Voilà, notre xxe siècle, c'est aussi ça. Ceri est le temple de notre temps.

Tu ne crois pas à ce genre de choses?

Il y a en tout cas beaucoup de charlatanisme -dedans. Mais ça se vend aussi bien que la pornographie. Au fond, ça revient presque au même. On leur raconte exactement ce qui excite leur esprit. Mais il y a autant de lien entre la vraie philo sophie et ce genre de livres qu'entre le vrai amour et la porno graphie.

Tu ne crois pas que tu exagères un peu ?

Allez, viens, on va s'asseoir dans le parc.

Ils sortirent de la librairie et trouvèrent un banc libre devant l'église. Les pigeons volaient sous les arbres, parmi eux on pou vait apercevoir aussi un ou deux moineaux tout affairés.

Cela s'appelle la parapsychologie, commença-t-il. On peut aussi dire télépathie, clairvoyance, don de voyance ou psychoki- nésie. Ou encore spiritisme, astrologie, science des ovnis. Les chouchous ont toujours plusieurs noms.

Mais dis-moi, tu penses vraiment que tout ça, ce n'est que de la blague?

Il serait indigne d'un vrai philosophe de tout mettre sur le même plan. Mais, d'après moi, tous ces grands sujets ne font qu'esquisser un paysage qui n'existe pas. C'est en tout cas truffé de ces « tous de l'imagination » que Hume aurait jetés au feu. Dans la plupart de ces livres, on ne trouve au départ aucune expérience réelle.

Alors comment expliques-tu qu'on écrive tant de livres sur le sujet?

Parce que ça rapporte de l'argent. C'est ce que les gens ont envie de Ère.

Et pourquoi, à ton avis?

Il est clair qu'ils ont la nostalgie d'une forme de « mys tique », de quelque chose qui serait « différent » et qui leur per mette d'échapper à la dure réalité de leur quotidien. Mais ils cherchent midi à quatorze heures.

Qu'est-ce que tu veux dire?

Nous avons été projetés au cœur d'une merveilleuse aven ture. À nos pieds se déroule au fiir et à mesure une œuvre d'art, et cela en plein jour, Sophie ! N'est-ce pas incroyable ?

Si.

Quel besoin aurions-nous d'aller voir des diseuses de bonne aventure ou de fréquenter les coulisses de l'Université pour faire des expériences « passionnantes » ou « limites » ?

Tu penses que ceux qui écrivent la plupart des livres qu'on a vus ne sont que des charlatans et des menteurs?

Non, je n'ai pas dit ça. Mais, ici encore, nous avons affaire à un système darwiniste.

Explique-toi !

Imagine tout ce qui se passe au cours d'une seule journée. Tu peux même te limiter à un jour de ta propre vie. Imagine tout ce que tu vois et qui t'arrive cette journée-.

Oui, et alors ?

D peut aussi se produire de drôles de coïncidences. Tu entres par exemple dans une boutique et tu achètes quelque

chose à vingt-huit couronnes. Un peu plus tard Jorunn te rend exactement vingt-huit couronnes qu'elle t'avait empruntées un jour. Puis vous allez toutes les deux au cinéma et ton siège porte le numéro vingt-huit.

Oui, ce serait vraiment une drôle de coïncidence !

Une coïncidence, certes, mais le problème est que les gens collectionnent ce genre de coïncidences. Ils collectionnent toutes les expériences mystiques ou inexplicables. Quand on réunit dans un livre ce type d expériences tirées de la vie de milliards d'hommes, cela peut donner l'illusion que l'on détient enfin des preuves très convaincantes. On a même l'impression qu'on en découvre de plus en plus. Mais c'est comme si on jouait à une loterie seuls apparaîtraient les numéros gagnants.

Il existe pourtant des gens qui ont le don de voyance, des médiums qui font tout le temps ce genre d'expériences?

Bien sûr que oui. Mais, les charlatans mis à part, nous pouvons trouver une explication relativement plausible pour tous ces phénomènes de type « mystique ».

Ah oui?

Tu te rappelles que nous avons parlé de la théorie de l'inconscient chez Freud?

Tu fais exprès de croire que j'oublie tout ou quoi ?

Freud a montré que nous pouvons jouer le rôle d'un médium vis-à-vis de notre propre inconscient. Nous pouvons nous surprendre à penser ou faire des choses sans trop bien comprendre pourquoi. La raison en est que nous avons accu mulé en nous infiniment plus de connaissances, de pensées et d'expériences que celles dont nous sommes conscients.

D'accord, mais qu'est-ce que ça change?

Il arrive que des gens marchent et parlent dans leur som meil. On pourrait appeler ça une sorte dautomatisme men tal ». Sous hypnose également, les gens peuvent dire et faire des choses « d'elles-mêmes ». Tu peux aussi songer à lécriture automatique » des surréalistes : c'était pour eux une façon d'être leur propre médium et de faire parler leur inconscient

Je m'en souviens.

A intervalles réguliers, on a assisté au xxe siècle à diffé rents « éveils spirituels ». L'idée est qu'un médium peut entrer en contact avec un défunt. Soit en parlant avec la voix du mort, soit en faisant appel à l'écriture automatique, le médium capte

le message de quelqu'un qui a vécu il y a des siècles. Certains se sont fondés -dessus pour affirmer qu'il existe une vie après la mort ou encore que l'homme vit plusieurs fois.

Je comprends.

Je ne dis pas que ces médiums ont été des imposteurs. Certains d'entre eux sont de bonne foi. Mais s'ils ont joué le rôle de médium, c'est vis-à-vis de leur propre inconscient. Plu sieurs expériences ont été faites qui ont clairement montré qu'en état second les médiums font preuve de connaissances et de dons dont les autres et eux-mêmes ignorent l'origine. Une femme ne connaissant pas un traître mot d'hébreu, par exemple, a transmis un message dans cette langue. Elle a donc avoir une vie antérieure, Sophie. Ou alors avoir été au contact d'un esprit défunt.

Et quelle est ton opinion?

On apprit qu'elle avait eu une nourrice juive quand elle était toute petite.

Oh!...

Tu es déçue ? Tu devrais au contraire l'émerveiller de la capacité qu'ont certaines personnes d'emmagasiner dans l'inconscient des connaissances si précoces.

Je vois ton point de vue.

Beaucoup de petites coïncidences dans la vie de tous les jours peuvent s'expliquer grâce à la théorie freudienne de l'inconscient. Si par exemple je reçois un coup de téléphone d'un vieux camarade que j'ai perdu de vue et que j'étais juste ment en train de chercher son numéro...

Ça me donne des frissons !

L'explication peut tout simplement être que nous avons tous les deux entendu une vieille chanson à la radio qui nous a rappelé le bon vieux temps. Tout le problème, c'est que ce lien caché n'est pas conscient

Donc c'est soit du charlatanisme, soit une sorte de loterie l'on gagne à tous les coups, soit encore un coup de ce fameux « inconscient » ?

Il vaut mieux en tout cas aborder ce genre de livres avec la plus grande réserve. Surtout quand on est philosophe. D existe en Angleterre un club spécial pour les sceptiques. Il y a plu sieurs années de cela, ils ont lancé un grand concours avec une grosse somme d'argent pour le premier qui parviendrait à leur montrer un phénomène tant soit peu surnaturel. Ils ne deman daient pas de grand miracle, un simple exemple de transmis sion de pensée leur aurait suffi. Ils attendent toujours.

Je vois.

D'autre part, il faut avouer qu'il y a beaucoup de choses qui nous échappent encore. Peut-être que nous ne connaissons pas toutes les lois naturelles. Au siècle dernier des phénomènes comme le magnétisme ou l'électricité passaient pour une forme de magie. Je suis prêt à parier que mon arrière-grand-mère ouvrirait des yeux grands comme des toupies si je lui parlais de la télévision ou des ordinateurs.

Tu ne crois donc à rien de surnaturel ?

Nous en avons déjà parlé. L'expression même de « surna turel » est un peu bizarre. Non, j'ai la conviction qu'il n'existe qu'une nature. Mais elle est en revanche tout à fait étonnante.

Et tous ces phénomènes étranges dont parlent ces livres, qu'est-ce que tu en fais ?

Tous les philosophes dignes de ce nom se doivent de rester vigilants. Même si nous n'avons encore jamais vu de corbeau blanc, nous continuerons d'aller à sa recnerche. Et un jour un sceptique de mon espèce sera peut-être bien obligé d'accepter un phénomène auquel il n'avait jusqu'alors jamais cru. Si je n'avais pas laissé cette possibilité ouverte, j'aurais alors été un dogmatique. Et donc pas un vrai philosophe.

Après avoir échangé ces mots, Alberto et Sophie restèrent silencieux sur le banc. Les pigeons tendaient leur cou et rou coulaient à leurs pieds, effrayés seulement par un vélo ou un geste brusque.

D va falloir que je rentre préparer la fête, finit par dire Sophie.

Mais juste avant de nous quitter, j'aimerais bien te mon trer un de ces corbeaux blancs. Ils sont parfois beaucoup plus près qu'on ne pense.

Il se leva et fit signe à Sophie qu'ils devaient retourner à la librairie de tout à l'heure.

Cette fois-ci, ils se contentèrent de passer devant le rayon des sciences occultes. Alberto s'arrêta devant une minuscule éta gère au fin fond du magasin. Au-dessus, il y avait une toute petite pancarte qui indiquait « Philosophie ».

Alberto montra du doigt un certain livre et quelle ne fut pas la surprise de Sophie en découvrant son titre : LE MONDE DE SOPHIE1

Veux-tu que je te l'achète?

Je ne sais pas encore si j'en ai le courage.

Quelques instants plus tard, elle reprenait le chemin de sa maison, le livre dans une main, les courses pour la fête dans l'autre.

La réception en plein air

...un corbeau blanc...

Hilde se sentit littéralement clouée au lit. Ses bras étaient tout engourdis et ses mains qui tenaient le grand classeur tremblaient.

Il était presque onze heures. Cela faisait deux heures qu'elle lisait au lit. Elle avait bien levé les yeux de temps à autre et éclaté de rire, mais elle s'était aussi tournée sur le côté pour gémir. Heureusement qu'elle était toute seule à la maison !

C'était fou tout ce qu'elle avait lu en deux heures ! Tout d'abord Sophie avait dû retenir l'attention du major sur son chemin de retour. Elle avait fini par trouver refuge dans un arbre, mais Martin, le jars, était venu la sauver, tel un ange venu du Liban.

Il y avait fort longtemps de ça, mais Hilde se souvenait encore de son père lui faisant la lecture du Merveilleux Voyage de Nils Holgersson. Des années durant, cela avait été une sorte de code entre eux, une langue secrète. Et voilà qu'il se servait à nouveau de ce bon vieux jars.

Puis Sophie s'était retrouvée seule au café. Hilde s'était surtout attachée à retenir ce qu'Alberto racontait à propos de Sartre et de l'existentialisme. Il avait presque réussi à la convaincre que c'était la seule attitude valable, mais en fait elle s'était déjà laissé convaincre par d'autres théories aupa ravant.

Un an plus tôt, Hilde s'était acheté un livre d'astrologie. Un autre jour, elle était rentrée avec un jeu de tarot. Et, pour finir, avec un livre sur le spiritisme. Chaque fois son père

l'avait mise en garde en employant des termes comme « sens critique » ou « superstition », mais il tenait enfin sa ven geance. Et il avait frappé fort, ce coup-ci. Il était clair qu'il ne voulait pas que sa fille grandisse sans avoir été prévenue contre ce genre de choses. Histoire d'en être bien sûr, il s'était même offert le luxe de lui faire un petit signe de la main d'un téléviseur en vitrine dans un magasin. Là, il exagérait tout de même...

Ce qui l'étonnait le plus, c'était cette fille aux cheveux noirs.

Sophie, Sophie... qui es-tu ? D'où viens-tu ? Pourquoi es-tu entrée dans ma vie ?

A la fin, Sophie avait reçu un livre sur elle-même. Etait-ce le même livre que celui que Hilde tenait entre ses mains maintenant? Ce n'était qu'un classeur, mais qu'importe : comment était-ce possible de trouver un livre sur soi-même dans un livre sur soi-même ? Que se passerait-il si Sophie se mettait à lire ce livre ?

Qu'allait-il se passer maintenant? Que pouvait-il se passer à présent ?

Hilde sentit sous ses doigts qu'il ne lui restait plus que peu de pages à lire.

Sophie rencontra sa mère dans le bus qui la ramenait à la maison. Quel manque de chance! Qu'est-ce que sa mère allait lui dire quand elle verrait le livre que Sophie tenait à la main?

Sophie essaya bien de le glisser dans le sac avec les serpentins et les ballons qu'elle avait achetés pour la fête, mais elle n'y arriva pas.

Tiens, Sophie! On rentre avec le même bus? Ça tombe bien!

Euh...

Tu t'es acheté un livre?

Non, ce n'est pas tout à fait ça...

Le Monde de Sophie... quelle coïncidence!

Sophie comprit vite qu'elle n'avait aucune chance de s'en sortir par un mensonge.

C'est Alberto qui me l'a offert

Cela ne m'étonne pas. J'ai vraiment hâte de faire la connaissance de cet homme, lu permets?

Tu peux pas attendre qu'on soit à la maison? C'est mon livre, Maman.

Allez, je sais bien que c'est ton livre, mais laisse-moi juste jeter un coup d'œil sur la première page. Ça alors... « Sophie Amundsen rentrait de l'école. Elle avait d'abord fait un bout de chemin avec Jorunn. Elles avaient parlé des robots... »

C'est vraiment ce qui est écrit?

Mais oui. C'est un certain Albert Knas qui l'a écrit. Ce doit être un débutant. Au fait, il s'appelle comment ton Alberto?

Knox.

Je suis prête à parier que c'est cet homme bizarre qui a écrit tout un Èvre sur toi, Sophie. C'est ce qui s'appelle utiliser un pseudonyme.

Ce n'est pas lui, Maman. Laisse tomber, tu comprends rien de toute façon.

Si c'est toi qui le dis... Enfin, demain c'est la fête au jar din et je pense que tout rentrera dans l'ordre.

Albert Knag vit dans une autre réalité. C'est pourquoi ce livre est comme un corbeau blanc.

Bon, maintenant ça suffit comme ça. Je croyais que c'était un lapin blanc ?

Laisse tomber, d'accord?

La conversation en était lorsqu'elles descendirent du bus au début de l'allée des Trèfles. Il y avait justement une mani festation.

Oh non ! s'écria la mère de Sophie. Moi qui pensais que dans ce coin-ci nous étions à l'abri de toute cette agitation!

Il n'y avait qu'une dizaine de personnes qui brandissaient des pancartes sur lesquelles on pouvait lire :

LE M^CR RENIFE HENIÔT (H À LNIÏN mm DLIA SAINLJFAN IAVWIflCK 1Ï: K1MJR ÀIÏNJ

Sophie avait presque pitié de sa mère.

Fais comme s'ils n'étaient pas , dit-elle.

C'est quand même une drôle de manifestation, Sophie. Elle est presque absurde.

Oh ! ce n'est rien.

Le monde change de plus en plus vite. Au fond, ça ne m'étonne pas du tout.

Tu devrais en tout cas être étonnée de ne pas être étonnée, justement.

Mais puisqu'ils n'étaient pas violents. Tu sais, du moment qu'ils n'ont pas piétiné mes rosiers... Mais je ne vois vraiment pas quel est leur intérêt à traverser un jardin privé! Allons, dépêchons-nous de rentrer!

C'était une manifestation philosophique, Maman. Les vrais philosophes ne piétinent pas les rosiers.

Ah ! vraiment, Sophie? Eh bien, je ne suis pas sûre qu'il reste encore de vrais philosophes. De nos jours, tout est telle ment trafiqué.

Le restant de l'après-midi et la soirée furent consacrés aux préparatifs. Elles continuèrent à mettre la table et à décorer le jardin le lendemain matin. Jorunn vint leur donner un coup de main.

Tu sais pas la dernière? Maman et Papa viennent avec les autres. C'est ta faute, Sophie.

Une demi-heure avant l'arrivée des invités, tout était fin prêt : dans les arbres, on avait tendu des guirlandes et suspendu des lanternes japonaises en papier (un long cordon électrique parve nait d'une lucarne de la cave) et le portail, les arbres et la façade de la maison étaient décorés avec des ballons. Sophie et Jorunn avaient passé deux heures rien qu'à gonfler tous ces ballons.

Sur la table étaient disposés du poulet froid, des assiettes^ de salade, des petits pains au lait et une longue tresse de pain. À la cuisine attendaient les brioches, les gâteaux à la crème, les pal miers et le gâteau au chocolat, mais elles avaient déjà mis au centre de la table le gâteau d'anniversaire, une pièce montée avec vingt-quatre anneaux en macaron. Tout en haut trônait une figurine de communiante. La mère de Sophie avait eu beau dire qu'il pouvait tout aussi bien s'agir d'une fille de quinze ans qui n avait pas fait sa communion, il était clair pour Sophie que sa mère tentait par ce biais de transformer la réception en une sorte de fête de communion.

Tu vois que je n'ai lésiné sur rien, répéta sa mère à plu sieurs reprises.

Les premiers invités arrivèrent. Ce furent d'abord trois filles de la classe, en chemisettes d'été, avec des pulls légers, des jupes longues et les yeux légèrement maquillés.

Puis ce fut le tour de JQrgen et de Lasse qui passèrent la porte du jardin, un peu gênés mais affichant tout de même une certaine arrogance toute masculine.

Salut ! Bon anniversaire !

T'es adulte maintenant !

Sophie remarqua tout de suite que Jorunn et JOrgen se dévi sageaient à la dérobée. L'air était lourd. Il faut dire que c'était le soir de la Saint-Jean.

Tous avaient apporté des cadeaux, et puisque c'était une réception philosophique en plein air, la plupart des invités s'étaient interrogés sur ce qu'était la philosophie avant de venir. A défaut de trouver des cadeaux philosophiques, ils s'étaient du moins creusé la tête pour écrire quelque chose de philosophique sur la carte. Sophie reçut un dictionnaire de phi losophie et un petit carnet intime qu'on pouvait fermer à clé sur lequel était écrit : « notes philosophiques personnelles ».

Au fur et à mesure que les invités se pressaient dans le jar din, on servit du jus de pomme dans de vrais verres à vin. C'était la mère de Sophie qui s'occupait du service.

Soyez tous les bienvenus... Comment vous appelez-vous, jeune homme?... Je ne crois pas vous avoir déjà rencontré... Oh ! Cécile, comme c'est gentil à toi d'être venue !

Une fois que tous les jeunes se furent retrouvés et alors qu'ils étaient en train de discuter sous les arbres fruitiers, un verre à la main, la Mercedes blanche des parents de Jorunn se gara devant la maison. Le conseiller financier portait un costume gris à la coupe impeccable, sa femme un ensemble-pantalon rouge rehaussé de paillettes bordeaux. Sophie n'aurait pas été étonnée si elle avait d'abord acheté une poupée Barbie avec ce costume et avait demandé ensuite à une couturière de lui faire le même ensemble. Ou alors il y avait une autre possibilité. Le conseiller financier avait pu acheter la poupée puis demander à un magicien de la métamorphoser en une femme en chair et en os. Mais c'était trop tiré par les cheveux.

Quand ils sortirent de la Mercedes et arrivèrent dans le

jardin, tous les jeunes les regardèrent, stupéfaits. Le conseiller financier remit en personne a Sophie un petit cadeau de la part de la famille lngebrigtsen. Sophie fit un immense effort sur elle- même pour ne pas exploser quand elle découvrit, précisément, une poupée Barbie ! Jorunn était hors d'elle :

Vous êtes complètement cinglés ou quoi? Vous croyez vraiment que Sophiejoue encore à la poupée?

Madame lngebrigtsen répliqua dans un cliquetis de paillettes :

Mais c'est pour décorersa chambre, Jorunn.

Merci beaucoup en tout cas, essaya de dire Sophie pour limiter les dégâts. Je peux peut-être commencer une collection.

Un cercle s'était formé autour de la table.

Bon, nous attendons encore Alberto, dit la mère de Sophie sur un ton qui se voulait léger mais trahissait une certaine inquiétude.

Les rumeurs sur le fameux invité qui se faisait attendre allaient bon train.

Il a promis de venir, alors il viendra.

Mais on ne peut quand même pas commencer sans lui?

Allez, on s'assoit.

La mère de Sophie indiqua aux invités leur place, tout en veillant à laisser une chaise Èbre entre Sophie et elle-même. Elle bredouilla quelques phrases sur la nourriture, sur le beau temps et sur le fait que Sophie était dorénavant presque une adulte.

Ils étaient à table depuis une bonne demi-heure lorsqu'un homme d'une quarantaine d'années avec une barbiche noire et coiffé d'un béret franchit la porte du jardin. Il tenait à la main un bouquet de quinze roses rouges.

Alberto!

Sophie se leva et courut à sa rencontre. Elle se jeta à son cou et prit le bouquet qu'il lui tendait. La seule réaction d'Alberto à cet accueil fiit qu'à fît mine de fouiller dans ses poches. Il en sortit quelques pétards qu'il alluma avant de les lancer en l'air. Puis, tout en se dirigeant vers la table, il alluma un cierge manque qu'il planta au sommet de la pièce montée et s'appro cha de la chaise restée vide entre Sophie et sa mère.

Je suis très heureux d'être ici ! dit-il.

Toute l'assemblée resta stupéfaite. Madame lngebrigtsen

lança un regard plein de sous-entendus à son mari. La mère de Sophie, elle, était si soulagée qu'il ait fini par venir qu'elle était prête à tout lui pardonner. Quant à Sophie, elle avait du mal à réprimer un violent fou rire.

La mère de Sophie demanda le silence en donnant quelques coups de cuiller sur son verre et commença :

Je propose que nous souhaitions la bienvenue à Alberto Knox qui a eu la gentillesse de se joindre à nous pour cette petite fête philosophique. Je précise tout de suite qu il n'est pas mon nouveau petit ami, car même si mon mari est souvent en voyage, je n'en ai pas pour le moment. Cet homme étonnant est par contre le nouveau professeur de philosophie de Sophie. D sait donc faire autre chose qu'allumer des fusées de feu d'arti fice. D est par exemple capable de faire sortir un lapin blanc d'un chapeau haut de forme noir. Ou était-ce un corbeau, Sophie?

Merci, merci, dit Alberto en s'asseyant.

À ta santé ! lança Sophie, entraînant toute l'assemblée à trinquer avec leurs verres à vin remplis de Coca-Cola

Ils passèrent un bon moment à table à manger le poulet et la salade. Soudain, Jorunn se leva, alla vers JQrgen d'un pas décidé et l'embrassa sur la bouche. D répondit à ce geste en la serrant contre lui et en essayant de renverser son buste au-des- sus de la table afin de mieux pouvoir lui rendre son baiser.

—: Je crois que je vais m'évanouir! s'exclama madame Ingebrigtsen.

Je vous en prie, pas au-dessus de la table ! fut l'unique commentaire de la mère de Sophie.

Et pourquoi pas? demanda Alberto en se tournant vers elle.

Quelle question !

Toutes les questions se valent pour qui est un vrai philo sophe.

Quelques-uns des garçons qui, eux, n'avaient pas reçu de baiser commencèrent a lancer leurs os de poulet sur le toit de la maison.

Oh ! soyez gentils, ne faites pas ça! C'est tellement ennuyeux de retrouver des os de poulet dans la gouttière du toit, se contenta de répondre la mère de Sophie.

Désolé, répondit un des garçons.

Et tous de se mettre à lancer leurs os par-dessus la haie du jardin à la place.

Je crois qu'on peut desservir et apporter les gâteaux, ajouta la mère de Sophie. Qui prendra du café?

Les parents de Jorunn, Alberto et quelques invités levèrent la main.

Si Sophie et Jorunn veulent bien me donner un petit coup de main...

Le temps d'arriver à la cuisine, nos deux amies en profitè rent pour discuter un peu.

Pourquoi tu l'as embrassé ?

J'étais bien tranquille à regarder sa bouche quand sou dain j'en ai eu terriblement envie. Tu ne le trouves pas craquant?

Euh... et c'était comment?

Pas tout à fait comme je me l'étais imaginé, mais...

C'était la première fois?

Mais ce ne sera pas la dernière.

Entre-temps, on avait servi le café et posé tous les gâteaux sur la table. Alberto avait commencé à distribuer des fusées aux garçons. On entendit à nouveau un verre tinter et la mère de Sophie reprit la parole :

Je ne veux pas faire un long discours, commença-t-elle. Mais je n'ai qu'une fîlle et cela fait exactement une semaine et un jour qu'elle a eu quinze ans. Comme vous pouvez le consta ter, nous avons vu grand. Il y a vingt-quatre anneaux dans le gâteau aux amandes, comme ça il y aura au moins un anneau pour chacun. Ceux qui se serviront les premiers pourront donc en prendre deux. Les anneaux deviennent, comme chacun sait, de plus en plus grands au fur et à mesure qu'on se sert. A l'image de nos vies. Lorsque Sophie n'était encore qu'un petit bout de chou, elle trottinait en décrivant de tout petits cercles. En grandissant, les cercles aussi sont devenus plus grands. Ils vont maintenant de la maison jusqu'à la vieille ville. Sans comp ter qu'avec un père toujours par monts et par vaux elle télé phoné dans le monde entier. Allez, joyeux anniversaire, Sophie!

Splendide ! s'exclama madame lngebrigtsen.

Sophie se demanda si le commentaire concernait sa mère, le discours qu'elle venait de faire, le gâteau aux amandes ou Sophie en personne.

L'assemblée applaudit et un des garçons jeta une fusée dans le poirier. Jorunn, à son tour, se leva de table et entraîna JQrgen. Il se laissa faire et ils se retrouvèrent tous deux à s'embrasser dans l'herbe avant de disparaître en roulant derrière des groseilliers.

De nos jours, ce sont les filles qui prennent l'initiative, déclara le conseiller financier.

Sur ce, il se leva et, marchant résolument vers les arbustes, alla observer le phénomène d'un peu plus près. Toute l'assemblée sui vit son exemple. Seuls Sophie et Alberto restèrent assis. En un rien de temps, les invités firent demi-cercle autour de Jorunn et JQrgen, qui avaient depuis longtemps passé le cap du premier baiser et en étaient à des gestes beaucoup moins innocents.

Je crois qu'on ne pourra plus les arrêter, dit madame Ingebrigtsen avec une certaine fierté dans la voix.

Non, la race suit l'appel de la race, lança son mari.

Il jeta un regard autour de lui dans l'espoir de récolter quelques compliments pour ces termes si choisis. Ne rencon trant que des visages qui acquiesçaient silencieusement, il crut bon d'ajouter :

Il n'y a rien à y faire.

De loin, Sophie comprit que JQrgen essayait de déboutonner le chemisier blanc de Jorunn, lequel était déjà couvert de taches d'herbe. Quant à Jorunn, elle avait fort a fàire avec le ceinturon de JQrgen.

N'attrapez pas froid, surtout! dit madame Ingebrigtsen.

Sophie jeta un regard désespéré à Alberto.

Tout se passe un peu plus vite que je n'aurais cru, dit-il. Il faut vite partir d'ici, mais avant je voudrais prononcer quelques mots.

Sophie s'empressa de claquer des mains :

Allez, venez vous rasseoir, Alberto voudrait dire quelque chose.

Tous, à l'exception de Jorunn et JOrgen, revinrent s'asseoir.

Dites, c'est vrai, vous allez réellement faire un discours? s'enquit la mère de Sophie. Comme c'est aimable de votre part !

Je vous remercie de votre attention.

Il paraît que vous aimez beaucoup vous promener? C'est important pour rester en forme, à ce qu'on dit. Mais je trouve que c'est particulièrement sympathique d'emmener son chien en balade. Il s'appelle Hermès, n'est-ce pas ?

Alberto se leva et tapota sa tasse à café avec une cuiller.

Ma chère Sophie, commença-t-il, je tiens à rappeler que ceci est une réception à caractère philosophique. C'est pourquoi je tiendrai un discours philosophique.

Une salve d'applaudissements accueillit ses propos.

Dans cette fête qui tourne à la débauche, il me paraît fort à propos de revenir à une certaine raison. N'oublions pas qu'il s'agit de célébrer les quinze ans d'une jeune fille.

A peine avait-il prononcé ces mots qu'ils entendirent le vrombissement d'un moteur d'avion qui se rapprochait On le vit survoler à basse altitude le jardin traînant une banderole sur laquelle était écrit : Bon anniversaire !

Cela provoqua des applaudissements encore plus chaleureux.

Comme vous pouvez voir, cet homme sait faire autre chose que de lancer des fusées, interrompit la mère de Sophie.

Merci, ce n'était pas grand-chose. Sophie et moi-même avons mené ces dernières semaines une grande recherche philo sophique. Nous aimerions, ici et maintenant, vous communi quer les résultats de notre travail. Nous allons vous révéler le plus grand des secrets concernant notre existence.

Tout le monde s'était tu, on pouvait de nouveau entendre le chant des oiseaux, sans compter quelques bruits étouffés du côté des groseilliers.

Continue ! dit Sophie.

Après des recherches philosophiques approfondies qui se sont étendues des premiers philosophes grecs jusqu'à aujourd'hui, nous sommes en mesure d'affirmer que nos vies se déroulent dans la conscience d'un major. Il est actuellement en poste comme observateur de l'ONU au Liban, mais il a aussi écrit un livre sur nous, pour sa fille qui habite à Lillesand. Elle s'appelle Hilde MOller knag et a eu quinze ans le même jour que Sophie. Ce livre qui parle de nous tous, elle l'a trouvé en se réveillant sur sa table de nuit, le matin de son anniversaire, le 15 juin. D s'agit d'un grand classeur, pour être plus précis. A cet instant, elle sent sous ses doigts qu il ne lui reste plus beau coup de pages à lire.

Une vague de nervosité avait gagné l'assistance.

Notre existence n'est donc ni plus ni moins qu'une forme distrayante de cadeau d'anniversaire pour Hilde MOller Knag. Nous sommes tous inventés pour servir de décor à un cours de philosophie destiné à sa fille. Ce qui revient à dire que la Mercedes blanche garée devant la porte ne vaut pas un clou. Cela en soi n'a aucune espèce d'importance. Elle est comme toutes ces Mercedes qui roulent dans la tête de ce pauvre major de l'ONU qui vient de s'asseoir sous un palmier

E

our éviter une insolation. Les journées sont chaudes au

iban, mes amis.

C'est insensé ! s'exclama à cet instant le conseiller finan cier. Qu'est-ce que c'est que ces histoires à dormir debout?

La parole est naturellement libre, continua Alberto, impassible. Mais la vérité, c'est que toute cette réception est une histoire à dormir debout La seule petite once de raison se trouve dans ce discours.

Le conseiller financier se leva alors et déclara :

C'est bien la peine d'essayer de se couvrir avec une assu rance tous risques. Vous allez voir que ce poseur va vouloir tout détruire au nom de prétendues affirmations « philoso phiques » !

Alberto fit un signe approbateur et ajouta :

Rien ne résiste à ce genre d'analyse philosophique. Nous parlons de quelque chose de bien pire que les catastrophes naturelles, monsieur le conseiller financier. Qui, d'ailleurs, ne sont pas couvertes, elles non plus, par les compagnies d'assu rances.

Il ne s'agit nullement ici d'une catastrophe naturelle.

Non, c'est une catastrophe existentielle. Il suffit de jeter un coup d'odl derrière les groseilliers pour s'en persuader. On ne peut pas s'assurer contre le fait qu'un jour toute son exis tence s'effondre. On ne peut pas non plus contracter une assu rance pour éviter que le Solefl ne s'éteigne.

Et nous sommes censés accepter ça? demanda le père de Jorunn en s'adressant à sa femme.

Elle secoua la tête, tout comme la mère de Sophie.

Voilà qui est bien triste. Et nous qui avions cru si bien faire !

Les jeunes, eux, ne quittaient pas Alberto des yeux. C'est un fait reconnu que les jeunes sont plus ouverts aux nouveaux cou rants d'idées que ceux qui ont déjà vécu un moment

On aimerait bien en apprendre un peu plus, fit un garçon à lunettes, aux cheveux blonds et frisés.

Je vous en remercie, mais je crois vous avoir tout dit. Quand on est finalement arrivé à la conclusion qu'on n'est rien d'autre qu'une image illusoire dans la conscience somnolente d'un autre individu, mieux vaut à mon avis se taire. Je voudrais cependant finir en conseillant à tous ces jeunes gens de suivre un petit cours d'histoire de la philosophie. Ainsi, vous pourrez avoir une attitude plus critique vis-à-vis du monde dans lequel vous vivez. Cela permet entre autres choses de prendre ses dis tances par rapport aux valeurs établies. Si Sophie a appris quelque chose grâce à moi, c'est à avoir un esprit critique. Hegel appelait ça la pensée négative.

Le conseiller financier ne s'était toujours pas rassis. D était resté debout à tambouriner nerveusement sur la table.

Cet agitateur essaie de réduire à néant toutes les saines attitudes que nous avons tenté, d'un commun effort avec l'école et l'Église, de faire germer dans l'esprit des jeunes générations. Ce sont elles qui ont l'avenir devant elles et qui vont un jour hériter de nos biens. Si on n'éloigne pas immédiatement cet individu d'ici, j'appelle mon avocat personnel. Lui saura com ment prendre l'affaire en main.

Quelle importance peut avoir l'affaire, puisque vous n'êtes qu'une ombre? De toute façon, Sophie et moi n'allons pas tarder à quitter la fête. Le cours de philosophie n'a pas été seulement un pur projet théorique. Il a eu aussi un aspect pra tique. Le moment venu, je réaliserai devant vous un numéro nous nous volatiliserons. C'est ainsi que nous parviendrons à nous échapper de la conscience du major.

La mère de Sophie prit sa fille par le bras.

Tu ne vas quand même pas me quitter, Sophie?

Ce fut au tour de Sophie de la prendre dans ses bras. Elle leva les yeux vers Alberto.

Maman est si triste...

Non, c'est de la comédie. Allez, n'oublie pas ce que je t'ai appris. C'est de tous ces mensonges que nous voulons nous libé rer. Ta mère est une gentille petite dame tout comme le panier du Petit Chaperon rouge était tout à l'heure rempli de nourri ture pour sa grand-mère. Elle n'est pas vraiment triste de même que l'avion n'avait pas besoin de carburant pour effec tuer sa manœuvre.

Je comprends ce que tu veux dire, avoua Sophie.

Elle se retourna cette fois vers sa mère et ajouta :

Je dois faire ce qu'il me dit, Maman. Il fallait bien que je te quitte un jour.

Tu vas me manquer, répondit sa mère. Mais s'il y a un ciel au-dessus de celui-ci, tu n'as qu'à prendre ton envol. Je pro mets de veiller sur Govinda. Au fait, c'est une ou deux feuilles de salade qu'il lui faut par jour?

Alberto posa la main sur son épaule :

Nous n'allons manquer ni à vous ni à personne, tout sim plement parce que vous n'existez pas. Vous n'avez donc pas ce qu'il faudrait pour pouvoir nous regretter.

C'est la pire injure que j'aie jamais entendue jusqu'ici! s'écria madame IngeDrigtsen.

Son mari l'approuva de la tête.

De toute façon, il aura à répondre de ses insolences. Je te parie que c'est un communiste. D veut nous enlever tout ce qui nous est cher. C'est de la racaille, un voyou de la pire espèce...

Après cet échange, Alberto et le conseiller financier se rassi rent. Ce dernier était rouge de colère. Jorunn et JOrgen revin rent à table. Leurs vêtements étaient sales et froissés, de la terre et de la boue collaient aux cheveux blonds de Jorunn.

Maman, je vais avoir un bébé, annonça-t-elle.

C'est très bien, mais attends au moins qu'on soit rentrés à la maison.

Son mari vint tout de suite à la rescousse :

Elle n'a qu'à se retenir ! Si le baptême doit avoir lieu ce soir, ce sera à elle de tout organiser.

Alberto lança à Sophie un regard grave.

Le moment est venu.

Tu ne pourrais pas aller nous chercher un peu de café avant de partir? demanda sa mère.

Bien sûr que si, Maman, j'y vais.

Elle prit la Thermos à café posée sur la table. À la cuisine, elle dut brancher la cafetière electrique et, en attendant, elle donna à manger aux oiseaux et aux poissons. Elle fît un petit tour à la salle de bains et laissa une grande feuille de salade à Govinda. Elle ne vit pas le chat, mais elle versa le contenu d'une grande boîte dans une assiette creuse et la posa sur le pas de la porte. Elle avait les larmes aux yeux.

Quand elle revint avec le café, la fête ressemblait davantage à un goûter d'enfants qu'à l'anniversaire d'une fille de quinze ans. Beaucoup de bouteilles étaient couchées sur la table, la nappe était barbouillée de chocolat, le plat avec les brioches était renversé. Au moment Sophie revenait, un des garçons était en train de glisser une fusée à l'intérieur du gâteau à la crème. Elle explosa en éclaboussant de crème toute la table et les invités. Mais ce fui le pantalon rouge de madame Ingebrigtsen qui en reçut le plus.

Le plus étrange, c'était le grand calme avec lequel ils pre naient les choses. Jorunn prit a son tour un grand morceau de gâteau au chocolat et en barbouilla le visage de JOrgen. Tout de suite après, elle entreprit de le lécher pour le nettoyer.

La mère de Sophie et Alberto avaient pris place dans la balancelle, un peu à l'écart des autres. Ils firent signe à Sophie de venir les rejoindre.

Vous avez enfin pu vous expliquer entre quatre-z-yeux? demanda Sophie.

Et tu avais tout à fait raison, répondit sa mère toute joyeuse. Alberto est quelqu'un de très bien. Je te confie à ses bras vigoureux.

Sophie s'assit entre eux.

Deux des garçons avaient réussi à grimper sur le toit. Une des filles faisait le tour du jardin et crevait un à un tous les bal lons avec une épingle. Un garçon qu'on n'avait pas invité arriva à vélomoteur. Il avait sur son porte-bagages une caisse remplie de canettes de bière et de bouteilles d alcool. Des âmes chari tables vinrent l'accueillir.

Voyant cela, le conseiller financier quitta aussi la table. Il applaudit en disant :

Et si on jouait, les enfants ?

D saisit une des bouteilles de bière, la vida d'un trait et la jeta dans l'herbe. Puis il alla prendre les cinq grands anneaux en pâte d'amandes qui restaient et montra aux invités comment lancer les anneaux autour de la bouteille.

Ce sont les derniers soubresauts, dit Alberto. Il faut vrai ment partir avant que le major ne mette le point final et que Hilde ne referme le classeur.

Je te laisse seule pour tout ranger, Maman.

Ça n'a aucune importance, mon enfant. Ici, de toute façon, ce n'est pas une vie pour toi. Si Alberto peut t'offrir une

meilleure existence, je serai la plus heureuse sur terre. Tu ne m'as pas dit qu'il avait un cheval blanc?

Sophie regarda autour d'elle. Lejardin était méconnais sable. Des bouteilles vides, des os de poulet, des brioches et des ballons crevés jonchaient l'herbe.

Ceci fiit autrefois mon petit paradis, dit-elle.

Et tu vas maintenant être chassée du paradis, répondit Alberto.

Un des garçons s'assit au volant de la Mercedes blanche. Elle démarra en trombe, emboutit la porte du jardin, dévala l'allée de gravier et finit sa course dans lejardin.

Sophie sentit qu'on lui serrait fortement le bras et qu'on l'entraînait vers sa cabane. Elle eut juste le temps d'entendre la voix d'Alberto :

Maintenant !

A cet instant précis, la Mercedes blanche alla s'écraser contre un pommier. Toutes les pommes dégringolèrent sur la carrosserie.

Cela va trop loin! s'écria le conseiller financier. Je réclame des dommages et intérêts !

Sa femme, toujours aussi ravissante, appuya sa demande.

C'est la faute de cet imbécile. À propos, est-il passé?

On dirait que la terre les a avalés, dit la mère de Sophie avec une pointe de fierté.

Elle se leva et commença à ranger ce qui restait de la fête philosophique.

Quelqu'un veut encore du café ?

Contrepoint

... deux ou plusieurs chants dont les lignes mélodiques se superposent...

Hilde se redressa dans son lit. Ainsi se terminait donc l'his toire de Sophie et d'Alberto. Que s'était-il passé au juste?

Pourquoi son père avait-il écrit ce dernier chapitre ? Etait- ce seulement pour faire étalage du pouvoir qu'il exerçait sur le monde de Sophie ?

Plongée dans ses pensées, elle alla s'habiller dans la salle de bains. Elle avala rapidement son petit déjeuner et descendit s'installer dans la balancelle du jardin.

Elle était d'accord avec Alberto pour dire que la seule chose sensée de toute la fête avait été son discours. Son père voulait-il sous-entendre que le monde de Hilde était aussi chaotique que la fête de Sophie ? Ou son monde à elle aussi allait-il finir par se volatiliser?

Oui, ces deux-là, Sophie et Alberto... Qu'était-il advenu de ce fameux plan secret ?

Etait-ce à Hilde de continuer à inventer l'histoire? Ou avaient-ils vraiment réussi à s'échapper de la narration?

Mais où étaient-ils alors ?

Elle fut frappée par un détail : si Alberto et Sophie avaient réussi à s'échapper de la narration, il ne pouvait plus rien y avoir d'écrit sur eux dans le classeur. Car tout ce qu'il y avait dedans, son père le savait par cœur.

Mais pouvait-il y avoir quelque chose d'écrit entre les lignes ? Il lui semblait avoir lu cette phrase quelque part en toutes lettres. Hilde comprit qu'il lui fallait relire toute l'his toire plusieurs fois.

Tandis que la Mercedes blanche débouchait en trombe dans le jardin, Alberto avait entraîné Sophie dans sa cachette. Puis ils avaient traversé la forêt en courant et regagné le chalet.

Vite ! criait Alberto. Il fout le faire avant qu'il ne parte à notre recherche !

Est-ce que nous avons échappé à l'attention du major maintenant?

Nous nous trouvons dans la zone frontalière !

Ils ramèrent jusqu'à l'autre côté du lac et se précipitèrent à l'intérieur du chalet. Alberto ouvrit alors une trappe et poussa Sophie dans la cave. Tout devint noir.

Les jours qui suivirent, Hilde peaufina son propre plan. Elle envoya plusieurs lettres à Anne Kvamsdal à Copenhague et lui téléphona aussi plusieurs fois. A Lillesand, elle demanda l'aide de tous ses amis et relations, et presque la moitié de sa classe fut engagée à participer.

De temps à autre, elle reprenait le Monde de Sophie, car ce n'était pas une histoire dont on pouvait faire le tour en une seule lecture. Elle imaginait chaque fois une autre version de ce qui avait pu arriver à Sophie et Alberto depuis leur dispa rition à la fête.

Le samedi 23 juin, elle se réveilla en sursaut vers neuf heures. Elle savait que son père avait déjà décollé du Liban. Il ne restait plus qu'à attendre. L'emploi du temps pour le res tant de la journée de son père avait été minutieusement pré paré dans les moindres détails.

Dans le courant de la matinée, elle commença à préparer la soirée de la Saint-Jean avec sa mère. Hilde ne pouvait s'empêcher de penser à la manière dont Sophie, elle aussi, avait aidé sa mère à préparer sa fête.

Mais tout ça, c'était du passé ! Ou bien étaient-elles en train de mettre la table en ce moment précis ?

Sophie et Alberto s'assirent sur une pelouse devant deux grands bâtiments avec d'affreux ventilateurs et bouches d'aération sur la façade. Une jeune femme et un jeune homme

sortirent d'un des bâtiments, lui portait une serviette marron et elle un sac rouge en bandoulière. Dans une petite rue derrière eux, on voyait passer une voiture.

Que s'est-il passé? demanda Sophie.

Nous avons réussi !

Mais sommes-nous ici ?

À Maiorstua.

Mais Majorstua... c'est le « chalet du major »!

C'est ici, a Oslo.

Tu en es sûr?

Tout à fait sûr. Ce bâtiment-ci s'appelle « Château-Neuf ». On y étudie la musique. Et celui-, c'est la faculté de théologie. Plus haut sur la colline, on étudie les sciences de la nature et tout en haut la littérature et la philosophie.

Est-ce que nous sommes sortis du livre de Hilde et échap pons au contrôle du major?

Oui. Jamais il ne pourra nous retrouver ici.

Mais étions-nous quand nous avons traversé la forêt en courant?

Quand le major était occupé à faire s'écraser la Mercedes blanche du conseiller financier contre un pommier, nous avons saisi notre chance en nous dissimulant dans ta cabane. Nous en étions au stade fœtal, Sophie. Nous appartenions à la fois à l'ancien et au nouveau monde. Mais il est impossible que le major ait songé à nous cacher ici.

Pourquoi ça?

Il ne nous aurait pas lâchés si facilement. Ça a marché comme sur des roulettes. Encore que... on peut toujours imagi ner qu'il est au courant et se mêle au jeu.

Qu'est-ce que tu veux dire par ?

C'est lui qui a fait démarrer la Mercedes blanche. Peut- être qu'il a fait tout son possible pour nous perdre de vue. Il était peut-être au fond épuisé après tout ce qui s'était passé...

Le jeune couple n'était plus à présent qu à quelques mètres d'eux. Sophie avait un peu honte d'être vue assise sur la pelouse avec un homme nettement plus âgé qu'elle. Elle avait surtout envie que quelqu'un lui confirme les propos d'Alberto.

Elle se leva et alla à leur rencontre.

Excusez-moi, mais comment ça s'appelle ici ?

Mais ils ne lui répondirent pas et firent comme s'ils ne

l'avaient pas vue. Sophie trouva que c'était de la provocation et repartit à l'assaut :

Il n'y a rien d'extraordinaire à répondre à une question, queje sache !

Le jeune homme était visiblement lancé dans une grande dis cussion avec la jeune fille :

— La forme de composition contrapuntique travaille sur deux plans : horizontal, c'est-à-dire mélodique, et vertical, c'est-à-dire harmonique. Il s'agit donc de deux ou de plu sieurs chants dont les lignes mélodiques se superposent...

Excusez-moi de vous interrompre, mais...

— Les mélodies se combinent de façon à se développer le plus indépendamment possible de l'effet d'ensemble, mais tout en respectant les lois de l'harmonie. C'est ce que nous appelons le contrepoint. Ce qui signifie en fait « note contre note ».

Quel culot ! Ils n'étaient ni sourds ni aveugles. Sophie fit une troisième tentative en leur barrant carrément le chemin.

Elle fut doucement poussée sur le côté.

— On dirait que le vent se lève, dit la femme.

Sophie courut rejoindre Alberto.

Ils ne m'entendent pas ! s'écria-t-elle et au même moment lui revint en mémoire son rêve de Hilde avec sa croix en or.

Eh oui! C'est le prix que nous devons payer. Quand nous nous échappons d un livre, il ne faut pas s'attendre à réapparaître avec exactement le même statut que l'écrivain du livre. Mais nous sommes , c'est ce qui compte. À partir d'aujourd'hui, nous aurons toujours l'âge que nous avions quand nous avons quitté la fête philosophique.

Mais nous ne pourrons jamais nouer de contacts avec les gens qui nous entourent?

Un vrai philosophe ne dit jamais « jamais ». Tu as l'heure?

Il est huit heures.

L'heure qu'il était quand nous nous sommes enfuis de la fête.

C'est aujourd'hui que le père de Hilde revient du Liban.

Aussi il n'y a pas de temps à perdre

Qu'est-ce que tu veux dire ?

Tu n'as pas envie de savoir ce qui va se passer quand le major va rentrer à Bjerkefy ?

Si, bien sûr...

Alors viens vite !

Ils descendirent vers le centre-ville. À plusieurs reprises, ils croisèrent des gens, mais tous marchèrent droit devant eux comme s'ils n'étaient que de l'air.

Tout le long du trottoir, des voitures étaient garées les unes derrière les autres. Soudain Alberto s'arrêta devant une voiture de sport décapotable rouge.

Je pense que celle-ci fera l'affaire, dit-il. Il faut juste s'assurer que c'est bien notre voiture.

Je ne comprends plus rien.

Laisse-moi t'expliquer : nous ne pouvons pas tout simple ment prendre la voiture de quelqu'un ici en ville. Comment réagiraient les gens, à ton avis, s'ils voyaient une voiture rouler sans conducteur? Une autre chose est que nous aurions beau coup de mal à la faire démarrer.

Et cette voiture de sport-?

Je crois que je l'ai déjà vue dans un vieux film.

Excuse-moi, mais je commence à en avoir assez de toutes tes allusions plus obscures les unes que les autres.

C'est une voiture imaginaire, Sophie. Elle est exactement comme nous. Les gens qui passent ne voient qu'une place libre pour se garer. C'est la seule chose que je tiens à vérifier avant départir.

Ils attendirent un instant et virent un garçon foncer à bicy clette sur le trottoir. D donna un brusque coup de guidon et des cendit dans la rue en traversant la voiture rouge.

Tu vois ! C'est bien la nôtre.

Alberto ouvrit la portière avant droite.

Sois mon invitée ! dit-il et Sophie s'assit.

Il se mit au volant. Les clés étaient dessus et la voiture démarra sur-le-champ.

Ils descendirent l'allée de l'Église et arrivèrent sur la grande route de Drammen. Ils passèrent Lysaker et Sandvika. Ils voyaient de plus en plus de grands feux de la Saint-Jean, sur tout après avoir dépassé Drammen.

C'est la nuit du solstice d'été, Sophie. N'est-ce pas mer veilleux ?

C'est tellement agréable de rouler en décapotable et d'avoir le vent frais qui souffle au visage. Tu crois vraiment que personne ne peut nous voir?

Sauf ceux qui sont comme nous. Nous en rencontrerons peut-être. Quelle heure est-il?

Il est huit heures et demie.

D va falloir prendre un raccourci. Nous ne pouvons pas rester indéfiniment derrière ce camion.

-dessus, il bifurqua et s'engagea dans un grand champ de blé. Sophie se retourna et vit une large bande aépis de blé cou chés à terre après leur passage.

Ils diront demain que c'est le vent qui a soufflé sur les champs, se contenta de dire Alberto.

Le major Albert Knag atterrit à l'aéroport de Copenhague à quatre heures et demie ce samedi 23 juin. Il avait une longue journée derrière lui, ayant déjà, pour cette avant-dernière étape, pris l'avion à Rome.

Il passa le contrôle des passeports dans son uniforme des Nations unies, qu'il avait toujours porté avec grande fierté. Il ne représentait pas seulement lui-même ni son propre pays, mais une organisation de droit internationale, une tradition centenaire qui englobait à présent toute la planète.

Il portait juste un petit sac sur l'épaule, le reste de ses bagages ayant été enregistré à Rome. Il lui suffisait de brandir son petit passeport rouge.

Nothing to déclaré.

Le major Knag devait attendre presque trois heures sa cor respondance pour Lillesand. Autant acheter quelques cadeaux pour sa famille. Le plus grand cadeau de sa vie, il l'avait envoyé à sa fille, voilà deux semaines de cela. Sa femme Marit l'avait posé sur la table de nuit de sa fille afin que Hilde le trouve à son réveil, le jour de son anniversaire.

Depuis son coup de téléphone tard dans la soirée ce jour-là, il n'avait pas reparlé à Hilde.

Albert acheta quelques journaux norvégiens, s'assit au bar de l'aéroport et commanda une tasse de café. Il était en train de parcourir les gros titres lorsqu'il entendit au haut-parleur : « Message personnel pour monsieur Albert Knag. Mon sieur Albert Knag est prié de contacter le comptoir SAS. »

De quoi s'agissait-il? Albert Knag eut des sueurs froides. On ne lui demandait quand même pas de retourner au Liban ? Ou était-il arrivé quelque chose de grave à la maison ?

Il se présenta le plus vite possible à l'endroit demandé :

— C'est moi, Albert Knag.

— Ah ! très bien. C'est urgent.

Il ouvrit l'enveloppe sur-le-champ. A l'intérieur de l'enve loppe se trouvait une autre enveloppe plus petite sur laquelle était écrit : Au major Albert Knag, c/o comptoir d'informa tions SAS à l'aéroport Kastrup, Copenhague.

Albert se sentit devenir nerveux. Il ouvrit la plus petite enveloppe. Elle ne contenait qu'un bout de papier :

Cher Papa,

Je te souhaite la bienvenue. Quel bonheur de te savoir bientôt à la maison, après tout ce temps passé au Liban. Tu comprendras aisément que je n 'en puisse plus d'attendre. Excuse-moi si j'ai été obligée de te faire appeler au haut-parleur, mais c 'étaitplus facile ainsi.

P. -S. : Une demande de dommages et intérêts de la part du conseiller financier Ingebrigtsen concernant un accident survenu à une Mercedes volée t'attend à la maison.

P-P.-S. : Je serai peut-être dans le jardin quand tu rentreras. Mais il se peut que tu aies de mes nouvelles avant.

P. -P. -P. -S. : Tout d'un coup,j 'ai un peu peur de rester trop longtemps dans le jardin. Dans ce genre d'endroits, on peut si facilement disparaître sous terre.

Ta petite Hilde qui a eu tout le temps nécessaire pour

se préparera ton retour.

Le major Albert Knag ne put tout d'abord s'empêcher de sourire. Mais il n'aimait pas se sentir manipulé de cette façon.

Il aimait garder le contrôle de sa propre existence. Et cette coquine de fille prétendait diriger ses faits et gestes depuis Lillesand ! Mais comment s'était-elle débrouillée?

Il glissa l'enveloppe dans une des poches de sa veste et commença à flâner dans les boutiques de l'aéroport. Au moment où il s'apprêtait à entrer dans le magasin vendant les produits danois si prisés en Norvège, son regard tomba sur une petite enveloppe collée sur la vitre. La mention major knac y était écrite au feutre épais. Il déchira l'enveloppe et lut :

Message personnel à l'intention du major Albert Knag, c/o magasin d'alimentation, aéroport de Kastrup, Copenhague.

Cher Papa,

J'aimerais bien que tu achètes un grand salami, pourquoi pas même un de deux kilos. Quant à Maman, elle apprécierait certainement une saucisse au cognac.

P. -S. : Le caviar de Limfjord n 'est pas mal non plus, tout compte fait.

Hilde qui t'embrasse.

Albert Knag regarda autour de lui. Elle ne pouvait quand même pas être là à proximité? Sa mère lui aurait offert un voyage à Copenhague pour qu'elle vienne à sa rencontre? C'était pourtant bien l'écriture de Hilde...

D'un seul coup, l'observateur de l'ONU se sentit lui-même observé, comme s'il était manipulé de loin. Il se sentait comme une poupée entre les mains d'une enfant.

Il entra dans le magasin et acheta un salami de deux kilos, une saucisse au cognac et trois pots de caviar de Limfjord. Puis il continua son chemin, car il avait l'intention de trouver aussi un vrai cadeau d'anniversaire pour Hilde. Que dirait- elle d'une machine à calculer? Ou d'une petite radio de voyage... oui, ça c'était une bonne idée.

En arrivant à la boutique qui vendait les chaînes hi-fi et tous les gadgets électroniques, il constata que là aussi une

petite enveloppe était collée à la vitre : « Major Albert Knag, c/o la plus intéressante boutique de l'aéroport. ». A l'inté rieur de l'enveloppe blanche, le petit mot disait :

Cher Papa,

Tu as le bonjour de Sophie qui tient à te remercier pour le mini-poste de télévision combiné avec une radio qu 'elle a reçu pour son anniversaire de la part de son généreux papa. C'était une folie, mais d'un autre côté ce n 'était qu 'une bagatelle. Je dois avouer que je par tage avec Sophie le goût pour ce genre de bagatelles.

P-S. : Si tu n'y es pas encore allé, tu trouveras d'autres instructions dans le magasin d'alimentation et dans la grande boutique tax-free l'on vend les alcools et les cigarettes.

P. -P. -S. : J'ai reçu de l'argent pour mon anniversaire et je peux participer à l'achat du combiné télévision- radio à hauteur de 350 couronnes.

Hilde qui a déjà farci la dinde et préparé ta salade Waldorfpréférée.

La mini-télévision coûtait neuf cent quatre-vingt-cinq cou ronnes danoises. Ce n'était rien comparé à l'état dans lequel se trouvait Albert Knag, ballotté dans tous les sens selon le bon vouloir de sa fille. Etait-elle là, oui ou non ?

Il commença à se retourner tous les cinq pas. Il se sentait à la fois espion et marionnette. Ne lui avait-on pas volé sa propre liberté d'homme?

Il fallait aussi qu'il aille à la boutique free-tax. Il y trouva une nouvelle enveloppe à son nom. Tout l'aéroport n'était plus que l'écran d'un gigantesque ordinateur où il jouait le rôle de la souris. Le mot disait :

Major Knag, c/o la grande boutique free-tax de l'aéroport.

Tout ce queje désire ici, c 'est un paquet de chewing- gums et quelques boîtes de chocolats Anthon Berg. Tout

ça est tellement plus cher en Norvège! Si mes souvenirs sont bons, Maman aime bien le Campari.

P. -S. : Garde tes sens bien en éveil sur le chemin du retour. Je suis sûre que tu n 'aimerais pas manquer quelques précieuses informations ?

Ta fille Hilde qui, comme tu le vois, a beaucoup appris.

Albert Knag poussa un soupir de découragement, puis finit par entrer dans la boutique, mais il n'acheta que ce qui lui avait été demandé. Chargé de trois sacs en plastique, son bagage sur l'épaule, il se dirigea enfin vers la porte 28 pour attendre l'embarquement. Tant pis s'il restait encore des petits mots quelque part.

Mais sur une colonne, à la porte 28, l'attendait encore une enveloppe blanche : Au major Knag, c/oporte 28, aéroport de Kastrup, Copenhague. C'était encore l'écriture de Hilde, mais on aurait dit que le numéro de la porte avait été rajouté par quelqu'un d'autre... Il n'y avait aucun moyen de le savoir, car comment comparer des lettres avec des chiffres ? Il la prit et l'ouvrit. Le mot disait seulement :

C 'est bientôt terminé.

Il s'enfonça dans un fauteuil, le dos bien calé, tout en gardant ses sacs en plastique serrés contre lui sur les genoux. C'est ainsi qu'un fier major resta assis à regarder tous les passagers comme s'il était un enfant qui voyageait seul pour la première fois de sa vie. Si jamais elle était ici, il n'allait pas lui faire le plaisir de la laisser l'apercevoir la première !

Inquiet, il dévisageait tous les voyageurs au fur et à mesure de leur arrivée. Il avait l'impression d'être un ennemi étroite ment surveillé par les services secrets du pays. En montant enfin dans l'avion, il poussa un soupir de soulagement. Il fut le dernier à embarquer.

En remettant sa carte d'embarquement, il trouva une der nière enveloppe collée sur le comptoir.

Sophie et Alberto avaient franchi le pont de Brevik et arrivè rent à la bifurcation vers KragerO.

Tu roules à cent quatre-vingts, dit Sophie.

Il est presque neuf heures. D ne va pas tarder à atterrir à l'aéroport de Kjevik. De toute façon, on ne peut pas être pris en infraction de vitesse.

Et si nous avons un accident?

Cela n'a aucune importance si c'est contre une voiture normale. En revanche, contre une voiture comme la nôtre...

Eh bien?

Il faut faire attention, c'est tout.

Oui, mais ça ne va pas être facile de doubler ce bus de tourisme. La forêt longe la route des deux côtés.

Ça ne fait rien du tout, Sophie. Il va falloir que tu t'ha bitues.

En disant ces mots, il donna un coup de volant et traversa l'épaisse forêt comme si de rien n'était

Sophie soupira, soulagée.

Tu m'as fait peur.

On ne sentirait rien même si on traversait un mur en acier.

Cela signifie que nous sommes seulement des esprits par rapport au monde environnant.

Non, tu vois les choses à l'envers. C'est la réalité autour de nous qui n'est qu'une aventure de l'esprit pour nous.

Attends, je ne te suis pas.

Alors, écoute bien. C'est un malentendu largement répandu que l'esprit est d'une nature plus « aérienne » que la vapeur d'eau. Mais c'est le contraire. L'esprit est plus solide que la glace.

Je n'y ai jamais pensé.

Alors, je vais te raconter une histoire. Il était une fois un homme qui ne croyait pas aux anges. Un jour, cependant, un ange vint le visiter pendant qu'il travaillait dans la forêt.

Et alors?

Us marchèrent ensemble un moment. Vers la fin, l'homme se tourna vers l'ange et lui dit : « Oui, me voilà obligé

d'admettre que les anges existent. Mais vous n'existez pas vrai ment comme nous. » « Qu'entends-tu par ? » demanda l'ange. Et l'homme répondit : « Lorsque nous avons croisé un gros rocher, j'ai le contourner mais j'ai vu que tu n'as fait que passer à travers. De même, quand un tronc couché nous a barré le chemin, j'ai été obligé de l'enjamber alors que toi, tu as continué à marcher tout normalement. » Cette réponse sur prit beaucoup l'ange qui dit : « N'as-tu pas remarqué que nous avons aussi traversé un marécage? , nous avons pu tous les deux marcher dans le brouillard. C'était parce que nous avons une consistance beaucoup plus solide que le brouillard. »

Ah!...

Il en va de même pour nous, Sophie. L'esprit peut traver ser des portes d'acier. Aucun tank ni aucun bombardier ne peut détruire quelque chose qui est fait d'esprit.

Ça fait tout drôle de penser à ça.

Nous arriverons bientôt à RisQr et cela fait à peine une heure que nous avons quitté Majorstua. Je prendrais bien un café.

A la hauteur de Fiane, juste avant SQndeled, ils aperçurent une cafétéria sur la gauche. Elle s'appelait CindereDa. Alberto quitta la route et gara la voiture sur un bout de pelouse.

Au café, Sophie s'efforça vainement de soulever une bou teille de Coca-Cola du comptoir, mais on eût dit qu'elle était collée. Un peu plus loin, Alberto essayait d'appuyer sur la machine à café, mais il avait beau appuyer de toutes ses forces, rien n'y faisait.

D devint si furieux qu'il se retourna et réclama de l'aide des autres clients. Comme personne ne réagissait, il se mit à crier si fort que Sophie dut se boucher les oreilles :

Je veux du café !

Il ne devait pas être si en colère que ça car la seconde d'après il éclata de rire.

Ils ne peuvent nous entendre, c'est vrai. Nous ne pouvons pas non plus nous servir de leur caifé.

Ils allaient partir quand soudain une vieille dame se leva et alla vers eux. Elle portait une jupe rouge vif, un pull tricoté main bleu glacier et un foulard blanc sur la tête. Ces couleurs et toute sa personne tranchaient sur le reste de ce café plutôt terne.

Qu'est-ce que tu as à crier comme ça, mon garçon?

Excusez-moi.

Tu voulais du café, c'est ça?

Oui, mais...

Nous avons un petit établissement un peu plus loin.

Ils suivirent la vieille femme et s'engagèrent sur un sentier derrière la cafétéria. Chemin faisant, elle demanda :

Vous êtes nouveaux dans le coin?

Oui, on peut dire ça comme ça, répondit Alberto.

Alors, bienvenue au royaume de 1 éternité, mes enfants !

Et vous-même ?

Je viens d'un conte des frères Grimm. Ça va bientôt faire deux cents ans. Et ils viennent d', ces petits jeunes?

Nous venons d'un livre de philosophie, je suis professeur de philosophie et Sophie est mon élève.

Eh bien ! Voilà qui change un peu !

Ils débouchèrent dans une clairière. Il y avait plusieurs mai sons brunes accueillantes. Sur la petite place au milieu brûlait un grand feu de la Saint-Jean et tout autour dansait une joyeuse compagnie. Sophie reconnaissait la plupart de ces per sonnages. Il y avait Blanche-Neige et les sept nains, Cendrillon, Sherlock Holmes, Peter Pan et Fifi Brin d acier. Autour du feu se trouvaient aussi rassemblés tous ces êtres qu'on appelle elfes, lutins, faunes, trolls, anges et diablotins.

Oh ! la la ! Quelle animation ! s'exclama Alberto.

C'est le soir de la Saint-Jean, expliqua la vieille femme. Nous n'avons pas eu pareille fête depuis la nuit de Walpurgis. Ça se passait en Allemagne. Je ne suis ici que de passage. Tu voulais du café, c'est bien ça?

Oui, merci.

C'est alors que Sophie comprit que toutes les maisons étaient en pain d'épices, en caramel et en sucre glace. Plusieurs des personnages prenaient des petits bouts de maisons qu'ils gri gnotaient. Une cuisinière effectuait des rondes et réparait les dommages ail fur el à mesure. Sophie prit un morceau du faîte d'un toit. Il lui semblait n'avoir jamais rien goûté d'aussi déli cieux de toute sa vie.

L'instant d'après, la vieille femme revenait avec une tasse de café.

Merci infiniment, dit Alberto.

Et avec quoi allez-vous payer ?

Comment ça, payer?

D'habitude, nous payons en racontant une histoire. Pour un café, un court passage suffît

Nous pouvons raconter l'histoire mouvementée de l'humanité, dit Alberto. Mais le hic, c'est que je suis horrible ment pressé. Ne pourrions-nous pas revenir payer une autre fois?

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