— Mais alors?
— Sois un peu patiente. Concernant des problèmes de cette importance, Kant trouvait que la raison s'exerçait en dehors du champ de la connaissance. Mais c'est un trait caractéristique de la nature humaine — ou de la raison — que d'éprouver le besoin de se poser précisément ce type de questions. Ainsi, quand nous nous demandons si le monde est fini ou infini, nous posons une question sur un tout dont nous ne formons qu'une infime partie. C'est pourquoi nous ne pouvons prétendre par venir à connaître ce tout.
— Pourquoi pas ?
— Quand nous nous interrogeons sur l'origine du monde et hasardons des hypothèses, la raison tourne en quelque sorte à vide, car nous ne disposons pas de « phénomènes » sensibles à proprement parler ou d'experiences auxquelles se référer. Nous ne pouvons jamais faire 1 expérience de la totalité qui nous englobe. Nous ne sommes pour ainsi dire qu'une partie de la balle qui roule sur le sol sans pouvoir savoir d'où elle vient. Mais notre esprit est ainsi fait que nous ne pouvons nous empê cher de nous interroger sur l'origine de la balle et sur toutes sortes de problèmes même si nous n'avons pas grand-chose de concret à nous mettre sous la dent.
— Merci, ça va Je connais bien cette sensation.
— Kant fait observer que, s'agissant des problèmes fonda mentaux, la raison produira toujours deux thèses tout aussi probables ou improbables qui s'affronteront.
— Des exemples, s'il te plaît!
— On peut tout aussi bien affirmer que le monde a com mencé un jour ou que le monde a toujours existé. Les deux pos sibilités sont tout aussi inimaginables pour la raison humaine. Nous pouvons affirmer que le monde a été de tout temps, mais est-il possible que quelque chose ait toujours existé sans qu'il y ait eu un jour un commencement? Si on suit le raisonnement inverse, nous disons que le monde a eu un commencement, ce qui revient à dire qu il est né du néant. Mais quelque chose peut-il naître du néant, Sophie ?
— Non, dans les deux cas on est coincé. D faut bien pourtant que l'une des hypothèses soit la bonne !
— De même, tu te rappelles que Démocrite et les matéria listes pensaient que la nature était constituée de minuscules élé ments qui s'assemblaient entre eux pour former chaque chose. D'autres, comme Descartes, pensaient au contraire que l'éten due pouvait toujours se subdiviser. Qui avait raison?
— Les deux... euh, personne.
— D'autres philosophes ont souligné que la liberté était une des facultés les plus importantes chez l'homme. Mais pour les stoïciens et Spinoza, pour ne citer qu'eux, tout ne fait que suivre les lois de la nature. Là encore, Kant trouve que la raison n'est pas en mesure de trancher le débat
— Les deux positions se défendent.
— D en va de même pour prouver l'existence de Dieu. Les rationalistes, Descartes en tête, tentent de démontrer son exis tence en disant que nous avons l'idée d'un « être parfait », tan dis que d'autres comme Aristote et saint Thomas d'Aquin voient en Dieu la première cause de toutes choses.
— Et qu'en pensait Kant?
— Il rejetait ces deux preuves de l'existence de Dieu. Jamais l'expérience ne peut nous fournir le moindre fondement pour affirmer que Dieu existe ou non.
— Mais tu as commencé en disant que Kant voulait sauver les fondements de la foi chrétienne !
— Oui, il a ouvert la voie à une nouvelle dimension reli gieuse : la foi va s'engouffrer dans l'espace laissé vacant par fexpérience.
— Est-ce ainsi qu'il entend sauver le christianisme?
— Si tu veux. N'oublions pas que Kant était protestant. Depuis la Réforme, le protestantisme s'est caractérisé par sa
foi, alors que le catholicisme a dès le Moyen Âge recouru à la raison pour étayer sa foi.
— Je vois.
— Mais Kant ne se contenta pas de rejeter ces questions sur le compte de la foi. D était selon lui nécessaire à la morale de l'homme de présupposer que l'homme a une âme immortelle, qu'il existe un dieu et que l'homme a un libre arbitre.
— C'est presque comme Descartes quoi! Il commence par exprimer ses doutes sur notre faculté de connaître, puis il réin troduit subrepticement Dieu et toute sa clique.
— Oui, mais à la différence de Descartes Kant précise bien que c'est la foi qui l'a amené à ces conclusions et non la raison. Pour lui la foi en une âme immortelle, en l'existence de Dieu et le libre arbitre de l'homme sont des postulats pratiques.
— Ce qui signifie ?
— Un « postulat », c'est quelque chose qu'on affirme sans le démontrer et un « postulat pratique » c'est quelque chose qui a trait à la « pratique » de 1 homme, autrement dit sa morale. « C'est une nécessité morale que d'accepter l'existence de Dieu », dit-il.
Soudain on frappa à la porte. Sophie se leva d'un bond mais, comme Alberto ne bougeait pas, elle se risqua à demander :
— On ne va pas ouvrir?
Alberto haussa les épaules et finit par se lever. Ils allèrent ouvrir et se retrouvèrent face à une petite fille vêtue d'une robe d'été claire et d'une capuche roujge. C'était elle qu'ils avaient vue de l'autre côté du lac. Elle portait un panier plein de nourriture.
— Salut, dit Sophie. Qui es-tu?
— Tu ne vois pas que je suis le Petit Chaperon rouge?
Sophie leva les yeux vers Alberto qui fit un petit signe de la
tête.
— Tu as entendu ce qu'elle a dit?
— Je cherche la maison de ma grand-mère, dit la petite fille. Elle est vieille et malade, aussi je viens lui apporter un peu de nourriture.
— Ce n'est pas ici, répondit Alberto. Allez, passe ton chemin !
D prononça ces derniers mots en faisant le geste de la chasser
du chemin comme si elle eût été une vulgaire mouche.
— Mais j'avais aussi une lettre à lui remettre, poursuivit la petite fille qui tendit une enveloppe à Sophie.
L'instant d'après, elle avait disparu.
— Prends garde au loup ! lui cria Sophie.
Alberto était déjà rentré et Sophie vint le rejoindre pour poursuivre leur conversation.
— Ça alors, c'était le Petit Chaperon rouge! s'exclama Sophie, une fois assise.
— A quoi bon la prévenir? Elle va se rendre chez sa grand- mère où le loup l'attend pour la manger. Elle n'apprendra jamais, c'est quelque chose qui va se répéter indéfiniment
— Mais tu savais, toi, qu elle s'arrêtait à une autre maison avant d'aller chez sa grand-mère?
— Laisse tomber !
Sophie jeta alors un coup d'oeil sur l'enveloppe, où était écrit Pour Hilde. Elle l'ouvrit et lut à haute voix :
Chère Hilde,
Le cerveau des hommes est ainsi fait que nous sommes assez
bêtes pour ne pas le comprendre.
Ton Papa qui t'embrasse.
Alberto fît oui de la tête.
— D y a du vrai là-dedans. Je crois même que Kant aurait pu dire la même chose. D ne faut pas espérer comprendre qui nous sommes. De même que nous ne pouvons pas comprendre à fond ce qu'est une fleur ou un insecte, nous ne pouvons pas nous comprendre nous-mêmes. Encore moins ce qu'est l'univers.
Sophie relut plusieurs fois la phrase sibylline, tandis qu'Alberto continuait sur sa lancée :
— Ne nous laissons pas troubler par les serpents de mer et autres apparitions de ce genre. Nous avons encore toute l'éthique formulée par Kant a voir aujourd'hui.
— Alors dépêche-toi, car il faut bientôt que je rentre.
— Le scepticisme de Hume vis-à-vis du message de notre rai son ou de nos sens amena Kant à se poser encore une fois toutes les questions essentielles et à ce titre le problème de la morale est loin d'être accessoire. Hume déclara qu'il était impossible de démêler le vrai du faux, puisque ce qui « est » n'implique pas ce qui « doit être ». Selon lui, pas plus notre raison que notre ejqpérienœ sensible ne nous permettent de distinguer le vrai du faux. Pour lui, c'était une pure question de sentiments.
Ce que Kant trouvait bien trop inconsistant comme fondement de la théorie.
— Là, je suis bien d'accord.
— Kant a toujours ressenti que la distinction entre le bien et le mal recouvrait quelque chose de réel. D rejoignait en cela les rationalistes pour qui la raison permettait de faire le tri. Tous les hommes savent ce qui est bien et ce qui est mal, et nous le savons, non parce que nous l'avons appris mais parce que c'est inscrit dans notre raison. Tous les hommes sont dotés d'une rai son pratique, c'est-à-dire d'une faculté propre à la raison qui nous permet en toute occasion de distinguer le bien du mal sur le plan de la moralité.
— C'est donc inné ?
— Oui, la faculté de distinguer le bien du mal est innée comme toutes les autres qualités de la raison. De même que tous les hommes admettent le principe de causalité au sein de l'univers, tous ont accès à la même loi morale universelle. Cette loi est aussi absolue que les lois physiques pour les phénomènes naturels. Elle est le fondement de notre vie morale comme peut l'être le principe de causalité pour notre entendement ou encore que sept plus cinq égale douze.
— Et que dit cette loi morale?
— Parce qu'elle précède toute expérience, elle est dite « for melle ». En d'autres termes, elle n est liée à aucune situation particulière où se poserait un problème de choix. Elle vaut pour tous les hommes quelles que soient leur époque et leur société. Elle ne dit pas ce qu'il faut feiire ou ne pas feiire dans telle ou telle circonstance, mais ce qu'il convient de feiire en toute cir constance.
— Mais à quoi ça sert d'avoir une loi morale en soi si elle ne nous dit pas ce qu'il feiut faire dans une situation bien précise?
— Kant formule cette loi morale comme étant un impératif catégorique. Par là il veut dire que la loi morale est « catégo rique », c'est-à-dire qu'elle vaut pour toutes les situations et qu elle est « impérative », c'est-à-dire qu'elle donne un ordre auquel on ne peut qu'obéir.
•—Hum...
— Kant formule cet impératif catégorique de différentes manières. Il commence par dire : « Agis uniquement d'après la
maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. »
— Quand je fais quelque chose, je dois donc désirer que tous les autres dans une même situation aient la même attitude que moi, c'est ça?
— Exactement Ce n'est qu'à cette condition que tu agis en accord avec la loi morale que tu portes en toi. Kant formula cet impératif catégorique en disant : « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la per sonne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. »
— Ce qui revient à dire que nous ne devons pas « utiliser » les autres pour essayer d'en tirer un profit personnel.
— Oui, car tous les hommes sont une fin en soi. Cela vaut pour tous les autres, mais aussi pour toi-même. Tu n'as pas le droit de t'utiliser seulement comme moyen pour obtenir quelque chose.
— Cela rappelle un peu ce dont on nous a rebattu les oreilles, à savoir : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse. »
— Oui, c'est un principe qui s'applique en toute situation et où on retrouve la loi morale formulée par Kant.
— Cela dit, ce ne sont que des affirmations. Hume n'avait pas tort de dire que la raison ne peut distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux.
— La loi morale est pour Kant aussi absolue et universelle que le principe de causalité, par exemple. La raison est impuis sante à la démontrer, mais elle n'en reste pas moins incontour nable. Personne ne peut le nier.
— J'ai comme l'impression qu'au fond nous parlons de la conscience. Tous les hommes en ont une, non ?
— Oui, quand Kant décrit la loi morale, il décrit la conscience de l'homme. Nous ne pouvons pas démontrer ce que nous dit notre conscience morale, mais nous le savons malgré tout parfaitement bien.
— Je cherche parfois à me montrer sous mon meilleur jour dans un but bien précis. Comme par exemple pour me faire des amis.
— Dans ce cas tu n'agis pas, malgré les apparences, selon la loi morale. Même si c'est en accord avec la loi morale, ce qui en
soi est très bien. Mais pour mériter le terme d'action morale, il faut que ce soit le résultat d'une victoire sur toi-même. Il faut que tu sentes que c'est ton devoir d'agir de la sorte. C'est pour quoi on parle souvent chez Kant d'une éthique du devoir.
— Je peux ressentir que c'est mon devoir de recueillir des fonds pour la Croix-Rouge ou les Restos du cœur.
— Oui, ce qui importe c'est que tu le fasses avec le sentiment d'accomplir quelque chose de juste. Même si une partie de l'argent récolté n arrive pas à destination et ne nourrit pas ceux qui avaient faim, tu auras suivi la loi morale. Tu auras agi par devoir, ce qui est aux yeux de Kant la seule chose qui compte et non, comme on pourrait le croire, les conséquences de ton acte. L'éthique de Kant est une éthique de la bonne volonté.
— Pourquoi tenait-il tant à savoir si on agissait selon la loi morale? L essentiel est quand même d'agir pour le bien des autres, non ?
— Bien sûr, Kant serait d'accord avec toi sur ce point. Mais ce n'est qu'en étant conscient d'agir selon les commandements de la loi morale que nous agissons, dit Kant, librement.
— Quoi? Nous ne sommes libres que lorsque nous suivons une loi ? Ça paraît pour le moins paradoxal !
— Pas pour Kant. Tu te souviens qu'il devait « affirmer » ou poser comme « postulat » que l'homme possède une volonté libre, autonome. Mais Kant reconnaît que tout obéit au prin cipe de causalité, alors comment la volonté peut-elle être libre ?
— C'est à moi que tu poses cette question?
— Kant divise 1 homme en deux, ce qui n'est pas sans rappe ler l'idée de la « dualité » de l'homme en tant que l'homme est à la fois corps et raison. Selon Kant, nous sommes des êtres sen sibles soumis à l'immuable loi de causalité, nous ne pouvons pas choisir ce que nos sens perçoivent, des expériences impri ment leur marque en nous indépendamment de notre volonté. Mais nous ne nous réduisons pas seulement à cela : nous sommes aussi des êtres doués de raison.
— Explique-toi !
— En tant qu'êtres sensibles, nous faisons partie intégrante de l'ordre de la nature et ne pouvons à ce titre exercer aucune volonté. Mais en tant qu'êtres doués de raison, nous apparte nons à ce que Kant appelle das Dingan sich, c'est-à-dire au
monde tel qu'il est, indépendamment de nos perceptions. En suivant notre « raison pratique » qui nous permet de faire des choix moraux, nous manifestons notre liberté. Car en nous pliant à la loi morale, nous ne faisons qu'obéir à une loi que nous nous sommes imposée.
— En un sens, c'est vrai... C'est moi ou disons une voix en moi qui me dit de ne pas casser les pieds aux autres.
— Quand tu décides cela, même si ce n'est pas dans ton inté rêt, tu agis librement.
— On n'est en tout cas pas très libre et indépendant si l'on se contente de suivre ses pulsions.
— On finit en effet par être l'« esclave » de ses désirs, de son propre égoïsme par exemple. Il faut une bonne dose d'indépen dance et de liberté pour se détacher de ses envies et de ses désirs.
— Et les animaux dans tout ça? Eux ne vivent qu'en satisfai sant leurs désirs et leurs besoins. Comment pourraient-ils être libres comme nous en suivant une loi morale ?
— Non, c'est justement cette liberté qui fait de nous des êtres humains.
— Maintenant j'ai compris.
— Pour conclure, on pourrait peut-être dire que Kant a réussi à sortir la philosophie de l'impasse où elle se trouvait avec la querelle entre les rationalistes d'un côté et les empiristes de l'autre. C'est pourquoi Kant marque aussi la fin d'une époque dans l'histoire de la philosophie. Il mourut en 1804, à 1 aube d'une nouvelle époque qu'on a désignée sous le terme de romantisme. Sur sa tombe à Kônigsberg est gravée une de ses plus célèbres maximes : « Deux choses ne cessent de remplir mon cœur d'admiration et de respect plus ma pensée s'y attache et s'y applique : le ciel étoile au-dessus de ma tête et la loi morale en moi. »
Alberto s'enfonça dans son fauteuil.
— Nous n'irons pas plus loin aujourd'hui, dit-il. Je crois que nous avons vu l'essentiel.
— Et d'ailleurs il est quatre heures et quart.
— Attends juste un instant, s'il te plaît.
— Il n'est pas dans mes habitudes de quitter le cours avant qu'il soit terminé.
— T'ai-je dit que Kant pensait que nous n'avions aucune liberté en tant qu êtres sensibles?
— Oui, quelque chose dans ce genre-là.
— Mais si nous suivons la raison universelle, nous sommes libres et indépendants, n'est-ce pas ?
— Tu as vraiment besoin de tout reprendre?
Alberto se pencha vers Sophie, la regarda droit dans les yeux et chuchota :
— Ne te fie pas à ce que tu vois, Sophie.
— Qu'est-ce que tu entends par là?
— Tu n'as qu'à te retourner, mon enfant.
— Je ne comprends rien à ce que tu racontes.
— On dit souvent qu'il ne faut rien croire avant d'avoir vu de ses propres yeux. Mais cela aussi est faux.
— Tu m'as déjà dit ça ou je me trompe ?
— Non, c'était à propos de Parménide.
— Je ne comprends toujours pas bien où tu veux en venir.
— Oh ! tu sais bien, nous étions tranquillement assis dehors à discuter et un énorme serpent de mer a surgi du lac.
— Oui, c'était bizarre, hein?
— Pas le moins du monde. Puis le Petit Chaperon rouge est venu sonner à la porte en disant : « Je cherche la maison de ma grand-mère. » Ça commence à devenir pénible, Sophie, toutes ces facéties du major. C'est comme cette lettre écrite sur une banane ou l'orage insensé de l'autre jour.
— Est-ce que tu crois...
— Je t'ai dit que j'avais un plan. Aussi longtemps que nous nous laisserons guider par la raison, il ne réussira pas à nous tromper. Nous sommes d'une certaine manière libres. D peut nous faire percevoir toutes sortes de choses sans nous étonner le moins du monde. Si ça l'amuse de faire voler des éléphants dans les airs, il récoltera tout au plus un sourire de notre part. Alors que sept plus cinq feront toujours douze. C'est une connaissance qui dépasse de loin tous ces effets de bande dessi née. La philosophie est tout le contraire d'un conte.
Sophie resta silencieuse à le regarder d'un air étonné.
— Bon, il est temps que tu rentres chez toi, finit-il par dire. Je te ferai signe pour notre prochaine rencontre sur le roman tisme. Nous parlerons alors de Hegel et de Kierkegaard. Il ne nous reste qu'une semaine avant le retour du major. D'ici là il faut que nous nous soyons libérés de son imagination tentacu- laire. Je ne t'en dis pas plus, Sophie, mais sache que je suis en train d'élaborer un plan fabuleux pour nous deux.
— Alors je m'en vais.
— Attends ! Nous avons peut-être oublié le plus important.
— Ah bon?
— La chanson d'anniversaire, Sophie. N'oublie pas que Hilde a quinze ans aujourd'hui.
— Moi aussi.
— C'est vrai. Allez, on chante!
Ils se levèrent tous les deux et entonnèrent :
— Happy birthday toyou ! Happy birthday toy ou IHappy hirthday chère Hilde ! Happy birthday toyou !
Il était quatre heures et demie. Sophie courut vers le lac et rama de l'autre côté. Elle tira la barque parmi les roseaux et traversa le bois en courant.
Elle aperçut soudain sur le sentier quelque chose qui bou geait entre les troncs d'arbres. Elle pensa au Petit Chaperon rouge qui se rendait seule chez sa grand-mère, mais la sil houette était beaucoup plus petite.
Elle se rapprocha. La silhouette avait la taille d'une poupée, de couleur brune, mais avec un pull-over rouge.
Elle s'arrêta comme clouée sur place en comprenant que c'était un petit ours en peluche.
Qu'on abandonne un ours en peluche dans la forêt n'était pas en soi une chose extraordinaire, mais celui-ci était bien vivant et semblait très occupé.
— Bonjour ! lança Sophie.
La frêle silhouette se retourna sur-le-champ.
— Je m'appelle Winrae l'Ourson, répondit le petit ours. Je me suis perdu dans la forêt, sinon cela aurait été une belle jour née. Mais je ne t'ai encore jamais vue, toi?
— Peut-être que c'est moi qui ne suis jamais venue ici avant dit Sophie. Et toi, tu es chez toi dans la Forêt-des-cent-soixante- matias.
— Non, je ne sais pas compter jusque-là. N'oublie pas que je suis un ourson qui n'a pas beaucoup de cervelle.
—J'ai entendu parler de toi.
— Alors, c'est toi qui t'appelles Alice. Christopher Robin m'a parlé de toi un jour, c'est comme ça qu'on a dû se rencontrer. Tu as vidé une bouteille et es devenue de plus en plus petite. Ensuite tu as bu d'une autre bouteille et tu as retrouvé ta taille. Il faut vraiment faire attention à ce qu'on met dans sa bouche. Un jour j'ai tellement mangé que je ne pouvais plus sortir d'un terrier.
— Je ne suis pas Alice.
— Ça n'a pas grande importance de savoir qui on est. L'essentiel, c'est d'exister. C'est la Chouette qui dit ça et elle est très intelligente. Sept et quatre font douze, voilà ce qu'elle a dit comme ça un dimanche en passant. I-Ah et moi étions très embarrassés, car c'est pas facile de calculer. De prévoir le temps qu'il va faire, ça c est autrement plus facile.
— Je m'appelle Sophie.
— Enchanté d'avoir fait ta connaissance. Tu dois être nou velle dans le coin. Mais il faut que je m'en aille car je dois retrouver mon chemin pour rejoindre mon ami le Cochon. D y a une grande fête dans le jardin de Bugs Buimy avec tous ses amis.
D leva une des pattes en signe d'adieu. Sophie remarqua à cet instant qu'il tenait un papier dans l'autre.
— Qu'est-ce que tu tiens là? demanda-t-elle.
Winnie l'Ourson brandit le papier en déclarant :
— C'est à cause de ça que je me suis perdu.
— Mais ce n'est qu'un bout de papier.
— Non, ce n'est pas « qu'un bout de papier ». C'est une lettre pour Hilde-de-l'autre-côté-du-miroir.
— Dans ce cas, je la prends.
— Mais ce n'est pas toi, la fille de l'autre côté du miroir?
— Non, mais...
— Je dois remettre la lettre en personne. Christopher Robin me l'a suffisamment répété hier soir.
— Mais je connais Hilde.
— Aucune importance. Même si tu connais très bien quelqu'un, tu ne dois pas lire son courrier.
— Je voulais dire que je peux remettre la lettre à Hilde.
— Dans ce cas-là... Tiens, Sophie. Dès que je me serai débar rassé de cette lettre, je réussirai à retrouver mon chemin pour aller chez mon ami le Cochon. Mais pour trouver Hilde-de- l'autre-côté-du-miroir, il faut d'abord avoir un grand miroir. Ça ne court pas les rues par ici.
Sur ces mots, l'ourson tendit la lettre qu'il tenait à Sophie et continua son chemin en gambadant dans la forêt. Une fois qu'il eut disparu de sa vue, Sophie déplia la lettre et lut :
Chère Hilde,
C 'est une honte qu 'Alberto n 'aitpas dit à Sophie que Kant se déclara ouvertement pour la création d'une «assemblée des peuples ». Dans son Projet de paix perpétuelle, il écrivit que tous les pays devaient s'unir pour former une « assemblée des peuples » qui veillerait à la paix entre toutes les nations. Il fallut attendre cent vingt cinq ans après la parution de ce texte, en 1795, pour que soit créée la Société des Nations, après la Première Guerre mondiale. Elle fut remplacée après la Deuxième Guerre mondiale parles Nations unies. Kant est en quelque sorte le par rain de l'idée des Nations unies. Seule la « raison pratique » de l'homme permettait de faire sortir les États, selon Kant, d'un « état naturel» qui les poussait à d'incessantes guerres entre eux et pouvait créer un nouvel ordre international qui empêcherait les guerres. Le cheminjusque-là n 'était pas tout tracé, mais il incom bait à l'homme de tra vailler en ce sens pour « assurer la paix durable et universelle ». La création d un tel organisme était pour Kant un but lointain, c 'était quasiment le but ultime de la philo sophie. Cela dit, pour l'instant, je suis encore au Liban.
Ton Papa qui t'embrasse.
Sophie fourra la lettre dans sa poche et rentra chez elle. Alberto l'avait mise en garde contre de telles rencontres dans la forêt. Mais elle ne pouvait quand même pas laisser le pauvre ourson errer dans la forêt a la recherche d'une improbable Hflde-de l'autre-côté-du-miroir.
Le romantisme
... c'est vers l'intérieur que va le chemin mystérieux...
Hilde laissa tomber le gros classeur sur ses genoux, puis le fit glisser par terre.
Il faisait plus clair dans la chambre que quand elle s était couchée. Elle regarda sa montre : il était presque trois heures. Elle se retourna dans le lit et essaya de trouver le sommeil. Pourquoi son père avait-il fait intervenir le Petit Chaperon rouge et Winnie l'Ourson... ?
Elle dormit jusqu'à onze heures le lendemain matin. Elle ressentit dans son corps qu'elle avait rêvé toute la nuit, mais impossible de se rappeler quoi que ce soit. Comme si elle avait vécu dans un autre monde.
Elle descendit préparer son petit déjeuner. Sa mère avait enfilé sa salopette préférée. Elle avait prévu de descendre vérifier l'état du bateau. Même si elle n'allait pas le mettre à l'eau, il fallait qu'il soit prêt quand son père rentrerait du Liban.
— Tu descends me donner un coup de main ?
— Il faut d'abord que je lise un peu. Tu veux que je t'apporte ton thé et quelques tartines pour ton déjeuner?
— Tu as parlé de déjeuner?
Après avoir grignoté quelque chose, Hilde regagna sa chambre, fit son lit et se rassit dessus, le classeur posé sur les genoux.
Sophie se glissa sous la haie et se retrouva dans le grand jardin qu'elle avait comparé une fois avec le jardin d'Éden...
Elle vit alors une multitude de brindilles et de feuilles que le violent orage de la veille avait fait tomber. Il y avait une corré lation entre l'orage et les branches tombées d'un côté et sa ren contre avec le Petit Chaperon rouge et Winnie l'Ourson de l'autre.
Sophie se dirigea vers la balancelle et enleva toutes les aiguilles et les brindilles qui l'encombraient. Heureusement que les coussins étaient en plastique, comme ça on n'était pas obligé de les rentrer à chaque averse.
Elle regagna la maison. Sa mère venait de rentrer du travail et mettait quelques bouteilles de limonade dans le réfrigérateur. D y avait sur la table un cake et des macarons.
— Tu attends de la visite ? demanda Sophie, oubliant que c'était son anniversaire.
— Je sais que tu auras une grande fête samedi prochain, mais je trouve qu'il fout quand même marquer le coup aujourd'hui.
— Oui, et alors?
— Eh bien, j ' ai invité Jorunn et ses parents.
Sophie haussa les épaules.
— Si ça te fait plaisir.
Les invités arrivèrent peu avant sept heures et demie. L'atmosphère fiit plutôt guindée, car la mère de Sophie ne voyait pas souvent les parents de Jorunn.
Sophie et Jorunn ne tardèrent pas à fausser compagnie aux adultes sous prétexte de rédiger le carton d'invitation pour la fête de samedi. Puisqu'elles allaient aussi inviter Alberto Knox, elles décidèrent de surnommer le tout une « réception philoso phique dans lejardin ». Jorunn ne protesta pas, c'était l'anni versaire de Sophie et ces « fêtes à thèmes » étaient très à la mode.
Au bout de deux heures et après quelques crises de fou rire, elles finirent par rédiger l'invitation suivante :
Cher (chère)...
Nous t'invitons à une petite réception philosophique dans le jardin, samedi 23juin (le soir de la Saint-Jean) à 19 heures, 3, allée des Trèfles. Nous espérons au cours delà soirée résoudre le mystère de la vie. Il est chaudement recommandé d'emporter des pulls chauds et des idées lumineuses qui permettront de trouver rapidement des solutions aux énigmes posées parla philosophie. Il
sera malheureusement interdit d'allumer un grand feu par crainte de feu de forêt, mais les flammes de l'imagination auront la liberté de s'élever haut dans le ciel. Nous compterons au moins un vrai philosophe parmi les invités. La réception est, pour ces raisons, strictement privée. (Journalistes s'abstenir !)
Amicalement,
Jorunn Lngebrigtsen (comité organisateur) et Sophie Amundsen (hôtesse d'accueil).
Elles rejoignirent les adultes qui s'étaient un peu dégelés pendant leur absence. Sophie tendit à sa mère le texte de 1 invi tation qu'elle avait recopié à la plume.
— En dix-huit exemplaires s'il te plaît, glissa-t-elle.
Ce n'était pas la première fois qu'elle demandait à sa mère de lui faire des photocopies à son travail.
Sa mère parcourut le texte avant de le tendre au conseiller financier lngebrigtsen.
— Jugez par vous-même. Elle a l'esprit complètement dérangé.
— Ça me paraît plutôt amusant, déclara le père de Jorunn en faisant passer l'invitation à sa femme. J'aurais bien aimé être invité a cette fête.
Puis ce fut le tour de la mère de Jorunn qui s'exclama :
— Non, vraiment, j'ai trop envie de voir ça! Allez, laisse- nous venir, Sophie ï
— Bon, alors ça fera vingt exemplaires, dit Sophie en les pre nant au mot.
— T'es complètement folle ou quoi? se récria Jorunn.
Avant d'aller se coucher ce soir-là, Sophie regarda longue ment par la fenêtre. Elle se souvint de la silhouette d'Alberto Knox entr'aperçue la première fois dans l'obscurité. C'était il y a un mois. On était à une heure avancée de la nuit, mais c'était à présent une claire nuit d'été.
Alberto ne donna pas signe de vie avant le mardi matin. D appela peu après que la mère de Sophie fut partie au travail.
— Allô, Sophie/ C'est Alberto Knox.
— Je m'en doutais.
— Excuse-moi de ne pas t'avoir donné de mes nouvelles plus tôt, mais j'ai passé beaucoup de temps à peaufiner notre plan.
Quand le major s'occupe uniquement de toi, je peux enfin me concentrer et travailler sans être dérangé.
— C'est bizarre.
— Non, je peux alors me cacher, tu comprends ? Même le meilleur service secret du monde connaît des limites, surtout quand il n'a qu'un seul agent... Au fait, j'ai reçu une carte de toi.
— Un carton d'invitation, tu veux dire.
— Tu en as vraiment le courage?
— Pourquoi pas ?
— On ne sait jamais ce qui peut se passer au cours de soirées de ce genre.
— Alors tu viens ?
— Bien sûr que je viens. Mais il y a autre chose. As-tu réflé chi au fait que c est le jour même où le père de Hilde revient du Liban?
— Euh... non.
— À mon avis ce n'est pas un hasard qu'il te laisse organiser une réception philosophique le jour même de son retour à Bjerkefy.
— Je t'ai déjà dit que je n'y avais pas fait attention.
— Mais lui, oui. Enfin, on en reparlera. Tu peux venir au chalet ce matin ?
— C'est-à-dire que je devais désherber les plates-bandes...
— Alors disons vers deux heures. Ça ira ?
— D'accord.
Comme la dernière fois, Alberto Knox l'attendait assis sur les marches.
— Assieds-toi là, dit-il en enchaînant sur-le-champ, nous avons déjà parlé de la Renaissance, du baroque et du siècle des Lumières. Nous allons nous intéresser aujourd'hui au roman tisme, qui est peut-être la dernière grande période culturelle que l'Europe ait connue. Nous approchons de la fin, mon enfant.
— La période romantique a duré si longtemps que ça?
— Elle a commencé à la fin du xvIIF et a continué jusqu'au milieu du xixe siècle. Mais après 1850, parler de grands mouve ments qui englobent aussi bien la littérature et la philosophie que l'art, la science et la musique n'a plus de sens.
— Le romantisme était un de ces grands mouvements ?
— On a dit que le romantisme était le dernier mouvement à définir un mode de vie. Cela commença en Allemagne en réac tion contre le règne sans partage de la raison pendant le siècle des Lumières. Après Kant et sa philosophie de la raison qui était plutôt austère, les jeunes en Allemagne avaient envie d air pur.
— Et qu'est-ce qu'ils proposaient?
— Les nouveaux mots d'ordre étaient « sentiment », « ima gination », « expérience » et « nostalgie ». Certes le sentiment n'avait pas été complètement mis de côté par les philosophes du siècle des Lumières, rappelons-nous Rousseau, mais ce n'était que pour faire contrepoids à la raison. Ce qui n'était qu'accessoire devint dorénavant essentiel dans la culture alle mande.
— Kant n'était plus à la mode ?
— Oui et non. De nombreux romantiques se considéraient comme ses descendants. Kant avait clairement indiqué qu'il y avait des limites à ce que nous pouvons savoir de « la chose en soi » (das Ding an sich) tout en soulignant l'importance du sujet sur la voie de la connaissance. Ainsi chacun pouvait à sa guise redéfinir son rapport au monde et donner sa propre interpréta tion du réel. Les romantiques pratiquèrent à l'outrance ce
« culte du moi ». Tout cela aboutit à 1 idée de génie artistique comme quintessence de l'esprit romantique.
— Il y eut beaucoup de génies comme ça?
— Beethoven en est un exemple. Sa musique traduit les émo tions et les désirs d'un être humain et, à ce titre, il s'oppose aux grands maîtres de la musique baroque comme Badi et Haendel, qui composaient en l'honneur de Dieu et d'après des règles souvent assez strictes.
— Je connais seulement sa Sonate au clair de lune et la Neu vième Symphonie.
— Mais tu sens le romantisme de cette sonate et l'atmo sphère dramatique de la Neuvième Symphonie, dite Symphonie au destin.
— Mais tu m'as dit que les humanistes de la Renaissance étaient eux aussi des individualistes.
— Oui, il y a beaucoup de traits communs entre la Renais sance et le romantisme, entre autres la place privilégiée accordée à Fart comme moyen de connaissance. Kant n'y est pas étran ger, puisque dans son Esthétique il s'était interrogé sur l'origine de notre ravissement face à quelque chose de très beau comme par exemple une œuvre d'art. Selon lui, en nous abandonnant à la contemplation esthétique sans rechercher autre chose qu'une expérience d'ordre artistique, nous nous approchons d'une forme d'expérience de la « chose en soi », car nous débordons du strict cadre de notre raison.
— L'artiste peut donc faire passer quelque chose que les phi losophes sont incapables d'exprimer?
— Telle était du moins la conception des romantiques. L'artiste exerce librement, pour Kant, sa faculté de connais sance et joue avec elle. Le poète allemand Schiller développa les idées de Kant en disant que l'activité artistique est comme un jeu où l'homme est libre puisqu'il invente ses propres règles. Les romantiques pensaient que seul l'art nous permettait de cerner l'« indicible ». D'autres allèrent jusqu'à comparer l'artiste avec Dieu.
— Ce n'est pas si surprenant puisque l'artiste crée sa propre réalité exactement de la même fàçon que Dieu a créé le monde.
— L'artiste a une imagination créatrice. Porté par son élan créateur, il abolit la différence entre le rêve et la réalité. Novalis, qui était un de ces génies romantiques, déclara que « le monde devient rêve, le rêve devient monde ». Il écrivit un roman inti tulé Heinrich von Ofterdingen, qui resta inachevé à la mort de l'auteur en 1801, mais qui eut cependant un énorme retentisse ment. D y est question du jeune Heinrich qui part à la quête de la « fleur bleue » qu'il a aperçue un jour en rêve et n'aspire qu'à retrouver. Le poète romantique anglais Coleridgeexprima la même idée par ces termes :
Whatifyou slept ?And whatif, inyour sleep, you dreamed ? And whatif, inyour dream, you went to heaven and therepiucked a strange andoeautifuiflower ?And whatif, whenyou awoke, you had the flowerinyourhand?Ah, whatthen ?
(Et si vous dormiez ? Et si dans votre sommeil vous rêviez ? Et si, dans votre rêve, vous alliez au ciel cueillir une fleur aussi belle qu'étrange? Et si, à votre réveil, vous teniez la fleur à la main? Ah ! que diriez-vous?)
— C'est joliment dit.
— Cette nostalgie, cette quête de quelque chose d'éloigné et d'insaisissable était caractéristique de la mentalité romantique. On regrettait les époques révolues comme le Moyen Âge par exemple, qui profita alors de l'image négative du siècle des Lumières. Les romantiques voulaient aussi retrouver la trace de cultures plus lointaines, comme la culture et la mystique orientales. Ils se sentaient attirés par la nuit, les lueurs crépus culaires, les ruines et le surnaturel, en un mot par tous les aspects nocturnes, c'est-à-dire étranges et mystiques, de l'exis tence.
— Ça paraît plutôt attirant comme époque. Mais qui étaient ces romantiques dont tu parles?
— Le romantisme fut tout d'abord un phénomène urbain. Cela correspond à l'épanouissement de la culture dans la plu part des grandes villes d'Europe dans la première moitié du xixe, et tout particulièrement en Allemagne. Le romantique type était un jeune homme, souvent étudiant, même s'il ne brillait pas dans ses études, avec une conception de vie très antibourgeoise, allant jusqu'à qualifier les autres, que ce soit la police ou sa logeuse, de « sales petits-bourgeois », voire d'« ennemis ».
— Ce n'est pas moi qui aurais osé héberger un étudiant romantique dans ces conditions !
— La première génération de romantiques eut vingt ans vers 1800 et on peut dire que le mouvement romantique fit la pre mière révolte des jeunes en Europe. On trouve en effet beau coup de traits communs entre eux et les hippies cent soixante ans plus tard.
— Les fleurs, les cheveux longs, les rififs à la guitare et l'éloge de la paresse ?
— Oui, l'oisiveté passait pour l'idéal du génie et la paresse pour la vertu du romantisme. Les romantiques considéraient comme leur devoir de faire toutes sortes d expériences mais aussi de s'échapper du monde par le rêve. La routine, c'était bien assez bon pour les petits-bourgeois.
— Y a-t-il eu des romantiques en Norvège aussi ?
— Oui, Wergelandet Welhaven par exemple. Wergeland incarna beaucoup d'idéaux du siècle des Lumières, mais sa vie
est typiquement celle d'un romantique : il était constamment amoureux, mais sa « Stella », pour qui il composa tous ses poèmes d'amour, resta toujours — trait caractéristique du romantisme — une figure aussi lointaine et inaccessible que la « fleur bleue » de Novalis. Ce dernier se fiança à une jeune fille qui n'avait que quatorze ans. Elle mourut quatre jours après son quinzième anniversaire, mais Novalis lui resta fidèle toute sa vie.
— Tu dis qu'elle mourut quatre jours après avoir eu quinze ans?
— Oui...
— Moi aussij'ai quinze ans et quatre jours aujourd'hui.
— C'est vrai...
— Elle s'appelait comment?
— Elle s'appelait Sophie.
— Quoi?
—Eh bien, oui...
— Tu me fais peur! Ce serait quand même une drôle de coïn cidence.
— Je ne sais pas, Sophie. Le fait est qu'elle s'appelait Sophie.
— Continue !
— Novalis ne vécut que jusqu'à vingt-neuf ans. Il fut un de ces «jeunes morts » dont peut s'enorgueillir le romantisme. La plupart à cause de la tuberculose, mais certains parce qu'ils se suicidèrent...
— Oh ! mon Dieu !
— Ceux qui vieillirent cessèrent d'être romantiques quand ils atteignirent la trentaine. Ils devinrent de bons bourgeois bien conservateurs.
— Bref, ils passèrent dans le camp ennemi.
— Oui, si tu veux. Mais revenons à la conception romantique de l'amour. Ce schéma de l'amour impossible, nous le trouvons déjà chez Goethe dans son roman épistolaire, les Souffrances du jeune Werther, qui parut en 1774. Ce petit livre se termine par le suicide du jeune Werther qui ne peut obtenir celle qu'il aime...
— Est-ce que ce n'était pas un peu exagéré?
— Il y eut une telle vague de suicides à la suite de ce roman qu'il fut un temps interdit au Danemark et en Norvège. Être romantique, ce n'était donc pas si anodin que ça. Il y avait de violentes émotions enjeu.
— Quand tu parles des « romantiques », je pense toujours à la peinture de paysages : j'imagine de grandes forêts sombres, une nature sauvage, un peu perdue dans les brumes...
— Une des caractéristiques du romantisme, c'était préci sément la nostalgie d'une nature sauvage et mystique. C'était une vision créée de toutes pièces. Tu te souviens peut-être de Rousseau qui lança le mot d'ordre du « retour à la nature ». Le romantisme permit enfin de donner une dimension réelle à cette formule, puisque ce mouvement s'oppose à la conception mécanique de 1 univers au siècle des Lumières. Le romantisme renouait avec la tradition de la conscience d'être au monde.
— Explique-toi !
— Cela implique que la nature est considérée comme un tout. Les romantiques s'inscrivent dans la tradition de Spinoza, de Plotin et des philosophes de la Renaissance comme Jacob Bohme et Giordano Bruno. Tous ces philosophes affirment avoir fait l'expérience d'un « moi » divin au sein de la nature.
— Ils étaient panthéistes...
— Descartes et Hume avaient opéré une nette distinction entre le moi du sujet et l'« étendue » de la réalité. Kant aussi avait laissé cette séparation entre le « moi connaissant » et la nature « en soi ». Et voilà qu'on déclarait que la nature n'était qu'un immense « moi » ! Les romantiques se servaient aussi de 1 expression l'« âme du monde » ou l'« esprit du monde ».
— Je comprends.
— Le premier grand philosophe romantique fut Friedrich Wilhelm Schelling, qui vécut de 1775 à 1854 et qui tenta d'abo lir la distinction entre l'« esprit » et la « matière ». Toute la nature n'était selon lui que l'expression d'un absolu ou de l'« esprit du monde ».
— Ça fait penser à Spinoza
— « La nature est 1 esprit visible, l'esprit la nature invi sible », dit Schelling. Car partout dans la nature nous pouvons deviner un « esprit qui ordonne et structure ». La « matière est de l'intelligence ensommeillée », ajoute-t-il.
— Tu peux préciser, s'il te plaît?
— Schelling voyait en la nature l'esprit du monde, mais il voyait aussi cet esprit à l'œuvre dans la conscience de l'homme. Vu sous cet angle, la nature et la conscience de l'homme sont simplement deux formes d'expression de la même chose.
— Au fond, pourquoi pas?
— On peut donc chercher l'« esprit du monde » aussi bien dans la nature qu'en soi-même. C est pourquoi Novalis a pu écrire que « le chemin mystérieux va vers l'intérieur ». Il enten dait par Ki que l'homme porte tout l'univers en lui et que c'est en plongeant à l'intérieur de soi-même que l'homme peut res sentir le mystère du monde.
— C'était pas mal comme idée.
— Pour les romantiques, la philosophie, les sciences expéri mentales et la littérature faisaient partie d'un grand tout. Que l'on compose des poèmes inspirés à son bureau ou que l'on étu die la vie des fleurs et la formation des pierres, c'est la même chose, car la nature n'est pas un mécanisme mort mais un « esprit du monde » vivant.
— Si tu continues, je vais finir par devenir une romantique.
— Schelling observait une évolution dans la nature qui par tait de la terre et de la pierre jusqu'à la conscience de l'homme. Il soulignait les différents stades qui permettent de franchir toutes les étapes qui vont de la nature inanimée jusqu'à des formes de vie de plus en plus élaborées. La nature était conçue par les romantiques comme un organisme, c'est-à-dire un tout qui laisse s'épanouir ses possibilités internes ou si tu préfères comme une fleur qui s'ouvrirait en montrant ses feuilles et ses pétales. Ce pourrait aussi être un poète qui laisserait venir à lui ses poèmes.
— Est-ce que ça ne rappelle pas un peu Aristote?
— Bien sûr que si. La philosophie romantique de la nature présente des traits communs à la fois avec le néo platonisme et Aristote qui concevait davantage les phénomènes naturels d'un point de vue organique que les matérialistes mécaniques.
— Je vois ce que tu veux dire.
— Le même raisonnement s'applique à l'histoire. Celui qui à cet égard joua un rôle déterminant pour les romantiques fut Johann GottfriedHerder, qui vécut de 1744 à 1803. Selon lui, le cours de l'histoire était le fruit d'un processus visant à un but bien précis. Il avait une conception « dynamique », nous dirions, en opposition à la conception « statique » des philo sophes du siècle des Lumières. Herder rendit justice à chaque époque, de même que chaque peuple avait sa spécificité, ce qu'il appelle l'« âme du peuple ». Toute la question est de savoir si
nous sommes capables de nous transposer dans ces différentes cultures.
— Tout comme nous devons pouvoir nous mettre à la place de quelqu'un d'autre pour mieux comprendre sa situation, nous devrions être capables de nous imaginer vivre dans d'autres cultures pour mieux les comprendre.
— C'est devenu un lieu commun de nos jours, mais c'était très nouveau à l'époque romantique. Le romantisme contribua en effet à renforcer l'identité culturelle de chaque nation. Ce n'est pas un hasard si la lutte de la Norvège pour regagner son indépendance connut son apogée en 1814.
— Je comprends mieux, maintenant.
— Mais il faut distinguer deux formes de romantisme : celui qu'on a appelé le romantisme universel et qui fait référence à la conception de la nature, à l'âme du monde et au génie artis tique et qui se développa surtout à Iéna en Allemagne, vers
— Et l'autre?
— Eh bien, c'est le romantisme national qui connut un essor quelques années plus tard à Heidelberg. Les romantiques natio naux s'intéressaient surtout à l'histoire, à la langue du « peuple », c'est-à-dire à tout ce qui relevait de la culture « populaire ». Car le peuple aussi était considéré comme un organisme devant développer ses possibilités internes, tout comme la nature ou l'histoire.
— Dis-moi où tu vis et je te dirai qui tu es...
— Ce qui relie ces deux aspects du romantisme, c'est la notion d'organisme. Tout, que ce soit une plante, le peuple, un poème, la langue ou la nature tout entiere, était considéré comme un organisme vivant. L'esprit du monde était tout aussi présent dans la culture populaire que dans la nature et l'art.
— Je comprends.
— Herder avait rassemblé des chansons populaires de nom breux pays et il avait fort judicieusement intitulé son recueil : Stimmen der Vôlker in Liedern (un recueil de chants tradition nels). A Heidelberg, on commença à rassembler des airs et des contes populaires. Tu as entendu parler des Contes des frères Grimml
— Ah ! oui... Blanche-Neige, le Petit Chaperon rouge, Cendrillon, Hânselet Gretel...
— Et tant d'autres. De même en Norvège, AsbjOrnsen et Moe voyagèrent à travers tout le pays pour recueillir la « vraie litté rature du peuple ». On redécouvrit aussi les anciens mythes et les poèmes païens. Des compositeurs se mirent à introduire des airs populaires dans leur musique, tentant par ce moyen de rapprocher la musique populaire de la musique dite savante.
— La musique dite savante?
— C'est-à-dire composée selon des règles bien précises par une seule personne, disons Beethoven. Alors que la musique populaire venait du peuple lui-même et non d'un seul individu. Aussi est-il très difficile de dater les airs populaires. C'est la même chose pour les contes populaires par rapport à la littéra ture dite savante.
— La littérature dite savante?
— Oui, c'est une littérature écrite par une seule personne, prenons H. C. Andersen. Les romantiques raffolaient justement des contes. D suffit de songer au grand écrivain allemand passé maître dans ce genre : E. T. A. Hoffmann.
— Ça me dit quelque chose, les Contes d'Hoffmann...
— La forme du conte était une des formes littéraires de pré dilection des romantiques, comme avait pu l'être le théâtre pour la période baroque. Cela permettait à l'écrivain de laisser libre cours à son imagination.
— Il pouvait se croire le dieu d'un univers recréé de toutes pièces.
— Exactement. Bon, je crois que nous pouvons à présent nous résumer.
— Je t'en prie !
— Les philosophes romantiques concevaient l'« âme du monde » comme un « moi » qui dans un état plus ou moins oni rique pouvait recréer le monde. Le philosophe allemand Johann GottliebFichteexpliquait que la nature n'est que l'éma nation d'une instance supérieure qui prend inconsciemment cette forme. Pour Schelling aussi, le monde est « en Dieu ». Dieu est conscient de ce qu'il crée, mais il existe aussi des faces cachées dans la nature qui représentent ce qui est inconscient chez Dieu. Car Dieu aussi a son « côté nocturne ».
— C'est une pensée à la fois effrayante et fascinante. Ça me rappelle Berkeley.
— C'est la même chose entre l'écrivain et son œuvre. Le
conte permettait à l'auteur de laisser libre cours à son imagina tion et l'acte de création échappe toujours un peu à la conscience de son créateur, comme si l'œuvre se produisait elle- même. On pouvait presque écrire comme sous hypnose.
— Ah bon?
— Mais l'écrivain pouvait à tout moment briser le charme en glissant quelques commentaires ironiques à l'encontre du lecteur, histoire de rappeler que ce n'était qu'un conte.
— Je comprends.
— De cette façon, l'écrivain pouvait dire au lecteur que sa propre existence elle aussi était merveilleuse. On a qualifié cette forme de rupture de l'illusion d'« ironie romantique ». Le dra maturge norvégien Henrik Ibsen met par exemple dans la bouche d'un des personnages de Peer Gyntqpje « Personne ne meurt au beau milieu du cinquième acte ».
— Je vois bien ce que cette réplique a de comique, puisqu'elle dénonce complètement l'illusion théâtrale.
— Cette formulation est si paradoxale qu'il convient de sau ter une ligne après.
— Qu est-ce que tu veux dire par là?
— Non, rien, Sophie. Mais nous avons parlé de la fiancée de Novalis qui s'appelait Sophie comme toi et qui mourut alors qu'elle avait tout juste quinze ans et quatre jours...
— Tu comprends que cela m'ait fait peur.
Le regard d'Alberto devint fixe.
— Tu ne dois pas craindre d'avoir la même destinée que la fiancée de Novalis, reprit-il.
— Et pourquoi donc ?
— Parce qu'il reste encore quelques chapitres.
— Mais qu'est-ce que tu racontes?
—Je dis que celle qui est en train de lire l'histoire de Sophie et d'Alberto sent au bout de ses doigts qu'il reste encore beau coup de pages à tourner. Nous n'en sommes qu'au romantisme.
— Tu me donnes le vertige.
— En réalité, c'est le major qui essaie de donner le vertige à Hilde. Tu ne trouves pas ça lâche, dis ? Allez, fin du paragraphe !
Alberto avait à peine prononcé ces mots qu'un jeune garçon surgit de la forêt. D portait des vêtements arabes et un turban autour de la tête. Il tenait à la main une lampe à huile.
Sophie serra fort le bras d'Alberto.
— Qui est-ce? demanda-t-elle.
Mais le garçon répondit en personne :
— Je m appelle Aladin et je viens tout droit du Liban.
— Et qu'as-tu dans ta lampe à huile, mon garçon? répliqua Alberto en lui jetant un regard sévère.
À ces mots, le jeune garçon frotta sa lampe et une épaisse fumée s'éleva dans les airs. Bientôt une silhouette d'homme, avec une barbe comme Alberto et un béret bleu, apparut dans la fumée.
— Tu m'entends, Hilde? cria tout en flottant dans les airs le génie de la lampe. Je suis cette fois en retard pour te souhaiter un bon anniversaire. Je voulais juste te dire que Bjerkefy et la côte sud de Norvège m'apparaissent aussi merveilleux que dans un conte. Enfin, on se verra dans quelques jours.
Le génie se volatilisa et tout le nuage de fumée retourna à l'intérieur de la lampe à huile. Le petit garçon au turban prit la lampe sous le bras et courut vers la forêt où il disparut.
— C'est... c'est vraiment incroyable, articula Sophie avec peine.
— Bof, c'est du cinéma tout ça
— Le génie a parlé exactement comme le père de Hilde.
— Ce n'était qu'une émanation de son esprit.
— Mais...
— Td et moi, ainsi que tout ce qui se passe autour de nous, n'existons qu'au plus profond de la conscience du major. Il est tard, ce samedi 28 avril, tous les soldats des Nations unies dor ment sauf le commandant qui veille encore mais est au bord du sommeil lui aussi. D doit se hâter de terminer le livre s'il veut jouvoir l'envoyer pour les quinze ans de sa fille Hilde. C'est jourquoi le pauvre homme doit travailler et rogner sur ses îeures de sommeil.
— Je crois que je laisse tout tomber.
— Fin du paragraphe, coupez !
Sophie et Alberto laissèrent leurs regards flotter sur le lac. Alberto semblait s'être transformé en veritable statue de pierre. Aussi Sophie attendit-elle un bon moment avant d'oser lui taper sur l'épaule.
— Tu as perdu ta langue?
— Il attaque carrément de front à présent. Les derniers paragraphes nous sont dictés par lui jusqu'au moindre détail. Et dire qu'il n'en a rien à faire ! Enfin, on peut dire qu'il s'est démasqué, qu'il s'est complètement mis à nu. Nous savons dorénavant que nous vivons notre vie de personnages dans un livre que le pere de Hilde a envoyé à sa fille pour son anniver saire. Tu as bien entendu ce que j'ai dit? Enfin... ce n'est pas vraiment « moi » qui ai dit ça.
— Si tout cela est vrai, j'aimerais bien m'échapper du livre et voler de mes propres ailes.
— C'est justement ça, mon plan secret. Mais avant cela, il nous faut parler à Hilde. Elle ne perd pas un traître mot de tout ce que nous disons. Mais une fois que nous aurons réussi à partir d'ici, il nous sera beaucoup plus difficile de reprendre contact avec elle. Aussi devons-nous saisir l'occasion mainte nant.
— Qu'allons-nous lui dire ?
— Je crois que le major est à deux doigts de s'endormir au- dessus de sa machine à écrire, même si ses mains continuent fié vreusement à courir sur le clavier...
— Ça fait tout drôle d'y penser.
— C'est précisément le moment où il peut se laisser aller à écrire des choses qu'il regrettera par la suite. Et il n'a pas d'effaceur à sa disposition, Sophie. Cela est un élément non négligeable dans mon plan. Gare à celui qui donnera un effa- ceur au major Albert Knag !
— Ce ne sera pas moi, en tout cas.
— J'ordonne maintenant à la pauvre jeune fille de se révol ter contre son père. Elle devrait avoir honte d'être le jouet consentant de ses lubies. Si seulement il avait le courage de se présenter devant nous en chair et en os, il verrait de quel bois on se chauffe !
— Mais il n'est pas ici.
— Son esprit et son âme sont ici, même si son corps est en sécurité au Liban. Tout ce qui nous entoure vient du « moi » du major.
— Mais il ne se réduit pas seulement à ce que nous voyons autour de nous.
— Nous ne sommes que des ombres dans l'âme du major. Et ce n'est pas facile pour une ombre de s'en prendre à son maître,
Sophie. Cela demande de l'intelligence et de la prudence. Mais nous pouvons agir sur Hilde. Seul un ange peut se rebeller contre un dieu.
— Nous pourrions demander à Hilde de lui faire la tête dès qu'il rentrera chez lui. Elle pourrait lui lancer à la figure qu'il est un minable, elle pourrait abîmer son bateau ou du moins casser sa lanterne.
Alberto approuva de la tête.
— Et elle peut le quitter. C'est beaucoup plus facile pour elle que pour nous, ajouta Alberto. Elle peut s'enfuir de la maison du major et ne plus jamais se montrer. Ce serait un digne châti ment pour quelqu'un qui prend plaisir à nos dépens à laisser vagabonder son imagination.