers autrui.

Les stoïciens

Les cyniques eurent une grande importance pour les stoï ciens dont la philosophie vit le jour à Athènes vers 300 avant Jésus-Christ. Leur fondateur fut Zenon, qui était originaire de Chypre, mais se joignit aux cyniques à Athènes après que son navire eut fait naufrage. D avait coutume de rassembler ses dis ciples sous un portique. Le nom « stoïcien » vient du mot grec oîoikt\ (portique). Le stoïcisme exerça par la suite une grande influence sur la culture romaine.

Comme Heraclite, les stoïciens pensaient que tous les hommes faisaient partie intégrante de la raison universelle ou

du « logos ». Chaque individu est un monde en miniature, un « microcosme » qui est le reflet du « macrocosme ».

Cela permettait d'établir un droit valable pour tous les hommes, le « droit naturel ». Parce que le droit naturel est fondé sur la raison intemporelle de l'homme et de l'univers, il ne change pas en fonction du temps et du lieu. Ils prirent ainsi le parti de Socrate contre les sophistes.

Le droit naturel est le même pour tous, même pour les esclaves. Les stoïciens considéraient les livres de lois des diffé rents Etats comme de pâles copies du « droit » inhérent à la nature.

De même que les stoïciens gommaient la différence entre l'individu et l'univers, ils rejetaient aussi toute idée de contra diction entre lesprit » et la « matière ». Il n'y a qu'une nature et une seule, disaient-ils. On appelle une telle conception le « monisme » (en opposition par exemple au « dualisme » de Platon, c'est-à-dire au caractère double de la réalité).

En dignes enfants de leur époque, les stoïciens étaient de vrais « cosmopolites ». Ils étaient plus ouverts à la culture de leur temps que les « philosophes du tonneau » (les cyniques). Ils soulignaient l'aspect communautaire de l'humanité, s inté ressaient à la politique et plusieurs d'entre eux y jouèrent un rôle important, comme l'empereur romain MarcÀurèle (121- 180 après Jésus-Christ). Ils contribuèrent à étendre la culture et la philosophie grecques dans Rome, comme ce fiit le cas de l'orateur, du philosophe et de l'homme politique Cicéron (106- 43 avant Jésus-Christ). C'est lui qui créa le concept dhuma nisme », c'est-à-dire d'un mode de vie qui place l'individu au centre. Le stoïcien Sénèque (4 avant Jésus-Christ-65 après Jésus-Christ) déclara quelques années plus tard que « l'homme est quelque chose de sacre pour l'homme ». Cela est resté la devise de tout l'humanisme après lui.

Les stoïciens faisaient d'ailleurs remarquer que tous les phé nomènes naturelscomme par exemple la maladie et la mortsuivent les lois indestructibles de la nature. C'est pour quoi l'homme doit apprendre à se réconcilier avec son destin, selon eux, rien n'arrive par hasard. Tout ce qui arrive est le fruit de la nécessité et rien ne sert de se lamenter quand le des tin vient frapper à la porte. Les heureuses circonstances de la vie, l'homme doit aussi les accueillir avec le plus grand calme.

Nous reconnaissons ici une parenté avec les cyniques, qui pré tendaient que toutes les choses extérieures étaient indifférentes. Nous parlons aujourd'hui de « calme stoïque » pour qualifier une personne qui ne se laisse pas emporter par ses sentiments.

Les épicuriens

Socrate se demandait, nous l'avons dit, comment l'homme pouvait vivre heureux. Leis cyniques et les stoïciens l'interprétè rent en prétendant que l'homme devait se libérer de tout luxe matériel. Mais Socrate eut aussi un élève qui s'appelait Aristippe. Selon lui, le but de la vie devait être d'atteindre la plus grande jouissance possible. « Le bien suprême est le plaisir, affirmait-il, le plus grand des maux est la douleur. » Ainsi il voulait développer un art de vivre qui consistait à éviter toute forme de souffrance. (Le but des cyniques et des stoïciens était d'accepter la souffrance sous toutes ses formes. C'est autre chose que de chercher à tout prix à éviter la souffrance.)

Vers 300 avant Jésus-Christ, Épicure (341-270) fonda une école philosophique à Athènes (les épicuriens). Il développa la morale de plaisir d'Aristippe tout en la combinant avec la théo rie des atomes de Démocrite.

On raconte que les épicuriens se retrouvaient dans un jardin. C'est pourquoi on les appelait les « philosophes du jardin ». La tradition rapporte qu'au;dessus de l'entrée du jardin était pla cée cette inscription : « Étranger, ici tu seras bien traité. Ici, le plaisir est le bien suprême. »

Épicure insistait sur le fait que la satisfaction d'un désir ne doit pas faire oublier les effets secondaires éventuels qui peu vent en résulter. Si tu as déjà eu une crise de foie pour avoir trop mangé de chocolat, tu comprendras ce que je veux dire. Sinon, je te donne l'exercice suivant : prends tes économies et va t'acheter du chocolat pour deux cents couronnes (dans l'hypothèse tu aimes le chocolat). Il s'agit maintenant de tout manger d'un seul coup. Une demi-heure environ après, tu ne manqueras pas d'éprouver ce que Épicure appelait les « effets secondaires ».

Selon Épicure, la satisfaction d'un désir à court terme doit être mise dans la balance avec la possibilité d'un plaisir plus durable ou plus intense à long terme. (Imagine que lu décides de te priver de chocolat pendant toute une année afin d'écono miser ton argent de poche et t'acheter un nouveau vélo ou pas ser des vacances à l'étranser.) A la différence des animaux, l'homme a en effet la possibilité de planifier sa vie. Il possède la faculté de « programmer » ses plaisirs. Du bon chocolat, cela représente quelque chose, mais le vélo et le voyage en Angleterre aussi.

Cela dit, Épicure insistait sur la différence qu'il peut exister entre le plaisir et la satisfaction des sens. Des valeurs comme l'amitié ou le plaisir esthétique existent elles aussi. Pour jouir pleinement de la vie, les vieux idéaux grecs de maîtrise de soi, de modération et de calme intérieur sont déterminants. Il faut dompter le désir, car la sérénité permet de mieux supporter aussi la souffrance.

Les hommes tourmentés par Tangoisse^des dieux cherchaient souvent refuge dans lejardin d'Épicure. À cet égard, la théorie des atomes de Démocrite constituait un bon remède contre la religion et la superstition. Car pour avoir une vie heureuse, il faut d'abord surmonter sa peur de la mort. Sur ce point précis, Épicure se servait de la théorie de Démocrite sur les « atomes de l'âme ». Tu te souviens peut-être qu'il n'y avait pas selon lui de vie après la mort, car tous les « atomes de l'âme » s'épar pillaient de tous côtés à notre mort.

« La mort ne nous concerne pas, affirmait Épicure tout sim plement. Car tant que nous existons, la mort n'est pas . Et quand vient la mort, nous n'existons plus. » (D est vrai que l'on n'a jamais entendu parler de quelqu'un se plaignant d'être mort.)

Épicure donna lui-même un résumé de sa philosophie libé ratrice avec ce qu'il a appelé les « quatre plantes médici nales » :

Nous n 'avons rien à craindre des dieux.

La mort ne mérite pas qu 'on s'en inquiète.

Le Bien est facile à atteindre.

Le terrifiant est facile à supporter.

Dans le contexte grec, ce n'était pas une nouveauté que de comparer le devoir du philosophe avec l'art de la médecine. La pensee qui sous-tend ce discours est que l'homme doit se munir

d'une « pharmacie de voyage philosophique » qui contienne ces quatre plantes miracles.

À la différence des stoïciens, les épicuriens manifestaient peu d'intérêt pour la politique et la vie sociale. « Vivons cachés ! », tel était le conseil d'Épicure. Nous pouvons hasarder une com paraison entre son «jardin » et les communautés de jeunes d'aujourd'hui qui partagent le même appartement. De nom breuses personnes à notre époque ont cherché à trouver un refuge, un havre de paix pour échapper à une société trop ano nyme.

À la suite d'Épicure, beaucoup se sont cantonnés à la seule satisfaction de leurs désirs avec pour devise : « Vis le moment présent ! » Le terme « épicurien » s'utilise de nos jours pour qualifier de manière péjorative un « bon vivant ».

Le néo-platonisme

Les cyniques, les stoïciens et les épicuriens se référaient, nous l'avons vu, aux présocratiques comme Héraclite et Démocrite, ainsi qu'à Socrate. Mais le courant d'idées le plus remarquable dans f Antiquité tardive fut surtout inspiré par la théorie de Platon. C'est pourquoi nous l'appelons le néo-platonisme.

Le néo platonicien le plus important fut Plotin (environ 205- 270), qui étudia la philosophie à Alexandrie et vint par la suite s'établir à Rome. Il est intéressant de noter qu'il venait d'Alexandrie, cette ville qui pendant des siècles avait été le point de rencontre entre la philosophie grecque et la mystique orientale. Dans ses bagages, Plotin avait une théorie du salut qui allait devenir un sérieux concurrent pour le christianisme à ses débuts. Mais le néo platonisme allait aussi exercer une forte influence sur la théologie chrétienne.

Tu te souviens, Sophie, de la théorie des idées chez Platon. Il distinguait le monde des idées et le monde des sens et séparait clairement l'âme de l'homme et son corps. Ainsi, il y a une dua lité dans l'homme : le corps se compose de terre et de poussière comme toute chose ici-bas dans le monde des sens, tandis que l'âme est immortelle. Cette idée était largement répandue chez beaucoup de Grecs bien avant Platon. Plotin connaissait aussi des conceptions similaires qui avaient cours en Asie.

Le monde est selon Plotin tendu entre deux pôles. D'un côté

il va la lumière divine, ce qu'il appelle lUn » ou parfois « Dieu ». De l'autre côté règne 1 obscurité totale, la lumière de l'Un ne peut pénétrer. Toute la démarche de Plotin est de nous faire prendre conscience que cette obscurité n'a pas d'existence. Elle est une absence de lumière, certes, mais elle //est pas. La seule chose qui existe, c'est Dieu ou l'Un, mais telle une source de lumière qui petit à petit se perd dans le noir, il y a une certaine limite à la portée du rayonnement divin.

Selon Plotin, l'âme reçoit les rayons de l'Un, tandis que la matière est cette obscurité qui n'a pas de réelle existence. Même les formes dans la nature reçoivent toutes un pâle reflet de l'Un.

Imagine, chère Sophie, un feu de camp dans la nuit. Des étincelles crépitent de tous côtés. Dans un large périmètre autour du feu, la nuit est comme illuminée et, à des kilomètres de , on apercevra la faible lumière de ce feu lointain. Si nous nous éloignons davantage, nous ne verrons plus qu'un minus cule point lumineux, telle une faible lanterne dans la nuit. Et si nous nous éloignons encore davantage, la lumière ne nous parviendra plus. À un endroit, la lumière se perdra dans le noir, et quand il fait tout noir nous ne pouvons rien voir. Il n'y a alors ni ombres ni silhouettes.

Représente-toi maintenant la réalité comme ce feu de camp. Ce qui brûle, c'est Dieu, et l'obscurité à l'extérieur est la matière dont sont faits les hommes et les animaux. Tout près de Dieu se trouvent les idées éternelles qui sont la matrice de tout ce qui est créé. L'âme de l'homme est avant toute chose une « étincelle du feu ». Cependant, toute la nature reçoit un peu du rayonnement divin. Il suffit de regarder tous les êtres vivants ; même une rose ou une jacinthe des bois dégage quelque chose de la lumière divine. Le plus loin du Dieu vivant, on trouve la terre, l'eau et la pierre.

Je dis que tout ce qui est participe du mystère divin. Nous voyons que quelque chose brille au fond d'un tournesol ou d'une pensée sauvage. Un papillon qui volette de fleur en fleur ou un poisson rouge qui nage dans son bocal nous font pressen tir ce mystère insondable. Mais c'est grâce à notre âme que nous nous approchons le plus près de Dieu. seulement, nous Élisons un avec le grand mystère de la vie. Oui, il peut même nous arriver, à de rares occasions, de ressentir que nous sommes ce mystère divin lui-même.

Les images de Plotin rappellent l'Allégorie de la caverne chez Platon : plus on s'approche de l'entrée de la grotte, plus on se rapproche de l'origine de tout ce qui est. Mais à la différence de Platon qui sépare Ta réalité en deux parties distinctes, la pen sée de Plotin est sous le signe d'une expérience de la totalité. Tout est un, car tout est Dieu. Même les ombres tout au fond de la caverne de Platon reçoivent un pâle reflet de l'Un.

Au cours de sa vie, Plotin eut quelquefois la révélation que son âme fusionnait avec Dieu. C'est ce que nous appelons une expérience mystique. Plotin n'est pas le seul à avoir eu ce genre de révélation. Il y a eu de tout temps et dans toutes les cultures des personnes qui en ont parlé. Le récit de leur expérience peut légèrement varier, mais on retrouve des traits essentiels dans toutes ces descriptions. Examinons quelques-uns de ces traits.

La mystique

Une expérience mystique signifie que l'on ressent une unité avec Dieu ou lâme du inonde ». Certaines religions insistent sur le fossé qui existe entre Dieu et la Création, mais le mys tique fait justement l'expérience qu'un tel fossé n'existe pas. La personne « fait corps » avec Dieu, « s'est fondue » en Lui.

Derrière tout cela, il y a l'idée que ce que nous appelons com munément « moi » n'est pas notre véritable moi. Dans des moments de fulgurance, nous faisons l'expérience d'appartenir à un Moi beaucoup plus vaste. Certains l'appellent Dieu, d'autres lâme du monde », la « Nature universelle » ou encore la « totalité du monde ». Au moment de la révélation, le mystique « se perd lui-même », il disparaît ou se fond en Dieu, telle une goutte d'eau qui se perdrait elle-même en se mêlant à l'océan. Un mystique indien s'exprima en ces termes : « Quand j'étais, Dieu n'était pas. Quand Dieu est, je ne suis plus. » Le mystique chrétien Angélus Silesius (1624-1677) dit quant à lui que chaque goutte devient l'océan en se fondant en lui, de même que l'âme s'élève et devient Dieu.

Tu penses peut-être que ce ne doit pas être très agréable de « se perdre soi-même ». Je comprends tes réticences. Seulement voilà : ce que tu perds a infiniment moins de valeur que ce que

tu gagnes. Tu te perds toi-même dans ta forme présente, mais tu prends aussi conscience que tu es quelque chose d'infiniment plus grand. Tu es l'univers. Oui, c'est toi, Sophie, qui es l'âme du monde. C'est toi qui es Dieu. Même si tu dois renoncer à toi- même en tant que Sophie Amundsen, console-toi en te disant que tu finiras bien un jour ou l'autre par perdre ce « moi de tous les jours ». Ton vrai moi, que tu ne peux réussir à connaître qu'en renonçant à toi-même, est selon les mystiques semblable à un feu étrange qui brûle de toute éternité.

Mais une telle expérience mystique n'arrive pas toujours d'elle-même. Le mystique doit souvent suivre le « chemin de la purification et de l'illumination » à la rencontre de Dieu. Ce chemin consiste en un mode de vie rudimentaire et en diverses pratiques méditatives. Et un jour survient le mystique atteint son but et peut enfin s'écrier : « Je suis Dieu » ou « Je suis Td ».

Nous trouvons des orientations mystiques au sein de toutes les grandes religions dans le monde. Et il est frappant de constater à quel point les descriptions que le mystique fait de son expérience se rejoignent par-delà les différences culturelles. Ce n'est que lorsque le mystique tente de donner une interpré tation religieuse ou philosophique de son expérience que l'arrière-plan culturel réapparaît

Dans la mystique occidentale, influencée par les religions monothéistes, judaïsme, christianisme et islam, le mystique sou ligne qu'il fait l'expérience d'une rencontre avec un Dieu per sonnel. Même si Dieu est présent dans la nature et dans l'âme de l'homme, il plane aussi bien au-dessus du monde.

Dans la mystique orientale, c'est-à-dire au sein de l'hin douisme, du bouddhisme et du taoïsme, il est plus courant de souligner que le mystique fait l'expérience d'une fusion totale avec Dieu ou !'« âme du monde ». « Je suis l'âme du monde », peut s'écrier le mystique, ou encore «je suis Dieu ». Car Dieu n'est pas aussi dans le monde, il n'est précisément en aucun autre lieu que . En Inde tout particulièrement il y a eu bien avant l'époque de Platon de forts courants mystiques. Swami Vivekananda, quiftt connaître la pensée hindoue en Occident, dit un jour : « De même que certaines religions dans le monde nomment athée l'homme qui ne croit pas à un Dieu existant en dehors de sa personne, nous disons quant à nous qu'est athée

l'homme qui ne croit pas en lui-même. De ne pas croire à la splendeur de sa propre âme, voilà ce que nous nommons athéisme. »

Une expérience mystique peut se révéler d'une grande importance pour l'éthique. Un ancien président indien, Radha- krishnan, déclara un jour : « Tu dois aimer ton prochain comme toi-même parce que tu es ton prochain. C'est une illu sion qui te fait croire que ton prochain est autre chose que toi- même. »

Il existe aussi des personnes qui, sans appartenir à une quel conque religion, peuvent témoigner d'une expérience mystique. Ils ont soudain ressenti quelque chose qu ils ont appelé la « conscience cosmique » ou « sentiment astral ». Ils se sont sen tis arrachés du temps et ont fait l'expérience du monde « sous l'angle de l'éternité ».

Sophie se redressa sur son lit. Il fallait qu'elle s'assure qu'elle avait toujours un corps...

Au fur et à mesure qu'elle avançait dans sa lecture sur Plotin et les mystiques, elle avait commencé à se sentir flotter dans la chambre, sortir par la fenêtre ouverte et planer au-des- sus de la ville. De là-haut, elle avait aperçu tous les gens sur la grande place et avait continué à flotter au-dessus de la terre où elle vivait, au-delà de la mer du Nord et de l'Europe en survolant le Sahara puis les vastes savanes africaines.

La Terre tout entière était devenue comme une seule per sonne vivante, et c'était comme si cette personne était Sophie elle-même. Le monde, c'est moi, pensa-t-elle. Tout cet immense univers qu'elle avait si souvent ressenti comme incommensurable et angoissant, c'était son propre moi. Main tenant l'univers restait majestueux et imposant, mais elle- même était à son tour devenue infiniment grande.

Cette impression étrange eut tôt fait de se dissiper, mais Sophie savait que jamais elle ne l'oublierait. Quelque chose en elle s'était projeté hors d'elle et mêlé à l'ensemble de la Création, telle une seule goutte de teinture qui pouvait donner de la couleur à toute une carafe d'eau.

Quand ces impressions se dissipèrent, elle eut la sensation de se réveiller avec une migraine après avoir fait un beau rêve. Légèrement déçue, elle constata qu'elle avait un corps qui essayait péniblement de se redresser dans le lit. Elle avait mal au dos d'être restée sur le ventre à lire. Mais l'expérience qu'elle venait de vivre resterait à jamais gravée dans sa mémoire.

Elle parvint enfin à mettre un pied par terre. Elle perfora les feuilles et les archiva dans son classeur avec les autres leçons. Puis elle alla se promener dans le jardin.

Les oiseaux pépiaient comme si le monde venait d'être créé. Derrière les vieux clapiers à lapins, le vert tendre des bouleaux se détachait avec une telle netteté qu'on avait l'impression que le Créateur n'avait pas fini de mélanger la couleur.

Pouvait-elle réellement croire que tout était un Moi divin ? Qu'elle avait en elle une âme qui était une « étincelle du feu »? S'il en était ainsi, alors elle était vraiment un être divin.

Les cartes postales

...je m'impose une censure sévère.

Pendant plusieurs jours Sophie ne reçut aucune nouvelle du professeur de philosophie. Jeudi serait le 17 mai, le jour de la fête nationale, et ils n'auraient pas classe le 18 non plus.

Ce mercredi 16 mai, en sortant de l'école, Jorunn demanda tout à coup :

— Et si on partait camper?

Sophie pensa tout d'abord qu'elle ne pouvait pas s'absenter trop longtemps de la maison. Mais elle prit sur elle :

— Si tu veux.

Quelques heures plus tard, Jorunn débarqua chez Sophie chargée de son gros sac à dos. Sophie aussi était prête avec la tente. Elles emportaient leurs sacs de couchage, des matelas isolants, des vêtements chauds, des lampes de poche, de grandes Thermos de thé et plein de bonnes choses à manger.

Quand la mère de Sophie rentra à la maison vers les cinq heures, elles eurent droit à toute une série de recommanda tions sur ce qu'il fallait faire et ne pas faire et elles durent bien préciser où elles avaient l'intention d'aller.

Elles répondirent qu'elles allaient camper du côté de Tiurtoppen. Peut-être qu'elles attendraient le lendemain matin pour partir.

Sophie n'avait pas choisi cet endroit-là tout à fait par hasard. Elle avait cru comprendre que Tiurtoppen n'était pas très loin du chalet du major. Quelque chose lui disait de retourner là-bas, mais elle savait qu'elle n'oserait plus jamais y aller seule.

Elles empruntèrent le sentier qui partait devant la maison de Sophie. Les deux amies parlaient de tout et de rien, et Sophie éprouva un certain plaisir à se détendre complètement et à laisser pour une fois de côté la philosophie.

Vers huit heures, elles avaient déjà monté la tente sur un plateau dégagé près de Tiurtoppen, sorti leurs sacs de cou chage et tout préparé pour la nuit. Une fois qu'elles eurent fini de manger leurs copieux sandwiches, Sophie demanda :

— Tu as entendu parler de Majorstua?

— Majorstua?

— C'est le nom d'un chalet, là-bas dans la forêt au bord d'un petit lac. Autrefois y habitait un drôle de major, c'est pourquoi on l'appelle le chalet du major ou encore Majorstua.

— Il y a quelqu'un maintenant qui habite là?

— On pourrait y jeter un coup d'œil...

— Mais c'est où?

Sophie indiqua une vague direction entre les arbres.

Jorunn n'était pas très chaude pour y aller, mais elles fini rent par se mettre en route. Le soleil était bas à l'horizon.

Elles s'enfoncèrent d'abord entre les hauts sapins, puis se frayèrent un chemin à travers le sous-bois et les broussailles avant de trouver un sentier. Etait-ce celui qu'elle avait pris l'autre dimanche matin?

Mais oui, elle reconnut de loin le chalet.

— C'est là-bas, dit-elle.

Elles arrivèrent au bord du petit lac. Sophie observa le cha let dont les volets étaient à présent fermés. La maison rouge semblait tout à fait abandonnée.

Jorunn regarda autour d'elle.

— On va marcher sur l'eau ou quoi ? demanda-t-elle.

— Fais pas l'idiote, on y va en barque.

Sophie montra du doigt les roseaux. La barque avait été ramenée à la même place que la dernière fois.

— Tu es déjà venue ?

Sophie fit non de la tête. C'était trop compliqué à expli quer. Comment parler de sa première visite sans dévoiler une partie du secret qui la liait à Alberto Knox et son cours de philosophie?

Elles se lancèrent quelques vannes et rirent de bon cœur pendant qu'elles traversaient le lac. Sophie veilla à bien tirer la barque sur la rive de l'autre côté et elles se retrouvèrent devant la porte. Jorunn tourna la poignée, mais il était clair qu'il n'y avait personne dans le chalet.

— C'est fermé... Tu ne t'imaginais quand même pas que c'était ouvert?

— Attends, peut-être qu'on va trouver une clé, dit Sophie.

Elle se mit à chercher entre les pierres du mur.

— Non, allez, on s'en va, dit Jorunn après quelques minutes.

Mais au même instant Sophie s'écria :

— Ça y est, je l'ai trouvée !

Elle brandissait triomphalement une clé. Elle la mit dans la serrure et la porte s'ouvrit.

Les deux amies se glissèrent rapidement à l'intérieur comme des voleuses. Il faisait froid et sombre à l'intérieur.

— On n'y voit goutte, dit Jorunn.

Mais Sophie avait tout prévu. Elle sortit de sa poche une boîte d'allumettes et en gratta une. Cela leur suffitjuste pour se rendre compte que le chalet était complètement vide. Sophie en gratta une autre et eut le temps d'apercevoir une bougie dans un chandelier en fer forgé posé sur le bord de la cheminée. Elle l'alluma et elles purent enfin inspecter la pièce.

— N'est-ce pas étonnant à quel point une petite lumière peut éclairer une telle obscurité? demanda Sophie.

Son amie acquiesça.

— Mais il existe un endroit où la lumière se perd dans le noir, poursuivit Sophie. En fait, l'obscurité n'existe pas en tant que telle. Elle n'est que l'absence de la lumière.

— Mais qu'est-ce qui te prend de parler comme ça? Allez viens, on s'en va...

— Non, on va d'abord se regarder dans le miroir.

Sophie indiqua le miroir en laiton resté au-dessus de la

commode.

— Qu'il est beau...

— Oui, mais c'est un miroir magique.

— « Miroir magique, dis-moi qui est la plus belle ? »

— Je ne plaisante pas, Jorunn. Je t'assure que tu peux regar der de l'autre côté du miroir et apercevoir quelque chose.

— Mais tu m'as dit que tu n'étais jamais venue ici aupara vant. Arrête, ça t'amuse de me faire peur?

Sophie resta silencieuse.

Sorry!

Ce fut au tour de Jorunn de découvrir quelque chose qui traînait par terre dans un coin. C'était une petite boîte. Jorunn se pencha pour la ramasser.

— Tiens, des cartes postales !

Sophie poussa un petit cri :

— Touche pas à ça ! Tu m'entends ? Touche pas, je te dis !

Jorunn sursauta. Elle laissa tomber la boîte comme si elle

venait de se brûler. Les cartes s'éparpillèrent sur le sol. Après quelques secondes, elle se mit à rire :

— Mais ce ne sont que des cartes postales.

Jorunn s'assit par terre. Elle commença à les ramasser et Sophie aussi.

— Du Liban... du Liban... encore du Liban... Elles ont toutes été postées du Liban, constata Jorunn.

— Je sais, ne put s'empêcher de dire Sophie dans un souffle.

— Tu es donc déjà venue, n'est-ce pas?

— Euh... oui.

Elle se dit qu'après tout ce serait plus simple d'avouer. Quel mal y avait-il à mettre son amie un peu au courant de toutes les aventures étranges qu'elle avait vécues ces derniers jours ?

— Je n'avais pas envie de t'en parler avant d'être ici.

Jorunn s'était mise à lire les cartes postales.

— Elles sont toutes adressées à une certaine Hilde MOller Knag.

Sophie n'avait pas encore regardé les cartes.

— Il n'y a rien d'autre comme adresse?

Jorunn lut à haute voix :

— Hilde MOller Knag, c/o Alberto Knox, Lillevann, Norvège.

Sophie poussa un soupir de soulagement. Elle avait craint qu'il ne soit écrit aussi c/o Sophie Amundsen sur les cartes. Rassurée, elle commença à les examiner d'un peu plus près.

— Le 28 avril... le 4 mai... le 6 mai... le 9 mai... Mais elles ont été postées il y a à peine quelques jours !

— Ce n'est pas tout... Tous les cachets sont norvégiens. Regarde un peu : « Contingent des Nations unies ». Ce sont aussi des timbres norvégiens...

— Je crois que c'est normal. Ils doivent rester neutres en quelque sorte, alors ils ont peut-être leur propre bureau de poste sur place.

— Mais comment leur courrier arrive-t-il chez nous ?

— Par avion militaire, probablement.

Sophie posa la bougie par terre et les deux amies se mirent à lire le texte des cartes. Jorunn les rangea par ordre chrono logique et prit la première carte :

Chère Hilde,

Tu ne peux sa voir combien je suis heureux à l'idée de rentrera Lillesand. Je pense atterrira Kjevik en début de soirée le jour de la Saint-Jean. J'aurais vraiment aimé être le jour de tes quinze ans, mais je dois obéir aux ordres militaires. Par contre, je mets tout en œuvre pour que tu aies un très beau cadeau le jour de ton anniversaire.

Tendrement, de la part de quelqu 'un qui pense très fort à l'avenir de sa fille.

P.-S. : J'envoie un double de cette carte à une amie que nous connaissons bien tous les deux. Tu comprendras plus tard, petite Hilde. Je sais qu 'actuellement je dois te sembler bien mystérieux, mais fais-moi confiance.

Sophie prit la carte suivante :

Chère Hilde,

Ici on vit au jour le jour. Ce que je retiendrai de ces mois passés au Liban, ce sera sans doute la perpétuelle attente. Maisje fais tout ce queje peux pour que tu aies

le plus beau cadeau d'anniversaire possible. Je ne peux t'en dire plus pour l'instant. Je m'impose une censure sévère.

Je t'embrasse,

Papa.

Les deux amies retenaient leur souffle. Aucune des deux n'osait dire un mot tant elles brûlaient de connaître la suite.

Ma chère enfant,

J'aurais bien aimé t'adresser mes confidences avec une colombe blanche. Mais on ne pratique pas l'éle vage des colombes blanches au Liban. S'il y a vraiment quelque chose qui fait cruellement défaut à ce pays ravagé par la guerre, ce sont les colombes blanches. Puissent les Nations unies parvenir unjour à rétablir la paix dans le monde !

P.-S. : Peut-être que tu peux partager ton cadeau d'anniversaire avec d'autres personnes ?Nous verrons cela quand je rentrerai à la maison. Tu ne sais toujours pas de quoi je parle.

De la part de quelqu 'un qui a tout le temps de penser à nous deux.

Elles lirent ainsi six cartes et il n'en resta plus qu'une :

Chère Hilde,

J'en ai tellement assez de toutes ces cachotteries à propos de ton cadeau d'anniversaire que je dois plu sieurs fois parjour m'interdire de te téléphoner pour ne pas lâcher le morceau. C 'est quelque chose qui ne cesse de grandir. Et comme tout ce qui devient de plus en plus grand, cela devient aussi de plus en plus difficile à gar der pour soi.

Ton Papa qui t'embrasse.

P. -S. : Tu rencontreras un jour une fille qui s'appelle Sophie. Pour que vous ayez l'occasion de vous

connaître un peu au préalable, j'ai commencé à lui envoyer des doubles de toutes les cartes queje t'envoie. Ne crois-tu pas qu 'elle commence à faire le rapproche ment, Hilde chérie ? Pour l'instant, elle n'en sait pas plus que toi. Elle a une amie qui s'appelle Jorunn. Elle, elle pourra peut-être l'aider.

Après la lecture de cette dernière carte, les deux amies se regardèrent droit dans les yeux. Jorunn avait saisi le poignet de Sophie et le serrait :

— J'ai peur, dit-elle.

— Moi aussi.

— Quelle était la date du dernier cachet de la poste ?

Sophie examina à nouveau la carte.

— Le 16 mai, répondit-elle. C'est aujourd'hui.

— Mais c'est impossible ! s'emporta Jorunn.

Elles observèrent soigneusement le cachet, mais il n'y avait aucun doute possible : c'était bien « 16-05-90 ».

— Ce n'est vraiment pas possible, insista Jorunn. Et d'ailleurs je n'arrive pas à comprendre qui a pu écrire tout ça. C'est forcément quelqu'un qui nous connaît. Mais comment avait-il deviné que nous viendrions ici aujourd'hui?

C'était Jorunn qui avait le plus peur. Pour Sophie, cette histoire de Hilde et de son père n'était pas une nouveauté.

— Je crois que ça vient du miroir en laiton.

Jorunn fut à nouveau parcourue d'un frisson.

— Tu ne veux quand même pas me faire croire que les cartes sortent du miroir à l'instant même où elles reçoivent le cachet d'un bureau de poste au Liban?

— Tu as une autre explication ?

— Non, mais...

— Il y a ici autre chose de mystérieux.

Sophie se leva et plaça la bougie devant les deux tableaux au mur. Jorunn se pencha pour mieux les examiner.

Berkeley et Bjerkely. Qu'est-ce que ça signifie?

— Aucune idée.

La bougie était sur le point de se consumer.

— Allez, on s'en va, dit Jorunn.

— Attends, je veux emporter le miroir.

Sur ces mots, Sophie alla le décrocher. Jorunn protesta en vain.

En sortant, il faisait exactement aussi sombre que peut l'être une nuit de mai. Le ciel laissait passer juste assez de lumière pour distinguer les silhouettes des arbustes et des arbres. Le lac reflétait modestement le ciel au-dessus de lui. Les deux amies ramèrent lentement vers l'autre rive.

Aucune des deux n'avait le cœur à parler sur le chemin du retour, tant elles étaient plongées dans leurs pensées. De temps à autre, un oiseau s'envolait sur leur passage, ou elles entendaient un hibou.

A peine arrivées à la tente, elles se glissèrent dans leur sac de couchage. Jorunn refusa catégoriquement l'idée de dormir avec le miroir à l'intérieur. Avant de s'endormir, elles tombè rent d'accord pour trouver que c'était déjà assez grave comme ça de le laisser dehors, juste à l'entrée de la tente. Sophie avait emporté les cartes postales et les avait rangées dans une poche latérale de son sac à dos.

Elles se réveillèrent tôt le lendemain matin. Sophie fut la première à quitter son sac de couchage. Elle enfila ses bottes et sortit de la tente. Le grand miroir en laiton reposait dans l'herbe, couvert de rosée. Sophie l'essuya avec la manche de son pull-over et put enfin se regarder. Elle se détailla des pieds à la tête et ne trouva heureusement aucune nouvelle carte postée le jour même du Liban à côté.

Sur le terrain dégagé derrière la tente flottaient dans le petit matin des lambeaux de brouillard, tels de petits coussins d'ouate. Les oiseaux chantaient à tue-tête, mais elle ne vit ni n'entendit aucun oiseau de grande envergure.

Les deux amies enfilèrent un chandail et prirent leur petit déjeuner devant la tente. Très vite la conversation revint sur le chalet du major et les mystérieuses cartes postales.

Puis elles démontèrent la tente et prirent le chemin du retour. Sophie portait le grand miroir sous le bras en s'arrêtant souvent pour souffler, car Jorunn refusait de seulement tou cher le miroir.

En s'approchant des premières maisons, elles entendirent quelques détonations ici et là. Sophie pensa à ce que le père de Hiîde avait écrit à propos du Liban ravagé par la guerre. Elle se rendit compte combien elle était privilégiée de pou voir vivre dans un pays en paix. Ici, les détonations n'étaient que des pétards inoffensifs.

Sophie invita Jorunn à entrer boire un bon chocolat chaud. Sa mère posa mille questions pour tenter de savoir d'où venait le miroir. Sophie raconta qu'elles l'avaient trouvé devant le chalet du major. Sa mère rappela que cela faisait des années, oh ! oui, bien des années, que personne n'habitait plus là.

Quand Jorunn rentra chez elle, Sophie se changea et enfila une robe rouge.

La journée de la fête nationale se déroula comme d'habi tude. Aux informations, on montra un reportage sur la manière dont les troupes norvégiennes de l'ONU avaient célébré ce grand jour. Sophie fixa intensément l'écran. Un de ces hommes était peut-être le père de Hilde.

La dernière chose que fit Sophie ce 17 mai fut d'accrocher le grand miroir dans sa chambre. Le lendemain matin, elle trouva une nouvelle enveloppe jaune dans sa cabane. Elle déchira l'enveloppe et entreprit tout de suite de lire ce que contenaient les feuilles.

Deux cultures

... ainsi seulement tu éviteras de flotter

dans le vide...

Nous nous rencontrerons très prochainement, chère Sophie. Je savais bien que tu finirais par retourner au chalet du major, aussi y ai-je laissé les cartes du père de Hilde. C'était la seule façon d'être sûr qu'elles parviennent à Hilde. Ne t'inquiète pas de savoir comment les lui transmettre. Beaucoup d'eau aura coulé sous les ponts d'ici au 15 juin.

Nous avons vu comment les philosophes de la période hellé nistique ont rabâché les vieux philosophes grecs. C'était aussi une tentative pour en faire les fondateurs d'une nouvelle reli gion. Plotin n'était pas loin d'ériger Platon en sauveur de l'humanité.

Cependant, nous savons qu'un autre sauveur est en dehors du territoire gréco-romain au milieu de la période dont nous venons de parler. Je pense à Jésus de Nazareth. Nous allons étu dier dans ce chapitre l'influence grandissante du christianisme dans le monde gréco-romain, tout comme le monde de Hilde lui aussi est entré petit à petit dans notre monde.

Jésus était juif et les juifs appartiennent à la culture sémi tique. Les Grecs et les Romains appartiennent, eux, à la culture indo-européenne. Nous pouvons donc affirmer que la culture européenne a deux racines. Avant d'examiner plus précisément l'influence grandissante du christianisme dans la culture gréco- romaine, attardons-nous un instant sur ces deux racines.

Les Indo-Européens

Avec le terme d'Indo-Européens, nous voulons désigner tous les pays et les cultures qui utilisent une langue indo-euro péenne. À part les langues finno-ougriennes 0e lapon, le finnois, l'estonien et le hongrois) et le basque, c'est le cas de toutes les autres langues européennes. La plupart également des langues indiennes et iraniennes appartiennent à la famille des langues indo-européennes.

Il y a environ quatre mille ans vivaient des Indo-Européens autour de la mer Noire et la mer Caspienne. Bientôt de grandes vagues de familles indo-européennes se déplacèrent vers le sud- est en Iran et en Inde, vers le sud-ouest en Grèce, Italie et Espagne, traversèrent l'Europe centrale vers l'ouest pour atteindre l'Angleterre et la France, vers le nord-ouest l'Europe du Nord et tout au nord l'Europe de l'Est et la Russie. Partout allèrent les Indo-Européens, ils se mêlèrent aux cultures pré existantes, mais très vite la langue et la culture indo-euro- péennes se mirent àjouer un rôle dominant.

Que ce soient les anciens Védas indiens, la philosophie grecque et pourquoi pas la mythologie Scandinave de Snorre, tous sont écrits dans des langues parentes entre elles. Mais il n'existe pas seulement une parenté au niveau de la langue. La parenté linguistique va souvent de pair avec une parenté de pensée. C'est la raison pour laquelle nous parlons d une « cul ture » indo-européenne.

La culture indo-européenne est caractérisée avant tout par la croyance en de nombreux dieux. C'est ce qu'on appelle le polythéisme. Les noms des dieux ainsi que beaucoup d'expres sions et de termes religieux se retrouvent sur l'ensemble du ter ritoire indo-européen. Je vais me contenter de quelques exemples :

Les anciens hindous vénéraient le dieu du ciel Dyaus. En grec, ce dieu se nomme ZeuÇ (Zeus), en latin Jupiter (c'est-à- aire le père de Jov, ou encore le « Père lov ») et en norrois Tyr. Les noms de Dyaus, Zeus, lov et Tyr ne sont que différentes « versions dialectales » d'un seul et même mot.

Tu te souviens que les Vikings du Nord croyaient en des dieux qu'ils appelaient user. Ce terme qui recouvre les « dieux », nous le retrouvons également dans tout l'espace indo européen. En sanscrit ou langue classique de l'Inde, on nomme les dieux asura ou en iranien ahura. D existe un autre mot en sanscrit pour désigner le « dieu » : (leva. En iranien daeva, en latin deuset en norrois tivurr.

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