— C'est à peu près la population de Lillesand.
— Les humanistes de la Renaissance se donnèrent pour tâche de relever Rome. On entreprit de construire une vaste basilique sur la tombe de l'apôtre Pierre. Concernant la basi lique Saint-Pierre, il est clair qu'on ne saurait parler de mesure et de retenue. Divers grands personnages de la Renaissance furent invités à participer à ce qui était, à l'époque, le plus grand projet d'architecture du monde. Le chantier commença en 1506 et s'étendit sur cent vingt années, et il fallut encore attendre cinquante ans avant que la place Saint-Pierre fut tout à fait terminée.
— Ça a dû devenir une église gigantesque !
— Elle mesure deux cents mètres de long, cent trente mètres de haut et a une superficie de seize mille mètres car rés. Cela en dit assez long sur l'audace des hommes de la Renaissance. Cette époque apporta aussi une nouvelle conception de la nature. Que les nommes se sentent heureux de vivre et ne considèrent plus seulement leur séjour sur terre comme une préparation à la vie dans le ciel modifia totale ment leurs rapports avec le monde physique. La nature devint quelque chose de positif et Dieu existait au sein de la Créa tion. Puisqu'il était infini, il devait pouvoir être partout. On a appelé cette conception le panthéisme. On qualifiait la nature de divine, c'est-à-dire quelle était le « déploiement de Dieu ». On devine que l'Eglise regarda d'un mauvais œil toutes ces nouvelles idées. Ce qui arriva à Giordano Bruno l'illustre de manière dramatique : il prétendit non seulement que Dieu était la totalité du réel mais que l'univers était infini. Ces deux affirmations lui valurent une peine très sévère.
— Comment ça?
— Il fut brûlé sur la place du marché aux fleurs de Rome en 1600.
— Mais c'est horrible... et surtout complètement idiot! C'est ça que tu appelles l'humanisme?
— Non, pas ça. Bruno était l'humaniste, pas ses bourreaux. Il y eut aussi sous la Renaissance un mouvement « anti- Renaissance ». J'entends par là l'autorité toute-puissante de l'Eglise et de l'Etat. Ainsi on jugea des hérétiques et on brûla des sorcières car la magie et la superstition étaient floris santes. Il y eut les guerres de Religion, sans oublier la vio lente conquête de l'Amérique. L'humanisme a toujours connu un arrière-plan plus sombre. Aucune époque n'a été toute bonne ou toute mauvaise. Le bien et le mal sont deux fils qui traversent toute l'histoire de l'humanité et bien souvent ils sont tissés ensemble. Cela est également vrai pour le prochain mot clé que l'on doit à la Renaissance, à savoir l'apparition d'une nouvelle méthode scientifique.
— Est-ce à cette époque que l'on a construit les premières usines ?
— Pas vraiment tout de suite. La Renaissance introduisit un nouveau rapport à la science permettant de grandes inno vations techniques.
— En quoi consistait cette nouvelle méthode ?
— Il s'agissait tout d'abord d'observer la nature avec nos propres sens. Dès 1300, plusieurs personnes exprimaient leur réserve quant à une confiance aveugle dans les anciennes autorités qu'étaient les dogmes de l'Eglise et la philosophie de la nature d'Aristote. C'était un leurre de croire qu'il suffi sait de réfléchir pour résoudre un problème quel qu'il soit, alors que le Moyen Age avait toujours clamé haut et fort la toute-puissance de la raison. On décréta dorénavant que chaque observation de la nature devait être soumise à la per ception de nos sens, à notre expérience et à nos expérimenta tions. C'est ce qu'on appelle la méthode empirique.
— Ce qui signifie ?
— Que l'on construit son savoir sur les choses à partir de sa propre expérience et non à partir de vieux parchemins poussiéreux ou de chimères. Dans l'Antiquité aussi, l'empi risme a existé. Aristote, encore lui, fit de nombreuses et passionnantes observations de la nature. Mais des expérimen tations systématiques, ça c'était radicalement nouveau.
— Ils ne disposaient bien sûr pas de tous les appareils d'aujourd'hui?
— Ils n'avaient évidemment ni machines à calculer ni balances électroniques. Mais ils connaissaient les mathéma tiques et ils avaient des balances. Il était plus important que jamais de retranscrire toutes les observations scientifiques dans un langage mathématique précis. « Mesure ce qui est mesurable et rends mesurable ce qui ne peut pas être mesuré », dit Galilée, l'un des plus grands scientifiques du xvie siècle. Selon lui, « la nature est écrite dans un langage mathématique ».
— Et toutes ces expérimentations et ces mesures ouvrirent la voie pour de nouvelles inventions ?
— La première phase fut l'élaboration de cette nouvelle méthode. Elle permit une révolution technique qui elle-même rendit possibles toutes les découvertes ultérieures. En d'autres termes, les hommes commencèrent par se libérer des contin gences naturelles. La nature n'était plus quelque chose dont l'homme se contentait de faire partie, elle devenait quelque chose dont on peut avoir besoin et se servir. « Le savoir est le pouvoir », déclara le philosophe anglais Francis Bacon, exprimant par cette phrase l'utilité de la connaissance. Cela était une grande nouveauté. Les hommes s'attaquaient à la nature et s'en rendaient maîtres.
— Mais pas seulement de manière positive, n'est-ce pas?
— Non, là encore le bien et le mal sont intimement tissés dans toutes les actions des hommes. L'essor de la technique qui s'amorça à la Renaissance est à l'origine des machines à filer et du chômage, des médicaments et des nouvelles mala dies, de la culture intensive et de l'appauvrissement des terres, de l'électroménager, machines à laver et autres réfrigé rateurs, mais aussi de la pollution et des problèmes de déchets ; toutefois cela n'est dû qu'au mauvais usage de la technique et non à la technique elle-même. Derrière toutes les menaces qui pèsent sur le monde d'aujourd'hui, beaucoup voient dans l'essor de la technique un facteur déterminant. D'aucuns soulignent que l'homme a mis en marche un pro cessus qu'il n'est plus en mesure de contrôler. Mais les bonnes âmes optimistes pensent que nous sommes encore dans l'enfance de la technique et que si la civilisation tech nique a eu ses maladies infantiles, les hommes apprendront peu à peu à maîtriser la nature sans pour autant la mettre en danger de mort.
— Et toi, qu'est-ce que t'en penses?
— Il y a du vrai dans les deux points de vue. Dans certains domaines, il faut que les hommes cessent de malmener la nature, mais nous pouvons par ailleurs continuer à agir en toute bonne conscience. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que nous ne retournerons jamais au Moyen Age, puisque à partir de la Renaissance l'homme n'a plus seulement été une partie de la Création, mais a commencé à transformer la nature et à la modeler à son image. Cela en dit long sur cette étrange créature qu'est l'homme.
— Nous avons déjà marché sur la Lune. Aucun homme du Moyen Age n'aurait cru que c'était possible, non?
— Ça, tu peux le dire ! Cela nous amène à aborder la ques tion de la nouvelle représentation du monde. A travers tout le Moyen Age, les hommes vivaient sous le ciel et levaient les yeux vers le Soleil, la Lune, les étoiles et les planètes. Mais personne n'avait jamais mis en doute que la Terre fût au centre de l'univers. Aucune observation n'avait pu jeter le doute sur l'immobilité de la Terre et le mouvement de rota tion des « corps célestes » autour de la Terre. C'est ce que nous appelons l'« image géocentrique du monde », à savoir que tout tourne autour de la Terre. La représentation chré tienne de Dieu trônant au-dessus de tous les corps célestes contribuait à maintenir une telle conception.
— Ah ! si tout pouvait être aussi simple !
— Mais en 1543 parut un opuscule intitulé Du mouvement des corps célestes écrit par un astronome polonais du nom de Nicolas Copernic et qui mourut le jour même de la parution du livre. Copernic prétendait que ce n'était pas le Soleil qui tournait autour de la Terre, mais le contraire. L'observation des corps célestes lui permettait en tout cas, disait-il, de sou tenir une telle affirmation. Lorsque les hommes croyaient que c'était le Soleil qui tournait autour de la Terre, c'était en réa lité la Terre qui tournait autour de son propre axe. Toutes les observations concernant les corps célestes s'expliquaient beaucoup plus facilement si l'on partait de l'hypothèse que la Terre et les autres planètes décrivaient un parcours bien défini autour du Soleil. C'est ce que nous appelons une conception du monde héliocentrique, c'est-à-dire que tout tourne autour du Soleil.
— Et cette conception du monde était juste ?
— Pas entièrement. Sa principale thèse, à savoir que la Terre tournait autour du Soleil, est exacte bien sûr. Mais il prétendait aussi que le Soleil était au centre de l'univers. Nous savons aujourd'hui que le Soleil n'est qu'une étoile parmi une multitude d'étoiles et que toutes les étoiles autour de nous ne forment qu'une galaxie parmi des milliards d'autres galaxies. Copernic croyait en outre que la Terre et les autres planètes décrivaient des cercles autour du Soleil.
— Et ce n'est pas exact?
— Non. L'idée de ces mouvements circulaires venait uni quement de la vieille conception qui prétendait que les corps célestes étaient tout ronds et avaient un mouvement de rota tion circulaire parce qu'ils étaient « célestes ». Depuis l'époque de Platon, la sphère et le cercle étaient considérés comme étant les formes géométriques les plus parfaites. Il fal lut attendre le début du xvie siècle pour qu'un astronome alle mand, Johannes Kepler, expose les conclusions d'observa tions très poussées qui prouvaient que les planètes décrivent des ellipses, c'est-à-dire des trajectoires ovales, le Soleil étant l'un des deux foyers. La vitesse des planètes augmente au fur et à mesure que celles-ci se rapprochent du Soleil, et inverse ment, les planètes ralentissent lorsqu'elles s'en éloignent. Kepler fut donc le premier à mettre la Terre sur le même plan que les autres planètes et à affirmer que l'univers tout entier est régi par les mêmes lois physiques.
— Comment pouvait-il en être aussi sûr?
— Parce qu'il avait analysé le mouvement des planètes en réinterprétant les observations des astronomes de l'Antiquité. A la même époque que Kepler vivait le célèbre savant Galilée, qui examinait les corps célestes au télescope. Il étudia les cratères de la Lune et mit en évidence que s'y trouvaient des montagnes et des vallées exactement comme sur la Terre. Il découvrit en outre que la planète Jupiter avait quatre lunes. La Terre n'était donc pas la seule planète à avoir une lune. Malgré tout, la contribution essentielle de Galilée fut d'avoir été le premier à formuler ce qu'on a appelé la loi de l'inertie.
— C'est quoi?
— Galilée la formule en ces termes : « La vitesse originelle d'un corps céleste se maintiendra très exactement tant que les causes extérieures d'accélération ou de ralentissement n'interviennent pas. »
— Je ne vois pas le problème.
— Mais si, c'est une observation importante, car depuis l'Antiquité un des arguments majeurs contre la théorie de la rotation de la Terre avait été de dire que si cette théorie était juste, une pierre lancée droit en l'air aurait dû retomber plu sieurs mètres plus loin.
— Pourquoi n'est-ce pas le cas ?
— Si tu te trouves dans un train et que tu laisses tomber une pomme, la pomme ne tombera pas plus loin vers l'arrière du fait que le train avance. Elle tombera tout droit. A cause de la loi d'inertie. La pomme conserve la vitesse qu'elle avait avant que tu ne la laisses tomber.
— Je commence à comprendre...
— Bien entendu les trains n'existaient pas à l'époque de Galilée, mais si tu fais rouler une bille sur le sol et que sou dain tu la lâches...
—... la bille continue de rouler...
—... parce que la vitesse est maintenue même après que la bille a été lâchée.
— Mais elle finira bien par s'arrêter toute seule si la chambre est assez grande ?
— Oui, parce que d'autres forces freinent sa vitesse. Il y a d'abord le sol, surtout s'il s'agit d'un parquet de bois non traité... Puis il y a la pesanteur qui tôt ou tard arrêtera la bille. Mais attends une seconde, je vais te montrer quelque chose.
Alberto Knox se leva et se dirigea vers le vieux secrétaire. Il sortit quelque chose d'un des tiroirs et le posa sur la table du salon : c'était tout simplement une planche de bois épaisse de quelques millimètres à une extrémité et qui finissait en pointe à l'autre bout. A côté de la planche qui recouvrait presque toute la table, il posa une bille verte.
— C'est ce qu'on appelle un plan incliné, expliqua-t-il. A ton avis, que va-t-il se passer si je lâche la bille à l'endroit le plus épais de la planche ?
Sophie soupira, un peu agacée par la démonstration :
— Je te parie dix couronnes qu'elle va rouler sur la table et après tomber par terre.
— On va voir.
Alberto lâcha la bille et celle-ci fit exactement ce que Sophie avait dit. Elle roula sur la surface de la table, tomba sur le plancher avec un petit bruit sec et finit sa course contre le seuil de la porte.
— Impressionnant, dit Sophie.
— Oui, n'est-ce pas? C'est précisément à ce type d'expé riences que Galilée s'intéressait, tu comprends.
— Il était vraiment aussi idiot que ça?
— Du calme ! Il voulait tout examiner avec ses propres sens, ce que nous venons de voir n'est qu'un commencement. Peux-tu m'expliquer pourquoi la bille a roulé en bas du plan incliné ?
— Elle a commencé à rouler parce qu'elle avait un certain poids.
— Très bien. Et le poids, qu'est-ce que c'est, mon enfant?
— C'est vraiment une question stupide !
— Pas si stupide que ça, puisque tu n'es pas en mesure de me répondre. Pourquoi la bille a-t-elle roulé par terre ?
— Eh bien, à cause de la pesanteur.
— C'est cela même, ou de la gravité, comme on l'appelle aussi. Le poids a donc à voir avec la pesanteur. C'est cette force qui a mis la bille en mouvement.
Alberto avait déjà ramassé la bille par terre et la tenait de nouveau au-dessus du plan incliné.
— Observe attentivement le mouvement de la bille.
Il se pencha et lança la bille, en essayant de la faire glisser de biais le long de la planche. Sophie vit la bille dévier peu à peu de sa trajectoire et rouler en bas du plan incliné.
— Que s'est-il passé ? demanda Alberto.
— Elle a roulé de travers parce que la planche est inclinée.
— Je vais à présent colorier la bille avec du feutre... nous allons de cette manière mieux voir ce que tu entends par « de travers ».
Il sortit un feutre et coloria toute la bille en noir. Puis il fît rouler la bille encore une fois. Sophie pouvait voir très exac tement où la bille avait roulé, puisqu'elle avait laissé des traces noires sur la planche.
— Comment qualifierais-tu le mouvement de la bille? demanda Alberto.
— Il est courbe... ça ressemble à une partie de cercle.
— Voilà, tu l'as dit!
Alberto la regarda en haussant les sourcils :
— Enfin... ce n'est pas tout à fait un cercle. On appelle cette figure une parabole.
— Si tu veux.
— Mais pourquoi la bille s'est-elle déplacée de cette façon?
Sophie réfléchit un instant et finit par dire :
— Parce que la planche avait une pente, la bille a été atti rée vers le bas par la loi de la pesanteur.
— Oui, n'est-ce pas? C'est tout à fait remarquable. Je fais monter dans mon grenier la première jeune fille qui passe et elle aboutit avec une seule expérience aux mêmes conclu sions que Galilée, dit-il en se mettant à l'applaudir.
Sophie craignit une seconde qu'il ne soit devenu complète ment fou.
— Tu as vu, poursuivit-il, l'effet conjugué de deux forces sur un même objet. Galilée vérifia qu'il en était de même
pour un boulet de canon, par exemple. On le tire en l'air et il continue sa course avant de venir s'écraser au sol. Il a alors décrit la même courbe que la bille de tout à l'heure sur un plan incliné. A l'époque de Galilée, c'était une découverte totale. Aristote croyait qu'un projectile lancé en l'air décri vait une légère courbe avant de retomber à la verticale sur la terre. C'était donc faux, et pour prouver l'erreur d'Aristote, il suffisait tout bonnement d'en faire la démonstration.
— Oui, mais je n'en vois pas vraiment l'intérêt...
— Comment ça ! C'est d'un intérêt cosmique, mon enfant ! Cette expérience compte parmi les découvertes scientifiques les plus importantes de l'humanité.
— Alors je pense que tu vas m'expliquer pourquoi.
— Plus tard vint le physicien anglais Isaac Newton qui vécut de 1642 à 1727. C'est à lui que nous devons la des cription définitive du système solaire et des mouvements des planètes. Il ne s'est pas contenté de décrire le mouvement des planètes autour du Soleil, mais il a expliqué pourquoi. Il s'est servi pour ce faire de ce que nous appelons la dyna mique de Galilée.
— Est-ce que les planètes sont comme des billes sur un plan incliné ?
— Quelque chose de semblable, en un sens. Mais pas si vite, Sophie.
— Bon, de toute façon je n'ai pas le choix.
— Kepler avait déjà souligné qu'il devait exister une force qui attirait les planètes entre elles. Par exemple, le Soleil devait exercer une force qui obligeait les planètes à rester sur leurs trajectoires. Une force de ce type expliquait aussi pour quoi les planètes se déplacent plus lentement au fur et à mesure qu'elles s'éloignent du Soleil. Kepler pensait que le mouvement des marées, c'est-à-dire la variation du niveau de la mer, dépendait d'une force exercée par la Lune.
— Mais c'est vrai !
— Oui, c'est vrai. Mais Galilée contesta ce point. Il se moqua de Kepler qui avait « soutenu l'idée que la Lune règne sur l'eau ». Galilée ne croyait pas en effet que des forces de gravitation puissent agir sur de si grandes distances et entre différentes planètes.
— Là, il avait tort.
— Oui, sur ce point, il avait tort. Et c'est un peu troublant car il s'intéressait tout particulièrement à la force d'attraction terrestre et à la chute des corps sur la terre. Il avait par ailleurs mis en évidence l'interaction de plusieurs forces sur les mou vements d'un seul corps.
— Mais tu as mentionné Newton ?
— Oui. Newton vint et formula ce que nous appelons la loi de la gravitation universelle. Cette loi dit que chaque corps attire un autre corps avec une force qui est proportionnelle à la masse des corps et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare.
— Je commence à y voir plus clair. La force d'attraction est plus grande entre deux éléphants qu'entre deux souris, par exemple. Et la force d'attraction sera plus grande entre deux éléphants d'un même zoo qu'entre un éléphant aux Indes et un éléphant en Afrique.
— Je vois que tu as compris ça. J'en viens à présent au point essentiel. Cette attraction — ou gravitation — est, selon Newton, universelle. Ce qui veut dire qu'elle s'applique par tout, même entre les planètes. On raconte qu'il eut cette intui tion alors qu'il était assis sous un pommier. En voyant tomber une pomme, il se serait demandé si la Lune aussi subissait l'attraction terrestre et si c'était pour cette raison qu'elle tour nait éternellement autour de la Terre.
— Ce n'était pas bête. Encore que...
— Encore que quoi, Sophie?
— Si la Lune subit la même attraction terrestre qui fait tomber une pomme, elle finirait par tomber elle aussi au lieu de tourner indéfiniment autour de la Terre comme autour du pot...
— Voilà que nous pouvons aborder la loi de Newton sur le mouvement des planètes. Concernant la force d'attraction qu'exerce la Terre sur la Lune, tu as à moitié raison, ce qui veut dire que tu as à moitié tort. Tu veux savoir pourquoi la
Lune ne tombe pas sur la Terre, Sophie ? Il est vrai que la Terre exerce sur la Lune une force d'attraction incroyable. Tu n'as qu'à t'imaginer quelle force il faut déployer pour soule ver le niveau de la mer d'un mètre ou de deux quand c'est marée montante.
— Je ne comprends pas bien.
— Pense au plan incliné de Galilée et à ce qui s'est passé quand j'ai fait rouler la bille de travers.
— Tu veux dire qu'il y a deux forces différentes qui agis sent sur la Lune ?
— Exactement. Un jour, il y a fort longtemps, la Lune a été projetée avec une force terrible au loin, c'est-à-dire loin de la Terre. Cette force, elle la gardera pour l'éternité car elle se déplace dans un espace sans air où elle ne rencontre aucune résistance...
— Mais elle devrait être attirée par la Terre en vertu de la loi de l/attrac.tion terrestre ?
— Oui, mais ces deux forces sont constantes et s'exercent simultanément. C'est pourquoi la Lune continuera à tourner indéfiniment autour de la Terre.
— C'est vraiment aussi simple?
— Oui et c'estjustement cette « simplicité » que Newton tenait à mettre en évidence. Il démontra qu'un petit nombre de lois physiques sont valables en tout point de l'univers. En ce qui concerne le mouvement des planètes, il s'était contenté d'appliquer deux lois naturelles que Galilée avait déjà révé lées. La première était la loi d'inertie, que Newton formule en ces termes : « Chaque corps continue à être dans son état d'immobilité ou de mouvement linéaire égal tant qu'il n'est pas contraint d'abandonner son état sous la pression de forces extérieures. » L'autre loi était celle que Galilée avait démon trée pour l'appliquer aux billes sur un plan incliné.
— Newton a ainsi pu expliquer pourquoi toutes les pla nètes tournent autour du Soleil ?
— Exactement. Toutes les planètes décrivent autour du Soleil des ellipses qui sont le résultat de deux mouvements différents : le premier mouvement en ligne droite est celui qu'elles ont reçu lors de la formation du système solaire, et le deuxième est la conséquence de l'attraction universelle.
— Ah ! c'est ingénieux !
— Je ne te le fais pas dire. Newton démontra que ces mêmes lois régissent tout l'univers. Il balaya ainsi définitive ment toutes les vieilles croyances issues du Moyen Age selon lesquelles le « ciel » obéirait à d'autres lois que la terre. La représentation héliocentrique du monde fut enfin expliquée et reconnue une bonne fois pour toutes.
Sur ces mots, Alberto se leva et remit le plan incliné dans le tiroir où il l'avait pris. Il ramassa la bille, mais se contenta de la poser sur la table entre eux.
Sophie n'en revenait pas de tout ce qu'ils avaient pu déduire d'une simple planche inclinée et d'une bille. A regar der cette bille qui gardait des traces de feutre noir, elle ne pouvait s'empêcher de penser au globe terrestre. Elle demanda :
— Et les hommes ont dû accepter l'idée de vivre sur une planète quelconque perdue dans le vaste univers ?
— Oui, la nouvelle représentation du monde fut à maints égards un choc terrible. On peut faire une comparaison avec l'effet qu'eut la théorie de Darwin plus tard quand il démon tra que l'homme descendait des animaux. Dans les deux cas, l'homme perdait quelque chose de son statut privilégié au sein de la Création. Dans les deux cas, ces théories se heurtè rent à une farouche opposition de l'Eglise.
— Ça ne m'étonne pas. Car que reste-t-il de Dieu dans tout ça? Il faut reconnaître que c'était plus simple quand la Terre était le centre de l'univers et que Dieu et les planètes habi taient à l'étage du dessus...
— Mais ce ne fut pas encore la provocation la plus grande. On aurait pu croire qu'en démontrant l'universalité de ces lois physiques Newton remettait en cause la souveraineté de Dieu, alors que sa foi resta inébranlée. Il considérait en effet les lois physiques comme la preuve de la toute-puissance de Dieu. Le pire, c'était peut-être l'image que l'homme avait de lui-même.
— Qu'est-ce que tu entends par là?
— Depuis la Renaissance, l'homme a dû se faire à l'idée de vivre sur une planète perdue au sein d'un vaste univers. Cela dit, je ne crois pas que l'on s'y soit vraiment habitué, même de nos jours. Mais à la Renaissance, certains soulignèrent le fait que l'homme occupait désormais une place plus centrale qu'avant.
— Comment ça?
— Auparavant, la Terre avait été le centre du monde. Mais depuis que les astronomes avaient démontré qu'il n'existait pas de centre absolu dans l'univers, il y eut autant de centres qu'il y eut d'êtres humains.
— Je vois.
— La Renaissance établit une nouvelle relation à Dieu. Au fur et à mesure que la philosophie et la science s'éloignèrent de la théologie, apparut une nouvelle forme de piété. Avec la Renaissance, l'image de l'homme elle aussi changea et cela eut des conséquences pour la foi individuelle. La relation à l'Eglise comme organisation s'effaça devant la relation per sonnelle de chacun à Dieu.
— Tu veux parler de la prière du soir, par exemple ?
— Oui, ça aussi. Dans l'Eglise catholique au Moyen Age, la liturgie latine et les prières rituelles de l'Eglise avaient formé la colonne vertébrale de la messe. Seuls les prêtres et les moines pouvaient lire la Bible car elle n'était écrite qu'en latin. Mais à partir de la Renaissance, la Bible fut traduite de l'hébreu et du grec en langue populaire. Cela fut une étape essentielle pour ce qu'on a appelé la Réforme.
— Martin Luther...
— Oui, Luther était important, mais il n'était pas le seul réformateur. Il y eut d'autres réformateurs ecclésiastiques qui choisirent de rester au sein de l'Eglise catholique romaine. L'un d'entre eux était Erasme de Rotterdam.
— Luther rompit avec l'Eglise catholique parce qu'il ne voulait pas payer les indulgences, n'est-ce pas?
— Oui, c'est vrai, mais il s'agissait de quelque chose de beaucoup plus important. Selon Luther, l'homme n'avait plus besoin de passer par l'Église ou par les prêtres de l'Église pour obtenir le pardon de Dieu. Cela dépendait encore moins des indulgences que l'on devait payer à l'Église. Précisons que le commerce des indulgences fut condamné au sein de l'Église catholique vers la deuxième moitié du xvie siècle.
— Cela a dû faire plaisir à Dieu.
— Luther a vraiment pris ses distances vis-à-vis d'un grand nombre de coutumes et de dogmes religieux dont était truffée l'Église depuis le Moyen Age. Il voulait revenir au christianisme du Nouveau Testament. « L'Écriture seule ment », disait-il. Avec ce mot d'ordre, Luther entendait reve nir aux sources du christianisme comme les humanistes de la Renaissance voulaient retrouver l'Antiquité dans les domaines artistique et culturel. Il traduisit la Bible en alle mand et jeta ainsi les fondements de la langue écrite alle mande. Chacun devait pouvoir lire la Bible et d'une certaine façon devenir son propre pasteur.
— Son propre pasteur? Est-ce que ce n'était pas aller trop loin?
— Les prêtres, selon lui, ne jouissaient pas d'une relation privilégiée avec Dieu. Dans les communautés luthériennes, on nomma pour des raisons pratiques des pasteurs pour dire la messe et vaquer aux diverses tâches quotidiennes de l'Église, mais il était persuadé que l'homme n'obtenait pas son pardon et la rémission de ses péchés en observant des rituels religieux. La foi seule offrait « gratuitement » à l'homme son salut. Cette conception lui venait de la lecture de la Bible.
— Alors Luther aussi est typiquement un homme de la Renaissance ?
— Oui et non. Un trait caractéristique de la Renaissance est la place centrale de l'homme dans son individualité et de sa relation personnelle avec Dieu. A l'âge de trente-cinq ans, il apprit le grec et entreprit de traduire la Bible en allemand. Le fait que le latin s'efface au profit de la langue populaire relève aussi typiquement de la Renaissance. Cela dit, Luther n'était pas un humaniste comme Marsile Ficin ou Léonard de
Vinci. Il se heurta à l'opposition d'autres humanistes, tel Erasme de Rotterdam, qui jugeaient sa conception de l'homme par trop négative. Luther soulignait en effet que l'homme était un être totalement détruit après la Chute. Seule la grâce de Dieu peut « rendre justice » à l'homme. Car le prix à payer pour le péché, c'est la mort.
— C'est pas très gai, tout ça.
Alberto Knox se leva, prit la bille sur la table et la fourra dans sa poche de chemise.
— Oh ! il est déjà plus de quatre heures ! s'écria Sophie.
— La prochaine grande époque dans l'histoire de l'huma nité, c'est le baroque. Ce sera pour une autre fois, ma chère Hilde.
— Qu'est-ce que tu viens de dire? cria Sophie en sautant de sa chaise. Tu as dit « ma chère Hilde » !
— Je me suis trompé, c'est tout.
— On ne se trompe pas par hasard.
— Tu as sans doute raison. Peut-être que le père de Hilde est parvenu à parler à travers nous. Je crois qu'il profite de la situation quand il nous sent fatigués et moins armés pour nous défendre.
— Tu as dit que tu n'étais pas le père de Hilde. Peux-tu me jurer que c'est vrai?
Alberto fit un signe de la tête.
— Mais Hilde, c'est moi?
— Je suis fatigué à présent, Sophie. Tu dois comprendre ça. Cela fait plus de deux heures que nous sommes ensemble etj'ai parlé presque tout le temps. Tu ne devais pas rentrer à temps pour le repas ?
Sophie avait l'impression qu'il cherchait à la mettre dehors. Tout en se dirigeant vers la porte d'entrée, elle se demanda encore une fois pourquoi il s'était trompé de pré nom. Alberto la raccompagna à la porte.
Sous une petite penderie où étaient suspendus toutes sortes de vêtements bizarres qui faisaient penser à des costumes de théâtre, Hermès sommeillait. Alberto désigna de la tête le chien en disant :
— Il viendra te chercher.
— Merci pour le cours d'aujourd'hui, dit Sophie.
Elle fit un petit saut et embrassa Alberto.
— Tu es le prof de philo le plus intelligent et le plus gentil que j'aie jamais eu, ajouta-t-elle.
Puis elle ouvrit la porte d'entrée. Avant que la porte ne se referme, elle entendit Alberto lui dire :
— On se reverra sous peu, Hilde.
Là-dessus, elle se retrouva livrée à elle-même.
Il s'était encore trompé de prénom, oh ! le lâche ! Sophie eut furieusement envie de remonter frapper à la porte, mais quelque chose la retint.
Une fois dans la rue, elle se rendit compte qu'elle n'avait pas d'argent sur elle. Elle allait être obligée de faire tout le chemin du retour à pied. Oh ! zut ! Sa mère lui ferait une de ces scènes si elle n'était pas rentrée à six heures...
Elle avait à peine fait quelques mètres que ses yeux tombè rent sur une pièce de dix couronnes sur le trottoir. C'était exactement ce que coûtait un billet de bus.
Sophie trouva le prochain arrêt et attendit un bus qui allait en direction de la Grande Place. De là, elle prendrait un autre bus qui la ramènerait tout près de chez elle.
Tandis qu'elle attendait le second bus sur la Grande Place, elle se dit qu'elle avait vraiment eu de la chance de tomber sur une pièce de dix couronnes au moment où elle en avait besoin.
Et si c'était le père de Hilde qui l'avait déposée là exprès ? Quand il s'agissait de laisser traîner des objets aux endroits les plus invraisemblables...
Mais comment s'y prenait-il, s'il était au Liban?
Et pourquoi Alberto s'était-il trompé de prénom? Pas seu lement une fois, mais à deux reprises...
Sophie en eut froid dans le dos.
Le baroque
...de l'étoffe dont les rêves sont faits.
Sophie resta quelques jours sans nouvelles d'Alberto, mais elle jetait plusieurs fois par jour un coup d'oeil dans le jardin pour vérifier si elle n'apercevait pas Hermès. Elle avait raconté à sa mère que le chien était rentré de lui-même et qu'elle avait été invitée à prendre quelque chose par son pro priétaire, un professeur de physique. Il lui avait parlé du sys tème solaire et de l'avènement d'une nouvelle science au xvie siècle.
Elle en dit davantage à Jorunn. Elle lui parla de la visite chez Alberto, de la carte postale dans la cage d'escalier et de la pièce de dix couronnes qu'elle avait trouvée sur le chemin du retour. Mais elle ne souffla mot ni de son rêve avec Hilde ni de la croix en or.
Le mardi 29 mai, Sophie était dans la cuisine en train d'essuyer la vaisselle pendant que sa mère regardait les infor mations à la télévision dans le salon. Juste après la bande- annonce, elle entendit de la cuisine qu'un major norvégien des forces armées de l'ONU venait d'être mortellement blessé par une grenade.
Sophie jeta immédiatement le torchon en lin sur la table et se précipita dans le salon. Elle eut juste le temps d'apercevoir une image d'un soldat de l'ONU, puis on passa à d'autres informations.
— Oh non ! s'écria-t-elle.
Sa mère se retourna.
— Oui, c'est terrible, la guerre...
Sur quoi Sophie éclata en sanglots.
— Mais voyons, Sophie. Il ne faut pas te mettre dans un état pareil !
— Est-ce qu'ils ont dit son nom?
— Oui... mais comment veux-tu que je m'en souvienne? Je crois qu'il était de Grimstad.
— Mais Grimstad et Lillesand, qui est tout à côté, est-ce que cela ne revient pas au même ?
— Enfin, ne dis pas n'importe quoi !
— Même si on vient de Grimstad, on peut aller à l'école à Lillesand...
Elle ne pleurait plus à présent. Ce fut au tour de sa mère de réagir. Elle se leva de sa chaise et éteignit le poste.
— Qu'est-ce que tu es en train de me raconter, Sophie?
— Ce n'est rien...
— Si, je le vois bien ! Tu as un amoureux et je commence à croire qu'il est beaucoup plus âgé que toi. Maintenant réponds-moi : est-ce que tu connais un homme qui se trouve au Liban ?
— Non, c'est pas tout à fait ça...
— Alors est-ce que tu as rencontré le fils de quelqu'un qui se trouve au Liban ?
— Non, je te dis. Je n'ai même pas rencontré sa fille.
— « Sa » fille... la fille de qui ?
— Ce ne sont pas tes affaires.
— Ah ! tu crois ça ?
— Ce serait plutôt à moi de t'interroger : pourquoi Papa n'est-il jamais à la maison? Vous êtes trop lâches pour divor cer, hein? Tu as peut-être un amant que ni moi ni Papa ne connaissons, dis? Tu vois, moi aussi j'ai pas mal de questions à te poser si tu veux jouer à ce petit jeu-là.
— Je crois qu'il serait temps de mettre les choses au clair une bonne fois pour toutes.
— Ce ne serait pas une mauvaise idée, mais je suis tellement crevée que je monte me coucher. En plus, j'ai mes règles.
Et les larmes aux yeux, elle quitta la pièce.
A peine était-elle sortie de la salle de bains et s'était glissée sous la couette que sa mère entra dans sa chambre.
Sophie fit semblant de dormir, mais savait que sa mère n'était pas dupe. Elle savait bien que sa mère savait que Sophie savait qu'elle n'était pas dupe. Mais sa mère fit sem blant de la croire endormie. Elle s'assit sur le bord du lit et lui caressa la nuque.
Sophie trouvait que cela devenait difficile de vivre deux vies à la fois. Elle commençait à espérer voir la fin de son cours de philosophie. Qui sait s'il ne serait pas terminé pour son anniversaire ou du moins pour la Saint-Jean, lorsque le père de Hilde reviendrait du Liban...
— J'ai l'intention d'organiser une fête pour mon anniver saire, déclara-t-elle tout à coup.
— C'est une bonne idée. Qui veux-tu inviter?
— Beaucoup de monde... Je peux ?
— Bien sûr. Le jardin est assez grand... Peut-être que nous aurons beau temps comme aujourd'hui.
— J'aimerais bien que ce soit le soir de la Saint-Jean.
— Eh bien, d'accord.
— C'est un jour important, dit Sophie en ne pensant pas seulement à son anniversaire.
—Mais oui...
— Je trouve quej'ai beaucoup mûri ces derniers temps.
— Tu ne trouves pas ça bien ?
— Je ne sais pas.
Sophie avait gardé pendant toute la conversation la tête enfouie dans l'oreiller. Sa mère reprit :
— Ecoute Sophie, il faut que tu m'expliques pourquoi tu es ces derniers temps si... si bizarre.
— Et toi, tu n'étais pas différente quand tu avais quinze ans?
— Certainement, mais tu sais bien de quoi je veux parler.
Sophie tourna lentement son visage vers sa mère :
— Le chien s'appelle Hermès, dit-elle.
— Ah bon?
— Il appartient à un homme qui s'appelle Alberto.
— Ah ! quand même...
— Il habite dans les vieux quartiers du bas de la ville.
— Tu as suivi le chien jusque là-bas ?
— Ce n'est pas dangereux, tu sais.
— Mais tu as dit que ce chien était déjà venu plusieurs fois ici.
— J'ai dit ça?
Elle réfléchit un instant. Elle avait envie de dire le plus de choses possible, mais elle ne pouvait quand même pas tout raconter.
— Tu n'es presque jamais à la maison, recommença sa mère.
— Non, j'ai beaucoup trop à faire, mais Alberto et Hermès sont déjà venus plusieurs fois.
— Mais pour quelle raison? Est-ce qu'ils sont aussi entrés dans la maison ? .
— Tu ne pourrais pas poser une question à la fois, dis ? Non, ils ne sont pas entrés. Mais ils vont souvent se balader en forêt. Tu trouves ça si étrange que ça?
— Mais non, voyons.
— Comme tant d'autres, ils sont passés devant notre por tail en allant se promener et un jour que je rentrais de l'école, j'ai dit bonjour à Hermès. C'est comme ça que j'ai fait la connaissance d'Alberto.
— Mais qu'est-ce que c'est toute cette histoire de lapin blanc?
— C'est quelque chose qu'Alberto a dit. C'est un vrai phi losophe, tu sais. Il m'a parlé de tous les philosophes.
— Comme ça, par-dessus la barrière du jardin ?
— Mais non, on a fini par s'asseoir, tu comprends. Il m'a aussi écrit des lettres, un bon paquet d'ailleurs. Il les mettait parfois à la poste ou me les glissait dans la boîte aux lettres en allant se promener.
— Ah ! c'était donc ça la fameuse « lettre d'amour » ?
— A part que ce n'était pas une lettre d'amour.
— Il ne t'a parlé que des philosophes?
— Ça t'étonne, hein? Etj'ai plus appris grâce à lui qu'en huit années d'école. Est-ce que tu sais par exemple qui est Giordano Bruno qui fut brûlé en 1600? Ou encore que sais-tu de la loi de gravitation de Newton ?
— J'avoue qu'il y a beaucoup de choses qui m'échappent...
— Je ne crois pas me tromper en affirmant que tu ne sais même pas pourquoi la Terre tourne autour du Soleil, et pour tant tu vis sur cette planète !
— Il a quel âge environ ?
— Aucune idée. La cinquantaine, pour sûr.
— Mais qu'est-ce qu'il a à voir avec le Liban?
La situation dérapait. Dix pensées traversèrent l'esprit de Sophie. Elle finit par choisir l'explication la plus plausible :
— Alberto a un frère qui est major des forces armées nor végiennes de l'ONU. Il vient de Lillesand. C'est certaine ment lui qui a habité autrefois le chalet qu'on a appelé Majorstua.
— Tu ne trouves pas qu'Alberto c'est un drôle de nom?
— C'est possible.
— On dirait que c'est italien.
— Je sais. Tout notre héritage culturel vient soit de Grèce soit d'Italie.
— Il parle norvégien, au moins ?
— Oh ! comme un livre.
— Tu sais ce que je pense, Sophie? Je trouve que tu devrais inviter un jour ton fameux Alberto à la maison. Je n'ai encore jamais rencontré de vrai philosophe, moi.
— On verra.
— On pourrait peut-être l'inviter à ta grande fête? C'est amusant quand il y a plusieurs générations. Et j'aurai peut- être le droit d'y assister, moi aussi. Je pourrai au moins faire le service. Qu'est-ce que tu en dis?
— S'il a envie de venir, pourquoi pas? C'est en tout cas plus intéressant de discuter avec lui qu'avec les garçons de la classe. Mais...
— Mais quoi ?
— Tout le monde va croire qu'Alberto est ton nouveau petit ami !
— Tu n'auras qu'à leur dire ce qu'il en est.
— Bon, on verra.
— D'accord, on verra. Ecoute, Sophie, c'est vrai que ce
n'a pas toujours été facile entre ton père et moi. Mais je ne l'ai jamais trompé...
— Laisse-moi dormir maintenant. J'ai terriblement mal au ventre.
— Tu veux un cachet?
— Je veux bien.
Quand sa mère revint avec le comprimé et le verre d'eau, Sophie s'était déjà endormie.
Le 31 mai était un jeudi. Sophie supporta stoïquement les dernières heures de cours. Depuis le début du cours de philo sophie, elle avait progressé dans certaines matières. Avant elle oscillait d'habitude entre « bien » et « très bien », mais au cours de ce dernier mois, elle avait obtenu « très bien » pour un devoir en sciences sociales et pour une dissertation à la maison. Par contre, en mathématiques, ses résultats restaient médiocres.
En dernière heure de cours, il y avait de nouveau un devoir sur table. Sophie avait choisi de traiter le thème « L'homme et la technique ». Elle avait écrit tout ce qu'elle savait sur la Renaissance et l'avènement de la science, sur la nouvelle conception de la nature, sur Francis Bacon qui avait déclaré que le savoir était le pouvoir et sur la nouvelle méthode scientifique. Elle avait bien précisé que la méthode empirique précédait les inventions techniques. Puis elle avait écrit ce qui lui passait par la tête à propos des aspects néga tifs de la technique. Toute action de l'homme peut être utili sée à des fins bonnes ou mauvaises, avait-elle conclu. Le bien et le mal sont comme un fil noir et un fil blanc si inti mement tissés ensemble qu'il est souvent impossible de les séparer.
Quand le professeur rendit les devoirs, il décocha à Sophie un drôle de regard avec un air de sous-entendu.
Elle lut « Excellent » accompagné du commentaire : « Mais d'où sortez-vous tout cela? »
Sophie prit un feutre et écrivit en majuscules dans son cahier : « J'étudie la philosophie. »
Au moment de refermer son cahier, quelque chose tomba d'entre les pages : c'était une carte postale du Liban.
Chère Hilde,
Quand tu liras ces lignes, nous aurons déjà parlé de l'accident tragique qui vient de se produire ici. J'en suis à me demander parfois si on ne pourrait pas éviter la guerre et la violence, si seulement les hommes utili saient davantage leur intelligence pour penser. Peut- être qu 'un petit cours de philosophie serait le meilleur moyen de lutter contre la guerre et la violence. Que dirais-tu d'un Petit abrégé de philosophie pour l'ONU dont on distribuerait un exemplaire dans leur langue natale à tous les nouveaux citoyens du monde ? Je vais en toucher un mot au secrétaire général des Nations unies.
Tu m'as dit au téléphone que tu fais désormais plus attention à tes affaires. C'est une bonne chose, car tu es la personne la plus négligente que je connaisse. La seule chose que tu aies perdue depuis la dernière fois, c 'est une pièce de dix couronnes, m'as-tu dit. Je ferai mon possible pour t'aidera la retrouver. Personnelle mentje me trouve beaucoup trop loin, mais je connais dans mon cher vieux pays quelqu 'un sur qui je peux compter. (Si je retrouve ta pièce de dix couronnes, je t'en ferai cadeau pour ton anniversaire.)
Amicalement,
Papa, qui a le sentiment de s'être déjà mis en route pour le long voyage qui le ramènera à la maison.
Sophie avait juste eu le temps de finir de lire la carte quand la sonnerie marquant la fin des cours retentit. Sa tête bour donnait de mille questions.
Elle retrouva Jorunn dans la cour comme d'habitude. Sur le chemin, elle ouvrit son cartable et montra la carte à son amie.
— Quelle date indique le cachet de la poste? demanda Jorunn.
— Certainement le 15 juin...
— Non, attends... il y a marqué « 30-5-90 ».
— C'était hier... c'est-à-dire le lendemain de l'accident au Liban.
— Je doute qu'une carte expédiée du Liban ne mette qu'une journée pour arriver en Norvège, poursuivit Jorunn.
— Surtout si on considère l'adresse plutôt inhabituelle : « Hilde MOller Knag c/o Sophie Amundsen, Collège de Furulia... »
— Tu crois qu'elle a été postée et que le prof l'a simple ment glissée dans ton cahier?
— Je n'en sais rien. Je n'ose même pas lui poser la ques tion. A propos, je vais organiser une grande fête dans le jardin le soir de la Saint-Jean, dit Sophie.
— Il y aura des garçons ?
Sophie haussa les épaules.
— Oui, on n'a pas besoin d'inviter les plus idiots.
— Mais JOrgen, tu l'inviteras?
— Si tu veux. Si ça se trouve, j'inviterai peut-être Alberto Knox.
— T'es complètement tarée ou quoi ? je sais.
C'est sur ces paroles qu'elles se séparèrent devant le super marché.
La première chose que fit Sophie en rentrant à la maison fut de regarder si Hermès n'était pas dans le jardin. Et en effet il l'attendait, rôdant autour des pommiers.
— Hermès !
Le chien s'immobilisa une seconde. Sophie savait exacte ment ce qui allait se passer pendant cette seconde : le chien entendrait le cri de Sophie, reconnaîtrait sa voix et déciderait d'aller vérifier si elle se trouvait bien à l'endroit d'où venait la voix. Le voilà qui la reconnaissait et bondissait dans sa direction. Pour finir, ses quatre pattes se mirent à courir à un rythme aussi effréné que des baguettes de tambour.
Il pouvait s'en passer des choses en une seconde !
Il courut vers elle, secoua frénétiquement la queue et lui sauta dessus.
— Hermès, bon chien! Tout doux, tout doux... non, il ne faut pas me lécher, allez... Assis ! Bon chien...
Sophie ouvrit la porte d'entrée. Sherekan, embusqué der rière les buissons, pointa son museau. Il se méfiait un peu de cet animal qu'il ne connaissait pas. Mais Sophie lui prépara sa nourriture, versa des graines dans l'écuelle des oiseaux, mit une feuille de salade dans la salle de bains pour la tortue et rédigea un mot pour sa mère.
Elle écrivit qu'elle ramenait Hermès chez lui et qu'elle l'appellerait si elle n'était pas rentrée pour sept heures.
Ils se mirent en route. Sophie n'avait pas oublié cette fois de prendre de l'argent. Elle songea un moment à monter dans le bus avec Hermès mais se dit qu'elle ferait mieux d'en par ler avant avec Alberto.
Tout en marchant derrière Hermès, elle réfléchit à ce qu'était un animal.
Quelle différence y avait-il entre un animal et un homme? Elle se rappelait ce qu'Aristote avait dit à ce sujet. Il expli quait que les hommes et les animaux étaient tous deux des êtres vivants avec de nombreux traits communs. Mais qu'il existait une différence essentielle entre un homme et un ani mal, à savoir la raison.
Comment pouvait-on être sûr de cette différence ?
D'un autre côté, Démocrite, lui, pensait que les hommes et les animaux étaient assez semblables entre eux puisqu'ils étaient tous les deux constitués d'atomes et qu'ils n'avaient ni l'un ni l'autre une âme immortelle. Selon lui, l'âme était for mée de petits atomes qui partaient dans tous les sens dès qu'une personne mourait. L'âme de l'homme était d'après lui indissociablement liée au cerveau.
Mais comment une âme pouvait-elle être constituée d'atomes? L'âme n'était pas quelque chose qu'on pouvait toucher et sentir comme le reste du corps. C'était justement quelque chose de « spirituel »...
Ils avaient dépassé la Grande Place et pénétraient dans les
vieux quartiers de la ville. En approchant du trottoir où elle avait ramassé la pièce de dix couronnes, Sophie regarda ins tinctivement par terre. Et là, à l'endroit précis où elle avait trouvé la pièce plusieurs jours auparavant, elle vit une carte postale avec la photo sur le dessus. L'image montrait un jar din avec des palmiers et des orangers.
Sophie se pencha pour la ramasser, mais Hermès se mit à gronder. Il semblait ne pas apprécier qu'elle touche la carte.
Lé texte disait :
Chère Hilde,
La vien 'estqu une longue chaîne de hasards. Un 'est pas improbable que la pièce de dix couronnes que tu as perdue resurgisse précisément ici. Peut-être qu'une vieille dame qui attendait son bus pour Kristiansand Va trouvée sur la Grande Place de Lillesand. De Kristian sand, elle a pris le train pour rendre visite à ses petits- enfants, et des heures et des heures plus tard, elle peut avoir perdu cette pièce de dix couronnes ici. Si on conti nue, il est fort possible que cette même pièce de dix cou ronnes ait été ramassée par unejeune fille qui en avait justement besoin pour prendre le bus et rentrer chez elle. On ne saura jamais, Hilde, mais si cela s'est réel lement passé comme cela, on est en droit de se deman der s'il n'y a pas lieu d'y voir la marque d'un dieu pro videntiel.
Je t'embrasse,
ton Papa qui en esprit est assis sur la jetée à Lillesand.
PS. : Je t'avais bien écrit que j'allais t'aider à retrouver ta pièce de dix couronnes.
Comme adresse, la carte mentionnait :
« Hilde MOller Knag c/o une passante au hasard » et le cachet de la poste indiquait le 15-06.
Sophie essaya de suivre Hermès qui grimpait rapidement l'escalier. À peine Alberto avait-il ouvert la porte qu'elle lui lança :
— Allez, dégage, c'est le facteur !
Elle trouvait qu'elle avait de bonnes raisons d'être contrariée.
Il la laissa entrer. Hermès alla se coucher comme la der nière fois sous la penderie.
— Le major aurait-il laissé par hasard une nouvelle carte de visite, mon enfant ?
Sophie leva les yeux vers lui et remarqua enfin qu'il avait changé de costume. La première chose qui lui sauta aux yeux, c'est qu'il portait une longue perruque bouclée. Il avait revêtu un habit ample avec toutes sortes de plis, rehaussé de den telles. Autour du cou, il avait noué un foulard en soie et avait enfilé sur son habit une sorte de manteau rouge. Il portait des collants blancs et de fines chaussures vernies avec un ruban. Le costume tout entier évoquait à Sophie des images de la cour du roi Louis XIV.
— Espèce de pitre, va! s'exclama-t-elle en lui tendant la carte.
— Hum... et tu as vraiment trouvé une pièce de dix cou ronnes à l'endroit où il a déposé la carte?
— Oui, juste là.
— Il se croit vraiment tout permis. Mais c'est peut-être tout aussi bien.
— Comment ça?
— Nous allons pouvoir le démasquer plus facilement. Cela dit en passant, cet accoutrement pompeux a vraiment quelque chose d'écœurant. Ça pue le parfum bon marché.
— Le parfum ?
— De loin, ça paraît d'une élégance extrême, mais ce n'est que du trompe-l'œil. C'est comme cet homme qui cherche à faire passer ses sales méthodes de flic pour de la providence divine, dit-il en montrant la carte du doigt avant de la déchirer en mille morceaux comme la précédente.
Pour ne pas aggraver sa mauvaise humeur, Sophie décida de ne pas mentionner la carte qu'elle avait trouvée à l'école entre les pages de son cahier.
— Allons nous asseoir dans le salon, ma chère élève. Quelle heure est-il ?
— Quatre heures.
— Eh bien, nous allons parler aujourd'hui du xvlle siècle.
Ils entrèrent dans le salon mansardé avec le vasistas au pla fond. Alberto avait changé quelques objets de place depuis la dernière fois.
Il y avait sur la table un vieil écrin contenant toute une col lection de verres optiques. A côté, était posé un livre ouvert. Il paraissait très ancien.
— Qu'est-ce que c'est? demanda Sophie.
— C'est la première édition du célèbre livre de Descartes : le Discours de la méthode. Il date de 1637, et c'est une des choses que je possède auxquelles je tiens le plus.
— Et l'écrin...
—... contient une collection unique de lentilles, c'est-à- dire de verres optiques. Ceux-ci furent taillés au xvie siècle par le philosophe hollandais Spinoza. Ils m'ont coûté une petite fortune, et j'y tiens comme à la prunelle de mes yeux.
— Je comprendrais mieux pourquoi tu tiens tant à ton livre et à tes verres si seulement je savais qui sont ce Descartes et ce Spinoza dont tu me parles.
— Naturellement. Mais d'abord essayons de nous trans porter un peu à l'époque à laquelle ils vivaient. Asseyons- nous ici.
Comme la dernière fois, Sophie s'assit dans un bon vieux fauteuil et Alberto Knox sur le canapé. Entre eux se trouvait la table avec le livre et l'écrin. En s'asseyant, Alberto ôta sa perruque et la posa sur le secrétaire.
— Nous allons donc parler du xvIP siècle qu'on appelle aussi l'époque baroque.
— L'époque baroque? Quel drôle de nom !
— Le terme « baroque » vient d'un mot portugais qui signifie une « perle irrégulière ». L'art du baroque se caracté rise en effet par des formes très contrastées en opposition à l'art de la Renaissance qui prônait la simplicité et l'harmonie.
Nous retrouvons la glorification de la vie comme sous la Renaissance, mais nous tombons aussi dans l'autre extrême avec la négation de la vie et le renoncement au monde. Que ce soit dans l'art ou la vie réelle, la vie s'épanouit avec un faste sans précédent alors que dans le même temps, les monastères incitent à se retirer du monde.
— En résumé, de fiers châteaux et des monastères cachés ?
— En gros, c'est ça. Une des devises du baroque était l'expression latine carpe diem, qui signifie « cueille le jour ». Il est également une autre expression latine qui revenait sou vent : memento mori, ce qui signifie « rappelle-toi que tu mourras un jour ». Dans la peinture c'est particulièrement clair, puisque le même tableau peut montrer une débauche de formes de vie avec un squelette tout en bas dans un coin. A maints égards, le baroque était caractérisé par la vanité ou la fatuité. Mais, parallèlement, beaucoup étaient obsédés par le caractère éphémère de la vie. C'est-à-dire que toute la beauté qui nous entoure est condamnée à disparaître un jour.
— Mais c'est vrai. Je trouve que c'est triste de penser que rien ne dure éternellement.
— Là tu penses exactement comme les hommes du xviie siècle. Sur le plan politique aussi, le baroque fut une époque de grands conflits. L'Europe était déchirée par des guerres, dont la plus meurtrière fut la guerre de Trente Ans qui dévasta des régions entières de 1618 à 1648. Ce terme recouvre en fait plusieurs guerres qui firent surtout ravage en Alle magne. Une des conséquences de cette guerre interminable fut que la France devint la première puissance européenne.
— Pourquoi y avait-il la guerre ?
— Il s'agissait avant tout d'un conflit entre les protestants et les catholiques. Mais il y avait bien entendu un arrière-plan politique.
— Comme au Liban, quoi.
— Au xvne siècle, les différences de classes étaient très importantes. Tu as sans aucun doute entendu parler de la noblesse française et de la cour à Versailles. Mais je ne suis pas si sûr que tu en saches autant sur la pauvreté du peuple à la même époque. Qui dit déploiement de magnificence dit aussi déploiement de pouvoir. Il suffit de penser à l'art et à l'architecture baroques : les monuments sont comme ember lificotés avec toutes sortes d'angles et de recoins, à l'image de la politique où régnaient en maîtres les assassinats, les intrigues et les coups fourrés.
— Est-ce qu'il n'y a pas eu un roi suédois qui a été abattu dans un théâtre ?
— Tu penses à Gustav III, et cela illustre bien ce que je viens de dire. Gustav III fût assassiné en 1792, mais les cir constances de sa mort sont représentatives du baroque puisqu'il fut tué lors d'un grand bal masqué.
— Je croyais que c'était dans un théâtre.
— Ce grand bal masqué eut lieu à l'Opéra et le meurtre du roi marqua la fin du baroque en Suède, car il avait été, comme Louis XIV un siècle plus tôt, un « despote éclairé ». Mais c'était un homme très vaniteux qui raffolait de tout le cérémonial et des courbettes à la française. Ce n'est donc pas un hasard s'il avait une passion pour le théâtre...
— Et il en est mort.
— Mais le théâtre à l'époque baroque ne se limitait pas à un simple mode d'expression artistique. C'était tout un symbole.
— Un symbole de quoi ?
— De la vie, Sophie. Au xvlle siècle, on ne cessait de répéter que « la vie est un théâtre ». C'est à l'époque baroque qu'on créa le théâtre moderne avec ses coulisses et sa machinerie. On construisait de toutes pièces une illu sion sur la scène pour mieux la mettre ensuite à nu. Le théâtre devint l'image de toute la vie humaine. Le théâtre pouvait montrer que l'orgueil se retourne contre son héros et donner une image impitoyable de la condition misérable de l'homme.
— Est-ce que Shakespeare vivait à l'époque baroque?
— Oui, il écrivit ses plus grands drames autour de 1600. Il est en fait à cheval entre la Renaissance et le baroque. L'idée que la vie est un théâtre se retrouve dans toute son œuvre. Tu en veux quelques exemples ?
— Volontiers.
— Dans la comédie As y ou like it (Comme il vous plaira), il écrit :
Le monde entier est une scène, Hommes et femmes, tous, n'y sont que des acteurs, Chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties, Et notre vie durant, nousjouons plusieurs rôles.
Et dans Macbeth :
La vie n 'estqu 'une ombre qui passe, Un pauvre acteur qui s'agite et parade une heure,
[sur la scène, Puis on ne l'entend plus; c'est un récit Plein de bruit, de fureur qu 'un idiot raconte Et qui n 'a pas de sens.
— C'était plutôt pessimiste.
— Il était trop conscient que la vie est courte. Tu connais bien sûr la plus célèbre phrase de Shakespeare ?
— To be ornotto be— thatis the question.
— Oui, c'est Hamlet qui dit ça. Aujourd'hui nous sommes sur terre, demain nous ne serons plus là.
— Merci, mais tu sais, j'avais compris.
— Quand ils ne comparaient pas la vie à un théâtre, les poètes baroques la comparaient à un rêve. Shakespeare, déjà, écrivait : « Nous sommes de l'étoffe dont les rêves sont faits, et notre petite vie est entourée de sommeil... »
— C'est poétique.
— Le poète espagnol Calderôn de la Barca, qui naquit en 1600, a écrit une pièce intitulée La vie est un songe où il dit : « Qu'est-ce que la vie? Une folie. Qu'est-ce que la vie? Une illusion, une ombre, une fiction et le bien suprême a peu de valeur car la vie tout entière n'est qu'un rêve... »
— Peut-être qu'il a raison. Nous avons étudié une pièce à l'école : Jeppe sur la montagne.
— De LudwigHolberg, oui, je connais. En Scandinavie, il
est une grande figure de la littérature, à cheval entre le baroque et le siècle des Lumières.
— Jeppe s'endort dans une grotte... et se réveille dans le lit du baron. Il s'imagine alors qu'il a seulement rêvé qu'il était un pauvre paysan vagabond. On le transporte endormi dans sa grotte et il se réveille à nouveau. Et là il croit qu'il a rêvé avoir dormi dans le lit du baron.
— Ce thème, Holberg l'avait emprunté à Calderon qui lui- même l'aurait trouvé dans le vieux conte arabe des Mille et Une Nuits. Mais déjà bien avant on trouvait en Inde et en Chine cette comparaison entre la vie et le rêve. Citons par exemple le vieux sage chinois Tchouang-tseu (environ 350 avant Jésus-Christ) : « Un jour j'ai rêvé que j'étais un papillon, et à présent je ne sais plus si je suis Tchouang-tseu qui a rêvé qu'il était un papillon ou bien si je suis un papillon qui rêve queje suis Tchouang-tseu. »
— Mais c'est impossible à savoir.
— En Norvège, nous avons eu un poète typiquement baroque qui s'appelait Peter Dass. Il vécut de 1647 à 1707. D'un côté il décrivait la vie quotidienne à son époque, de l'autre il soulignait que seul Dieu existait et était éternel.
— Ah ! oui... « Dieu est Dieu même si la terre était un désert, Dieu est Dieu même si tous les hommes étaient morts... »
— Mais dans la même strophe il décrit aussi le paysage au nord de la Norvège, il parle du bar, du colin, du cabillaud et de la morue. On reconnaît dans ce mélange de considérations terrestres et spirituelles un trait caractéristique du baroque qui n'est pas sans rappeler la distinction qu'établit Platon entre le monde des sens, bien concret, et le monde des idées, immuable et éternel.
— Et qu'en est-il de la philosophie?
— Elle aussi fut marquée par de grands conflits entre dif férents modes de pensée. Nous avons déjà vu que certains considéraient l'être comme étant de nature psychique ou spirituelle. Ce point de vue a pour nom l'idéalisme et s'oppose au matérialisme qui ramène tous les phénomènes de l'existence à des causes matérielles. Au xvlle siècle, le matéria lisme avait déjà ses fervents représentants. Le plus influent fut sans doute le philosophe anglais Thomas Hobbes selon lequel tous les phénomènes, ainsi que les hommes ou les animaux, étaient constitués exclusivement de particules de matière. Même la conscience de l'homme ou l'âme de l'homme était due aux mouvements de minuscules particules dans le cerveau.
— Il ne dit pas autre chose que Démocrite deux mille ans plus tôt.
— On retrouve l'idéalisme et le matérialisme à travers toute l'histoire de la philosophie. Mais on a rarement vu ces deux conceptions coexister comme à l'époque baroque. Le matérialisme fut constamment entretenu par la science nou velle. Newton avait expliqué que les mêmes lois physiques comme la pesanteur et le mouvement des corps s'appliquaient en tout point de l'univers. Le monde entier est régi par la même mécanique qui obéit à des principes inviolables. Newton a donné la dernière touche à ce que l'on appelle l'image mécanique du monde.
— Il se représentait le monde comme une grosse machine ?
Parfaitement. Le terme « mécanique » vient du grec
fje*/ovi"| qui signifie machine. Mais il convient de faire remar quer que ni Hobbes ni Newton ne voyaient de contradiction entre l'image mécanique du monde et leur foi en Dieu. Cela est vrai pour tous les matérialistes des xvIP et xvIIP siècles. Le médecin et philosophe français La Mettrie écrivit vers le milieu du xvIIP un livre intitulé l'Homme machine où il dit que tout comme la jambe possède des muscles pour marcher, le cerveau a des « muscles » pour penser. Le mathématicien français Laplace alla encore plus loin : si une intelligence avait connu la situation de toutes les particules de matière à un moment donné, « rien ne serait incertain et le passé comme l'avenir s'offriraient à ses yeux ». L'idée est que tout ce qui se passe est décidé à l'avance. « Les jeux sont faits. » Cette conception du monde s'appelle le déterminisme.
— Alors la libre volonté de l'homme n'est qu'un leurre?
— Oui, tout n'est que le résultat de processus mécaniques, même nos pensées et nos rêves. Au xixe siècle, des matéria listes allemands allèrentjusqu'à dire que les processus de la pensée se comportaient vis-à-vis du cerveau comme l'urine vis-à-vis des reins et la bile vis-à-vis du foie.
— Mais l'urine et la bile sont des matières. Pas les pensées !
— Tu touches du doigt quelque chose d'essentiel. Je vais te raconter une histoire qui dit la même chose : il était une fois un astronaute russe et un spécialiste russe du cerveau qui discutaient à propos de la religion. Ce dernier était chrétien, mais pas l'astronaute. « Je suis allé plusieurs fois dans l'espace, se vanta l'astronaute, mais je n'ai jamais rencontré Dieu ou les anges. » « Quant à moi, répondit le spécialiste du cerveau, j'ai souvent opéré des cerveaux intelligents, mais je n'ai jamais vu une seule pensée. »
— Ce qui ne veut pas dire que les pensées n'existent pas.
— En effet, cela montre que les pensées ne peuvent pas être disséquées ou divisées en des parties de plus en plus petites. Il n'est pas facile par exemple de chasser une idée fausse, car elle est souvent profondément ancrée en notre esprit. Un grand philosophe du xvIIe du nom de Leibniz fit remarquer que c'est bien là que se joue la différence entre la matière et l'esprit : le matériel peut se décomposer à l'infini alors qu'on ne peut couper une âme en deux.
— Effectivement, on se demande bien avec quel couteau !
Alberto se contenta de secouer la tête.
— Les deux plus grands philosophes du xvlle siècle étaient Descartes et Spinoza. Eux aussi s'attachèrent à définir les rapports entre l'âme et le corps et méritent d'être étudiés plus précisément.
— Eh bien, qu'est-ce que tu attends? Il faudra juste que tu me laisses téléphoner si on n'a pas fini pour sept heures.
Descartes
...Il voulait déblayer le chantier..
Alberto s était levé et avait ôté son manteau rouge. Il le jeta sur le dossier d'une chaise et se rassit confortablement sur le canapé.
— René Descartes naquit en 1596 et mena une vie de voyageur à travers toute l'Europe. Jeune homme déjà, il avait le violent désir de parvenir à des connaissances sûres au sujet de la nature de l'homme et de l'univers. Mais les études de philosophie qu'il fit achevèrent de le convaincre de sa par faite ignorance.
— Un peu comme Socrate ?
— Oui, si tu veux. Il partageait avec Socrate la conviction que seule la raison permet une connaissance claire. Nous ne pouvons jamais faire confiance à ce qui est écrit dans les vieux livres. Nous ne pouvons pas non plus nous fier à nos sens.
— C'était aussi l'avis de Platon. Pour lui aussi seule la rai son permettait d'accéder à la connaissance.
— Très juste. Il y a une filiation de Socrate et Platon jusqu'à Descartes en passant par saint Augustin. Ils étaient tous des rationalistes invétérés. Pour eux, la raison était le seul fondement sûr de la connaissance. Après avoir beaucoup étudié, Descartes en vint à la conclusion qu'il ne fallait pas nécessairement se référer à la pensée héritée du Moyen Age. Tu peux en ce sens songer à Socrate qui lui aussi tournait délibérément le dos aux idées reçues qui circulaient à Athènes. Alors que fait-on dans ce cas-là? Tu as une idée?
— On commence à philosopher par soi-même.
— Exactement. Descartes décida donc de voyager en Europe, tout comme Socrate passa sa vie à s'entretenir avec ses concitoyens. Il raconte qu'il voulait dorénavant chercher une connaissance qu'il trouverait soit en lui-même soit dans « le grand livre du monde ». Il rejoignit à cette fin l'armée et put de cette manière séjourner dans diverses villes du centre de l'Europe. Il vécut plus tard quelques années à Paris, puis partit en 1629 pour la Hollande où il travailla presque vingt années à ses écrits philosophiques. En 1649, il fut invité en Suède par la reine Christine. Mais son séjour dans ce qu'il appelait « le pays des ours, de la glace et des rochers » se solda par une pneumonie et il mourut l'hiver suivant en 1650.
— Il n'avait alors que cinquante-quatre ans.
— Mais il allait exercer une influence déterminante pour la philosophie même après sa mort. On peut sans exagération affirmer que Descartes est à l'origine de la philosophie des temps modernes. Après la redécouverte enivrante de l'homme et de la nature, le besoin se faisait sentir de rassem bler les idées de l'époque dans un système philosophique cohérent. Descartes fut le premier à construire un véritable système philosophique, comme le firent par la suite Spinoza, Locke, Berkeley, Hume et Kant.
— Qu'entends-tu par « système philosophique » ?
— J'entends par là une philosophie qui reprend tout à zéro et tente d'apporter une réponse à tous les problèmes philoso phiques. L'Antiquité avait eu deux grands théoriciens avec Platon et Aristote. Au Moyen Age, saint Thomas d'Aquin avait essayé de relier la philosophie d'Aristote à la théologie chrétienne. La Renaissance fut une époque tumultueuse où se mêlaient le passé et le présent. Au xvIP siècle seulement, la philosophie tenta de rassembler les nouvelles idées et de s'ériger en système à proprement parler. Descartes, l'initia teur de ces systèmes cohérents de la pensée philosophique, cherchait avant tout à atteindre la connaissance par des idées claires et distinctes. Il voulait aussi étudier le rapport entre lame et le corps. On retrouvera ces deux questions pendant les cent cinquante ans qui vont suivre.
— Il était donc en avance sur son temps ?
— Ces questions étaient dans l'air du temps. Beaucoup avaient une attitude plus que sceptique quant à la possibilité d'atteindre une connaissance sûre. Selon eux, l'homme devait se contenter d'être conscient de sa propre ignorance. Mais cela ne suffisait pas plus à Descartes qu'à Socrate, qui de son temps s'attaqua, lui, au scepticisme des sophistes. Puisque la nouvelle science de la nature venait d'établir une méthode qui permettait de rendre compte des phénomènes naturels avec une grande exactitude, Descartes se demanda pourquoi il ne serait pas possible de trouver une méthode aussi exacte et fiable concernant la réflexion philosophique.
— Je comprends.
— D'autre part, la nouvelle physique avait soulevé le pro blème de la nature de la matière, c'est-à-dire ce qui détermine les phénomènes physiques dans la nature. De plus en plus de personnes croyaient à une explication mécanique du monde, mais s'interrogeaient sur les liens entre l'âme et le corps, car avant le xvlle siècle il était d'usage de considérer l'âme comme une sorte de « souffle de vie » qui animait tous les êtres vivants. C'est aussi le sens originel de l'âme et de l'esprit ( « souffle vital » ou « respiration ») que l'on retrouve dans la plupart des langues européennes. Pour Aristote, l'âme était quelque chose de présent dans tout l'organisme comme « principe de vie », donc indissociable du corps. C'est pour quoi il parlait aussi d'une « âme végétative » et d'une « âme sensitive ». Ce n'est qu'au xvIP siècle que les philosophes firent une distinction radicale entre l'âme et le corps : tous les objets physiques, que ce soit un corps d'homme ou d'animal, avaient une explication matérialiste mais l'âme ne pouvait pas faire partie de cette « machinerie corporelle ». Qu'est-ce qu'était l'âme alors? Comment expliquer que quelque chose de spirituel soit à l'origine d'un phénomène physique?
— C'est assez troublant en effet.
— Que veux-tu dire ?
— Je décide de lever un bras et hop ! le bras se lève. Ou bien je décide de courir après le bus et la seconde d'après je pique un cent mètres. À d'autres moments, il m'arrive de penser à quelque chose de triste et soudain j'ai les larmes aux yeux. Il est clair qu'il y a une relation étrange entre le corps et la conscience.
— C'est justement de ce constat qu'est parti Descartes. Comme Platon, il était convaincu que l'« esprit » était bien distinct de la « matière ». Mais quant à expliquer comment le corps agissait sur l'esprit et vice versa, Platon n'apportait aucune réponse.
— Moi non plus, je suis bien curieuse de savoir comment Descartes s'y est pris.
— Suivons son propre raisonnement.
Alberto montra du doigt le livre posé sur la table et pour suivit :
— Dans cet opuscule, le Discours de la méthode, Descartes pose le problème de la méthode philosophique à suivre quand on se trouve face à un problème d'ordre philosophique. La science de la nature a déjà trouvé sa propre méthode...
— Tu l'as déjà dit.
— Descartes établit que nous ne considérons comme vrai que ce qui est clairement et distinctement reconnu comme tel. Il peut être nécessaire pour ce faire de diviser un problème en autant de petits problèmes que possible. On commence donc par les pensées les plus simples. Chacune d'elles sera « pesée et mesurée », exactement comme Galilée voulait tout mesurer et rendre mesurable ce qui ne l'était pas. La philosophie rationnelle de Descartes part du plus simple pour aboutir au plus complexe, en soulignant le rôle de l'intuition, concep tion d'un esprit pur et attentif, qui permet de saisir une idée dans sa clarté. A chaque étape, il s'agit de vérifier, de contrô ler que l'on ne laisse rien échapper à la vigilance de l'esprit. On finit par être en mesure de déduire une certaine conclu sion philosophique.
— On dirait à t'entendre un exercice d'arithmétique !
— Oui, Descartes voulait appliquer une « méthode mathé matique » pour prouver la vérité de certaines idées philoso phiques comme s'il s'agissait de démontrer un théorème mathématique. Il voulait recourir au même outil que nous uti lisons dans le cas des nombres, à savoir la raison. Nous ne saurions nous fier à nos sens, comme nous l'avait déjà dit Platon.
— Mais peut-on résoudre des problèmes philosophiques de cette manière ?
— Revenons au raisonnement de Descartes. Pour trouver la vérité quant à la nature de l'existence, il commence par douter de tout. Il veut en effet construire son système philoso phique sur des bases solides...
—... car si les fondations s'effondrent, toute la maison s'écroule avec.
— C'est gentil de vouloir m'aider, mon enfant. Descartes ne veut pas dire qu'il est bon de douter de tout, mais que dans le principe il est possible de douter de tout. Pour ce qui est de connaître le monde, nous ne serons pas tellement plus avan cés de lire Platon ou Aristote ; tout au plus aurons-nous appro fondi notre connaissance historique. D'où la nécessité de faire table rase du passé.
— Il voulait déblayer le chantier avant de construire sa propre maison, c'est ça?
— Oui, pour être sûr que les fondations de la pensée soient bien solides, il voulait n'utiliser que des matériaux tout neufs. Le doute de Descartes allait encore plus loin : nous ne pou vons même pas tenir compte de nos sens car qui sait s'ils ne se moquent pas de nous ?
— Comment ça?
— Quand nous rêvons, nous croyons bien vivre quelque chose de réel. Qu'est-ce qui différencie nos perceptions à l'état de veille de celles dans nos rêves? « Quand je consi dère attentivement cela, je ne trouve pas une seule qualité qui sépare nettement îa veille du rêve », écrit Descartes. Et de poursuivre : « Comment être sûr que toute la vie n'est pas qu'un rêve? »
— Jeppe sur la montagne croyait lui aussi qu'il avait seule ment rêvé avoir dormi dans le lit du baron.
— Et quand il était dans le lit du baron, il croyait que sa vie de pauvre paysan n'avait été qu'un mauvais rêve. C'est pour quoi Descartes préfère douter de tout d'un bloc. Beaucoup d'autres philosophes avant lui s'étaient arrêtés là.
— Ça ne les menait pas bien loin en effet.
— Mais Descartes voulait partir de zéro et ce doute fonda mental était sa première et unique certitude. Mais s'il doute, il doit aussi être sûr qu'il pense, et s'il pense, il doit donc être un être pensant. Ou comme il le dit lui-même : Cogito ergo sum.
— Ça veut dire quoi ?
— « Je pense, donc je suis. »
— On ne peut pas dire que ce soit une conclusion fracas sante.
— C'est vrai. Mais note cependant avec quelle remar quable certitude d'ordre intuitif il s'appréhende tout à coup comme un « être pensant ». De même que Platon pensait que ce que nous saisissons avec notre raison est plus réel que ce que nous percevons avec nos sens, Descartes comprend que ce « je pensant » est plus réel que le monde matériel perçu par nos sens. Et il ne s'arrête pas là.
— Eh bien, ne t'arrête pas non plus !
— Descartes se demande ensuite s'il ne connaît pas autre chose avec la même certitude intuitive que le fait d'être un sujet pensant. Il a aussi la nette conscience qu'il existe un être parfait. Cette idée s'est toujours imposée à lui, ce qui lui per met d'en déduire qu'elle ne peut pas venir de lui-même. Cette idée de perfection ne peut venir que d'un être parfait, en d'autres termes, de Dieu. Que Dieu existe est pour Descartes une vérité aussi immédiate que celle qui établit un sujet pensant.
— Je trouve qu'il se met à tirer des conclusions un peu hâtives. Il était plus prudent au début.
— Oui, beaucoup ont relevé cela comme étant le point faible de Descartes. Mais tu as employé le terme de « conclu sion ». En fait, il n'y a aucune preuve réelle. Descartes pense simplement que nous avons une idée d'un être parfait et que cet être doit exister puisque nous l'imaginons. En effet, cet être ne serait pas parfait s'il n'existait pas. Nous ne saurions en outre imaginer un tel être s'il n'existait pas, puisque nous sommes imparfaits et incapables de concevoir l'idée de la perfection. Selon Descartes, l'idée de Dieu est innée, elle est inscrite dans notre nature « comme un tableau porte la signa ture de l'artiste ».
— Maisje peux m'amuser à imaginer à quoi ressemblerait un « crocophant » sans pour cela qu'il existe réellement.
— Descartes aurait répondu que son existence n'est pas assurée dans le concept « crocophant ». Alors que dans le concept « être parfait », il y a l'assurance qu'un tel être existe. Cela est pour Descartes aussi vrai que dans l'idée du cercle le fait que tous les points de la circonférence sont à équidistance du centre. Tu ne peux pas parler d'un cercle si cette condition n'est pas remplie. De la même façon, tu ne peux pas parler de l'être parfait s'il lui manque la plus importante de toutes les qualités, à savoir l'existence.
— C'est un drôle de raisonnement.
— C'est une argumentation typiquement « rationaliste ». Comme Socrate et Platon, il estimait qu'il y avait un lien entre la pensée et l'existence. Plus quelque chose est éclairant pour la pensée, plus on est sûr de son existence.
— Bon, il a établi jusqu'ici qu'il est un être pensant et qu'il existe mi être parfait.
— A partir de là, il fait le raisonnement suivant : on pour rait penser que toutes les images du monde extérieur, comme le Soleil et la Lune, ne sont que des chimères. Mais la réalité extérieure possède des qualités que nous pouvons reconnaître avec la raison. Il s'agit des rapports mathématiques, c'est-à- dire ce qu'on peut mesurer en longueur, largeur et profondeur. Ces qualités d'ordre « quantitatif » sont aussi claires et dis tinctes pour ma raison que le fait d'être un sujet pensant. En revanche les attributs d'ordre « qualitatif » tels que la couleur, l'odeur et le goût sont liés à notre appareil sensoriel et ne décrivent pas au fond la réalité extérieure.
— La nature n'est donc pas un rêve?
— Non, et sur ce point Descartes revient à sa conception de l'être parfait. Quand notre raison reconnaît clairement et dis tinctement quelque chose, prenons le cas des rapports mathé matiques, alors c'est qu'il en est ainsi, car un Dieu parfait ne se moquerait pas de nous. Descartes fait appel à la « garantie de Dieu » afin que ce que nous reconnaissons avec notre rai son corresponde aussi à quelque chose de réel.
— Bon, passons. Il en est à savoir qu'il est un être pensant, que Dieu existe et qu'il existe aussi une réalité extérieure.
— Mais la réalité extérieure est d'une autre nature que la réalité de la pensée. Descartes peut dès lors affirmer qu'il existe deux différentes formes de réalité ou deux « sub stances ». La première substance est la pensée ou l'« âme », l'autre est l'étendue ou la « matière ». L'âme est consciente d'elle-même, elle ne prend pas de place et ne peut par consé quent pas se diviser en plus petites parties. La matière au contraire s'étend, elle occupe une place dans l'espace et peut indéfiniment se subdiviser, mais elle n'est pas consciente d'elle-même. Selon Descartes, ces deux substances découlent de Dieu, car seul Dieu existe de manière indépendante. Cela dit, ces deux substances sont tout à fait indépendantes l'une de l'autre. La pensée est entièrement libre par rapport à la matière et inversement : les processus matériels peuvent se produire indépendamment de la pensée.
— Il partage donc la création de Dieu en deux.
— Exactement. Nous disons que Descartes est dualiste, c'est-à-dire qu'il distingue radicalement la réalité spirituelle de la réalité matérielle. Seul l'homme a une âme ; les animaux appartiennent à la réalité matérielle puisque leur vie et leurs mouvements sont soumis à des lois mécaniques. Descartes considérait les animaux comme des sortes d'automates per fectionnés.
— Je me permets d'émettre de fortes objections au fait de réduire Hermès à une machine ou à un automate. On voit bien que Descartes n'a jamais aimé un animal. Et nous alors? On est aussi des automates ?
— Oui et non. L'homme est selon lui un être double puisqu'il pense et occupe une place dans l'espace, c'est-à-dire qu'il possède à la fois une âme et un corps spatial. Saint Augustin et saint Thomas d'Aquin avaient déjà dit que l'homme avait un corps comme les animaux et un esprit comme les anges. Descartes trouvait que le corps de l'homme était une mécanique sophistiquée, tandis que son âme pouvait vivre indépendamment du corps. Les phénomènes corporels ne jouissent pas d'une telle liberté, ils suivent leurs propres lois. Ce que nous pensons avec notre raison n'a pas d'inci dence sur le corps, mais sur l'âme affranchie des contraintes spatiales. Encore faudrait-il ajouter que Descartes n'exclut pas le fait que les animaux puissent penser...
— On en a déjà parlé : si je me décide à courir pour attra per le bus, tout l'« automate » en moi se met en mouvement, et si je le rate quand même, j'ai les larmes aux yeux.
— Même Descartes ne pouvait nier l'interaction perma nente entre l'âme et le corps. Aussi longtemps que l'âme habite un corps, elle est liée à lui grâce à une glande spéciale dans le cerveau. L'âme peut se laisser toucher par toutes sortes de sentiments et d'affects qui ont trait aux besoins cor porels. Mais l'âme peut aussi se détacher de ces « bas » ins tincts ainsi que de sentiments comme le désir ou la haine et agir indépendamment du corps. Le but est de laisser la raison diriger le jeu. Car même si j'ai mal au ventre, la somme des angles d'un triangle restera toujours égale à 180 degrés. Il est toujours loisible à la raison de s'élever au-dessus de ces contingences matérielles et d'agir « raisonnablement ». Vu sous cet angle, la raison est souveraine. Nos jambes finissent par ne plus pouvoir nous porter, notre dos s'arrondit et nous perdons nos dents sans pour autant que 2+2 cessent de faire 4 et cela aussi longtemps que nous serons doués de raison. Car la raison ne peut vieillir et s'avachir comme notre corps. Pour Descartes, la raison elle-même est l'« âme ».
— Attends, je n'arrive toujours pas à comprendre com ment Descartes peut comparer le corps à une machine ou un automate.
— A l'époque de Descartes, les hommes étaient très fasci nés par les machines et tous les mécanismes d'horlogerie qui donnaient l'apparence de fonctionner tout seuls. Le terme « automate » signifie justement quelque chose animé d'un mouvement « autonome », c'est-à-dire qui part « de lui- même ». Ce n'est certes qu'une illusion. Une horloge astro nomique par exemple est construite et remontée par des hommes. Ces instruments artificiels sont finalement compo sés seulement de quelques pièces assemblées entre elles, alors que le corps de l'homme ou de l'animal regroupe une infinité d'os, muscles, nerfs, veines et artères. Mais pourquoi Dieu ne produirait-il pas un corps d'animal ou d'homme sur la base de lois mécaniques ?
— On parle beaucoup aujourd'hui d'« intelligence artifi cielle ».
— Ce sont en fait les automates de notre temps. Nous avons créé des machines qui parviennent à nous faire croire qu'elles sont vraiment intelligentes. Ce genre de machines aurait certainement flanqué une peur bleue à Descartes. Il aurait commencé à mettre sérieusement en doute l'indépen dance et la liberté de la raison humaine. Il existe en effet des philosophes qui pensent que la vie spirituelle est aussi peu libre que les processus corporels. L'âme d'un homme est bien sûr infiniment plus compliquée qu'un programme informa tique, mais d'aucuns pensent malgré tout que nous ne sommes pas fondamentalement plus libres que certains pro grammes d'ordinateur. Mais attends, Sophie, je vais te mon trer quelque chose.
Alberto indiqua du doigt un grand secrétaire à l'autre bout de la pièce, sur lequel était posé un petit ordinateur. Il se leva, suivi de Sophie, et se mit à pianoter sur la machine. La lettre C apparut bientôt en haut sur l'écran. Il écrivit « Laïla » et dit :
— C'est un programme de conversation avancée.
Un texte défila sur l'écran :
« Bonjour, je m'appelle Laïla. Es-tu bien assis? »
Sophie pianota trois lettres :
« Oui », écrivit-elle avant même de s'asseoir.
Alberto s'empressa de lui avancer une chaise.
« Comment t'appelles-tu? » s'inscrivit sur l'écran. « Sophie Amundsen », répondit Sophie, à quoi l'ordinateur répondit :
« 3, allée des Trèfles. Enchantée de faire ta connaissance, Sophie. Es-tu contente de fêter bientôt ton anniversaire ? »
Sophie tressaillit. Alberto lui posa la main sur l'épaule en disant :
— Je lui ai seulement donné ton nom, ton adresse et ta date de naissance. C'est comme lorsqu'on se présente à quelqu'un pour la première fois. On a souvent quelques informations sur l'autre à l'avance.
« Oui, assez », écrivit Sophie.
« Eh bien, j'espère bien que tu ne vas pas trop mal, Sophie ? Tu dois essayer de parler par phrases entières. »
« Merci, je vais parfaitement bien. Puis-je te demander quelque chose ? »
« Tant mieux si tu vas parfaitement bien. Je t'en prie, demande-moi quelque chose. » « Quel âge as-tu ? » écrivit Sophie. « Je fus conçue à Atlanta le 8 août 1988, mais j'ai été traduite en norvégien par l'Ecole polytechnique le 28 mars 1990. » « Goshl »
« J'ai dit que tu devais parler par phrases entières. » « J'ai simplement dit : goshl »
« Je ne comprends pas l'argot. Je connais plus de cent mille mots, mais le mot le plus proche de gosh que je trouve, c'est gospel. »
« Cela veut dire évangile. » « Es-tu croyante, Sophie ? » « Je ne sais pas. »
« Ne pas savoir est généralement une étape sur la voie de la connaissance. »
« C'est ce que Socrate aurait dit. Descartes aussi d'ailleurs. »
« Socrate était un philosophe grec qui vécut de 470 à 399 avant Jésus-Christ. Si tu veux en savoir plus, tape F7.
Descartes était un philosophe français qui vécut de 1596 à 1650. Si tu veux en savoir plus, tape F8. » « Merci, ça me suffit. Puis-je te demander autre chose ? » « C'est bien si ça te suffit. Tu n'as qu'à me demander autre chose. »
Alberto contenait mal son fou rire. Sophie écrivit : « Qui est Hilde MOller Knag? »
« Hilde MOller Knag habite à Lillesand et a exactement le même âge que Sophie Amundsen. » « Comment le sais-tu ? »
« Je ne sais pas, mais j'ai trouvé cette information quelque part sur le disque dur. »
Sophie sentit un bras entourer ses épaules.
— Je lui ai donné tous les renseignements que nous avons sur Hilde.
« Sais-tu autre chose au sujet de Hilde ? » écrivit Sophie. « Le père de Hilde est un observateur des Nations unies au Liban. Il a le rang de major et envoie constamment des cartes postales à sa fille. »
« Je voudrais que tu le retrouves ! » « Je ne peux pas. Il n'est pas sur mes fichiers et je ne suis pas connectée avec un autre terminal. » « J'ai dit : trouve-le !!!!!»
« Es-tu fâchée, Sophie? Autant de points d'exclamation sont en tout cas un indice de sentiments violents. » « Je veux parler avec le père de Hilde ! » « Tu as du mal à maîtriser ta volonté. Si tu veux parler de ton enfance, tape F9. »
Alberto posa à nouveau sa main sur l'épaule de Sophie.
— Elle a raison. Ce n'est pas une boule de cristal, mon enfant. « Laïla » n'est qu'un programme informatique.
« La ferme ! » écrivit Sophie à présent. « Comme tu voudras, Sophie. Notre rencontre n'aura duré que treize minutes et cinquante-deux secondes. Je me sou viendrai de tout ce que nous avons dit. Maintenantj'inter- romps le programme. »
De nouveau la lettre C apparut en haut sur l'écran.
— Viens, on retourne s'asseoir, dit Alberto.
Mais Sophie avait déjà tapé quelque chose : elle avait écrit « Knag » et la seconde d'après elle put lire :
« Me voici. »
C'était au tour d'Alberto de tressaillir.
« Qui es-tu ? » interrogea Sophie.
« Major Albert Knag pour vous servir. Je viens directement du Liban. Quels sont les ordres ? »
— J'ai jamais vu ça! Ce petit malin a réussi à s'infiltrer dans le disque dur.
Il fit signe à Sophie de lui laisser la place et s'installa à son tour devant le clavier.
« Comment diable as-tu fait pour t'infiltrer dans mon PC?» écrivit-il.
« Une simple bagatelle, cher collègue. Je peux apparaître là où je décide selon mon bon vouloir. »
« Espèce de sale virus ! »
« Eh ! du calme ! Pour le moment, je me présente sous la forme d'un virus codé "Spécial anniversaire". Puis-je passer un petit message personnel ? »
« Merci, ça commence à bien faire. »
« Mais je vais être bref : Tout ceci est en ton honneur, ma chère Hilde. Laisse-moi encore une fois te féliciter pour tes quinze ans. Pardonne-moi pour les circonstances, mais je voudrais que mes vœux t'accompagnent où que tu sois. Ami calement, ton Papa qui aimerait tant te tenir entre ses bras. »
Avant qu'Alberto ait le temps de répliquer quoi que ce soit, la lettre C apparaissait à nouveau sur l'écran.
Alberto tapa « dir knag. » et le texte suivant apparut sur l'écran :
knag. lib 147. 643 15/06-90 12. 47 knag. lil 326. 439 23/06-90 22. 34
Alberto écrivit : « erase knag. » et éteignit l'ordinateur.
— Bon, je crois que nous l'avons effacé du programme, dit-il. Mais qui sait où et quand il réapparaîtra.
Il resta un instant silencieux à regarder l'écran avant d'ajouter :
— Son nom, ça c'était vraiment le bouquet! Albert Knag...
C'est alors que Sophie prit conscience de la ressemblance entre les deux noms : Albert Knag et Alberto Knox. Mais Alberto était dans un tel état d enervement qu'elle n'osa rien dire et ils retournèrent s'asseoir sur le canapé.
19 Spinoza
... Dieu n'est pas un montreur de marionnettes...
Ils restèrent un long moment silencieux, puis Sophie essaya de changer les idées d'Alberto en lui demandant :
— Descartes a vraiment dû être un drôle de personnage. A-t-il été très célèbre ?
Alberto soupira avant de répondre :
— Il eut une très grande influence. Il joua surtout un rôle déterminant pour un autre grand philosophe. Je pense au phi losophe hollandais Baruch Spinoza, qui vécut de 1632 à 1677.
— Est-ce que tu vas aussi me parler de lui ?
— J'en avais l'intention, oui. Nous n'allons pas nous lais ser intimider par des provocations militaires.
— Je suis tout ouïe.
— Spinoza appartenait à la communauté juive d'Amster dam, mais fût rapidement banni à cause de ses idées jugées trop subversives. Rarement un philosophe aura été aussi insulté et poursuivi que lui. Il fût même l'objet d'une tentative de meurtre. Et tout cela parce qu'il critiquait la religion offi cielle. Il pensait que le christianisme et le judaïsme ne repo saient plus que sur des dogmes rigides et des rituels vidés de leur sens. Il fut le premier à adopter ce que nous qualifierions de perspective « critique historique » à propos de la Bible.
— Sois plus clair !
— Il rejetait l'idée selon laquelle Dieu aurait inspiré la Bible jusque dans les moindres détails. Selon lui, nous devrions toujours avoir en mémoire l'époque à laquelle la
Bible a été rédigée. Une lecture « critique » de ce type met en lumière une série de contradictions entre les différents textes. En filigrane du Nouveau Testament, nous rencontrons Jésus que l'on peut appeler le porte-parole de Dieu. Le mes sage de Dieu invitait justement à se détacher d'un judaïsme devenu borné et étriqué. Jésus prêchait une « religion de la raison » qui considérait l'amour comme bien suprême. Spinoza entend par amour aussi bien l'amour envers Dieu qu'envers son prochain. Mais le christianisme lui aussi s'enferra rapidement dans des dogmes rigoureux et des rituels dénués de signification.
— Je comprends que dans les églises et les synagogues on ait eu du mal à accepter ça !
— Au pire de la tourmente, Spinoza fut même rejeté par sa propre famille. On tenta de déshériter celui qui passait pour un impie. Et pourtant, paradoxalement, aucun philosophe ne s'est autant battu que Spinoza pour la liberté d'expression et la tolérance religieuse. La résistance à laquelle il se heurta fit qu'il mena une vie retirée, entièrement consacrée à la philo sophie. Pour assurer sa subsistance, il taillait des verres optiques. Ce sont quelques-uns de ces verres que tu as vus tout à l'heure.
— Impressionnant !
— On peut presque voir quelque chose de symbolique dans le fait qu'il tailla des verres. Les philosophes apprennent aux hommes à regarder le monde autrement. Au cœur de sa philosophie, il y a l'idée de voir le monde sous l'« angle de l'éternité ».
— Sous l'angle de l'éternité?
— Oui, Sophie. Est-ce que tu arrives à voir ta propre vie sur le plan cosmique ? Il faut que tu fermes les yeux à demi et t'imagines, toi et ta vie, ici et maintenant...
— Hum... c'est pas si facile que ça...
— Rappelle-toi que tu vis une infime partie de la vie de l'univers. Tu fais partie de quelque chose d'immense et qui te dépasse.
— Je vois ce que tu veux dire.
— Arrives-tu à ressentir tout ça? Arrives-tu à appréhen der toute la nature, c'est-à-dire tout l'univers d'un seul coup d'oeil?
— Ça dépend. Il me faudrait peut-être des lunettes spé ciales.
— Je ne pense pas seulement à l'espace infini, mais aussi à un temps infini. Il y a trente mille ans de cela vivait un petit garçon dans la vallée du Rhin. Il était une infime partie de la nature, un frémissement qui courait à la surface de l'océan infini. Il n'existe aucune différence entre ce garçon et toi.
— Sauf que moi, je suis en vie.
— Oui, mais c'est pourtant ça que tu aurais dû essayer de ressentir, car qui seras-tu dans trente mille ans ?
— C'était ça, ses idées subversives ?
— Pas tout à fait... Spinoza ne prétendait pas que tout ce qui existe au monde est de l'ordre de la nature, puisqu'il met tait en parallèle Dieu et la nature. Il voyait Dieu dans tout ce qui existe et tout ce qui existe, en Dieu.
— Il était panthéiste, alors ?
— Bien vu. Pour Spinoza, Dieu n'était pas celui qui se contente de créer le monde pour le regarder d'en haut, non, Dieu est le monde. Spinoza exprime la même idée autrement en disant que le monde est en Dieu. Il se réfère alors au dis cours de Paul aux Athéniens sur la colline de l'Aréopage : « C'est en elle [la divinité] en effet que nous avons la vie, le mouvement et l'être. » Mais examinons le raisonnement de Spinoza tel qu'il se présente dans son ouvrage majeur intitulé 1 Ethique démontrée suivant l'ordre géométrique.
— L'éthique... et la méthode géométrique ?
— Cela peut sembler bizarre, je sais. Pour les philosophes, l'éthique est la doctrine des principes de la morale pour mener une vie heureuse. C'est dans ce sens que nous parlons de l'éthique de Socrate ou d'Aristote. De nosjours, l'éthique s'est vue réduite à un ensemble de règles à respecter pour ne pas marcher sur les pieds de son voisin...
— Alors que penser à son bonheur personnel, c'est consi déré comme de l'égoïsme?
— Oui, à peu près. Quand Spinoza utilise le mot éthique, on peut tout aussi bien le remplacer par art de vivre ou morale.
— Tout de même... « l'art de vivre démontré géométri quement » !
— La méthode ou l'ordre géométrique fait référence à la terminologie et la présentation qu'il emploie. Tu te souviens que Descartes voulait appliquer la méthode mathématique à la réflexion philosophique pour garantir en quelque sorte sa légitimité. Spinoza se situe dans le même courant rationaliste en voulant démontrer que la vie de l'homme est déterminée par les lois de la nature. Nous devons, selon lui, nous libérer de nos sentiments et de nos émotions afin de trouver la paix et le bonheur.
— Nous ne sommes quand même pas uniquement déter minés par les lois de la nature ?
— Ce n'est pas si simple, Spinoza est un philosophe beau coup plus complexe qu'il n'y paraît, Sophie. Prenons les choses une par une. Tu te rappelles que Descartes distinguait deux substances : la pensée et l'étendue.
— Evidemment !
— Eh bien, Spinoza réfute cette distinction, car pour lui il n'y a qu'une seule substance à l'origine de tout. C'est la Sub stance, ce qu'il appelle aussi Dieu ou la nature. Nous n'avons donc pas affaire avec une conception « dualiste » de la réalité comme chez Descartes. Nous disons qu'il est « moniste ».
— On voit difficilement ce qu'ils ont en commun.
— En fait, la différence n'est pas aussi grande qu'on croit. Pour Descartes aussi, seul Dieu est à l'origine de lui-même. Ce n'est que lorsqu'il assimile Dieu à la nature ou la nature à Dieu que Spinoza s'éloigne à la fois de Descartes et d'une conception judéo-chrétienne du monde.
— Car, dans ce cas, la nature est Dieu, point final.
— Mais quand Spinoza utilise le mot « nature », il ne pense pas seulement à la nature dans l'espace. Avec la Sub stance, Dieu ou la nature, il entend tout ce qui existe, même ce qui est d'ordre spirituel.
— A la fois la pensée et l'étendue, si je comprends bien.
— Oui, c'est ça. Selon Spinoza, nous autres hommes connaissons deux qualités ou formes d'apparitions de Dieu, à savoir les attributs de Dieu, qui sont la « pensée » et l'« éten due » que Descartes avait déterminées. Dieu — ou la nature — se manifeste sous forme de pensée ou de chose dans l'espace. Il se peut que Dieu ait infiniment plus d'attributs que ces deux-là, mais ce sont les seuls auxquels les hommes aient accès.
— Je veux bien, mais pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?
— Je reconnais qu'il faut être solidement armé pour s'atta quer à la langue de Spinoza, mais le jeu en vaut la chandelle, car la pensée qui se dégage finalement a la transparence et la beauté d'un diamant.
— Tu excites ma curiosité.
— Tout ce qui est dans la nature appartient soit à la Pensée soit à l'Etendue. Toutes les choses et les événements de notre vie quotidienne, que ce soit une fleur ou un poème sur cette même fleur, sont différents modes de la Pensée ou de l'Eten due. Un modus (modi au pluriel) est une modification de la Substance infinie qu'est la Nature. Une fleur est un mode de l'attribut de l'Etendue comme le poème sur cette même fleur un mode de l'attribut de la Pensée. Ainsi chaque créature par ticulière apparaît-elle comme un mode de Dieu.
— Plutôt tordu comme type !
— Non, c'est juste sa langue qui est un peu alambiquée. Derrière ces formules assenées de manière péremptoire se cache une vérité splendide et d'une telle évidence que notre langue de tous les jours est trop pauvre pour la décrire.
— Pour ma part, je préfère quand même la langue de tous les jours.
— Très bien, je vais commencer par toi-même. Quand tu as mal au ventre, qu'est-ce qui a mal?
— Tu l'as déjà dit, c'est moi.
— C'est vrai. Et quand tu penses plus tard que tu as eu mal au ventre, qu'est-ce qui pense?
— Eh bien, c'est toujours moi.
— Car tu es une personne et une seule qui tantôt a mal au ventre, tantôt est l'objet d'une émotion. Toutes les choses qui nous entourent physiquement sont l'expression de Dieu ou de la nature. De même nos pensées. Car tout est un. Il n'y a qu'un seul Dieu, une seule Nature ou une seule Substance.
— Mais quand je pense à quelque chose, c'est moi qui pense et quand je me déplace, c'est toujours moi qui me déplace. Qu'est-ce que Dieu vient faire là-dedans?
— J'aime ton engagement, mais qui es-tu? Tu es Sophie Amundsen, mais tu es aussi l'expression de quelque chose d'infiniment plus grand. Tu peux affirmer, si cela te fait plai sir, que c'est toi qui penses ou qui te déplaces, mais ne peux- tu aussi dire que c'est la Nature qui pense tes pensées et qui se déplace à travers toi? En fait, tout n'est qu'une question de verres optiques, de perspective.
— Est-ce que ça revient à dire que ce n'est pas moi qui décide de ce que je fais ?
— En quelque sorte. Tu as peut-être la liberté de bouger le pouce quand tu le désires, mais il ne peut bouger qu'en sui vant sa propre nature. Pas question pour lui de sauter de ta main et de courir dans toute la pièce. Toi aussi tu as ta place dans le grand Tout. Tu es Sophie, mais tu es aussi un doigt de la main de Dieu.
— Alors c'est Dieu qui décide de tout ce que je fais ?
— Dieu ou la Nature ou les lois naturelles. Pour Spinoza, Dieu est la cause immanente de tout ce qui arrive. Il n'est pas une cause extérieure, car Dieu ne se manifeste que par ces lois naturelles.
— Je ne saisis pas bien la différence.
— Dieu n'est pas un montreur de marionnettes qui tire sur les ficelles en décidant de ce qui va se passer. Au contraire, tout dans le monde se produit par nécessité. Spinoza avait une conception déterministe de la vie sur terre.
— Ça me rappelle quelque chose.
— Tu penses peut-être aux stoïciens. Eux aussi avaient affirmé que tout se produisait dans le monde par nécessité. D'où l'importance de faire face aux événements en gardant un « calme stoïque ». Il ne fallait surtout pas se laisser empor ter par ses émotions.
— Je comprends ce que tu veux dire, mais je n'aime pas cette idée que l'on n'est pas maître de ses actions.
— Revenons à ce petit garçon de l'âge de pierre qui vivait il y a trente mille ans. En grandissant, il apprit à se servir d'une lance pour tuer les animaux, il fit l'amour à une femme qui devint la mère de ses enfants et tu peux être sûre qu'il vénérait les dieux de sa tribu. Crois-tu vraiment qu'il ait décidé tout cela lui-même ?
— Je ne sais pas.
— Ou imagine un lion en Afrique. Est-ce lui qui décide de mener la vie d'un grand fauve? De se précipiter sur la première gazelle qui boite? N'aurait-il pas préféré être végétarien ?
— Mais non, le lion doit vivre selon sa nature.
— Autrement dit selon les lois de la nature. Tout comme toi, Sophie, car tu fais aussi partie de la nature. Bien sûr tu peux t'appuyer sur Descartes et me rétorquer que le lion est un animal et non un homme doté d'un esprit libre. Mais prends l'exemple d'un nouveau-né : il crie, et si on ne lui donne pas de lait, il sucera son pouce à la place. A ton avis, ce bébé a-t-il une volonté libre ?
— Non.
— Quand aura-t-il une volonté libre alors ? A l'âge de deux ans, cette petite fille gambadera partout en montrant du doigt tout ce qu'elle voit. A trois ans, elle épuisera sa mère par ses caprices et à quatre ans aura soudain peur du noir. Où est la liberté dans tout ça, Sophie ?
— Je ne sais pas.
— Et quand elle aura quinze ans, elle s'amusera devant la glace à se maquiller. Est-ce maintenant qu'elle prend des décisions personnelles et fait ce qu'elle veut?
— Je comprends ce que tu veux dire.
— Elle s'appelle Sophie Amundsen, ça, elle le sait. Mais elle vit aussi selon les lois de la nature, mais comment pour- rait-elle s'en rendre compte, puisqu'il y a une infinité de causes extrêmement complexes derrière la moindre de ses actions ?
— Je n'ai pas envie d'en apprendre davantage.
— Il faut que tu répondes encore à une dernière question. Imagine deux vieux arbres fruitiers qui ont été plantés en même temps dans un grand jardin. L'un a poussé au soleil et a bénéficié d'une terre riche et bien arrosée, alors que l'autre a poussé à l'ombre sur un sol pauvre. Quel arbre sera le plus grand et portera le plus de fruits ?
— Evidemment celui qui aura eu les meilleures conditions pour pousser.
— Eh bien, pour Spinoza, cet arbre est libre, à savoir qu'il a la liberté de développer toutes les possibilités qu'il porte en lui. Bien sûr, s'il s'agit d'un pommier, il n'y a aucune chance pour qu'il donne des poires ou des prunes. Il en va de même pour nous les hommes. Nous pouvons rencontrer des obs tacles, par exemple d'ordre politique, qui freineront notre croissance personnelle. Des contraintes extérieures peuvent nous inhiber, aussi est-ce seulement quand nous pouvons « librement » développer toutes nos possibilités en puissance que nous vivons en hommes libres. Mais nous restons en un sens tout aussi tributaires de nos dispositions de départ et des conditions extérieures qu'un petit garçon de l'âge de pierre, un lion en Afrique ou un pommier dujardin.
— Je crois que ça me suffit comme ça.
— Seul un être est « la cause de lui-même », c'est-à-dire conçu par lui-même, et peut agir en toute liberté. Seul Dieu ou la nature est capable de s'épanouir tout à fait librement. Un être humain peut lutter pour conquérir une liberté qui le délivre de contraintes extérieures, mais il ne jouira jamais d'une « libre volonté ». Comment pourrions-nous décider de tout ce qui se passe dans notre corps, qui n'est lui-même qu'un mode de l'attribut de l'Etendue? De la même façon, nous ne « choisissons » pas ce que nous pensons non plus. L'homme n'a donc pas une « âme libre » qui serait prison nière d'un corps mécanique.
— Ce point-là est un peu difficile à comprendre.
— Mais non, Spinoza entend par là que ce sont des pas sions de lame telles que la vanité ou le désir qui nous empê chent d'atteindre le bonheur et l'harmonie. Mais il s'agit de percevoir dans une vision d'ensemble que tout fait partie de la Nature pour former un grand Tout. Ainsi nous connaîtrons la béatitude et la paix de l'esprit. C'était ce que Spinoza appelait tout voir sub specie œ terni ta tis.
— Ce qui signifie ?
— De tout voir « sous l'angle de l'éternité ». N'est-ce pas par là que nous avions commencé ?
— Et que nous devons nous arrêter. Je dois vite rentrer chez moi.
Alberto se leva et alla chercher une corbeille de fruits qu'il déposa sur la table.
— Tu ne veux pas prendre un fruit avant de partir?
Sophie prit une banane et Alberto une pomme verte. Elle
commença à éplucher la banane quand elle aperçut quelque chose :
— Regarde, il y a quelque chose d'écrit, dit-elle tout à coup.
— Où ça?
— Ici... à l'intérieur de la peau de la banane. C'est écrit au feutre noir...
Sophie se pencha vers Alberto et lui tendit la banane. Il lut à haute voix : « Coucou, c'est encore moi, Hilde. Je suis partout, mon enfant. Toutes mes félicitations pour ton anniversaire! »
— Très drôle, commenta Sophie.
— Il est de plus en plus audacieux.
— Mais tu ne trouves pas ça bizarre, toi? Est-ce qu'on cultive des bananes au Liban ?
Alberto secoua la tête.
— Moi, en tout cas, je ne la mange pas.
— Tu n'as qu'à la laisser. Il faut vraiment être cinglé pour écrire à sa fille sur l'intérieur d'une peau de banane. Mais il a visiblement plus d'un tour dans son sac...
— C'est le moins qu'on puisse dire.
— Bon, cela nous permet de déduire que le père de Hilde est loin d'être un idiot.
— Je n'ai cessé de le répéter. C'est peut-être lui qui t'a fait m'appeler Hilde la dernière fois que j'étais ici. Qui sait si ce n'est pas lui qui nous fait parler?
— Il ne faut rien exclure comme possibilité. Tout peut être mis en doute.
— Car toute notre existence n'est peut-être qu'un rêve.
— Ne précipitons pas les choses. Il existe sans doute une explication beaucoup plus simple.
— Enfin, de toute façon, il faut que je me dépêche de ren trer à la maison. Maman m'attend.
Alberto raccompagna Sophie à la porte. Juste quand elle s'en alla, il lui lança :
— A bientôt, chère Hilde !
L'instant d'après, la porte se refermait derrière elle.
20 Locke
... aussi vide et nue qu'un tableau noir avant l'entrée du professeur...
Sophie ne rentra qu'à huit heures et demie, bien plus tard que prévu. Mais qu'avait-elle prévu au juste? Elle avait sauté le repas et laissé à sa mère un mot disant qu'elle pensait ren trer vers sept heures.
— Ça ne peut plus continuer comme ça, Sophie. J'ai dû appeler les renseignements pour savoir s'ils avaient le numéro d'un certain Alberto dans la vieille ville, mais ils m'ont ri au nez.
— Ce n'était pas facile de partir plus tôt. Nous sommes sur le point de découvrir la solution d'un grand mystère.
— Qu'est-ce que c'est que ces histoires?
— Non, je t'assure !
— Tu as pensé à l'inviter pour ton anniversaire?
— Zut,j'ai oublié!
— Ecoute, maintenantj'exige que tu me le présentes. Dès demain. Une jeune fille n'a pas à fréquenter un monsieur plus âgé comme tu le fais.
— Tu n'as vraiment pas besoin d'avoir peur d'Alberto. Tu devrais plutôt te méfier du père de Hilde.
— De quelle Hilde?
— La fille de celui qui est au Liban. Quel type louche, celui-là ! Peut-être qu'il contrôle le monde entier...
— Si tu ne me présentes pas à ton Alberto sur-le-champ, je t'interdis de le revoir. Je ne serai tranquille qu'après avoir vu quelle tête il a.
Sophie eut une idée et bondit dans sa chambre.
— Mais où tu vas comme ça? lui cria sa mère.
En moins de temps qu'il n'en faut, Sophie était redescen due au salon :
— Tu vas voir tout de suite de quoi il a l'air. J'espère que tu me laisseras tranquille après, lança-t-elle en brandissant une cassette vidéo.
— Il t'a donné une cassette vidéo?
— Oui, sur Athènes.
On vit d'abord des images de l'Acropole. Sa mère resta muette d'admiration quand Alberto apparut sur l'écran en s'adressant directement à Sophie.
Sophie remarqua quelque chose à quoi elle n'avait pas prêté attention précédemment. L'Acropole était envahie par toutes sortes de groupes touristiques. L'un deux portait une pancarte sur laquelle était écrit « HILDE »...
Puis on voyait Alberto arpenter l'Acropole et se placer sur la colline de l'Aréopage, là où saint Paul avait apostrophé les Athéniens. Enfin, on le voyait s'adresser à Sophie depuis l'agora.
Sa mère parvenait à peine à aligner deux phrases à la suite :
— Mais c'est incroyable... c'est lui, Alberto ? Tiens, encore l'histoire de ce lapin... Mais... c'est vraiment à toi qu'il parle, Sophie. J'ignorais que saint Paul avait été à Athènes...
La vidéo se rapprochait du moment où le vieil Athènes resurgissait des ruines. Sophie arrêta la bande, car elle ne voyait pas l'intérêt de lui présenter aussi Platon, maintenant qu'elle avait montré qui était Alberto.
il y eut un silence.
— Tu ne le trouves pas mignon? demanda-t-elle d'un ton moqueur.
— Ce doit quand même être une drôle de personne pour se faire filmer à Athènes et envoyer la cassette à une jeune fille qu'il connaît à peine. Quand était-il à Athènes ?
— Je n'en ai aucune idée.
— Mais il y a autre chose...
— Ah?
— Il ressemble d'une manière étonnante à ce major qui a vécu pendant quelques années là-bas dans la forêt dans le petit chalet.
— Eh bien, c'est peut-être lui, Maman...
— Ça fait plus de quinze ans qu'on est sans nouvelles de lui.
— Il est peut-être parti en voyage. A Athènes par exemple.
Sa mère secoua la tête.
— Je me rappelle l'avoir vu une fois dans les années 70 et il paraissait déjà aussi âgé que cet Alberto que j'ai vu aujourd'hui. Il avait un nom étranger.
— Knox?
— C'est possible, Sophie. Peut-être qu'il s'appelait Knox.
— Ce n'était pas Knag, par hasard?
— Non, je dois confondre... De qui veux-tu parler en disant Knox ou Knag ?
— D'Alberto ou du père de Hilde.
— Je commence à tout mélanger.
— Il reste quelque chose à manger?
— Tu n'as qu'à réchauffer la viande hachée.
Deux semaines s'écoulèrent sans qu'Alberto se manifeste. Elle reçut une autre carte d'anniversaire au nom de Hilde mais, bien qu'on approchât de la date, elle n'avait encore rien reçu à son nom.
Un après-midi, Sophie descendit en bus dans la vieille ville et alla frapper à la porte d'Alberto. Il n'était pas chez lui mais il y avait un mot sur la porte :
Tous mes vœux pour ton anniversaire, Hilde ! Nous appro chons du moment décisif: l'instant de vérité, mon enfant. Chaque fois que j'y pense, ça méfait tellement rire que je dois me retenir de faire pipi. Berkeley est dans le coup, évi demment, alors accroche-toi!
Sophie arracha le mot et le glissa dans la boîte aux lettres d'Alberto en sortant.
Zut alors ! Il n'était quand même pas reparti pour Athènes ?
Comment pouvait-il l'abandonner en laissant toutes ces ques tions sans réponse ?
Le jeudi 14 juin en rentrant de l'école, elle aperçut Hermès dans lejardin. Elle courut vers lui et le chien bondit à sa ren contre. Elle lui passa les bras autour du cou comme si lui seul avait le pouvoir de résoudre toutes ces énigmes.
Elle rédigea à nouveau un mot pour sa mère en prenant soin, cette fois-ci, de donner l'adresse d'Alberto.
Elle ne pouvait s'empêcher de penser au lendemain. Non que ce fût le jour de son anniversaire, puisqu'elle ne le fête rait pas avant le soir de la Saint-Jean, mais parce que c'était aussi l'anniversaire de Hilde. Sophie pressentait qu'il se pas serait quelque chose d'important. Ça mettrait en tout cas un terme à toutes ces cartes de vœux du Liban.
Il y avait sur le chemin un terrain de jeux et Hermès s'arrêta devant un banc comme s'il voulait indiquer à Sophie de s'asseoir là.
Elle s'assit et caressa le pelage roux tout en le regardant droit dans les yeux. Il va se mettre à gronder, pensa Sophie. Elle vit ses mâchoires trembler, mais Hermès ne gronda ni n'aboya. Il ouvrit simplement la gueule et dit :
— Joyeux anniversaire, Hilde !
Sophie fut comme pétrifiée. Est-ce que c'était le chien qui venait de parler? Non, ce devait être une sorte d'hallucina tion, à force de songer à Hilde. Mais une petite voix en elle lui disait qu'elle avait bien entendu le chien prononcer ces trois mots. Et qui plus est, d'une belle voix grave.
L'instant d'après, l'incident était clos. Hermès aboya bien fort, comme pour dissimuler le fait qu'il venait de parler avec une voix humaine, et se remit en route vers la maison d'Alberto. En levant les yeux vers le ciel, Sophie aperçut quelques gros nuages. Le temps menaçait de changer.
A peine Alberto avait-il ouvert la porte que Sophie lui dit :
— Trêve de politesses. Tu t'es bien fait avoir et tu le sais, va.
— De quoi veux-tu parler, mon enfant?
— Le major a fait parler Hermès.
— Aïe, ça se corse. Il a réussi à faire ça?
— Eh oui !
— Et qu'a-t-ildit?
— Devine !
— « Bon anniversaire » ou quelque chose dans le genre.
— Gagné !
Alberto fit entrer Sophie. Il portait un costume pas très différent de celui de l'autre jour, avec moins de rubans et de dentelles.
— Ce n'est pas tout, déclara Sophie.
— Qu'est-ce que tu entends par là?
— Tu n'as pas trouvé le mot dans la boîte aux lettres ?
— Si, mais je l'ai tout de suite mis à la poubelle.
— Mais que lui a fait ce Berkeley pour qu'il réagisse ainsi ?
— Attendons de voir.
— Mais tu ne vas pas m'en parler aujourd'hui?
— Si, aujourd'hui même.
Alberto s'assit confortablement et commença :
— La dernière fois que nous étions ici, je t'ai parlé de Descartes et de Spinoza qui avaient en commun d'être tous deux de purs rationalistes.
— Et un rationaliste, c'est quelqu'un qui croit au pouvoir de la raison.
— Oui, un rationaliste croit que la raison est à la source de la connaissance. Il croit aussi que l'homme naît avec certaines idées (idées innées), présentes dans la conscience et qui pré cèdent toute expérience. Plus l'idée était claire, plus elle devait correspondre à quelque chose de réel. Tu te rappelles que Descartes déduisait de l'idée d'un être parfait que Dieu devait nécessairement exister.
— Tu crois que j'oublie aussi vite ?
— Eh bien à partir du xvIIP siècle, cette tradition rationa liste va être battue en brèche par ce qu'on a appelé l'empi risme. Plusieurs philosophes défendirent le point de vue que nous n'avons aucune conscience des choses ou des événe ments avant de les avoir appréhendés par nos sens.
— C'est donc de l'empirisme que tu veux me parler aujourd'hui?
— Je vais essayer. Les principaux empiristes ou philo sophes de l'expérience étaient Locke, Berkeley et Hume, tous trois anglais, alors que les grands rationalistes du xvne siècle étaient un Français, Descartes, un Hollandais, Spinoza, et un Allemand, Leibniz. C'est pourquoi on fait parfois la distinc tion entre Xempirisme anglais et le rationalisme continental.
— D'accord, mais est-ce que tu peux reprendre ta défini tion de l'empirisme?
— Un empiriste veut déduire toutes ses connaissances sur le monde de ce que ses sens lui transmettent. Il faut partir d'Aristote pour trouver la formule classique : « Rien n'existe dans la conscience qui n'ait existé avant dans les sens. » Il faut y voir une critique directe de la théorie des idées chère à Platon, selon lequel l'homme naît avec des idées venant du monde des idées. Locke reprend la phrase d'Aristote à son compte et quand il l'utilise, c'est cette fois contre Descartes.
— Rien n'existe dans la conscience... qui n'ait existé avant dans les sens ?
— Nous n'avons aucune représentation ou idée préconçue du monde dans lequel nous naissons avant de l'avoir perçu. Si nous avons une représentation ou une idée qui n'a aucun lien avec des faits dont nous avons fait l'expérience, c'est alors une idée fausse. Avec des termes tels que « Dieu », « éternité » ou « substance », la raison tourne à vide, car per sonne n'a vraiment fait ï expérience de Dieu, de l'éternité ou de ce que les philosophes avaient appelé la Substance. On peut à loisir écrire des traités savants qui au bout du compte n'apportent aucun nouveau savoir réel. Ce type de raisonne ment peut sembler fort judicieux, mais ce n'est qu'une forme de masturbation intellectuelle. Il s'agissait de tout repasser au peigne fin, comme quand on cherche de l'or pour découvrir parmi toute la boue et le sable quelques pépites d'or.
— Et ces pépites d'or, c'étaient les vraies expériences ?
— Ou du moins les pensées liées à l'expérience des hommes. Les empiristes se proposaient de passer en revue toutes les idées des hommes pour vérifier si elles étaient fon dées sur l'expérience. Prenons un philosophe à la fois.
— Bon, je t'écoute.
— Le premier fut un Anglais, John Locke, qui vécut de 1632 à 1704. Son livre le plus important parut en 1690 sous le titre Essai sur l'entendement humain. Il tentait d'éclaircir deux questions : la première consistait à s'interroger sur l'ori gine des pensées et des représentations chez l'homme, la deuxième posait le problème de la fiabilité de nos sens.
— Plutôt ambitieux comme projet !
— Examinons le premier point. Locke est convaincu que toutes les pensées et les images que nous avons dans la tête sont le fruit de nos diverses expériences. Avant de ressentir quelque chose, notre conscience est comme une tabula rasa, c'est-à-dire un tableau vierge.
— Ne te sens surtout pas obligé de parler latin.
— Avant de percevoir quelque chose, notre conscience est donc aussi vide et nue qu'un tableau noir avant l'entrée du professeur dans la classe. Locke compare aussi la conscience avec une pièce sans meubles. Nous commençons à percevoir le monde autour de nous grâce à la vue, l'odorat, le goût, le toucher et l'ouïe. Les petits enfants sont imbattables sur ce point. De cette manière naissent ce que Locke appelle des idées sensorielles simples. Mais la conscience n'accepte pas passivement ces idées, elle les confronte, les soumet à divers raisonnements, les met en doute, etc. De ce travail intellec tuel surgissent ce que Locke appelait les idées réflexives. Il opère donc une distinction entre la « perception » et la « réflexion ». C'est ici qu'il faut être sur ses gardes.
— Etre sur ses gardes ?
— Locke prend soin de souligner que nos sens nous per mettent seulement d'accéder à des impressions simples. Quand je mange une pomme par exemple, je ne vois pas la pomme comme un tout, mais j'ai une série d'impressions jux taposées les unes aux autres : je perçois quelque chose de vert qui dégage une impression de fraîcheur et dont la saveur est un peu acide. Ce n'est qu'après avoir mangé une pomme plusieurs fois que je pourrai formuler clairement la pensée : je mange une « pomme ». Locke dit que nous avons obtenu une « vision synthétique » de la pomme.
— Nous pouvons du moins être sûr que ce que nous voyons, entendons, sentons et goûtons est tel que nous l'avons perçu.
— Oui et non. Le monde est-il vraiment tel que nous le percevons? C'était la deuxième question de Locke et rien n'est moins sûr, Sophie. Ne soyons pas trop pressés. C'est le premier devoir d'un philosophe.
— Je sens que je vais devenir aussi muette qu'une carpe.
— Locke distingue dans le domaine des sens les qualités « primaires » des qualités « secondaires » et se réfère aux phi losophes qui l'ont précédé, tel Descartes.
— Comment ça?
— Les qualités primaires des sens recouvrent le volume, le poids, la forme, le mouvement et le nombre des choses. Nous pouvons affirmer que nos sens nous renseignent utilement sur ces qualités. Mais nous disons aussi que quelque chose est sucré ou acide, vert ou rouge, chaud ou froid : c'est ce que Locke appelle les qualités secondaires des sens. Et ces impressions telles que la couleur, l'odeur, le goût ou le son, ne sont pas des qualités immanentes aux choses. Elles ne reflètent que l'effet produit sur nos sens.
— Le goût, ça ne se discute pas.
— Justement. Les qualités primaires comme la grandeur ou le poids sont irréfutables car elles sont constitutives des choses elles-mêmes, alors que les qualités secondaires comme la couleur ou le goût varient d'un animal à l'autre et d'un homme à l'autre selon l'appareil sensoriel de chacun.
— Quand Jorunn mange une orange, c'est pour elle comme quand les autres mangent un citron : elle ne prend en général qu'un quartier à la fois et trouve que c'est acide. Et moi, je trouve cette même orange juteuse et sucrée.
— Et aucune de vous deux n'a raison ou tort. Vous ne faites que décrire l'effet produit par l'orange sur vos sens. Il en va de même pour la couleur. Supposons que tu n'aimes pas une certaine nuance de rouge. Si Jorunn porte précisément une robe de ce rouge-là, mieux vaut garder tes goûts pour toi. Vous ne voyez pas cette couleur de la même manière, ce qui ne veut pas dire que la robe esfjolie ou laide.
— Mais tout le monde est d'accord pour admettre qu'une orange est ronde.
— Oui, si tu as une orange à la main, il est impossible de «juger » qu'elle a une forme cubique. Tu peux la «juger » plus ou moins sucrée ou acide, mais tu ne peux pas «juger » qu'elle pèse huit kilos si elle ne pèse que deux cents grammes. Tu peux peut-être « croire » qu'elle pèse plusieurs kilos, mais dans ce cas tu te fourvoies complètement. Si dif férentes personnes doivent deviner le poids d'un objet, il y en aura toujours une qui trouvera le poids le plus approximatif et aura donc plus raison que les autres. De même, pour deviner un nombre ou déterminer s'il y a un mouvement ou pas. Soit la voiture roule, soit elle est à l'arrêt.
— Je comprends.
— Concernant la réalité dans l'espace (l'étendue), Locke rejoint par conséquent Descartes en reconnaissant qu'il existe certaines qualités que la raison de l'homme peut appréhender.
— On voit mal comment ne pas être d'accord sur ce point.
— Et, sur un autre plan, Locke ouvre la voie à un savoir intuitif ou « démonstratif ». Certaines règles morales fonda mentales valent selon lui pour tous. Il se fit le chantre de ce qu'on a appelé le droit naturel, ce qui est un trait du rationa lisme. De même, Locke affirme que la raison humaine porte en elle l'idée de Dieu.
— Il n'a peut-être pas tort.
— Sur quel point?
— Lorsqu'il affirme qu'il existe un Dieu.
— On peut bien sûr tout imaginer. Mais ce n'est pas pour lui une question de foi, mais de raison inhérente à l'homme. Cette conception de Dieu qui est caractéristique du rationa lisme implique aussi la liberté de pensée et la tolérance. Il s'intéressait également à l'égalité entre les sexes. Il pensait en effet que la position subordonnée de la femme par rapport à l'homme n'était pas une donnée de la nature, mais bien le fait des êtres humains. Ce qui revenait à dire qu'on pouvait aussi changer cet état de choses.
— C'est aussi tout à fait mon avis.
— Locke fut un des tout premiers philosophes à s'intéres ser au rôle des deux sexes et exerça à ce sujet une grande influence sur son compatriote John StuartMill, qui à son tour défendit l'égalité entre les sexes. Locke était en effet sur beaucoup de points en avance sur son époque et ses idées furent reprises en France au xvIlP siècle, dit le siècle des Lumières. C'est à lui que l'on doit entre autres le principe du partage du pouvoir...
— Tu veux parler de la répartition du pouvoir entre diffé rentes institutions politiques ?
— Est-ce que tu te rappelles lesquelles ?
— Il y a le pouvoir législatif ou l'Assemblée nationale, le pouvoir judiciaire représenté par les tribunaux et le pouvoir exécutif, autrement dit le gouvernement.
— Cette tripartition nous vient de Montesquieu. Locke avait insisté sur la nécessité d'une séparation entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif pour éviter la tyrannie. Il avait lui-même vécu à l'époque de Louis XIV qui exerçait tous les pouvoirs. « L'Etat, c'est moi », disait-il. Nous disons que c'était un monarque au pouvoir absolu, c'est-à-dire nullement fondé sur le droit. Pour fonder un Etat sur le droit, il faudrait selon Locke que les représentants du peuple rédigent les lois et laisser le roi ou le gouvernement les mettre en application.
21 Hume
.. .jetons-le donc aux flammes...
Alberto fît une pause et regarda par la fenêtre :
— On dirait que le temps se couvre, fît Sophie.
— Oui, il fait lourd.
— C'est maintenant que tu veux me parler de Berkeley?
— Il est le deuxième grand empiriste anglais, mais il fait un peu bande à part. C'est pourquoi je préfère d'abord t'entretenir de David Hume qui vécut de 1711 à 1776 et dont la philosophie reste la plus déterminante parmi les empiristes. C'est aussi lui qui permit au grand philosophe Emmanuel Kant de trouver sa propre voie philosophique.
— Et si moi j'ai envie que tu me parles plutôt de Berkeley ?
— Ça ne change rien au programme que je me suis fixé. Je disais donc que Hume grandit en Ecosse dans les environs d'Edimbourg. Sa famille voulait qu'il devienne un homme de loi, mais lui prétendait qu'il « sentait une aversion irrésistible envers tout ce qui n'était pas philosophie ou culture générale ». Il vivait à la même époque que les grands penseurs français Voltaire et Rousseau, c'est-à-dire au siècle des Lumières, et il passa une grande partie de sa vie à voyager en Europe avant de s'établir à Edimbourg. Il avait vingt-huit ans quand parut son livre le plus important : Traité de la nature humaine. Mais il affirme avoir eu l'idée de son livre dès l'âge de quinze ans.
— Si je comprends bien, j'ai plutôt intérêt à me dépêcher.
— Tu es sur la bonne voie.
— Mais si je devais élaborer ma propre philosophie, je la concevrais complètement différente de tout ce que j'ai entendu jusqu'à présent.
— Y a-t-il une dimension que nous aurions négligée?
— D'abord, tous les philosophes dont tu m'as parlé jusqu'ici sont des hommes. Et les hommes vivent apparem ment dans leur propre monde. Je m'intéresse davantage à la réalité, aux fleurs, aux animaux, aux enfants qui naissent et grandissent. Tes philosophes n'ont que le mot « homme » à la bouche et voilà que tu veux encore m'en présenter un qui débarque avec son traité sur la « nature humaine » ! On croi rait parler d'un homme d'un certain âge, alors que la vie com mence dès la grossesse et la naissance. On passe complète ment sous silence les couches et les pleurs du nouveau-né. Sans parler de l'amour et de l'amitié.
— Tu as tout à fait raison. Mais Hume est justement un philosophe qui a un point de vue légèrement différent des autres. Il part vraiment de la vie de tous les jours et parvient très facilement à se mettre à la place des enfants, c'est-à-dire des futurs citoyens du monde.
— Bon, alors je vais faire un effort.
— En tant qu'empiriste, il s'attache à mettre de l'ordre dans les concepts et les constructions intellectuelles des pré cédents philosophes, car on trouvait à cette époque aussi bien des croyances héritées du Moyen Age que les pensées des rationalistes du xvIP siècle. Hume voulut retourner à l'expé rience sensible immédiate. Car aucune philosophie, dit-il, « ne pourra nous mener au-delà des expériences quotidiennes ou nous donner des règles de conduite différentes de celles qu'une réflexion sur la vie de tous les jours nous permet de trouver ».
— Cela paraît assez séduisant jusqu'ici. Tu n'aurais pas quelques exemples ?
— Il était communément admis à l'époque de Hume que les anges existaient. Qui dit ange veut dire un corps masculin avec des ailes. En as-tu déjà rencontré, Sophie?
— Non.
— Mais tu as vu des corps masculins ?
— Quelle question !
— Et tu as déjà vu des ailes ?
— Évidemment, mais jamais sur un homme.
— Selon Hume, l'« ange » est une « association d'idées ». Deux expériences différentes dans la réalité se trouvent arbi trairement réunies par l'imagination de l'homme. En d'autres termes, c'est une représentation fausse comme tant d'autres dont il faut se débarrasser au plus vite. Car, comme dit Hume : « Si nous prenons en main n'importe quel livre sur la conception de Dieu ou la métaphysique, nous devrions nous poser la question : contient-il le moindre raisonnement abs trait concernant la grandeur ou le nombre? Non. Contient-il le moindre raisonnement fondé sur l'expérience concernant les faits et l'existence? Non. Alors jetons-le aux flammes, car il ne peut contenir que des élucubrations de sophistes et des rêveries avortées. »
— On peut difficilement être plus direct.
— Hume voulait revenir à la façon dont un enfant perçoit le monde, c'est-à-dire avant que les pensées et les réflexions n'aient envahi son cerveau. C'est bien toi qui trouvais que les philosophes se cantonnaient dans leur petit monde au lieu de s'ouvrir au monde réel?
— Oui, quelque chose de ce genre.
— Hume aurait pu dire exactement la même chose. Il com mence par distinguer deux types de représentations chez l'homme : les impressions et les idées. Les « impressions » sont les perceptions vives et immédiates du monde extérieur tandis que les « idées » sont les souvenirs attachés à ces impressions.
— Des exemples, s'il te plaît !
— Si tu te brûles à un poêle trop chaud, tu ressens une « impression » immédiate. Par la suite, tu vas y repenser et c'est ce que Hume appelle une « idée ». Avec cette différence que l'impression est beaucoup plus forte que le souvenir après coup. Autrement dit, l'impression des sens est originale alors que le souvenir n'est qu'une pâle copie, car l'impression est la cause directe de l'idée qui va se nicher dans la conscience.
— Jusque-là je te suis.
— Plus loin Hume explique qu'une impression ou une idée peut être soit simple soit associative. Tu te souviens que nous avons parlé d'une pomme à propos de Locke en disant que cette pomme était justement une « association d'impres sions ». Nous pouvons aussi affirmer que la pomme est une « idée associative ».
— Pardon si je t'interromps, mais est-ce vraiment si important que cela?
— Et comment ! Cela peut te paraître vain, mais tu ne dois jamais hésiter à t'interroger. Hume aurait sûrement reconnu que Descartes avait raison de vouloir vérifier l'état des fon dations avant de développer le moindre raisonnement.
— Je capitule.
— Ce que Hume veut dire, c'est que nous pouvons asso cier des idées sans qu'elles correspondent à quelque chose de réel. Ainsi, il finit par exister des idées fausses qui ne corres pondent à rien dans la nature. Nous avons déjà évoqué les anges. Ou encore précédemment les « crocophants ». Un autre exemple est Pégase, le cheval ailé. Dans tous ces cas, la conscience s'est amusée à bricoler des images pour leur don ner une apparence d'impression « vraie ». La conscience, elle, n'a rien inventé, elle est juste le théâtre où les représen tations s'appellent, s'évoquent ou s'entraînent les unes les autres, sans nulle intervention de la volonté.
— Je commence à comprendre pourquoi c'est si important, en effet.
— Hume s'attaque donc à toutes les représentations pour les décomposer en impressions simples et voir si elles corres pondent à quelque chose de réel. Ainsi, beaucoup de gens à l'époque de Hume avaient des idées bien précises concernant le « ciel » ou la « Nouvelle Jérusalem ». Descartes, tu t'en souviens, affirmait qu'une idée « claire et distincte » corres pondait obligatoirement à quelque chose de réel.
— Je t'ai déjà dit que je ne suis pas spécialement tête en l'air.
— Il va de soi que le ciel est une association de toutes sortes d'idées. Citons simplement quelques éléments : Dans le ciel, il y a une « porte de perles », des « rues pleines d'or », des « foules d'anges », etc. Mais nous n'avons pas encore tout décomposé en facteurs simples. Car une « porte de perles » ou des « rues pleines d'or » ou des « anges » sont aussi des associations d'idées. Il faut distinguer les représentations élé mentaires de « perle », de « porte », de « rue », d'« or », de « créature vêtue de blanc » et d'« ailes » avant de voir si elles correspondent à une « impression simple » que nous avons eue.
— Mais c'est bien le cas. Le problème, c'est que nous avons forgé à partir de ces impressions simples des réalités imaginaires.
— Voilà, tu as trouvé le mot juste. Nous appliquons en fait le même schéma que dans un rêve. Tout le matériau de base pour les rêves s'est présenté un jour à nous sous forme d'« impressions simples ». Quelqu'un qui n'auraitjamais vu d'or ne pourrait pas non plus s'imaginer une rue remplie d'or.
— C'est pas bête, ça. Mais alors Descartes et sa représen tation claire et distincte de Dieu, qu'est-ce qu'il en fait?
— Hume répond que nous voyons en Dieu un être infini ment « intelligent et bon », ce qui est une association d'idées avec d'un côté quelque chose d'intelligent et de l'autre quelque chose de bon. Si nous n'avions su ce qu'était l'intel ligence ou la bonté, nous n'aurions pu forger un tel concept de Dieu. Nous considérons aussi qu'il est un « Père sévère mais juste ». Là encore, trois idées : « père », « sévère » et «juste ». A la suite de Hume, beaucoup de penseurs ont vu dans la religion une critique adressée à notre propre père quand nous étions enfants. L'image du père a finalement conduit à l'image d'un « Père au Ciel ».
— C'est peut-être vrai. Mais je ne vois pas pourquoi Dieu serait nécessairement un être de sexe masculin. Maman disait parfois, histoire de rétablir un peu l'équilibre : « Notre Mère qui êtes aux Cieux... »
— La modernité de Hume se vérifie tous les jours, car nous utilisons la plupart du temps des concepts associatifs sans nous interroger une seconde sur leur valeur. Qu'en est-il du « moi » par exemple, c'est-à-dire du noyau de la personna lité? C'est pourtant sur cette représentation que Descartes avait fondé toute sa philosophie.
— J'espère que Hume n'essaye pas de nier que je suis moi. Parce que dans ce cas, il peut délirer longtemps.
— Ecoute, Sophie, s'il y a une chose que tu dois retenir de ton cours de philosophie, c'est bien de ne pas tirer de conclu sions hâtives.
— Continue.
— Applique la méthode de Hume sur ce que tu conçois comme ton « moi ».
— Bon, je dois d'abord me demander si c'est une repré sentation simple ou associative.
— Et tu en déduis...
—... que je me perçois plutôt comme un ensemble assez complexe : mon humeur est très changeante etj'ai du mal à prendre des décisions. Je suis aussi capable d'aimer et de détester la même personne.
— La représentation de ton moi est donc une association d'idées.
— Parfaitement. Puis je dois me demander si je possède une impression de mon propre moi qui corresponde à ça. Je dois bien en avoir une. Je l'ai en permanence, non?
— Pourquoi sembles-tu hésiter sur ce point?
— C'est parce que je change tout le temps. Je ne suis pas la même aujourd'hui qu'il y a quatre ans. Mon humeur mais aussi l'image quej'ai de moi-même se modifient d'un instant à l'autre. Il arrive que je me perçoive comme un « être radi calement neuf ».
— Le sentiment d'avoir un noyau de personnalité irréduc tible et immuable est donc illusoire. La représentation du moi est en fait une longue chaîne d'impressions isolées que tu n'as pas vécues simultanément, « une collection de divers contenus de conscience qui se succèdent à toute vitesse et qui changent et bougent constamment », dit Hume. Nous n'avons donc pas de personnalité de base où viendraient s'inscrire et s'enchaîner par la suite toutes les émotions et les concepts. C'est comme un film à l'écran : les images défilent si vite que nous ne voyons pas que le film est en fait constitué d'une infi nité d'images isolées. En réalité, un film n'est qu'une somme d'instants.
— Je crois que j'abandonne.
— Tu veux dire que tu abandonnes la représentation falla cieuse de ton moi que tu croyais immuable ?
— Je suis bien obligée.
— Avoue que tu n'étais pas partie pour, au début ! Pourtant quelqu'un d'autre que Hume, deux mille cinq cents ans plus tôt, avait analysé la conscience de l'homme et détruit le mythe d'un moi irréductible.
— C'était qui?
— Bouddha. Leurs formulations sont si proches que c'en est presque troublant. Bouddha considérait la vie de l'homme comme une suite ininterrompue de cycles psychiques et phy siques qui modifiaient à chaque instant l'être humain. Le nou- veau-né n'est pas le même que l'adulte et je ne suis pas aujourd'hui la même personne qu'hier. De rien je ne peux dire : « ceci m'appartient », dit Bouddha, et rien ne me per met de dire : « ça, c'est moi ». Il n'existe pas de moi ou de noyau immuable de la personnalité.
— C'est vraiment très proche de Hume en effet.
— Dans le même ordre d'idées, les rationalistes avaient également affirmé l'immortalité de l'âme.
— Mais ça aussi c'est une idée fausse, non?
— Oui, aussi bien pour Hume que pour Bouddha. Sais-tu ce que dit Bouddha à ses disciples avant de mourir?
— Comment le saurais-je ?
— « Toutes les choses créées sont condamnées à dispa raître, aussi travaillons à notre salut », dit-il. Hume aurait pu dire la même chose. Et, qui sait, même Démocrite. Nous savons en tout cas que Hume refusa d'essayer de démontrer l'immortalité de l'âme ou l'existence de Dieu. Non qu'il en exclût la possibilité, mais croire qu'on pouvait fonder la foi religieuse par la raison humaine relevait selon lui de l'hérésie rationaliste. Hume n'était pas chrétien, mais il n'était pas non plus athée. Il était ce que nous appelons un agnostique.
— Ce qui signifie ?
— Un agnostique est quelqu'un qui ne sait si Dieu existe. Quand Hume, sur son lit de mort, reçut la visite d'un ami qui lui demanda s'il croyait à une vie après la mort, Hume lui aurait répondu qu'un morceau de charbon jeté au feu pouvait ne pas brûler.
— Ah ! bon...
— Sa réponse dénote bien sa totale liberté de jugement. Il ne reconnaissait comme vrai que ce qu'il avait perçu comme tel par ses propres sens. Il laisse sinon le champ ouvert à toutes les hypothèses. Il ne rejetait pas la foi chrétienne ou la croyance aux miracles. Mais dans les deux cas il est question de foi et non de savoir ou de raison. On peut en gros affirmer que le dernier maillon entre la foi et la raison se brise avec la philosophie de Hume.
— Mais tu as dit qu'il ne rejetait pas les miracles.
— Ce qui ne veut pas dire qu'il y croyait, bien au contraire. Il constate seulement le besoin qu'ont les hommes de croire à des événements que nous qualifierons aujourd'hui de « sur naturels ». Mais ce n'est pas un hasard si tous ces miracles se passent très loin d'ici, il y a très, très longtemps. Hume refuse de croire aux miracles tout simplement parce qu'il n'en a jamais vu de ses propres yeux. Mais que les miracles n'exis tent pas, il n'en a pas de preuves tangibles non plus.
— Tu peux reprendre ce dernier point?
— Hume considère le miracle comme une rupture avec les lois naturelles. Mais il est absurde de dire que nous avons une expérience sensible des lois naturelles. Nous voyons bien qu'une pierre tombe par terre si nous la lâchons, mais si elle ne tombait pas, nous en aurions tout autant fait l'expérience.
— J'aurais pourtant dit que c'était un miracle, ou quelque chose de surnaturel.
— Tu crois donc qu'il existe deux natures, une « nature » et une « surnature ». Ne sens-tu pas que tu retombes dans les propos nébuleux des rationalistes ?
— C'est possible, mais je pense que la pierre retombera systématiquement par terre si je la lâche.
— Et pourquoi ça?
— Là, je trouve que tu exagères.
— Mais non, Sophie, un philosophe ne se posera jamais assez de questions. C'est peut-être un des points clés de la pensée de Hume. Réponds-moi, comment peux-tu être si sûre que la pierre tombera toujours par terre ?
— Je l'ai vu tant de fois que j'en suis sûre.
— Hume dirait que tu l'as vue tomber un nombre incalcu lable de fois, mais tu n'as pas fait l'expérience qu'il en sera toujours ainsi. Il est courant d'affirmer que la pierre tombe par terre en vertu de la « loi de la pesanteur », mais nous n'avons jamais fait l'expérience d'une telle loi : nous nous bornons à constater que les choses tombent à terre.
— N'est-ce pas la même chose?
— Pas tout à fait. Tu es si habituée au déroulement des opérations que tu sais d'avance ce qui va se produire si tu laisses tomber une pierre. C'est ainsi que naissent les repré sentations de ce que nous désignons par « lois naturelles ».
— Est-ce qu'il pense vraiment qu'une pierre peut ne pas tomber?
— Il était certainement aussi convaincu que toi à ce sujet, mais il fait remarquer qu'il n'a aucune expérience sur le pour quoi de la chose.
— Est-ce qu'on ne s'est pas un peu éloignés des enfants et des fleurs ?
— Non, bien au contraire. Les enfants sont pour Hume les témoins de la vérité. Qui, de toi ou d'un enfant d'un an, serait le plus étonné de voir une pierre rester dans l'air une heure ou deux?
— Moi.
— Et pourquoi ça, Sophie ?
— Sans doute parce que l'enfant ne comprendrait pas à quel point cela est contraire aux lois de la nature.
— Et pourquoi l'enfant ne comprendrait-il pas que c'est contraire aux lois de la nature ?
— Parce qu'il n'a pas encore appris comment est la nature.
— Ou disons que la nature n'est pas encore devenue une habitude.
— Ah ! c'est là où tu voulais en venir! En somme, Hume voulait que les hommes gardent leurs sens en éveil.
— Tiens, je te donne un exercice : si un petit enfant et toi assistiez à un tour de magie, comme de voir quelque chose flot ter dans l'air, lequel des deux, selon toi, s'amuserait le plus?
— Je pense que ce serait plutôt moi.
— Et pourquoi, à ton avis ?
— Parce que je me rendrais compte à quel point c'est incroyable.
— Exactement. Le petit enfant n'éprouve aucun plaisir à voir les lois de la nature transgressées, car il ne les connaît pas encore. L'enfant n'est pas encore devenu l'esclave des attentes dues à l'habitude. L'enfant est sans préjugés, qualité première d'un grand philosophe. Il perçoit le monde tel qu'il est sans idées a priori qui faussent notre vision d'adultes.
— Chaque fois quej'ai des préjugés, je le regrette, c'est vrai.
— Quand Hume traite le problème de l'habitude, il se concentre sur la « loi de causalité ». Selon cette loi, chaque événement a une cause. Hume prend l'exemple de deux boules de billard : si tu heurtes avec une boule noire une boule blanche à l'état de repos, que va-t-il arriver à celle-ci?
— Elle va se mettre à bouger.
— Oui, et pourquoi ?
— Mais parce qu'elle a été touchée par la boule noire, pardi !
— On dit habituellement dans ce cas que la boule noire est la cause du mouvement de la blanche, n'est-ce pas? Mais rappelle-toi que nous n'avons le droit d'énoncer quelque chose que si nous en avons fait l'expérience avant.
— Eh bien, je l'ai souvent observé, car Jorunn a une table de billard dans la cave.
— Hume dit que tu as juste pu observer que la boule noire a heurté la boule blanche et l'a mise en mouvement, mais que tu n'as pas perçu réellement le lien de causalité. Tu as pu constater que ces deux événements se suivaient dans le
temps, mais tu ne peux pas pour autant affirmer que le deuxième événement se produit à cause du premier.
— Ce n'est pas un peu tiré par les cheveux ?
— Non, c'est important. Cette succession d'événements n'est pas inscrite dans les objets eux-mêmes mais dans notre conscience qui s'y attend. Et qui dit attente dit, nous l'avons vu, habitude. Un petit enfant n'aurait pas été spécialement surpris si les deux boules étaient restées immobiles après s'être touchées. Hume démontre ainsi que les prétendues « lois naturelles » comme la « loi de cause à effet » relèvent de l'habitude et ne sont aucunement fondées sur la raison. Elles ne sont pas logiques ou illogiques, elles sont comme elles sont, un point c'est tout. Nous ne naissons pas avec des idées préconçues sur la bonne marche du monde. Le monde se présente à nous tel qu'il est et nous le découvrons jour après jour grâce à nos sens.
— Ça fait vraiment une si grande différence que ça?
— Oui, car si nous sommes trop victimes de nos attentes, nous risquons de tirer des conclusions hâtives.
— Comme par exemple ?
— Eh bien, même si je vois un troupeau de chevaux noirs, cela ne veut pas dire que tous les chevaux sont noirs.
— Bien sûr.
— Et même si tu n'as rencontré toute ta vie que des cor beaux noirs, cela ne veut pas dire pour autant qu'il n'existe pas de corbeaux blancs. Le philosophe comme le scientifique veillent à n'exclure aucune possibilité. La chasse au « corbeau blanc » est en quelque sorte le premier devoir de la science.
— Je vois ce que tu veux dire.
— Dans le lien de cause à effet, on peut citer le phénomène de l'orage où beaucoup s'imaginent que l'éclair est la cause du tonnerre parce que le tonnerre a toujours quelques secondes de décalage avec l'éclair. Cet exemple n'est pas si différent de celui des boules de billard. Aussi je te demande : l'éclair est-il vraiment à l'origine du tonnerre?
— Pas vraiment, en fait l'éclair et le tonnerre se produisent simultanément...
—... parce que tous deux sont le résultat d'une décharge électrique. Ainsi on voit qu'en réalité c'est un troisième fac teur qui est la cause de ces deux phénomènes.
— Je comprends.
— Un empiriste contemporain, Bertrand Russell, a donné un exemple encore plus grotesque : un poulet qui remarque chaque jour qu'on lui donne à manger après que le fermier a traversé la cour finira par trouver un lien de cause à effet entre le fermier qui traverse la cour et la nourriture qu'on met dans son écuelle.
— Et si un jour on ne lui donne pas à manger?
— C'est le jour où le fermier traverse la cour pour lui tordre le cou.
— Quelle horreur !
— Que deux choses se succèdent dans le temps ne signifie pas nécessairement qu'il y a un lien de causalité. C'est un des premiers devoirs du philosophe que de mettre justement en garde les hommes contre la tentation de tirer trop rapidement des conclusions. Car on court alors le risque de retomber dans la superstition.
— Comment ça?
— Un chat noir traverse la rue devant toi. Un peu plus tard dans la journée, tu tombes et te casses un bras. Et pour tant il n'y a aucun lien de cause à effet entre les deux évé nements. Dans le domaine scientifique, il s'agit aussi de rester très vigilant : même si beaucoup de personnes gué rissent après avoir pris un certain médicament, rien ne prouve que c'est le médicament qui les a guéries. C'est pourquoi il est important de faire croire à une équipe volon taire qu'ils reçoivent le même médicament, alors qu'on ne leur donne qu'un placebo à base de farine et d'eau. Si ces personnes-là guérissent aussi, c'est alors la preuve qu'il y a un troisième facteur enjeu, comme la foi dans le médica ment par exemple.
— Je crois que je commence à comprendre ce qu'on entend par empirisme.
— Dans la morale et l'éthique aussi, Hume s'attaque à la
pensée rationaliste selon laquelle la différence entre le bien et le mal est inscrite dans la raison de l'homme. Hume au contraire soutient que ce n'est pas la raison qui détermine ce que nous disons ou faisons.
— C'est quoi alors ?
— Ce sont nos sentiments. Si tu décides d'aider quelqu'un qui en a besoin, ce sont tes sentiments qui te poussent à agir et non ta raison.
— Et si je ne le fais pas ?
— C'est encore une question de sentiments. Ce n'est pas juste ou injuste de ne pas aider quelqu'un qui a besoin d'aide, c'est simplement lâche.
— Il doit bien y avoir une limite. Tout le monde est d'accord pour admettre qu'on n'a pas le droit de ft/er quelqu'un.
— Selon Hume, nous nous sentons tous concernés par le bien-être de nos semblables. Nous possédons tous la faculté de compatir, mais cela n'a rien à voir avec la raison.
— Je n'en suis pas si sûre.
— Cela peut s'avérer parfois utile d'écarter quelqu'un de son chemin, Sophie. Surtout si on s'est fixé un but bien pré cis, c'est une recette qui a fait ses preuves, crois-moi !
— Non, là tu exagères !
— Alors explique-moi donc pourquoi on laisserait en vie quelqu'un de gênant.
— Mais l'autre aussi aime la vie. On n'a pas le droit de le supprimer !
— Est-ce là une preuve logique ?
— Jfe ne sais pas.
— A partir d'une phrase descriptive : « mais l'autre aussi aime la vie », tu es passée à une phrase d'énoncé normatif : « on n'a pas le droit de le supprimer ». D'un point de vue purement formel, c'est une aberration. C'est comme si tu disais que « beaucoup de gens trichent sur leur déclaration de revenus, c'est pourquoi je dois aussi tricher ». En d'autres termes, nous ne devons jamais glisser d'une phrase décrivant ce qui est à une phrase de type il faut. Et c'est pourtant bien ce que nous faisons à longueur de temps, les journaux, les
programmes politiques et les discours de l'Assemblée en sont truffés. Tu veux quelques exemples ?
— Volontiers.
— « De plus en plus de gens désirent voyager en avion. C'est pourquoi il faut construire davantage d'aéroports. » Est- ce que ça te semble une bonne conclusion ?
— Non, c'est n'importe quoi. Et l'environnement dans tout ça? Tant qu'à faire, il faudrait plutôt développer le réseau de trains.
— Ou encore : « L'exploitation des nouvelles plates- formes pétrolières permettrait une augmentation de dix pour cent du niveau de vie. C'est pourquoi nous devons nous dépê cher de les construire. »
— Quelle idiotie! Là encore, et l'environnement? Quant au niveau de vie, il est déjà assez haut comme ça en Norvège.
— Il arrive qu'on dise que « cette loi a été votée par l'Assemblée, aussi tous les citoyens doivent s'y conformer », et pourtant cela va souvent à rencontre du désir de chacun de se soumettre à de telles lois arbitraires.
— Je vois ce que tu veux dire.
— Pour résumer, la raison ne peut nous dire comment nous devons agir. Et ce n'est pas en triturant nos méninges que nous nous comporterons en adultes responsables, car ce n'est qu'une question de cœur. « Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure au doigt », dit Hume.
— C'est terrifiant, ce que tu dis là !
— Ecoute : après des inondations catastrophiques, n'est-ce pas seul notre cœur qui nous pousse à agir pour secourir les populations sinistrées? Si nous n'avions pas de sentiments et laissions parler notre « raison froide », ne pourrions-nous pas penser qu'au fond ce n'était pas une si mauvaise chose, puisque ça supprime des millions de gens dans un monde déjà menacé par la surpopulation?
— Ça me rend folle qu'on puisse faire ce raisonnement.
— Tu vois bien que ce n'est pas ta raison qui est choquée.
— Merci, ça va, j'ai compris.
22 Berkeley
... comme un globe ivre tournoyant autour d'un soleil en feu...
Alberto se leva et se dirigea vers la fenêtre. Sophie vint à ses côtés. Au bout d'un moment ils aperçurent un petit avion à réaction qui survolait les toits. Derrière lui flottait une ban derole.
Sophie s'attendait à lire une quelconque publicité pour un concert, mais l'avion se rapprocha, et quelle ne fut pas sa stu péfaction de lire :
« TOUTES MES FÉLICITATIONS POUR TON ANNIVERSAIRE, HILDE ! »
— Il est obstiné, fut le seul commentaire d'Alberto.
De gros nuages noirs venus des plaines du Sud s'étaient accumulés au-dessus de la ville. Le petit avion fut comme happé par un lourd nuage et disparut.
— Il y a de l'orage dans l'air, dit Alberto.
— Je prendrai le bus pour rentrer.
— Espérons que ce n'est pas encore un coup du major.
— Il n'est quand même pas tout-puissant?
Alberto ne répondit pas et retourna s'asseoir.
— Nous avons à parler un peu de Berkeley, déclara-t-il après un moment.
Sophie aussi s'était rassise et se surprit à se ronger les ongles.
— George Berkeley était un évêque irlandais qui vécut de 1685 à 1753, commença Alberto avant de marquer une longue pause.
— Berkeley était un évêque irlandais..., répéta Sophie.
—... et aussi un philosophe.
— Ah?
— Il sentit que la philosophie et la science mettaient en danger la conception chrétienne du monde. Le matérialisme s'attaquait à la foi selon laquelle Dieu avait créé F univers et le maintenait en vie.
— Oui, et alors ?
— Eh bien, Berkeley fut l'empiriste qui alla le plus loin dans ses conclusions.
— Parce qu'il a dit que nous ne pouvons connaître le monde que par nos sens ?
— Pas seulement. Il a montré que les choses sont exacte ment comme nous les percevons, mais à cette différence près qu'elles ne sont pas des « choses ».
— Comment ça ?
— Tu te rappelles que Locke avait insisté sur le fait que nous ne pouvons rien dire sur les qualités secondaires des choses. Nous pouvons affirmer qu'une pomme est verte et acide, mais cela n'engage que nous. Par contre les qualités primaires telles que la masse, le volume et le poids appartien nent réellement au monde extérieur qui, lui, a une « sub stance » physique.
— Eh ! je n'ai pas encore perdu la mémoire que je sache.
— Locke pensait à la suite de Descartes et Spinoza que le monde physique est une réalité.
— Tiens !
— Eh bien c'est ce point que Berkeley, en empiriste consé quent, va mettre en doute. Selon lui, la seule chose qui existe est ce que nous percevons. Justement, nous ne percevons pas la « matière » ou encore la « substance ». Nous ne pouvons saisir le monde à pleines mains comme si c'était un simple « objet ». En partant de l'hypothèse que tout ce que nous per cevons est une manifestation d'une « substance » cachée, nous commettons une erreur. Nous ne sommes absolument pas en mesure de fonder une telle assertion.
— Mais enfin, regarde !
Sophie donna un coup de poing sur la table.
— Aïe, gémit-elle tant elle avait frappé fort, est-ce que cela ne prouve pas suffisamment que nous avons affaire à une vraie table qui est composée d'une matière réelle?
— Qu'as-tu senti ?
— Quelque chose de dur.
— Tu as une perception nette de quelque chose de dur, mais tu n'as pas senti la matière même de la table. Ainsi, tu peux rêver que tu te cognes contre quelque chose de dur, alors qu'il n'y a rien de dur dans ton rêve.
— Effectivement, pas en rêve.
— On peut aussi influencer la perception de quelqu'un. Sous hypnose, un homme sentira le chaud ou le froid, les caresses comme les coups de poing.
— Mais si ce n'est pas la table elle-même qui était dure, qu'est-ce qui m'a fait sentir quelque chose de dur?
— Berkeley prétendait que c'était une volonté ou un esprit. Selon lui, toutes nos idées ont une cause extérieure à notre propre conscience, mais cette cause est de nature spirituelle et non matérielle.
Sophie avait recommencé à se ronger les ongles. Alberto poursuivit :
— Selon Berkeley, ma propre âme peut être la cause de mes propres représentations, comme dans le cas du rêve, mais seule une autre volonté ou un autre esprit peut être la cause des idées qui déterminent notre monde matériel. Tout découle de l'esprit « qui agit en toute chose et en quoi toute chose consiste », disait-il.
— Et il s'agirait de quel genre d'esprit?
— Berkeley pense à Dieu, naturellement. Il alla jusqu'à dire que « nous pouvons même affirmer que l'existence de Dieu est beaucoup plus clairement perçue que celle des hommes ».
— Alors on n'est même plus sûr d'exister?
— Ecoute... Tout ce que nous voyons et sentons est « une conséquence de la puissance de Dieu », rappelait Berkeley. Car Dieu est « intimement présent dans notre conscience et fait surgir toute cette multitude d'idées et de perceptions auxquelles nous sommes sans cesse exposés ». Le monde entier ainsi que toute notre existence reposent entre les mains de Dieu. Il est l'unique cause de tout ce qui est.
— Là tu m'en bouches un coin, c'est le moins qu'on puisse dire.
— « Etre ou ne pas être » n'est donc pas toute la question. Il faut aussi se demander ce que nous sommes. Sommes-nous de vrais êtres humains en chair et en os ? Notre monde est-il constitué de choses réelles ou sommes-nous seulement entou rés de conscience ? Car Berkeley ne se contente pas de mettre en doute la réalité matérielle, mais aussi le temps et l'espace qui selon lui n'ont absolument pas d'existence indépendante. Notre perception du temps et de l'espace est quelque chose qui n'existe que dans notre conscience. Une ou deux semaines pour nous ne sont pas nécessairement une ou deux semaines pour Dieu...
— Tu as dit que pour Berkeley cet esprit qui est à l'origine de tout, c'est Dieu.
— Oui, mais pour nous...
— Eh bien?
—... pour nous cette « volonté » ou cet « esprit » qui agit sur tout peut fort bien être le père de Hilde.
Sophie se tut, consternée. Son visage tout entier n'expri mait qu'un grand point d'interrogation. Puis elle se ressaisit et demanda tout à coup :
— Tu y crois, toi ?
— Je ne vois pas d'autre possibilité. Cela semble être la seule explication plausible. Je pense à tout ce à quoi nous avons eu droit, les cartes postales et tous les événements étranges qui se sont produits ici et là, comme Hermès se met tant à parler ou moi-même me trompant de prénom.
-Je...
— Est-ce que tu te rends compte que je t'ai appelée Sophie, ma chère Hilde ! Alors que j'ai tout le temps su que tu ne t'appelais pas Sophie !
— Mais qu'est-ce que tu racontes? Ça ne tourne pas rond ou quoi ?
— Mais si, ça tourne et ça tourne, mon enfant. Comme un globe ivre tournoyant autour d'un soleil en feu.
— Et ce soleil, c'est le père de Hilde?
— On peut présenter les choses comme ça.
— Tu veux dire qu'il a été une sorte de Dieu pour nous ?
— Oui, et sans en être le moins du monde gêné. Quel culot !
— Et Hilde dans tout ça ?
— Elle est un ange, Sophie.
— Un ange ?
— Hilde est celle à qui s'adresse cet « esprit ».
— Tu veux dire qu'Albert Knag parle de nous à Hilde ?
— Ou qu'il écrit sur nous. Car, nous venons de le voir, comment pourrions-nous percevoir la matière de notre propre réalité? Nous ne pouvons savoir si notre réalité extérieure est faite d'ondes sonores ou de papier et d'écriture. Selon Berkeley, nous savons tout au plus que nous sommes faits d'esprit.
— Et Hilde est donc un ange...
— Oui. Arrêtons-nous là. Bon anniversaire, Hilde !
A cet instant la pièce fut inondée d'une lumière bleutée et quelques secondes plus tard ils entendirent gronder le ton nerre qui secoua toute la maison.
Le regard perdu, Alberto se taisait.
— Il faut que je rentre, fit Sophie en se levant.
Hermès qui dormait à son habitude sous la penderie se réveilla quand elle ouvrit la porte d'entrée. Elle crut l'entendre lui dire :
— À bientôt, Hilde.
Elle descendit l'escalier à toute allure et se retrouva dans la rue. Il n'y avait pas un chat. Il faut dire qu'il tombait des cordes.
Quelques voitures glissaient sur l'asphalte mouillé, mais il n'y avait aucun bus en vue. Elle courut jusqu'à la place du Marché et retraversa toute la ville, avec une seule idée en tête.
Demain, c'est mon anniversaire, réfléchissait-elle. N'était- ce pas un peu amer de se rendre compte la veille de ses quinze ans que la vie n'était qu'un songe? C'était comme rêver de décrocher le gros lot d'un million et comprendre juste au moment de toucher la somme que ce n'était que du vent.
Sophie coupa par le stade gorgé d'eau. Elle aperçut alors quelqu'un qui courait à sa rencontre. C'était sa mère. Plu sieurs éclairs déchirèrent le ciel.
Sa mère la serra violemment contre elle.
— Mais qu'est-ce qui nous arrive, ma chérie?
— Je ne sais pas, répondit Sophie en larmes, c'est comme un mauvais rêve.
23 Bjerkely
...un vieux miroir magique que son arrière-grand-mère avait acheté à une gitane...
Hilde MOller Knag se réveilla dans sa chambre mansardée près de Lillesand. Elle regarda sa montre, il n'était que six heures. Pourtant il faisait déjà jour. Une large bande de soleil inondait presque tout un pan de mur.
Elle sauta du lit et courut à la fenêtre. En passant près de son bureau, elle arracha une page du petit calendrier. Jeudi 14 juin 1990. Elle froissa la feuille et la jeta à la corbeille.
Elle lisait maintenant « vendredi 15 juin 1990 ». Au mois de janvier déjà, elle avait écrit « 15 ANS » sur cette page. Elle trouvait que cela tombait particulièrement bien qu'elle ait quinze ans le quinze. Cela n'arriverait qu'une fois dans sa vie.
Quinze ans ! N'était-ce pas le premier jour de sa « vie d'adulte »? Il était hors de question de se recoucher un jour pareil. C'était d'ailleurs le dernier jour de classe avant les grandes vacances. Ils avaient tous rendez-vous à l'église à une heure. Mais surtout : dans une semaine, son père rentre rait du Liban. Il avait promis d'être là pour la Saint-Jean.
Hilde regarda par la fenêtre lejardin qui descendait vers la jetée et le hangar à bateau en bois rouge. Le bateau n'était pas encore remis en état pour la saison, mais la vieille barque était amarrée sur le quai. Tiens, il ne fallait pas qu'elle oublie d ecoper après le déluge de la veille.
Elle laissait son regard parcourir la baie quand lui revint à l'esprit qu'à l'âge de six, sept ans elle avait réussi à monter dans la barque et s'était éloignée à la rame sur le fjord. Elle était tombée à l'eau et parvenue, on ne sait trop par quel miracle, à regagner la rive. Trempée de la tête aux pieds, elle était rentrée à la maison en coupant par les buissons, et quand elle avait atteint le jardin, elle avait aperçu sa mère qui courait au-devant d'elle. La barque et les rames avaient continué à dériver sur le fjord. Il lui arrivait encore de rêver à cette barque abandonnée sur le fjord. Cela l'avait terriblement marquée.
Le jardin n'était pas particulièrement bien soigné ni débor dant de fleurs, mais il était grand et c'était celui de Hilde. Seuls un pommier assez dégarni et quelques framboisiers et groseilliers qui ne donnaient plus guère de fruits avaient sur vécu aux rigueurs de l'hiver.
Entourée de quelques rochers plats et de mauvaises herbes, la balancelle, perdue sur la pelouse râpée, se détachait dans la lumière du matin. Elle avait l'air encore plus misérable du fait qu'on avait rentré les coussins. Maman avait dû le faire tard dans la soirée à l'annonce de l'orage.
Tout le jardin était entouré de bouleaux, ce qui le protégeait des regards indiscrets. C'était pour cette raison que la propriété s'était autrefois appelée Bjerkely (à l'ombre des bouleaux).
C'est l'arrière-grand-père de Hilde qui avait construit cette maison à la fin du xixe siècle. Il avait été capitaine sur un des derniers grands voiliers. Aussi beaucoup de personnes connaissaient-elles encore cette demeure sous le nom de « pavillon du capitaine ».
Ce matin, le jardin portait encore les traces du violent orage de la veille. Hilde s'était réveillée plusieurs fois à cause des coups de tonnerre. Mais le ciel était à présent entièrement dégagé.
L'air était si pur après ces pluies d'été. Il avait fait plutôt lourd et sec les dernières semaines, les bouleaux avaient même marqué le coup en laissant les pointes de leurs feuilles prendre une légère couleur jaune. Le monde semblait comme un sou neuf et Hilde sentait que l'orage l'avait comme lavée de toute son enfance.
« Oui, cela fait mal quand les bourgeons éclosent... » disait le début d'un célèbre poème suédois. A moins que ce ne fût un poème finlandais ?
Hilde se plaça devant le grand miroir en laiton qui lui venait de sa grand-mère.
Est-ce qu'elle était belle? En tout cas, elle n'était pas laide. Oh ! elle devait se situer dans la moyenne...
Elle avait de longs cheveux blonds. Hilde avait cependant toujours pensé qu'ils auraient dû être soit plus clairs, soit plus foncés, car entre les deux ce n'était pas très intéressant. En revanche, elle avait des boucles souples que lui enviaient nombre de ses amies qui tentaient vainement d'en obtenir avec force bigoudis. Ses cheveux avaient toujours eu ce mou vement naturel. Et quels yeux verts, d'un beau vert intense ! « Comment peuvent-ils être aussi verts ? » se demandaient souvent ses oncles et tantes en se penchant sur elle.
Hilde essayait de savoir si l'image que lui renvoyait le miroir était celle d'une jeune fille ou d'une jeune femme. Elle conclut qu'elle n'était ni l'une ni l'autre. Son corps pouvait peut-être passer pour le corps d'une femme, mais son visage était encore trop lisse et trop rond.
Il y avait quelque chose dans ce miroir qui lui faisait irré sistiblement penser à son père. On l'avait autrefois accroché dans « l'atelier ». L'atelier, c'était cette pièce au-dessus du hangar à bateau qui lui servait à la fois de bibliothèque, de boudoir et de bureau d'écrivain. Albert, comme l'appelait Hilde quand il était à la maison, avait toujours eu l'espoir d'écrire une grande œuvre un jour. Il faut dire qu'il avait commencé un roman, mais avait rapidement abandonné ce projet. Il avait malgré tout publié à intervalles réguliers des vers et quelques textes sur la vie le long de l'archipel dans un journal local, et Hilde avait chaque fois éprouvé la même fierté en voyant son nom imprimé : ALBERT KNAG. En tout cas, à Lillesand, ce nom avait une résonance toute particulière. C'était également le nom de son arrière-grand-père.
Ah ! ce miroir... Il y a des années de cela, son père s'était amusé à lui faire remarquer qu'on pouvait cligner de l'œil à son image dans un miroir, mais qu'il était impossible de se voir cligner des deux yeux. Ce miroir en laiton constituait à sa connaissance la seule exception à cette règle, car c'était un vieux miroir magique que son arrière-grand-mère avait acheté à une gitane juste après son mariage.
Hilde avait eu beau essayer un bon moment, cela se révé lait aussi difficile de se voir cligner des deux yeux que de fuir sa propre ombre. Elle avait fini par hériter de cet étrange miroir, mais il ne se passait pas de mois sans qu'elle fasse une nouvelle tentative.
Pas étonnant qu'elle soit un peu pensive aujourd'hui, pas étonnant non plus qu'elle ait envie de savoir qui elle était. Quinze ans...
Elle jeta enfin un regard sur sa table de nuit. Il y avait un gros paquet ! Emballé dans un beau papier bleu clair avec un ruban de soie rouge autour. Ce devait être son cadeau d'anni versaire !
Etait-ce le « cadeau » ? Ce fameux cadeau dont il avait été tellement question de manière détournée ? Il y avait fait plu sieurs fois allusion dans ses cartes du Liban, mais ne s'était-il pas « imposé une stricte censure » ?
Le cadeau devait être quelque chose qui ne « cesserait de grandir », avait-il écrit. Et il avait mentionné une jeune fille dont elle ferait bientôt la connaissance et à qui il avait envoyé le double de toutes ses cartes.
Hilde avait bien essayé de faire parler sa mère, mais elle n'avait pas eu F air d'être au courant.
Le plus étrange, c'était cette allusion sur le fait que ce cadeau pourrait « être partagé avec d'autres personnes ». Ah ! ce n'était pas pour rien qu'il travaillait pour les Nations unies. Si son père avait bien une idée fixe, c'était que l'ONU devait exercer une responsabilité globale sur le monde entier. « Si seulement les Nations unies pouvaient rassembler tous les hommes ! » avait-il écrit dans une de ses cartes.
Elle avait tellement envie d'ouvrir son cadeau avant que Maman ne lui apporte son petit déjeuner au lit en lui souhai tant un joyeux anniversaire. Elle devait en avoir le droit, sinon pourquoi l'aurait-on posé là?
Hilde prit le gros paquet sur la table de nuit. Qu'il était
lourd ! Elle trouva une carte : « Pour tes quinze ans, Hilde, de la part de Papa. »
Elle s'assit sur le lit et défit délicatement le ruban de soie rouge avant de déplier le papier.
C'était un grand classeur !
Alors c'était ça, son cadeau! C'était ça dont il avait fait tout un plat ! Ce fameux cadeau qui ne « cesserait de gran dir » et qu'elle allait pouvoir partager avec d'autres?
Un bref coup d'œil lui permit de se rendre compte que le classeur était rempli de feuilles dactylographiées. Elle recon nut les caractères de la machine à écrire que son père avait emportée avec lui au Liban.
Il ne lui avait quand même pas écrit tout un livre ! ! !
Sur la première page était écrit à la main :
LE MONDE DE SOPHIE
Un peu plus bas, mais à la machine cette fois :
Ce que le soleil est à la terre noire, la vraie clarté de l'esprit l'est aux hôtes de la terre.
N. F. S. Grundtvig
Hilde tourna la page. En haut de la page suivante commen çait le premier chapitre intitulé « Lejardin d'Eden ». Elle s'installa confortablement dans son lit, appuya le classeur contre ses genoux et se mit à lire :
Sophie Amundsen rentrait de l'école. Elle avait d'abord fait un bout de chemin avec Jorunn. Elles avaient parlé des robots. Pour Jorunn, le cerveau humain était un ordinateur sophisti qué. Sophie sentait qu'elle n'était pas tout à fait de son avis. On ne pouvait pas réduire l'être humain à une machine, non?
Hilde continua à lire et bientôt oublia tout le reste, même son anniversaire. De temps en temps, une pensée venait inter rompre le fil de la lecture : Est-ce que son père avait écrit un roman? S'était-il enfin attelé à son grand roman et l'avait-il
terminé au Liban? Il s'était si souvent plaint des longues heures d'inaction là-bas.
Sophie aussi voyageait à travers l'histoire du monde. Ce devait être elle, celle que son père voulait lui faire rencontrer...
Lorsqu'elle acceptait l'idée que sa vie puisse prendre fin un jour, elle ressentait alors comme jamais auparavant quelle chance extraordinaire elle avait d'être en vie... D'où vient le monde?... A un moment donné il a bien fallu que quelque chose surgisse du néant. Mais était-ce concevable? N'était-ce pas tout aussi impossible à imaginer que l'idée d'un monde qui aurait toujours existé?
Hilde tournait les pages les unes après les autres et sursauta quand elle arriva au passage où Sophie reçoit une carte pos tale du Liban adressée à
« Hilde MOller Knag c/o Sophie Amundsen 3, allée des Trèfles...»
Chère Hilde,
Je te souhaite plein de bonnes choses pour tes quinze ans. Comme tu sais, je tiens à te faire un cadeau qui te permette de grandir. Pardonne-moi si j'envoie la carte à Sophie. C 'étaitplus commode comme ça.