Je vois très bien la scène, le commandant parcourant le monde entier à la recherche de Hilde, qui a quitté la maison parce qu'elle ne supportait plus que son père s'amuse aux dépens de Sophie et d Alberto.

Pour s'amuser, ça, il s'amuse. C'est dans ce sens que je disais qu'il nous utilise comme petit divertissement d'anniver saire. Mais il ferait bien de se mefier. Et Hilde aussi.

Qu'est-ce que tu veux dire?

Tu es bien assise?

Du moment qu'il n'y a plus d'autres génies dans l'air, ça va.

Essaie de t'imaginer que tout ce que nous vivons se pro duit dans la conscience de quelqu'un d'autre. Nous sommes cette conscience. Nous ne possédons pas d'âme en propre, nous ne sommes que l'âme de quelqu'un d'autre. Jusqu'ici rien de surprenant sur le plan philosophique. Berkeley et Schelling dresseraient simplement l'oreille.

Ah bon?

Nous avons tout lieu de croire qu'il s'agit de l'âme du père de Hilde MOller Knag, en poste au Liban, et qui rédige un livre de philosophie pour les quinze ans de sa fille. Celle-ci découvre le livre a son réveil sur la table de nuit et peut comme tout un chacun lire sur nous. Plusieurs fois, il a été indiqué que le « cadeau » pouvait être partagé avec d'autres personnes.

Je m'en souviens.

Ce que je suis en train de te dire, Hilde est en train de le lire tandis que son père est encore au Liban et m'imagine te racontant qu'il est au Liban...

Sophie ne savait plus elle en était. Elle essaya de se rappe ler ce qu'elle avait appris sur Berkeley et sur les romantiques. Mais Alberto Knox poursuivait déjà :

Il ne faudrait pas que tout ça leur monte à la tête et qu'ils s'imaginent s'en tirer par le rire, car ça pourrait bien leur res ter en travers de la gorge.

De qui tu parles ?

De Hilde et de son père, voyons. De qui d'autre ?

Pourquoi ne faut-il pas que ça leur monte à la tête?

Parce que rien ne nous dit qu'ils ne sont pas eux aussi le pur produit d'une conscience...

Comment ça?

Si c'était possible pour Berkeley et les romantiques, ce doit aussi être possible pour eux. Peut-être que le major est une créature imaginée de toutes pièces dans un livre qui parle de lui et de Hilde, et bien sûr de nous deux, puisque nous formons une petite partie de leur vie.

Ce serait encore pire. Nous ne serions que des marion nettes entre les mains d autres marionnettes !

Rien ne nous empêche d'imaginer qu'un autre écrivain rédige un livre sur le major Albert Knag qui lui-même écrit un livre pour sa fille Hilde. Ce livre parle d'un certain « Alberto Knox » qui du jour au lendemain envoie des cours de philoso phie sans prétention à Sophie Amundsen, 3, allée des Trèfles.

Tu crois ça ?

Je dis seulement que c'est possible. Pour nous, cet écri vain serait comme un « dieu caché », Sophie. Même si tout ce que nous sommes et tout ce que nous faisons est son œuvre parce que nous sommes lui, nous ne saurons jamais rien de lui. Nous sommes la toute dernière poupée gigogne.

Il y eut un long silence. Puis Sophie prit la parole :

Mais s'il existe vraiment un écrivain qui a imaginé toute cette histoire sur le père de Hilde au Liban, qui lui a inspiré cette histoire avec nous deux...

Oui et alors ?

—...on peut alors penser que ça ne devrait pas lui monter à la tête non plus.

Qu'est-ce que tu veux dire ?

Il est à nous imaginer, Hilde et moi, mais qui sait s'il n'est pas non plus le jouet de l'imagination d'une autre conscience?

Alberto secoua la tête.

Évidemment, Sophie. Tout est possible. Si c'est le cas, il nous aura laissé avoir cette discussion philosophique à seule fin d'évoquer cette éventualité. Il aura voulu de cette façon nous montrer qu'il n'est lui aussi qu'une innocente marionnette et que ce livre Hilde et Sophie vivent leur vie est au fond seule ment un manuel de philosophie.

Un manuel?

Car toutes les discussions que nous avons eues, tous ces dialogues, Sophie...

Eh bien?

—...ne sont en réalité qu'un monologue.

J'ai comme l'impression que tout s'est dissous pour n'être plus que pure conscience et pur esprit. Heureusement qu'il nous reste quelques philosophes à voir. La philosophie qui a si fièrement commencé avec Thalès, Empédocle et Dëmocrite ne peut quand même pas s'achever ici?

Bien sûr que non. Je vais te parler de Hegel. Il fut le pre mier philosophe qui essaya de trouver un point d'ancrage à la philosophie après que le romantisme eut tout dissous dans l'esprit.

Je suis curieuse d'en savoir plus.

Pour ne pas nous laisser déranger par d'autres génies ou projections de l'esprit, je propose que nous rentrions nous asseoir.

Il commence à faire un peu froid, d'ailleurs.

Coupez !

27 Hegel

... ce qui est raisonnable, c'est ce qui est doué de vie...

Hilde laissa tomber lourdement le gros classeur par terre. Elle resta sur son lit à fixer le plafond. Elle était prise de ver tige, les images dansaient devant ses yeux.

Ah ! pour ça on pouvait dire qu'il avait réussi son coup, ah ! le lâche ! Mais comment avait-il fait ?

Sophie avait tenté de lui adresser la parole directement en lui demandant de se révolter contre son père. Elle était vrai ment parvenue à semer le doute dans son esprit. Et si elle sui vait leur plan...

Sophie et Alberto étaient hors d'état de toucher un cheveu de la tête de son père, mais Hilde, elle... A travers elle, Sophie pouvait s'approcher de son père.

Elle reconnaissait qu'Alberto et Sophie n'avaient pas tort quand ils reprochaient à son père d'aller trop loin dans son jeu avec ses personnages. Il les avait inventés de toutes pièces, soit, mais il y avait des limites à ce qu'il pouvait faire d'eux.

Pauvres Sophie et Alberto ! Ils étaient tout aussi sans défense vis-à-vis de l'imagination du major que l'écran est sans défense vis-à-vis du projectionniste.

Pour ça, oui, elle allait lui en faire voir de toutes les cou leurs quand il rentrerait ! Elle imaginait déjà les grandes lignes du bon tour qu'elle allait lui jouer.

Elle alla à la fenêtre et regarda la baie. Il était presque deux heures. Elle ouvrit la fenêtre et cria en direction du hangar à bateau :

— Maman !

Sa mère sortit sur-le-champ.

— Je descends t'apporter quelques tartines dans une heure, ça te va ?

— Oui, très bien.

— Je dois juste lire un peu sur Hegel.

Alberto et Sophie s'étaient assis chacun dans leur fauteuil près de la fenêtre qui donnait sur le lac.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel était un authentique fils du romantisme, commença Alberto. Il suivit toute l'évolution de l'esprit allemand. à Stuttgart en 1770, il commença à dix- huit ans à étudier la théologie à Tubingen. À partir de 1799, il travailla avec Schelling à léna au moment précisément le mouvement romantique était à son apogée. Après avoir ensei-

S

à léna, il obtint un poste de professeur à l'université de

eidelberg qui était alors le centre du romantisme national allemand. Enfin, à partir de 1818, il obtint une chaire à Berlin qui était déjà, à cette époque, en passe de devenir le centre intel lectuel de toute l'Allemagne. Il mourut en 1831 du choléra, mais l'hégélianisme avait d'ores et déjà trouvé un large public dans la plupart des universités allemandes.

Il a somme toute plutôt réussi.

Son œuvre de philosophe, surtout. Hegel réunit et déve loppa les principaux courants de pensée des romantiques, ce qui ne l'empêcha pas d'exercer une critique virulente à l'égard de la philosophie de Schelling.

Que critiquait-il?

Schelling et les autres romantiques voyaient dans ïesprit du monde » l'origine de l'existence. Hegel aussi utilise l'expression dEsprit du monde », mais il lui donne un tout autre sens. Quand Hegel parle de lEsprit du monde » ou de la « raison du monde », il veut dire la somme de toutes les mani festations à caractère humain. Car seul l'homme a un « esprit ». C'est dans ce sens que nous pouvons parler de la progression de l'Esprit du monde à travers l'histoire. Nous ne devons jamais oublier que nous parlons de la vie, des pensées et de la culture des hommes.

Cet Esprit devient un peu moins fantomatique, si je comprends bien? D ne reste pas tapi aux creux des pierres et des arbres comme une intelligence assoupie.

Tu te rappelles que Kant avait parlé de quelque chose qu'il avait appelé das Dingan sich (la chose en soi). Même si, selon lui, l'homme ne pouvait sonder le mystère de la nature, il existait cependant une sorte de « vérité » inaccessible. Hegel dit que la vérité est fondamentalement subjective et il ne croyait pas qu'il puisse exister une vérité au-dessus ou en dehors de la raison humaine. Toute connaissance est connaissance humaine, pensait-il.

Il voulait en gros faire retomber les philosophes sur terre?

On peut présenter les choses de cette manière. Mais la philosophie de Hegel étant très complexe et nuancée, nous nous bornerons à souligner quelques points essentiels. Il est difficile d'affirmer que Hegel avait sa propre « philosophie », car ce terme recouvre avant tout chez lui une méthode pour com prendre le mouvement de l'histoire. C'est pourquoi il est quasi ment impossible de parler de Hegel sans parler de l'histoire des hommes. Sa philosophie ne nous apprend rien sur la prétendue nature intime de l'existence, mais elfe peut nous apprendre à réfléchir de manière efficace.

Ce n'est peut-être pas plus mal.

Tous les systèmes philosophiques avant I Iegel avaient en commun d'essayer de trouver les critères éternels qui pour raient déterminer le champ du savoir de l'homme. Cela vaut pour Descartes et Spinoza aussi bien que pour Hume et Kant. Chacun avait tenté de définir les fondements de la connaissance humaine, mais en se situant chaque fois dans des conditions intemporelles.

N'est-ce pas pourtant un des premiers devoirs du philo sophe?

Hegel pensait justement qu'on ne pouvait pas faire l'impasse du devenir, car ce qui est à la base de la connaissance humaine se transforme au fil des générations. C'est pourquoi on ne peut parler de « vérités éternelles ». D n'existe pas de rai son intemporelle. La seule base solide à partir de laquelle le philosophe peut travailler, c'est l'histoire elle-même.

Attends, il fout que tu m'expliques un peu mieux. L'his toire est en perpétuel changement, comment pourrait-elle constituer une base solide?

Un fleuve aussi est en perpétuel changement et tu peux quand même en parler. Mais il serait vain de se demander à quel endroit de la vallée il mérite le plus le nom de « fleuve ».

Non, car il reste un fleuve tout du long.

Eh bien, pour Hegel, l'histoire est semblable au cours d'un fleuve. Le moindre mouvement de l'eau en tel point du fleuve est certes déterminé par la chute et les tourbillons de l'eau loin en amont du fleuve, mais aussi par les cailloux et les méandres du fleuve à l'endroit tu te trouves pour l'observer.

Je commence à comprendre.

Toute l'histoire de la penséeautrement dit l'histoire de la raisonest comme le cours d'un fleuve. Toutes les pensées que la tradition fait « déferler » sur nous, d'une part, et les condi tions matérielles qui déterminent notre présent, d'autre part, concourent à définir notre mode de pensée. Tu ne peux donc aucunement prétendre que telle ou telle pensée est juste et éter nelle. Elle peut tout au plus se révéler juste tu te trouves.

Alors peu importe si c'est faux ou juste, ça revient au même, quoi 1

Mais non ! Chaque chose peut être juste ou fausse selon le contexte historique. Si tu défends l'idée de l'esclavage en cette fin du XX siècle, tu passeras dans le meilleur des cas pour un bouffon. Mais il y a deux mille cinq cents ans, on ne voyait pas les choses de la même façon, malgré quelques esprits plus avan cés qui s'élevaient déjà contre cette pratique. Tiens, prenons un exemple plus proche de nous : il y a à peine cent ans, il ne sem blait pas « déraisonnable » de brûler de grandes étendues de forêts afin de permettre d'accroître les terres cultivables. On a aujourd'hui bien changé d'avis. Tout simplement parce que nous avons de tout autres élémentset de bien meilleurspour juger un tel acte.

Ça va, j ' ai compris maintenant.

Hegel souligne que c'est la même chose pour la réflexion philosophique, à savoir que la raison est quelque chose de dyna mique, c'est-à-dire un processus. Et la « vérité » est ce proces sus même. Il n'existe en effet aucun critère extérieur à ce pro cessus historique pour déterminer ce qui présenterait le plus grand degré de « vérité » ou de « raison ».

Des exemples !

Tu ne peux pas tirer hors de leur contexte différentes

pensées de l'Antiquité, du Moyen Age, de la Renaissance ou du siècle des Lumières et les classer en disant : celle-ci est juste et celle- est fausse. Tu ne peux pas dire que Platon avait tort et Aristote raison, ou encore que Hume avait tort, mais que Kant et Schelling avaient raison. C'est une manière complètement antihistorique d'analyser le problème.

Non, ça ne paraît pas génial en effet.

En règle générale, on ne peut jamais séparer un philo sophe ou une penséequels qu'ils soientde leur contexte historique. Mais j'en viens à un point essentiel : parce qu'il arrive toujours quelque chose de nouveau, la raison est « pro gressive », c'est-à-dire que la connaissance de l'être humain est en perpétuel développement et, vu sous cet angle, ne fait qualler de l'avant ».

En ce sens, la philosophie de Kant est peut-être plus juste que celle de Platon, non ?

Oui, l'esprit du monde s'est développés'est élargide Platon à Kant. C'est bien la moindre des choses. Si nous retournons à l'image du fleuve, nous pouvons dire qu'il y a de plus en plus d'eau. Plus de deux mille ans se sont écoulés. Kant ne doit cependant pas se leurrer en croyant que ses « vérités » vont tranquillement se déposer sur les rives et devenir des rochers inébranlables. Ses pensées, sa « raison » à lui aussi vont subir l'assaut et la critique des futures générations. Et c'est exactement ce qui est arrivé.

Mais ce fleuve dont tu me parles...

Eh bien?

Oùva-t-il?

Hegel dit que l'esprit du monde se développe pour atteindre une conscience de plus en plus grande de lui-même. Comme les fleuves qui deviennent de plus en plus larges au fur et à mesure qu'ils se rapprochent de 1 océan. Selon Hegel, l'his toire n'est que le lent éveil de l'Esprit du monde jusqu au stade le plus avancé de la conscience de lui-même. Le monde a tou jours existé, mais à travers la culture des hommes et l'évolution des hommes, l'Esprit du monde prend de plus en plus conscience de sa spécificité.

Comment pouvait-il en être si sûr?

C'est pour lui une réalité historique. Il ne s'agit nulle ment d'une prophétie. Quiconque étudie l'histoire verra que

l'humanité se dirige vers une plus grande connaissance. L'his toire témoigne en effet que l'humanité évolue dans le sens d'une plus grande rationalité et d'une plus grande liberté. Malgré tous ses méandres, le processus historique va « vers l'avant ». Nous disons que l'histoire a un seul but : celui de se dépasser elle-même.

Bon, admettons qu'il y ait comme tu dis une évolution.

Oui, l'histoire n est qu'une longue chaîne de pensées. I Iegel indique quelles règles gouvernent cette longue chaîne de pensées. Il suffit d'étudier tant soit peu l'histoire pour se rendre compte qu'une pensée vient souvent se greffer sur d'autres pen sées plus anciennes. Mais, à peine posée, cette pensée va être contrée par une nouvelle pensée, créant ainsi une tension entre deux modes de pensée. Et cette contradiction sera levée grâce à une troisième pensée qui conservera le meilleur des deux points de vue. C'est ce que Hegel appelle un processus dialectique.

Un processus dialectique ?

Tu te souviens de la discussion des présocratiques à pro pos d'une substance élémentaire et de ses métamorphoses...

Oui, en gros.

Puis vinrent les Éléates qui affirmèrent qu'aucune matière ne pouvait se transformer. Ils furent obligés de nier les changements que leurs sens percevaient pourtant dans la nature. Les Éléates avaient formulé cette affirmation et c'est un point de vue de ce type que Hegel appelle une position.

Ah?

Mais dès qu'une position est nettement définie, elle attire son contraire. Ce que Hegel appelle une négation. La négation de la philosophie des Éléates, ce fut Héraclite qui déclara que « tout s'écoule ». À partir de ce moment il y a une tension entre deux manières de voir diamétralement opposées. Mais cette tension fut conservée, niée, dépassée (subsumée) quand Empé docle affirma que tous les deux avaient à la fois raison et tort.

Je commence à y voir plus clair...

Les Éléates avaient raison en affirmant que rien fonda mentalement ne se transforme, mais ils avaient tort en disant que l'on ne pouvait se fier à ses sens. Héraclite, lui, avait raison de croire qu'on pouvait se fier à ses sens, mais tort quand il disait que tout s'écoule.

Car il n'y avait pas qu'une seule substance élémentaire.

La composition changeait constamment et non les éléments eux-mêmes.

Très juste. Le point de vue d'Empédocle qui a départagé les deux points de vue opposés, c'est ce que Hegel a appelé la négation delà négation.

Oh ! la la ! quel terme !

Il a qualifié les trois stades de la connaissance de thèse, antithèse et synthèse. Ainsi tu peux dire que le rationalisme de Descartes était une thèse qui fut contredite par l'antithèse empirique de Hume. Mais cette contradiction, cette tension entre deux différents modes de pensée, fut niée et en même temps conservée dans la synthèse de Kant. Kant donna raison à la fois aux rationalistes et aux empiristes sur des points précis tout en montrant leurs erreurs respectives sur des points importants. Mais l'histoire ne s'arrêta pas avec Kant La syn thèse de Kant devint à son tour un nouveau point de départ pour une nouvelle chaîne de pensées composée de ces trois maillons que Hegel qualifie de triade. Car la synthèse elle aussi va être contredite par une nouvelle antithèse.

C'est bien théorique, tout ça.

Effectivement, c'est très théorique, mais Hegel ne veut pas appliquer un quelconque « schéma » à l'histoire. Il s'était borné à mettre à nu certaines lois qui régissent le développe ment de la raisonou de l'Esprit du mondeà travers 1 his toire. Du reste, la dialectique de Hegel ne s'applique pas seule ment à l'histoire. Quand nous discutons ou voulons expliquer quelque chose, nous pensons de manière dialectique. Nous essayons de déceler les défauts de l'argumentation : c'est ce que Hegel nomme « penser négativement ». Mais quand nous criti quons un mode de pensée, nous voulons conserver aussi ce qu'il a de bon.

Par exemple ?

Quand un socialiste et un homme de droite s'assoient autour de la même table pour résoudre un problème de société, il y aura forcément une tension entre deux façons de voir les choses, ce qui ne veut surtout pas dire que l'un a entièrement raison et l'autre entièrement tort. Au contraire, tout porte à croire que tous deux ont un peu tort et un peu raison. Au cours de la discussion, on ne retiendra finalement que les éléments positifs de chaque point de vue.

Je l'espère.

Cela dit, quand on est pris à partie, il n'est pas toujours aussi aisé de faire la part du raisonnable. C'est finalement l'his toire qui montrera ce qui était vrai ou faux. Ce qui est « raison nable », c'est ce qui est « doué de vie ».

Ce qui continuera à vivre, c'est ce qui est juste, c'est ça ?

Ou vice versa : ce qui est juste, c'est ce qui continuera à vivre.

Si ça ne te gêne pas, j'aurais bien aimé avoir un petit exemple.

Eh bien, il y a cent cinquante ans, de nombreuses per sonnes revendiquerait l'égalité des droits entre les hommes et les femmes. Mais d'autres s'insurgèrent contre cette égalité. Si nous nous penchons aujourd'hui sur l'argumentation des deux parties, il est très difficile de dire qui avait les arguments les plus « raisonnables ». Nous ne devons jamais oublier qu'il est toujours facile de dire « après coup » ce qu'il convenait de faire dans telle ou telle situation. D s'avère que ceux qui prônaient l'égalité des droits entre les hommes et les femmes avaient rai son. Plus d'un pourtant serait gêné de lire noir sur blanc l'opi nion de son grand-père à cette même époque.

Ça ne m'étonne pas. Et qu'en pensait Hegel?

De l'égalité entre les sexes?

C'était bien de ça qu'on était en train de parler, non?

Tu veux une citation ?

Volontiers !

« La différence qu'il y a entre l'homme et la femme est celle qu'il y a entre l'animal et la plante, a-t-il écrit. L'animal correspond davantage au tempérament masculin, la plante davantage à celui de la femme. Car la femme a davantage un développement paisible, dont le principe est l'unité indétermi née de la sensibilité. Si les femmes sont à la tête du gouverne ment, l'État est en danger, car elles n'agissent pas selon les exi gences de l'universalité, mais au gré des inclinations et des opinions contingentes. La formation de la femme se fait, on ne sait trop comment, par imprégnation de l'atmosphère que dif fuse la représentation, c'est-à-dire davantage par les circons tances de la vie que par l'acquisition (les connaissances. L'homme, par contre, ne s'impose que par la conquête de la pensée et par de nombreux efforts d'ordre technique. »

Merci, je n'en demandais pas tant !

Mais cette citation est un exemple excellent pour montrer à quel point la conception du « raisonnable » est en perpétuelle évolution. Elle révèle aussi que Hegel était un enlant de son siècle, comme nous tous. Nos conceptions, apparemment si « évi dentes », ne résisteront guère elles aussi à l'épreuve du temps.

Tu n'aurais pas un exemple?

Non.

Et pourquoi ça ?

Parce que je parlerais de quelque chose qui serait déjà en train de changer. Je ne peux pas te dire que c'est une idiotie de conduire puisque la voiture pollue la nature. Tant de gens l'ont déjà dit. Ce serait un mauvais exemple. L'histoire se chargera elle-même de montrer que nos prétendues évidences ne résis tent pas au jugement du temps.

Je comprends.

~ Soit dit en passant, nous pouvons noter que c'est juste ment parce que les hommes au temps de Hegel damaient si fort l'infériorité de la femme que le mouvement de libération des femmes a pu voir le jour.

Comment ça?

Les hommes ont avancé, selon Hegel, une « thèse ». Et s'ils avaient éprouvé le besoin de le faire, c'est que le mouve ment de libération des femmes avait déjà commencé. Quel inté rêt y aurait-il eu à défendre un point sur lequel tout le monde tombait d'accord? Plus leurs propos étaient virulents, plus l'antithèse ou la « négation » était forte.

Je vois.

Tu peux donc affirmer que rien ne vaut d'avoir des oppo sants énergiques pour progresser. Plus les détracteurs seront puissants, plus la réaction qu'ils provoqueront sera violente. C'est ce qu'on appelle « apporter de l'eau au moulin ».

J'ai l'impression que mon moulin tourne vraiment à plein maintenant.

De manière purement logique ou philosophique, il y aura souvent une tension dialectique entre deux concepts.

Un exemple, s'il te plaît !

Si je réfléchis au concept « être », je suis contraint d'intro duire le concept contraire, à savoir « ne pas être ». Il est impos sible de réfléchir à ce qu'on est sans penser dans le même temps

qu'on n'est pas étemel. La tension entre « être » et « ne pas être » sera résolue dans le concept de « devenir ». Car pour que quelque chose devienne, il faut que cette chose à la fois soit et ne soit pas.

Je comprends.

La raison de Hegel est donc une raison dynamique. A l'image de la réalité qui n'est faite que de contrastes, il est logique qu'une description de la réalité soit contradictoire. Tiens, par exemple : on raconte que le célèbre chercheur en physique atomique, Niels Bohr, avait un fer à cheval au-dessus du pas de sa porte.

Cela porte bonheur.

Mais c'est de la pure superstition et Niels Bohr était tout sauf superstitieux. Un ami vint lui rendre visite un jour et rap porta la conversation suivante : « Tu ne crois tout de même pas à ce genre de choses? » dit-il. « Non, répondit Niels Bohr, mais je n'ai pas entendu dire que ça ne marche pas. »

Ça me laisse sans voix.

La réponse était assez dialectique, d'aucuns diraient même contradictoire. Niels Bohr déclara un jour qu'il existait deux types de vérités : les vérités superficielles le concept oppose est faux de manière évidente et les vérités plus pro fondes le contraire peut aussi être juste.

Quel genre de vérités ?

Si je dis par exemple que la vie est brève...

En bien je suis d'accord.

Mais je peux à une autre occasion tendre mes bras vers le ciel et dire que la vie est longue.

Tu as raison. C'est vrai aussi.

Pour finir, tu vas entendre parler d'un exemple la contradiction dialectique peut provoquer une action immédiate entraînant à son tour un changement.

Je t'écoute.

Imagine une fille qui n'arrêterait pas de répondre : « Oui, Maman », « Bien, Maman », « Comme tu veux, Maman », « Je le fais tout de suite, Maman ».

J'en ai des frissons.

Puis un jour la mère en a assez que sa fille soit obéissante à ce point et s écrie, excédée : « Arrête de toujours dire oui ! » Et la fille de répondre : « Non, Maman ! »

Moi, je lui aurais fichu une bonne paire de claques.

Ah bon? Et qu'aurais-tu fait si à la place elle avait répondu : « Oui, Maman » ?

C'aurait été une drôle de réponse. Peut-être que je lui aurais fichu une paire de claques aussi.

En d'autres termes, la situation est bloquée. La contradic tion est tellement poussée à l'extrême que seul un événement extérieur peut dénouer cette situation.

Tu veux parler de la gifle ?

Oui, mais il faut mentionner un dernier point à propos de la philosophie de Hegel.

Je t'écoute, tu sais.

Tu te souviens que nous avons dit que les romantiques étaient des individualistes.

« Le chemin mystérieux va vers l'intérieur... »

Eh bien cet individualisme rencontra sa « négation » ou sa contradiction dans la philosophie de Hegel. Ce dernier souligna l'importance des « forces objectives », c'est-à-dire selon lui la famille et l'État. Bien sûr Hegel ne perdait pas de vue l'indi vidu pris isolément, mais il l'incluait en tant que partie orga nique dans une communauté. La raison ou l'Esprit du monde ne se révèlent que dans les rapports des hommes entre eux.

Explique-toi !

La raison se révèle avant tout dans la langue. Et nous naissons au monde avec une langue. La langue française peut très bien vivre sans monsieur Dupond, mais monsieur Dupond ne peut pas vivre sans la langue française. Ce n'est pas 1 indi vidu qui crée la langue, mais bien la langue qui crée 1 individu.

Vu sous cet angle...

De même que 1 individu naît au monde dans une certaine langue, il naît aussi dans un certain contexte historique. Et per sonne ne peut avoir une relation « libre » vis-à-vis de ce contexte. Celui qui ne trouve pas sa place dans l'État est une personne antihistorique. Cette pensée était, tu t'en souviens, importante pour les grands philosophes d'Athènes. Pas plus qu on ne peut concevoir un État sans citoyens, on ne peut concevoir de citoyens sans État.

Je comprends.

L'État, selon Hegel, est « plus » qu'un simple citoyen, voire plus que l'ensemble des citoyens. Il est impossible, selon lui, de s'abstraire de la société. Celui qui se contente de hausser les épaules quand on lui parle de la société dans laquelle il vit et qui préfère vivre « pour lui-même » est un imbécile.

Je ne sais pas si je suis entièrement d'accord, mais bon.

Ce n'est pas l'individu qui selon Hegel « vit pour lui- même », mais l'Esprit du monde.

L'Esprit du monde vit pour lui-même ?

Hegpl dit que l'Esprit du monde retourne à lui-même en trois étapes successives. D entend par que l'Esprit du monde prend conscience de lui-même en trois stades.

Raconte !

Tout d'abord, l'Esprit du monde prend conscience de lui dans l'individu. C'est ce que Hegel appelle la raison subjective. Un degré supérieur est celui de la famille et de l'État, ce que Hegel appelle la raison objective parce que c'est une raison qui se révèle au contact des hommes entre eux. Mais il existe encore un dernier degré...

Je suis curieuse de savoir ce que c'est

La plus haute forme de connaissance de soi, l'Esprit du monde l'atteint dans la Conscience absolue. La Conscience absolue, c'est l'art, la religion et la philosophie. Et, de ces trois domaines, la philosophie est la forme la plus élevée de la raison, puisque dans la philosophie l'Esprit du monde réfléchit à sa propre activité au cours de l'histoire. Ce n'est donc que dans la philosophie que l'Esprit du monde se réalise, atteint la parfaite égalité avec lui-même. Tu peux aller jusqu'à avancer que la phi losophie est le « miroir » de l'Esprit du monde.

C'était tellement étrange, tout ce que tu viens de me dire, qu'il va me falloir un peu de temps pour digérer. Mais j ' ai bien aimé la dernière image que tu as employée.

Quand j'ai dit que la philosophie était le miroir de l'Esprit du monde?

Oui, c'était une belle image. Tu crois que ça a un rapport avec le vieux miroir en laiton?

Oui, puisque tu me poses la question.

Qu'est-ce que tu veux dire?

Je pense que ce miroir a une signification particulière étant donné qu'il croise constamment notre chemin.

Alors tu as peut-être une idée de ce qu'il signifie?

Non, non. Je dis simplement que le miroir ne reviendrait

pas sans arrêt s'il n'avait pas une signification particulière pour Hilde et son père. Mais laquelle, ça, seule Hilde peut le savoir.

C'était de l'ironie romantique?

C'est une question sans réponse, Sophie.

Pourquoi?

Ce n'est pas nous qui menons le jeu. Nous ne sommes que les victimes sans défense de ce genre d'ironie. Si un enfant attardé gribouille quelque chose sur un papier, ce n'est pas le papier qui pourra te dire ce que représente le dessin.

J'en ai froid dans le dos.

Kierkegaard

l'Europe s'achemine lentement vers la faillite...

Hilde regarda sa montre. Il était déjà plus de quatre heures. Elle posa le classeur sur son bureau et se précipita à la cui sine. Il fallait qu'elle se dépêche si elle ne voulait pas que sa mère abandonne tout espoir de voir arriver sa collation. En passant, elle lança un coup d'œil au miroir.

Elle mit l'eau à bouillir et beurra quelques tranches de pain à toute allure.

C'était décidé, elle allait rendre à son père la monnaie de sa pièce ! Hilde se sentait de plus en plus l'alliée de Sophie et d'Alberto. Ça commencerait dès Copenhague...

En un rien de temps elle fut en bas près du hangar à bateau avec un grand plateau.

— Voici ton déjeuner ! cria-t-elle.

Sa mère, un grand morceau de papier émeri à la main, s'essuya le front du revers de la main.

Elles s'assirent sur lajetée pour déjeuner.

— Quand rentre Papa ? demanda Hilde après un moment.

— Samedi, tu le sais bien.

— Oui, mais quand? Tu m'as dit qu'il passait d'abord par Copenhague.

— Eh bien...

Sa mère était en train de manger une tartine de pâté de foie avec une tranche de concombre.

—... il atterrira à Copenhague vers cinq heures. L'avion pour Kristiansand décollera à huit heures et quart. Je crois que l'arrivée à Kjevik est prévue à neuf heures et demie.

— Il aura donc quelques heures d'attente à l'aéroport de Copenhague.

— Pourquoi me demandes-tu ça?

— Oh ! c'est juste pour savoir. Je me demandais comment il rentrait.

Elles continuèrent à manger. Au bout d'un certain temps, Hilde trouva qu'elle pouvait se risquer à poser la question qui lui brûlait les lèvres :

— Tu as eu des nouvelles de Anne et Ole récemment?

— Oh ! ils m'ont téléphoné une ou deux fois. Ils rentreront de vacances dans le courant du mois de juillet.

— Pas avant ?

— Non, je ne crois pas.

— Ils seront à Copenhague cette semaine-là...

— Tu me caches quelque chose, Hilde !

— Mais non, rien du tout.

— Ça fait deux fois que tu me parles de Copenhague.

— Ah! bon?

— Je t'ai dit que Papa atterrissait d'abord...

— C'est sans doute pour ça quej'ai soudain pensé à Anne et Ole.

Dès qu'elles eurent fini de manger, Hilde rangea les assiettes et les tasses sur le plateau.

— Bon, il faut que je remonte lire, Maman.

— Puisque tu le dis...

N'y avait-il pas un ton de reproche dans cette réponse? C'est vrai qu'il avait été question qu'elles nettoient le bateau ensemble avant que son père ne revienne.

— Papa m'a en quelque sorte fait promettre de finir son livre pour son retour.

— Je trouve ça un peu insensé. Qu'il soit absent, c'est son affaire, mais il ne devrait pas se mêler de ce qui se passe à la maison en son absence et essayer de tout diriger de là-bas.

— Si tu savais tout ce qu'il dirige..., répondit Hilde d'un ton mystérieux. Tu n'imagines pas à quel point il adore ça.

Elle monta dans sa chambre et reprit sa lecture.

Soudain Sophie entendit frapper à la porte. Alberto la regarda d'un air déterminé :

Ne nous laissons pas distraire.

Les coups retentirent de plus belle.

Je vais te parler d'un philosophe danois qui lut bouleversé par la philosophie de Hegel, commença Alberto.

Les coups devinrent à présent si violents que toute la porte fut ébranlée.

C'est naturellement encore un coup monté du major qui nous envoie un de ces personnages farfelus pour nous mettre à l'épreuve, poursuivit Alberto. Ça ne lui demande aucun effort.

Mais si nous n'allons pas ouvrir, il peut lui prendre l'envie de détruire tout le chalet.

Tu as peut-être raison, allons voir qui c'est.

Ils se dirigèrent vers la porte. Étant donné la violence des coups, Sophie s'était imaginé se trouver en face d'un homme immense, mais il n'y avait sur le perron qu'une petite fille avec de longs cheveux blonds et une robe d'été à fleurs. Elle tenait deux petites bouteilles à la main. L'une était rouge, l'autre était bleue.

Bonjour, lança Sophie. Qui es-tu ?

Je m'appelle Alice, répondit la petite fille, un peu gênée, en faisant une révérence.

Je m'en doutais, intervint Alberto. C'est Alice au pays des merveilles.

Mais comment a-t-elle fait pour venir jusqu'ici?

Alice prit alors la parole :

Le pays des merveilles est un pays qui ne connaît pas de frontières. Ça veut dire que le pays des merveilles est partout, un peu comme les Nations unies. C'est pourquoi il devrait être un membre honoraire de l'ONU. Nous devrions avoir des représentants dans toutes les délégations.

Ah ! ce major ! grommela Alberto.

Et qu'est-ce qui t'amène ici?

On m'a chargée de donner ces bouteilles de philosophie à Sophie, répondit-elle en tendant les petites bouteilles vers la jeune fille.

Toutes deux étaient en verre dépoli, seule changeait la cou leur du liquide, rouge dans l'un, bleue dans l'autre. Sur la bouteille rouge était écrit : « bois-moi » et sur la bleue ; « bois- moi aussi ».

L'instant d'après, un lapin blanc fila comme une flèche devant le chalet. D courait sur deux pattes et portait veste et gilet. Il sortit une montre à gousset de sa poche en disant :

Oh ! mon Dieu ! Je vais vraiment être en retard.

Sur ce, il reprit sa course et Alice le suivit. Elle eut juste le temps de faire une autre révérence en disant :

Ça y est, ça recommence.

Dis bonjour à Dinah et à la Reine de ma part, lui cria Sophie avant de la voir disparaître tout à fait.

Restés seuls, Alberto et Sophie examinèrent les deux bou teilles.

bois-moi et bois-moi aussi, lut Sophie qui ajouta aussitôt : je ne sais pas si je vais oser le faire.

Alberto se contenta de hausser les épaules.

C'est le major qui nous l'envoie, et tout ce qui vient de lui est de la conscience. Ce ne peut donc être que du «jus de pensée».

Sophie déboucha la bouteille rouge et la porta prudemment à ses lèvres. Le liquide avait un drôle de goût sucré, en tout cas celui-. Mais, dans le même temps, tout ce qui l'entourait deve nait soudain différent.

C'était comme si l'étang, la forêt et le chalet se fondaient en un seul élément. Elle eut bientôt l'impression qu'elle ne voyait plus qu'une seule personne et que cette personne, c'était Sophie elle-même. Elle leva les yeux vers Alberto, mais lui aussi sem blait n'être qu'une partie de l'âme de Sophie.

Ça fait un drôle d'effet, expliqua-t-elle. Je vois tout comme avant, mais c'est comme si tout faisait partie d'un tout. J'ai l'impression que tout n'est qu'une seule et unique conscience.

Alberto hocha la tête d un air entendu, mais Sophie eut l'impression qu'elle se hochait la tête à elle-même.

C'est le panthéisme ou la philosophie de la totalité. C'est l'Esprit du monde des romantiques. Selon eux, le monde entier n'était qu'un vaste «je ». Hegel aussi n'oubliait pas l'individu pris isolément et voyait dans fe monde l'expression d'une seule et unique raison universelle.

Est-ce que je dois aussi goûter l'autre bouteille ?

C'est ce qui est marqué.

Sophie déboucha la bouteille bleue et but une grande gorgée. Le goût en était un peu plus acide mais c'était plus rafraîchis sant. aussi tout ce qui l'entourait changea subitement.

Les sensations produites par le liquide rouge se dissipèrent instantanément et tout redevint comme avant : Alberto rede vint Alberto, les arbres de la forêt redevinrent des arbres et l'étang redevint comme un petit lac.

Mais cela ne dura qu'une seconde car les choses continuè rent, sous les yeux étonnés de Sophie, à se détacher les unes des autres. La forêt n'était plus une forêt, le moindre petit arbre représentait à présent un monde à lui tout seul. La moindre petite branche représentait à elle seule tout un univers mer veilleux à partir duquel on aurait pu broder mille contes.

D'un seul coup, le petit étang était une mer infinie, non en profondeur ou en largeur, mais à cause de ses jeux de lumière et du délicat tracé de ses rives. Sophie comprit qu'elle n'aurait pas trop de toute une vie pour regarder cet étang et que, même après sa mort, ce petit lac resterait un mystère insondable.

Elle leva les yeux vers la cime d'un arbre s'amusaient trois moineaux. Elle avait bien remarqué leur présence après avoir bu une gorgée de la bouteille rouge, mais sans vraiment faire attention à eux, puisque la bouteille rouge avait effacé toutes les oppositions et les différences individuelles.

Sophie descendit les marches de pierre et se pencha au- dessus de l'herbe. Elle découvrit un univers insoupçonnéun peu comme lorsqu'on fait pour la première fois de la plongée sous-marine et qu'on ouvre les yeux sous l'eau. Dans la mousse, entre les brins d herbe et les bouts de paille, ça grouillait de vie. Sophie vit une araignée qui se frayait vaillamment un chemin à travers la mousse, une petite punaise rouge qui montait et redescendait à toute vitesse le long d'une brindille et toute une armée de fourmis au travail. Mais chaque fourmi avait une façon particulière de soulever ses pattes.

Le comble fiit quand elle se releva pour regarder Alberto qui était resté sur le perron. Elle vit en lui une personne étrange, une sorte d'extraterrestre ou un personnage de conte sorti d'un autre livre que le sien. Elle aussi était à sa façon un être remar quable : elle n'était pas seulement un être humain, une jeune fille de quinze ans, mais Sophie Amundsen, la seule et unique.

Que vois-tu? demanda Alberto.

Je vois que tu es un drôle de type.

Ah bon?

Je crois que je ne saurai jamais l'effet que ça fait d'être quelqu'un d'autre. Il n'y a pas deux personnes semblables dans le monde entier.

Et la forêt?

Elle ne forme plus un tout, mais est un univers mer veilleux se déroulent d'étranges aventures.

Ça confirme ce que je pensais. La bouteille bleue est l'individualisme. Elle caractérise par exemple la réaction de SOren Kierkegaard à l'égard de la philosophie panthéiste des romantiques. A l'époque de Kierkegaard vivait un autre Danois, le célèbre conteur Hans Christian Andersen. Il décelait en la nature ses innombrables mystères et en appréciait l'infinie richesse. Il rejoignait en cela le philosophe allemand Leibniz qui, un siècle plus tôt, avait porté le même regard sur la nature, critiquant ainsi la philosophie panthéiste de Spinoza comme Kierkegaard critiqua plus tard Hegel.

J'entends ce que tu dis, mais tu es si bizarre que ça me fait rire.

Je comprends. Reprends une petite gorgée de la bouteille rouge et reviens ( asseoir ici sur les marches. Nous avons encore quelques mots à dire sur Kierkegaard avant d'en avoir terminé pour aujourd'hui.

Sophie retourna s'asseoir à côté d'Alberto. Après une gor gée du liquide rouge, les choses vinrent se fondre à nouveau les unes aux autres. Même un peu trop, car tous les détails finis saient par s'estomper. Elle dut tremper sa langue dans la bou teille bleue pour que le monde redevienne à peu près comme il était avant 1 arrivée d'Alice avec les deux bouteilles.

Mais qu'est-ce qui est vrai? demanda-t-elle à présent. Est-ce que c est la bouteille rouge ou la bouteille bleue qui donne une vraie expérience du monde?

A la fois la rouge et la bleue, Sophie. Nous ne pouvons pas dire que les romantiques se soient trompés, car il n'existe qu'une seule réalité. Mais ils n'en ont retenu qu'un seul aspect.

Et la bouteille bleue ?

Kierkegaard avait en boire de grandes gorgées, à mon avis. Il défendait ardemment une conception individualiste. Nous ne sommes pas seulement « les enfants de notre siècle », chacun d'entre nous est une personne unique qui ne vit qu'une seule fois.

Et Hegel ne s'était pas particulièrement intéressé à cette question ?

Non, il préférait considérer les grandes lignes de l'histoire, Et c'est justement ce qui a irrité Kierkegaard. Le panthéisme des romantiques, tout comme l'historicisme de Hegel, noyait la responsabilité individuelle ; c'est pourquoi, Hegel ou les roman tiques, c'était selon lui du pareil au même.

Je comprends que ça l'ait rendu malade.

SQren Kierkegaard est en 1813 et reçut de son père une éducation sévère. Cest de lui qu'il hérita un profond sentiment religieux.

Ça n'a pas l'air très encourageant

C'est ce profond sentiment religieux qui le poussa à rompre ses fiançailles. Cela fui très mal perçu par la bourgeoi sie bien-pensante de Copenhague et il dut subir force moque ries et brimades. Il apprit petit à petit à répondre à ses détrac teurs et se défendre, mais il devint ce que Ibsen a appelé un « ennemi du peuple ».

Tout ça parce qu'il avait rompu ses fiançailles ?

Pas uniquement. Vers la fin de sa vie, il se mit à critiquer violemment toute la culture européenne. « Toute l'Europe s'achemine lentement vers la faillite », déclara-t-il. Il jugeait son époque sans passion et sans engagement et ne supportait pas la tiedeur et le manque de rigueur de l'Église danoise luthé rienne. Le « christianisme du dimanche » lui sortait par les yeux.

On parle davantage de nos jours de « christianisme de communion solennelle », à savoir que la plupart ne font leur communion que pour avoir plein de cadeaux.

C'est que le bât blesse. Pour Kierkegaard, la religion s'imposait avec une évidence telle qu'elle s'opposait à la raison et qu'il fallait faire un choix : c'était soit l'un soit l'autre. On ne pouvait pas être « un peu » chrétien ou «jusqu'à un certain point ». Car soit le Christ était ressuscité lejour de Pâques, soit il ne l'était pas. Et s'il était vraiment ressuscité d'entre les morts, s'il était vraiment mort pour notre salut, cela était si extraordinaire que cela méritait bien de guider toute notre vie.

Je comprends.

Mais Kierkegaard se rendit compte que l'Église et la plu part des chrétiens avaient une vision un peu scolaire des pro blèmes religieux. Selon lui, la religion et la raison étaient comme l'eau et le feu. D ne suffit pas de croire que le christia nisme est « vrai ». La vraie foi chrétienne consiste à suivre les traces de Jésus-Christ.

Qu'est-ce que Hegel a à voir -dedans?

Bon, on n'aurait peut-être pas commencer par .

Alors faisons marche arrière et reprenons tout depuis le début.

Kierkegaard commença à étudier la théologie dès l'âge de dix-sept ans, mais se passionna de plus en plus pour les pro blèmes philosophiques. À vingt-sept ans il obtint son diplôme avec sa dissertation Sur le concept d'ironie en rapport avec Socrate, il s'attaque à la conception romantique de l'ironie et à leur jeu facile avec l'illusion. Il voit dans lironie socra tique » l'opposé de cette forme d'ironie, car Socrate utilisait l'ironie comme moyen d'action afin de mettre en valeur la pro fonde gravité de la vie. Contrairement aux romantiques, Socrate était aux yeux de Kierkegaard un « penseur existen tiel », c'est-à-dire quelqu'un dont l'existence fait partie inté grante de sa philosophie.

Si tu le dis...

Après avoir rompu ses fiançailles avec Regine Olsen, Kierkegaard partit en 1841 pour Berlin, il suivit entre autres les cours de Schelling.

Est-ce qu'il rencontra Hegel ?

Non, Hegel était mort dix ans plus tôt, mais l'esprit de Hegel continuait de souffler pas seulement sur Berlin mais sur presque toute l'Europe. Son « système » servait dorénavant de modèle d'explication pour des questions en tout genre. Kierke gaard trouva que les « vérités objectives » prônées par la philo sophie hégélienne ne pouvaient aucunement s'appliquer à l'existence individuelle.

Mais quel genre de vérité est essentiel alors?

Il ne s agit pas tant de trouver la Vérité avec un grand V que de trouver des vérités qui concernent la vie de tout un cha cun. Il importe de trouver ce qui est « vrai pour moi ». Il oppose donc l'individu au « système ». Selon lui, Hegel avait oublié qu'il était lui-même un homme. Le professeur hégélien

par excellence est celui qui du haut de sa tour d'ivoire explique le grand mystère de la vie, il a dans sa distraction oublié jusqu'à son nom et le fait qu'il est tout simplement un homme, et non la brillante sous-partie d'un chapitre.

Et c'est quoi un homme, selon Kierkegaard?

C'est difficile de répondre par une généralité. Une des cription générale de la nature profonde ou de lêtre » de l'homme ne présente pour Kierkegaard aucun intérêt. C'est l'existence de chacun qui est essentielle et l'homme ne prend pas conscience de son existence derrière un bureau. C'est dans l'action et tout particulièrement face à un choix que nous avons affaire à notre propre existence. On peut illustrer cela par l'his toire qu'on raconte à propos de Bouddha...

—... Bouddha?

Oui, car la philosophie de Bouddha elle aussi a comme point de départ 1 existence de l'homme. Il était une fois un moine qui trouvait que Bouddha n'apportait aucune réponse satisfaisante à des questions aussi essentielles que la nature du monde ou celle de l'homme. Bouddha répondit au moine en montrant du doigt un homme qui avait été blessé par une flèche empoisonnée. L'homme blessé ne demanderait jamais, par pur intérêt théorique, de quoi la flèche était faite, avec quel poison ou de quel angle elle avait été tirée.

Il voudrait plutôt qu'on l'aide à retirer la flèche et qu'on soigne sa blessure?

Oui, n'est-ce pas? Voilà ce qui se révélait existentiellement important pour lui. Bouddha, comme Kierkegaard, ressentait avec une grande intensité que son existence ne durait qu'un court instant. Et, comme je l'ai déjà dit, dans ce cas-, on ne s'installe pas derrière son bureau pour disserter sur la nature de l'Esprit du monde.

~ Je comprends.

Kierkegaard dit également que la vérité est « subjective ». Ce qui, dans son esprit, ne revient pas à dire que toutes les opi nions se valent, mais que les vérités vraiment importantes sont personnelles. Ce sont seulement ces vérités qui sont « une vérité pour moi ».

Peux-tu donner un exemple de ce genre de vérité sub jective ?

Une question fondamentale est celle de la vérité du chris tianisme. Impossible d'y répondre de manière théorique ou universitaire. Pour qui se conçoit comme un « être pris dans l'existence », c'est une question de vie ou de mort. Ce ne peut en aucun cas être un sujet de discussion pour le simple plaisir de discuter, mais bien quelque chose que 1 on tente d'approcher avec la plus grande passion et en son âme et conscience.

Je comprends.

Si tu tombes à l'eau, tu ne te poses pas des questions théo riques pour savoir si tu vas ou non te noyer. Ce n'est pas non plus « intéressant » ou « inintéressant » de savoir s'il y a des crocodiles dans l'eau. C'est une question de vie ou de mort.

Merci de la précision !

Il faut donc faire la distinction entre le problème philoso phique de l'existence de Dieu et l'attitude individuelle face à la même question. Chaque homme se retrouve seul pour répondre à des questions de ce genre. Et seule la foi peut nous permettre d'approcher ces problèmes fondamentaux. Les choses que nous pouvons savoir avec notre raison sont, selon Kierkegaard, tout à fait accessoires.

Non, il faut que tu m'expliques ça.

Huit plus quatre égale douze, Sophie. Nous pouvons en être parfaitement sûrs. Voilà un exemple de ce genre de vérités déterminées par la raison dont ont parlé tous les philosophes depuis Descartes. Mais qu'est-ce que cela a à voir avec la prière du soir?

Mais la foi dans tout ça?

Tu ne peux pas savoir si quelqu'un t'a pardonné une mauvaise action et c'est pourquoi c'est si important pour toi de le savoir. C'est une question qui peut t'accompagner toute ta vie. Impossible de savoir non plus si quelqu'un d autre t'aime. Tu peux tout au plus le croire ou l'esperer. Mais tu conviendras que c'est autrement plus important pour toi que de savoir que la somme des angles d'un triangle est égale à cent quatre-vingts degrés. Ou, si tu préfères, on ne s'interroge pas sur la « loi de causalité » ou les « formes a priori de la sensibilité » quand on reçoit son premier baiser...

Non, il faudrait être vraiment timbré.

Tout d'abord, la foi est essentielle pour tout ce qui concerne les problèmes religieux. « Si je peux saisir Dieu objec tivement alors je n'ai pas la foi, mais c'est justement parce que je ne peux pas le faire que je suis obligé d'avoir la foi. Et si je veux garder la foi, je dois veiller à rester dans l'ignorance objective même par soixante-dix mille mètres de fond et garder pourtant la foi. »

C'est un peu lourd comme formule.

Beaucoup avaient auparavant essayé de prouver l'exis tence de Dieu ou du moins de le concevoir par la raison. Mais, si l'on accepte ce genre de preuves de Dieu ou d'arguments de la raison, on perd la vraie foi et, partant, tout sentiment religieux intime. Car l'essentiel n'est pas de savoir si le christianisme est vrai ou non, mais s'il est vrai pour moi. Au Moyen Âge, on disait déjà : credo quia absurdum.

Ah î vraiment?

Ce qui signifie : « Je crois parce que c'est contraire à la raison. » Si le christianisme avait fait appel à notre raison, et non à d'autres aspects de notre personnalité, il n'aurait plus été une question de foi.

Ça, j'ai compris.

Nous avons donc vu ce que Kierkegaard entendait par « existence », par « vérité subjective » et ce que recouvrait pour lui le concept de « foi ». Ces trois notions déterminent une cri tique de la tradition philosophique, à commencer par celle de Hegel. Mais c'était aussi toute une « critique de la civilisation », car dans la société moderne l'homme est devenu le « grand public » ou la « masse », et son signe distinctif est de pouvoir « parler » de tout et de rien. Nous dirions peut-être aujourd'hui que c'est le « conformisme » qui domine, c'est-à-dire que tous « pensent » et « défendent » la même chose sans avoir le moindre réel engagement vis-à-vis de cette chose.

J'étais en train de me demander si Kierkegaard n'aurait pas eu du fil à retordre avec les parents de Jorunn.

Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'était pas très indulgent envers ses semblables. Sa plume était acerbe et il savait manier l'ironie. Il pouvait lancer des formules incen diaires du genre « la foule est le contraire de la vérité » ou encore « la vérité est toujours du côté de la minorité ». La plu part des gens se contentaient de jouer à vivre sans se poser la moindre question.

Collectionner les poupées Barbie, c'est une chose, mais c'est presque pire d'être une vraie poupée Barbie soi-même...

Cela nous amène à parler des trois « stades sur le chemin de la vie ».

Pardon?

Kierkegaard considérait qu'il y avait trois attitudes pos sibles face à l'existence. Lui emploie le terme de stades : le « stade esthétique », le « stade éthique » et le « stade religieux ». En utilisant le terme de « stade », il veut aussi montrer qu'on peut très bien vivre au niveau des deux stades inférieurs et « franchir » soudain le fossé qui vous sépare du stade supérieur. Cela dit, la plupart des gens restent au même stade toute leur vie.

Je parie que je vais bientôt avoir droit à une explication. J'ai envie de savoir à quel stade j'en suis.

Celui qui vit au stade esthétique vit dans l'instant et recherche à tout moment son plaisir. Le bien est ce qui est beau, agréable ou plaisant. Vu sous cet angle, un tel homme vit entiè rement dans le monde des sens. L esthète est le jouet de ses désirs et de ses émotions. Est négatif tout ce qui est ennuyeux ou qui « craint », comme on dit aujourd'hui.

Merci, je connais ce genre d'attitude.

Le romantique typique est donc le type même de l'esthète. Il ne s'agit pas seulement de jouissance des sens, mais l'attitude ludique vis-à-vis de la réalité, de l'art ou de la philosophie détermine le stade esthétique. Même les soucis et la souffrance peuvent être vécus et « regardés » d'un point de vue esthétique. C'est alors la vanité qui gouverne. Dans Peer Gynt, Ibsen a décrit le personnage du parlai! esthète.

Je vois ce que tu veux dire.

Tu te reconnais ?

Pas tout à fait. Mais ça pourrait correspondre au major.

Oui, après tout. Bien que ce soit de nouveau un vulgaire 1 'e romantique. À propos, tu devrais t'essuyer la


Qu'est-ce que tu as dit?

Rien, ce n'est pas ta faute.

Continue !

Quelqu'un qui vit au stade esthétique ressent rapidement un sentiment d'angoisse et de vide. Mais, si tel est le cas, il y a aussi de l'espoir. Kierkegaard considère en effet l'an goisse comme quelque chose de presque positif, car elle est

l'expression qu'on se trouve dans une « situation existentielle ». L'esthète peut choisir de faire le grand « saut » pour atteindre le stade supérieur. Mais il peut aussi ne rien se passer. Cela ne sert à rien d'être sur le point de franchir le pas si on ne va pas jusqu'au bout. Il est question ici d'une « alternative ». Mais personne ne peut faire ce pas à ta place, toi seule dois choisir.

Ça me rappelle quand on veut s'arrêter de fumer ou de se droguer.

Oui, un peu. Quand Kierkegaard parle de cette décision, cela fait penser dans une certaine mesure à Socrate qui avait montré que toute réelle prise de conscience vient de l'intérieur. Le choix qui conduira un homme à passer du stade esthétique au stade éthique, ou à un mode de vie plus religieux, doit aussi venir de l'intérieur. C'est ce qu'a décrit Ibsen dans Peer Gynt. L'écrivain russe Fiodor Dostoïevski novts a aussi donné une des cription magistrale de ce choix qui jaillit au cœur d'une pro fonde détresse intérieure et auquel est confronté le héros de son roman Crime et châtiment.

Tu veux dire que, dans le meilleur des cas, on choisit une autre conception de la vie ?

Oui, et ainsi on passe au stade éthique. C'est un stade empreint de gravité et l'on tente de vivre selon des critères moraux. Ce stade éthique n'est pas sans rappeler l'éthique du devoir chez Kant, quand il dit que nous devons suivre la loi morale en nous. Comme Kant, Kierkegaard fait appel à la par tie sensible de l'homme : l'essentiel n'est pas de savoir très pré cisément ce que l'on considère comme étant juste ou faux, mais de choisir et d'agir en fonction de cette distinction. L'esthète, lui, ne s'intéresse qu'à savoir ce qui est « amusant » pour pou voir laisser de côté tout ce qui est « ennuyeux ».

Est-ce qu'on ne finit pas par devenir quelqu'un d'un peu trop sérieux, à vivre comme ça ?

Bien sûr que oui. Pour Kierkegaard non plus, le « stade éthique » n'est pas satisfaisant L'homme de devoir finira par se lasser d'être si conscient de son devoir et de ne jamais faillir à la règle de vie qu'il s'est fixée. Beaucoup de personnes connaissent cette lassitude à l'âge adulte. C'est pourquoi certains retombent au stade esthétique la vie ressemble à un jeu. Mais d'autres franchiront la dernière étape qui les conduit au stade religieux. Ils osent faire le grand saut dans les « soixante-dix mille mètres

de fond » de la foi. Au plaisir des sens et à l'accomplissement du devoir que leur dicte la raison, ils préféreront la foi. Et même si cela peut être « terrible de tomber vivant entre les mains de Dieu », comme l'exprime Kierkegaard, l'homme trouve enfin la réconciliation tant espérée avec lui-même.

Par le christianisme, donc.

Oui, pour Kierkegaard, le « stade religieux » c'était le christianisme. Mais sa pensée eut aussi une grande influence sur des philosophes non chrétiens. Au cours du xxe siècle se développa une philosophie dite « existentielle » qui s'inspira fortement de Kierkegaard.

Sophie jeta un coup d'œil à sa montre.

Il est presque sept heures, il faut vite que je rentre chez moi. Sinon Maman va me faire une de ces scènes...

Elle fit un petit signe de la main au philosophe et courut vers le lac et la barque.

Marx

...un spectre hante l'Europe.

Hilde se leva du lit et vint près de la fenêtre qui donnait sur la baie. Elle avait commencé sa journée du samedi en lisant l'histoire des quinze ans de Sophie. La veille, elle avait fêté son propre anniversaire.

Si son père s'était imaginé qu'elle arriverait à lire jusqu'à l'anniversaire de Sophie, il avait mis la barre trop haut. Elle n'avait fait que dévorer le livre toute la journée d'hier! Elle avait encore eu droit une dernière fois à des vœux de joyeux anniversaire : quand Alberto et Sophie avaient chanté Happy birthday toyou ! Hilde n'avait pas particulièrement apprécié.

Ainsi, Sophie avait décidé d'inviter tout le monde à une « garden-party philosophique », le jour même où le père de Hilde devait revenir du Liban. Hilde était convaincue qu'il allait se passer quelque chose de totalement imprévisible aussi bien pour elle-même que pour son père...

Elle était en tout cas sûre d'une chose : avant son retour, son père allait recevoir une douche froide. C'était bien le moins qu'elle puisse faire pour Sophie et Alberto. N'avaient- ils pas demandé son aide ?

Sa mère s'affairait encore dans le hangar à bateau. Hilde était descendue en catimini au rez-de-chaussée pour télépho ner. Elle trouva le numéro de téléphone de Anne et Ole à Copenhague et le composa.

— Allô, qui est à l'appareil ?

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