On croyait aussi dans le Nord à tout un groupe de dieux de la Fertilité (par exemple Njord, FrOy et Freyia). On désignait ces dieux par un nom particulier : les varier. Ce mot est apparenté au nom latin qui désigne la déesse de la Fertilité Vénus. En sanscrit existe le terme apparenté de vani, qui signifie « plai sir » ou « désir ».

L'étude comparative de quelques mythes simples prouve clai rement la parenté qui existe dam tout l'espace indo-européen. Quand Snorre évoque les dieux norrois, certains de ces mythes rappellent des mythes indiens racontés deux mille à trois mille ans auparavant. Certes, les mythes de Snorre sont empreints d'un rapport à la nature typiquement nordique comme les mythes indiens font référence à une nature indienne, mais nombre de ces mythes ont un noyau commun qui témoigne de leur parenté d'origine. Nous pouvons distinguer un noyau de ce genre dès les premiers mythes sur la boisson qui donne l'immortalité et sur le combat des dieux contre les forces du chaos.

Dans la manière de raisonner, nous pouvons aussi constater des similitudes frappantes entre les cultures indo-européennes. Un signe distinctif concerne la conception du monde, scène se joue un éternel combat entre les forces du bien et du mal. Les Indo-Européens ont pour cette raison toujours cherché à connaître 1 avenir du monde.

Nous pouvons affirmer sans crainte de nous tromper que ce n'est pas un hasard si la philosophie grecque a vu le jour sur une terre indo-européenne. Les mythologies indienne, grecque et nordique constituent une base excellente pour des considéra tions philosophiques ou « spéculatives ».

Les Indo-Européens ont cherché à avoir une certaine « connaissance » de la marche du monde. Nous pouvons prati quement suivre le terme « connaissance » ou « savoir » d'une culture à l'autre sur l'ensemble du territoire indo-européen. En sanscrit, on dit vidya. Ce terme ressemble fortement au mot

r

îc eidos (idée), qui joue, tu t'en souviens, un grand rôle dans philosophie de Platon. En latin, nous connaissons le terme video, mais sur le sol romain ce mot signifie tout simplement «je vois ». (Ce n'est que de nos jours que le verbe « voir » est souvent réduit au sens d'avoir les yeux rivés à un écran de télé vision.) En anglais, nous avons les termes wise et wisdom

(sagesse), en allemand wissen (savoir). En norvégien, nous avons le mot viten (savoir). Le terme norvégien viten a donc la même racine que les termes vidya en indien, eiôoç en grec et video en latin.

De manière générale, nous pouvons constater que la vue est le sens le plus important pour les Indo-Européens. Chez les Indiens, les Grecs, les Iraniens et les Germains, la littérature a toujours été caractérisée par de grandes visions cosmiques. (Encore une fois ce terme de « vision » est justement formé à partir du verbe latin video.) Un autre signe distinctif des cul tures indo-européennes, c'est d'avoir sculpté et peint des repré sentations et des histoires de leurs dieux telles que nous les rap portent les mythes.

Pour finir, les Indo-Européens ont eu une conception cyclique de l'histoire. Cela signifie qu'ils vivent l'histoire comme un perpétuel recommencement, une succession de « cycles », exactement comme dans le cycle des saisons le prin temps succède à l'hiver. L'histoire ne connaît donc ni commen cement ni fin. Il est souvent question de différents mondes qui naissent et disparaissent dans une succession éternelle de vie et de mort.

Les deux grandes religions orientales, l'hindouisme et le bouddhisme, ont toutes deux une origine indo-européenne. C'est aussi le cas de la philosophie grecque, et nous pouvons faire plusieurs rapprochements entre, d'un côté, l'hindouisme et le bouddhisme et, de l'autre, la philosophie grecque. De nos jours, l'hindouisme et le bouddhisme sont fortement marqués par une réflexion de type philosophique.

Dans l'hindouisme et le bouddhisme, on met souvent l'accent sur l'omniprésence du divin dans tout ce qui est (panthéisme) et sur la possibilité offerte à l'homme de s'unir à Dieu grâce à un savoir religieux. (Rappelle-toi Plotin, Sophie !) Un grand retour sur soi, c'est-à-dire une méditation, est souvent requis pour y accéder. En Orient, une attitude passive et réservée peut par conséquent former un idéal religieux. Chez les Grecs aussi, beaucoup pensaient que l'homme devait vivre en ascète ou retiré du monde pour le salut de son âme. Ce sont de telles idées du monde gréco-romain qui peuvent expliquer de nombreux aspects du monde des monastères au Moyen Âge.

On retrouve également dans un grand nombre de cultures

indo-européennes la croyance dans la transmigration de l'âme. Pendant plus de deux mille cinq cents ans le but de la vie a été pour l'individu de se libérer de la réincarnation. Nous avons vu d'ailleurs que Platon croyait lui aussi à la réincarnation.

Les Sémites

Passons à présent aux Sémites, Sophie. Nous voici face à une tout autre culture avec une tout autre langue. Les Sémites vien nent à l'origine de la péninsule arabe, mais ils ont aussi émigré dans différentes parties du monde. Durant plus de deux mille ans, les juifs ont vécu éloignés de leur patrie d'origine. L'his toire et la religion sémitiques sont allées le plus loin de leurs racines par le biais du christianisme et de l'islam.

Les trois religions qui ont influencé l'Occident, le judaïsme, le christianisme et l'islam, ont un fond commun sémitique. Le texte sacré des musulmans, le Coran, ainsi que l'Ancien Testa ment sont écrits dans des langues sémitiques parentes. Un des termes de l'Ancien Testament pour « Dieu » a ainsi la même racine linguistique que Allah chez les musulmans.

En ce qui concerne le christianisme, c'est un peu plus com pliqué. Bien sûr, le fond est lui aussi sémitique. Mais le Nouveau Testaments été rédigé en grec, aussi quand la théologie ou la croyance chrétienne se sont développées, elles ont subi l'influence de la langue grecque et latine, et partant de la philo sophie de l'époque hellénistique.

Les Indo-Européens croyaient, nous l'avons dit, à toutes sortes de dieux. Pour ce qui est des Sémites, il est frappant de constater que très tôt ils ont vénéré un Dieu et un seul. C'est ce qu'on appelle le monothéisme. Que ce soit dans le judaïsme, le christianisme ou l'islam, la pensée clé est qu'il n'existe qu'un seul Dieu.

Une autre caractéristique sémitique est que les Sémites ont eu une vision linéaire de l'histoire. Ce qui revient à dire que l'histoire est conçue comme une ligne droite. Dieu créa un jour l'univers et ce jour marque le début de l'histoire. Mais un jour viendra l'Histoire arrivera à son terme, c'est le « Jour du jugement dernier », lorsque Dieu reviendra juger les vivants et les morts.

Le rôle joué par l'histoire constitue justement un autre trait

sémitique commun chez ces trois grandes religions mono théistes. Dieu intervient dans l'histoire, plus précisément l'his toire existe afin qu'à travers elle Dieu puisse réaliser son des sein. De même qu'il conduisit Abraham un jour à la « Terre promise », il conduit la vie des hommes jusqu'au « Jour du jugement dernier ». Ce jour- seulement tout le mal du monde sera anéanti.

Avec une telle intervention de Dieu dans le cours de l'his toire, les Sémites se sont pendant des millénaires fortement in téressés à l'écriture de l'histoire. Ce sont justement ces ra cines historiques qui sont le noyau proprement dit des écrits religieux.

De nos jours, la ville de Jérusalem est un centre religieux très important aussi bien pour les juifs et les chrétiens que pour les musulmans. Cela prouve encore une fois la forte parenté histo rique de ces trois religions. se côtoient de grandes syna gogues (juives), des eglises (chrétiennes) et des mosquées (Wisulmanes). C'est pourquoi À est si tragique de voir que jus tement Jérusalem est devenu le lieu d'un enjeu politique et que des milliers d'hommes se massacrent parce qu'ils sont inca pables de s'entendre pour déterminer qui aura la suprématie sur la « Ville éternelle ».

Puisse l'ONU un jour parvenir à rétablir la paix à Jéru salem et lui rendre sa vocation de lieu de rencontre pour les trois religions... (Nous laissons cet aspect pratique du cours de jhilosophie de côté pour l'instant. C'est au pere de Hilde de jrendre le relais dans ce domaine. Car tu as sans doute com- jris qu'il est observateur des forces de l'ONU au Liban. Je jeux te dévoiler qu'il occupe un poste de major. Si cela te met a puce à l'oreille, tant mieux. D un autre côté, ne précipitons pas trop les choses.)

Nous avons dit que le sens le plus important chez les Indo- Européens était la vue. Chez les Sémites, il est frappant de constater que cette fois c'est l'ouïe qui joue un rôle essentiel. Ce n'est pas un hasard si la confession de la foi juive commence par les mots : « Écoute, Israël! » Dans l'Ancien Testament, il est écrit que les hommes « entendirent » la parole du Seigneur et les prophètes juifs avaient coutume de commencer leur pré diction par « Ainsi parlait Yahvé (Dieu) ». Le christianisme attache aussi une grande importance au fait dentendre » la

parole de Dieu. Et surtout le culte juif, chrétien ou musulman laisse la part belle à la lecture à voix haute dite « récitation ».

J'ai ensuite parlé des représentations divines en peinture ou sculpture. Pour les Sémites, il est caractéristique qu'ils ont « interdit de représenter » Dieu. Cela signifie qu'il est interdit de peindre ou de faire des sculptures de Dieu et de tout ce qui est divin. Dans l'Ancien Testament, les hommes sont frappés de l'interdiction de créer des images de Dieu. Cela est encore vrai de nos jours dans l'islam et dans le judaïsme. Dans l'islam, on témoigne aussi d'une grande méfiance à l'égard de la photo graphie et des arts plastiques en général. Derrière cela, il y a ridée que les hommes ne doivent pas entrer en concurrence avec Dieu et « créer » eux aussi quelque chose.

Mais l'Église chrétienne regorge de représentations de Dieu et de Jésus, me diras-tu. Et tu as raison, Sophie, mais cela n'est qu'un exemple pour te montrer justement l'influence du monde gréco-romain sur le christianisme. (Dans l'Église ortho doxe, c'est-à-dire en Grèce et en Russie, il reste interdit de créer des sculptures ou des crucifix, à partir de l'histoire de la Bible.)

A la différence des grandes religions orientales, ces trois reli gions insistent sur le fossé qui existe entre Dieu et le monde qu'il a créé. Le but n'est pas de sauver son âme du cycle des réincarnations, mais de connaître la rédemption du péché et de la faute. La vie religieuse est en outre beaucoup plus marquée par la prière, le prêche et la lecture des Écritures que par le retour sur soi et la méditation.

Israël

Je ne vais pas essayer, ma chère Sophie, de rivaliser avec ton professeur d'histoire des religions, mais essayons quand même de résumer brièvement l'arrière-plan juif du christianisme.

Tout commença avec la création du monde par Dieu. Tu en trouveras la description dans les toutes premières pages de la Bible. Mais les hommes par la suite se révoltèrent contre Dieu. La punition fut que Adam et Eve furent chassés du jardin de l'Éden. Mais aussi que la mort fît son apparition dans le monde.

La désobéissance des hommes envers Dieu est un leitmotiv dans toute la Bible. Si l'on feuillette le livre de la Genèse, nous

entendons parler du déluge et de l'arche de Noé. Puis nous apprenons que Dieu a conclu une alliance avec Abraham et les siens. Ce pacte, ou cet accord, prévoyait qu'ils seraient les envoyés de Dieu. En échange de quoi Dieu promettait de pro téger la descendance d'Abraham. L'Alliance fut renouvelée jlus tard lorsque Moïse reçut les Dix Commandements sur e mont Sinaï, environ mille deux cents ans avant Jésus-Christ, ^es Hébreux avaient alors été longtemps tenus en esclavage en ïgypte, mais, avec l'aide de Dieu, le peuple hébreu fut ramené enlsraël.

En l'an 1000 avant Jésus-Christ, bien avant qu'il n'y ait la moindre philosophie grecque, nous entendons parler de trois rois en Israël. Le premier était Satil, puis vint David, et après lui le roi Salomon. Désormais, tout le peuple d'Israël était rassem blé dans un seul royaume et connut tout particulièrement sous le règne de David, une période faste sur le plan politique, mili taire et culturel.

Quand un roi était choisi, il recevait l'onction par le peuple. C'est ainsi qu'on lui donnait le nom de Messie (Mashîah) qui signifie loint ». Sur le plan religieux, le roi était considéré comme le messager de Dieu auprès du peuple. Les rois pou vaient pour cette raison porter également le nom de « fils de Dieu » et le pays s'appeler le « royaume de Dieu ».

Mais très rapidement Israël s'affaiblit. Le royaume fut divisé en un royaume du Nord (Israël) et un royaume du Sud (Judée). En 722, le royaume du Nord fut conquis par les Assyriens et perdit sa suprématie politique et religieuse. La situation ne fut guère plus brillante au Sud. Le royaume du Sud tomba entre tes mains des Babyloniens en 586. Le temple fut détruit et toute une partie de la population déportée à Babylone. Cet exil sous 1e joug des Babyloniens dura jusqu'en 539, date à laquelle 1e peuple put retourner à Jérusalem et reconstruire le Grand Temple. Mais, à l'époque du début de l'ère chrétienne, les juifs continuaient à être dominés.

La question que se posèrent tes Israélites était pourquoi le royaume de David s'était effondré, attirant dans sa chute les malheurs les uns après les autres. Dieu avait pourtant promis d'être bienveillant envers Israël. Mais le peuple avait de son côté promis de respecter les commandements de Dieu. Israël avait été puni par Dieu pour sa désobéissance.

Aux alentours de l'an 750 avant notre ère, on assista à l'apparition d'une série de prophètes qui proclamèrent le châti ment divin parce que le peuple juif n'avait pas suivi les règles fixées par le Seigneur. Un jour viendra, professaient-ils, Israël comparaîtra devant Dieu. Ces prophéties sont appelées les « prophéties du Jugement ».

On vit alors d'autres prophètes se manifester qui, eux, pro clamèrent que Dieu allait sauver une partie du peuple et envoyer un « prince de la paix », c'est-à-dire un roi porteur de paix qui serait de la descendance de David. Il allait rétablir l'ancien royaume de David et le peuple aurait un avenir radieux.

« Le peuple qui marche dans les ténèbres verra une grande lumière, dit le prophète haïe. Et au-dessus de ceux qui vivent au pays des ombres, la lumière jaillira. » Ce genre de prophé ties s'appelle les « prophéties du salut ».

Comprenons bien : le peuple d'Israël vivait heureux sous le roi David. Quand la situation se dégrada pour les Israélites, les prophètes annoncèrent la venue d'un nouveau roi de la race de David. Ce « Messie » ou « fils de Dieu » allait « sauver » le peuple, rétablir la suprématie d'Israël et fonder le « royaume de Dieu ».

Jésus

Bon, Sophie, j'espère que tu n'as pas décroché. Les mots clés sont « Messie », « fils de Dieu », « salut » et « royaume de Dieu ». Au début, tout cela avait une connotation politique. A l'époque de Jésus, beaucoup s'étaient imaginé qu'un nouveau Messie allait débarquer sous la forme d'un leader à la fois poli tique, militaire et religieux et qu'il serait du même calibre que le roi David. Ce « sauveur » avait donc le statut d'un libérateur national qui allait mettre fin aux souffrances des juifs opprimés par les Romains.

Admettons. Mais avant eux d'autres personnes avaient vu un peu plus loin que le bout de leur nez. Quelques siècles avant Jésus-Christ, des prophètes déjà avaient déclaré que le « Mes sie » annoncé serait le sauveur de toute l'humanité. Il allait non seulement délivrer les juifs du joug étranger, mais aussi sauver les hommes de leurs péchés et de leurs fautes et même vaincre

la mort. L'espoir d'un tel « salut » pris dans ce sens était large ment répandu dans le monde hellénistique.

Alors Jésus est arrivé. Il n'avait pas été le seul à proclamer qu'il était le Messie tant attendu. Lui aussi employa les termes de « fils de Dieu », « royaume de Dieu », « Messie » et « salut ». D se place dans la lignée des anciennes prophéties. Il fait son entrée à Jérusalem et se laisse acclamer par la foule comme étant le Sauveur. Il joue sur la manière dont les anciens rois montaient sur le trône en suivant tout un « cérémonial d'intro nisation ». Le peuple, d'une certaine façon aussi, lui donne l'onction. « Les temps sont venus, dit-il, le royaume des Cieux est proche. »

Tout cela est à retenir. Mais écoute bien la suite : Jésus se démarqua des autres « messies » en montrant clairement qu'il n'était en aucune façon un agitateur militaire ou politique. Sa mission était d'une autre ampleur. Il annonçait le salut et le pardon de Dieu à tous les hommes. Ainsi pouvait-il aller parmi les hommes et dire à ceux qu'il rencontrait : « Tes péchés te sont pardonnes. »

Accorder la « rémission des péchés » de cette façon, ça, c'était vraiment révolutionnaire. Il y avait encore pire : il s'adressait à Dieu en l'appelant « Père » (abba). Dans les milieux juifs de cette époque, on n'avait jamais vu ça. Ce fiit rapidement une levée de boucliers autour de lui, surtout parmi les scribes. Soyons clair : beaucoup de gens à l'époque de Jésus vivaient dans l'attente d'un Messie qui rétablirait le « royaume de Dieu » par la force de la lance et de l'épée. L'expression même de « royaume de Dieu » est un leitmotiv dans la parole de Jésus, mais avec un sens bien plus large. Jésus déclara que le « royaume de Dieu » est l'amour de son prochain, la compas sion envers les pauvres et les faibles ainsi que le pardon pour ceux qui se sont écartés du droit chemin.

Une vieille expression quasi politique prend ici un tout autre relief. Le peuple attendait un meneur d'hommes qui allait pro clamer le « royaume de Dieu », et voici que Jésus arrive avec sa tunique, ses sandales, et affirme que le « royaume de Dieu », c'est une « nouvelle alliance », un « nouveau pacte » qui dit que « tu dois aimer ton prochain comme toi-même » ! Il alla même encore plus loin, Sophie : nous devons aimer, dit-il, nos ennemis. S'ils nous frappent sur la joue droite, nous ne devons pas répondre, oh non! nous devons tendre l'autre joue. Et nous ne devons pas pardonner sept fois, mais soixante-dix fois sept fois.

La vie de Jésus montre qu'il ne jugeait pas indigne de s'entretenir avec des prostituées, des publicains corrompus et des hommes politiques ennemis du peuple. D alla même encore plus loin : il dit qu un mauvais fils qui a gaspillé tout l'héritage paternel ou encore un publicain véreux qui a accepté des pots- de-vin est juste aux yeux de Dieu, s'il se tourne vers lui et implore son pardon. Dieu dans sa grâce est généreux.

Et il continue en disant que de tels « pécheurs » sont plus justes à ses yeux et méritent donc davantage son pardon que les pharisiens irréprochables qui se pavanent dans leur bonne conscience.

Jésus insista sur le fait qu'aucun homme ne pouvait s'attirer la grâce de Dieu. Nous ne sommes pas en mesure de nous sau ver nous-mêmes. (Ce que croyaient pourtant beaucoup de Grecs!) Quand Jésus expose ses exigences morales dans le Ser mon sur la montagne, ce n'est pas uniquement pour faire connaître la volonté de Dieu. C'est aussi pour montrer qu'aucun homme n'est juste aux yeux de Dieu. La bonté de Dieu est infinie, mais à condition que nous nous adressions à lui par la prière et implorions son pardon.

En ce qui concerne la personne de Jésus et le but de son mes sage, je laisse la parole à ton professeur d'histoire des religions. Ce n'est pas une mince affaire. J'espère qu'il réussira à te mon trer quel être exceptionnel Jésus était. D'une manière géniale, il a utilisé la langue de son époque et a donné à d'anciens mots un sens beaucoup plus large et complètement différent Ce n'est pas surprenant qu'il ait fini sur la croix. Son message de paix plutôt radical allait tellement à l'encontre des intérêts et des enjeux de pouvoir de la classe dirigeante qu'il fallait se débar rasser de lui.

Quand nous avons parlé de Socrate, nous avons pu constater à quel point ce peut être dangereux de faire appel à la raison de l'homme. Avec Jésus, nous voyons que réclamer un amour désintéressé du prochain ainsi qu'un pardon désintéressé est tout aussi audacieux. Dans le monde d'aujourd'hui, nous voyons de puissants États être plus qu'embarrassés quand ils sont confrontés à des revendications simples comme la paix,

l'amour, la nourriture pour tous et le pardon aux opposants du régime.

Tu te souviens combien Platon fiit révolté de voir que Socrate dut payer de sa vie le fait d'être l'homme le plus juste d'Athènes. Selon le christianisme, Jésus est le seul homme vrai ment juste qui ait vécu. Pourtant, il fiit condamné à mort II est mort pour les hommes. C'est ce qu'on appelle la « souffrance au nom des hommes » de Jésus. Il était le « serviteur qui souffre », celui qui prit sur lui tous les péchés du monde pour que nous soyons « réconciliés » avec Dieu.

Paul

Peu de temps après que Jésus fut crucifié et enterré, des rumeurs disant qu il était ressuscité commencèrent à circuler. Il manifestait ainsi qu'il n'était pas un homme comme les autres, mais réellement le « fils de Dieu ».

Nous pouvons dire que l'Église chrétienne commence le matin de Pâques avec les rumeurs de sa résurrection. Paul résume en ces termes : « Et si le Christ n'est pas ressuscité, alors notre message ne vaut rien et notre foi n'a pas de sens. »

Désormais tous les hommes pouvaient espérer la « résurrec tion de la chair ». Car c'était pour notre salut que Jésus fut cru cifié. Et maintenant ma chère Sophie, il faut que tu aies bien

E

résent à l'esprit qu'il ne s'agit plus chez les juifs dimmorta- de l'âme » ou d'une quelconque forme de « réincarnation ». C'était une pensée grecque, c'est-à-dire indo-européenne. Mais selon le christianisme, il n'est rien en l'homme qui soit immor tel nar lui-même et son « âme » pas plus qu'autre chose. L'Église croit en « la résurrection du corps » et à « la vie éter nelle », mais c'est par le miracle de Dieu que nous sommes sau vés de la mort et de la « damnation ». Notre mérite personnel n'a rien à voir à l'affaire, ni aucune prédisposition de naissance.

Les premiers chrétiens commencèrent à propager la « bonne nouvelle » sur le salut grâce à la foi en Jésus-Christ. Par son action de salut, le « royaume de Dieu » était en train de voir le jour. Le monde entier pouvait être gagné à la cause de Dieu. (Le mot « christ » est une traduction grecque du terme juif « mes sie », et signifie donc « celui qui a reçu l'onction ».)

Peu d'années après la mort de Jésus, le pharisien Paul se convertit au christianisme. Par ses nombreux voyages dans le monde gréco-romain, 3 donna au christianisme le statut d'une religion mondiale. Les Actes des Apôtres nous en relatent les principaux épisodes. Le message et l'instruction de Paul à tous les chrétiens nous sont parvenus grâce aux nombreuses lettres qu'il écrivit aux premières communautés chrétiennes.

Il faut se l'imaginer débarquant à Athènes, la capitale de la philosophie, et se dirigeant tout droit vers l'agora. On rapporte qu'il « lut frappé de voir la ville remplie d'idoles ». D visita la synagogue juive d'Athènes et entra en discussion avec les philo sophes épicuriens et stoïciens. Ceux-ci l'entraînèrent en haut du mont Areopagp et une fois -haut lui demandèrent : « Peux-tu nous dire quel genre de nouvel enseignement tu es venu nous apporter? Car nous entendons parler de choses étranges, et nous aimerions bien en savoir plus long. »

Tu vois d'ici la scène, Sophie? Un beau jour, un juif arrive sur la place du marché et se met soudain à parler d'un sauveur qui a été crucifié et depuis est ressuscité. Avec la visite de Paul à Athènes, on a déjà une petite idée du conflit qui va opposer la philosophie grecque et la conception du salut dans le christia nisme. Mais il est clair que Paul parvint à tenir un discours convaincant aux Athéniens. Du mut de l'Aréopage, sous les colonnes majestueuses de l'Acropole, il leur adressa les propos suivants :

« Athéniens, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus reli gieux des hommes. Parcourant en effet votre ville et considé rant vos monuments sacrés, j'ai trouvé jusqu'à un autel avec l'inscription : "Au dieu inconnu." Eh bien ! ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l'annoncer.

« Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qui s'y trouve, lui, le Seigneur du ciel et de la terre, n'habite pas dans des temples faite de main d'homme. Il n'est pas non plus servi par des mains humaines, comme s'il avait besoin de quoi que ce soit, lui qui donne à tous vie, souffle et toute chose. Si d'un principe unique il a fait tout le genre humain pour qu'il habite sur toute la face de la Terre, s'il a fixé des temps déterminés et les limites de l'habitat des hommes, c'était afin qu'ils cherchent la divinité

E

our l'atteindre, si possible, comme à tâtons et la trouver; aussi ien n'est-elle pas loin de chacun de nous. C'est en elle en effet que nous avons la vie, le mouvement et l'être. Ainsi d'ailleurs l'ont dit certains des vôtres : "Car nous sommes aussi de sa race."

« Que si nous sommes de la race de Dieu, nous ne devons pas penser que la divinité soit semblable à de For, de l'argent ou de la pierre, travaillés par l'art et le génie de l'homme.

« Or, voici que, fermant les yeux sur les temps de l'ignorance, Dieu fait maintenant savoir aux hommes d'avoir tous et par tout à se repentir, parce qu'il a fixé un jour pour juger l'uni vers avec justice, par un homme qu'il y a destiné, offrant à tous une garantie en le ressuscitant des morts. »

Paul à Athènes, Sophie. Nous sommes en train de voir com ment le christianisme s'est infiltré dans le monde gréco- romain. Quelque chose de radicalement différent de la philoso phie des épicuriens, des stoïciens ou des néo platoniciens. Paul trouva néanmoins un point d'ancrage dans cette culture. Il souligne que la quête de Dieu repose au fond de tous les hommes. Rien de bien nouveau pour les Grecs. Mais la diffé rence c'est que Dieu, proclame Paul, s'est révélé aux hommes et est allé à leur rencontre. Il n'est pas seulement un « Dieu philosophe » que les hommes peuvent rejoindre par leur rai son. Il ne ressemble pas non plus à « une image d or, d'argent ou de pierre », il y en avait déjà assez comme ça sur l'Acropole ou en bas sur la place publique. Mais Dieu « n'habite pas dans les temples érigés par les mains des hommes ». D est un dieu personnel qui prend place dans l'histoire des hommes pour les sauver.

Après son discours sur l'Aréopage, les Actes des Apôtres racontent que certains Athéniens se moquèrent de Paul lorsque celui-ci parla de la résurrection de Jésus. D'autres cependant dirent : « Nous t'entendrons -dessus une autre fois. » Certains se rangèrent aux côtés de Paul et se convertirent immédiate ment au christianisme. Parmi ces personnes il y avait une femme, Damans, et il fàut retenir son nom. Elle ne fut pas la seule femme à se convertir, loin de .

Paul continua ainsi à prêcher la bonne parole. Aux environs de l'an 80 de notre ère existaient des minorités chrétiennes dans la plupart des métropoles grecques et romaines : à Athènes, Rome, Alexandrie, Ephèse, Corinthe... Et en l'espace de quelques siècles, le monde hellénistique tout entier fut chris tianisé.

La profession de foi

Paul ne joua pas uniquement un grand rôle dans l'histoire de la chrétienté comme missionnaire. Il exerça une influence à l'intérieur même des diverses communautés chrétiennes, car elles avaient grand besoin d'avoir un guide spirituel.

La grande question qui surgi! les premiers temps fut de savoir si des non-juifs pouvaient devenir chrétiens sans pratiquer les rites juifs. Un Grec devait-il respecter la loi de Moïse? Paul était d'avis que œ n'était pas nécessaire. Le christianisme dépassait largement le cadre d'une secte juive. Il s'adressait à tous les hommes avec un message universel de salut. « L'ancienne Alliance » entre Dieu et Israël était remplacée par « la nouvelle Alliance » que Jésus avait établie entre Dieu et tous les hommes.

Mais le christianisme n'était pas la seule religion à cette époque. Nous avons vu comme l'hellénisme, était marqué par un brassage de différentes religions. Aussi l'Église dut-elle faire un petit résumé sur la spécificité du christianisme. Cela s'impo sait, d'une part, pour se démarquer des autres religions et, d'autre part, pour éviter un schisme au sein même de l'Église chrétienne. Ainsi naquirent les premières professions de foi. Une profession de foi résume les principales thèses ou « dogmes » chrétiens.

Un des dogmes essentiels était que Jésus était à la fois Dieu et homme. Il n'était donc pas seulement le « fils de Dieu » en vertu de ses actes, il était lui-même Dieu. Mais il était aussi une « per sonne réelle » qui avait partagé la condition des hommes et souffert sur la croix.

Cela peut sembler contradictoire, mais le message de l'Eglise était justement de dire que Dieu devint homme. Jésus n'était pas un « demi-dieu » (mi-humain, mi-divin). Ces croyances en des « demi-dieux » étaient très répandues dans les religions grecques et hellénistiques. L'Église enseignait que Jésus était « Dieu dans sa perfection, homme dans sa perfection ».

Post-scriptum

J'essaie, chère Sophie, de t'expliquer comment tout se tient. L'avènement du christianisme dans le monde gréco-romain se traduit par le choc entre deux cultures, certes, mais c'est aussi un tournant décisif dans notre histoire.

Nous sommes en passe de tourner le dos à l'Antiquité. Près de mille ans se sont écoulés depuis les premiers philosophes grecs. Nous sommes à l'aube du Moyen Âge chrétien qui lui aussi dura mille ans.

Le poète allemand Goethe dit un jour que « celui qui ne sait pas tirer les leçons de trois mille ans vit au jour le jour » et je ne tiens pas à ce que tu fasses partie du lot. Je fais mon possible pour te faire découvrir tes racines historiques. C'est à ce prix seulement que tu seras un être humain, c'est-à-dire que tu seras autre chose qu'un singe nu et que tu cesseras de flotter dans le vide.

« C'est à ce prix seulement que tu seras un être humain, c'est-à-dire autre chose qu'un singe nu... »

Sophie resta un long moment sans bouger, les yeux fixés sur lejardin qu'elle apercevait à travers les petits trous dans la haie. Elle commençait à comprendre pourquoi c'était si important que ça de connaître ses racines historiques. En tout cas, cela avait été primordial pour le peuple d'Israël.

Elle-même n'était qu'un être né là par hasard. Mais en pre nant conscience de ses origines historiques, elle devenait un peu moins le pur fruit du hasard.

Elle ne vivrait que quelques années sur cette planète, mais si l'histoire de l'humanité était sa propre histoire, elle était alors dans une certaine mesure âgée de milliers d'années.

Sophie emporta toutes ces pages et se faufila hors de sa cabane. Elle eut comme envie de sauter de joie et monta vite dans sa chambre.

Le Moyen Âge

.ne faire qu'un petit bout de chemin n'est pas la même chose que se tromper de chemin...

Une semaine s écoula sans que Sophie eût d'autres nou velles d'Alberto Knox. Elle ne reçut pas de cartes du Liban non plus, mais elle n'arrêta pas de parler avec Jorunn de celles qu'elles avaient trouvées dans le chalet. Jorunn avait été plutôt secouée. Mais, faute de nouveaux épisodes, elle s'était remise de ses frayeurs grâce à ses devoirs et au badminton.

Sophie relut plusieurs fois les lettres d'Alberto Knox dans l'espoir de trouver un indice au sujet de Hilde. Cela lui permit par la même occasion de mieux digérer la philosophie antique. Elle ne confondait plus comme au début Démocrite, Socrate, Platon et Aristote.

Le vendredi 25 mai, elle était devant la cuisinière, à prépa rer le repas pour sa mère quand celle-ci rentrerait de son tra vail. C'était ce qui était convenu tous les vendredis. Au menu : soupe de poisson, et quenelles de brochet aux carottes. Simple, quoi.

Dehors, le vent s'était levé. Tout en veillant à ce que la soupe n'attache pas, Sophie se retourna et regarda par la fenêtre. Les bouleaux se balançaient comme des épis de blé.

Soudain elle entendit une sorte de claquement contre la vitre.

Sophie se retourna à nouveau et découvrit un bout de car ton que le vent avait plaqué contre le carreau.

Sophie se dirigea vers la fenêtre et vit que c'était une carte postale. A travers la vitre, elle lut : « Hilde MOller Knag c/o Sophie Amundsen... »

Pouvait-elle s'attendre à autre chose? Elle ouvrit la fenêtre et prit la carte. Le vent ne l'avait quand même pas poussée du Liban jusqu'ici?

Cette carte aussi portait la date du vendredi 25 mai.

Sophie retira la casserole du feu et s'assit à la table de la cuisine. Le texte disait :

Chère Hilde,

Je ne sais pas si à l'instant tu liras ces lignes ce sera le jour de ton anniversaire. En tout cas, j'espère que cette lettre n 'arrivera pas trop longtemps après. Qu 'une semaine ou deux passent, cela ne veut pas dire pour autant que ce sont les mêmes semaines qui passent pour nous. Je rentrerai pour le soir de la Saint-Jean. Nous resterons alors longtemps sur la balancelle du jar din à admirer la mer, Hilde. Nous avons tant de choses à nous dire.

Amitiés.

Ton Papa qui a pourtant des coups de cafard à voir cette guerre millénaire entre lesjuifs, les chrétiens et les musulmans. Chaque fois, je ne peux m'empêcher de penser que ces trois religions ont toutes leurs racines chez Abraham. C'est bien le même dieu qu'ils prient, non ? Mais ici Caïn et Abel n 'ont pas encore cessé leur lutte fratricide.

P.-S. : Peux-tu dire un petit coucou à Sophie de ma part ? La pauvre, elle n 'a pas encore saisi le jeu. Mais toi, tu as compris ou je me trompe ?

Sophie posa, épuisée, la tête entre ses mains. Non, elle ne comprenait rien à tout ceci. Alors que Hilde, oui?

Si le père de Hilde priait sa fille de lui dire un petit bonjour de sa part, cela revenait à dire que Hilde connaissait mieux Sophie que Sophie ne connaissait Hilde. C'était d'un compli qué ! Autant retourner à ses casseroles.

Une carte qui se colle toute seule sur la vitre de la cuisine. Poste aérienne — à prendre au pied de la lettre...

À peine avait-elle remis la soupe sur le feu que le télé phone sonna.

Oh ! si ça pouvait être Papa ! Si seulement il revenait, elle lui confierait tout ce qui lui était arrivé ces dernières semaines. Mais ce n'était certainement que Jorunn ou Maman... Elle se précipita sur le combiné :

— Allô?

— C'est moi, répondit une voix.

Sophie était sûre de trois choses : ce n'était pas Papa, mais c'était une voix d'homme et elle était persuadée d'avoir déjà entendu cette voix quelque part.

— Qui est à l'appareil? demanda-t-elle.

— C'est Alberto.

— Oh!

Sophie ne savait pas quoi dire. Sophie reconnut la voix de la vidéo sur Athènes.

— Tu vas bien ?

— Euh oui...

— A partir d'aujourd'hui tu ne recevras plus de lettres.

— Mais je n'ai rien fait de mal.

— Nous allons nous rencontrer en personne. Ça devient urgent, tu comprends.

— Pourquoi ça ?

— Nous sommes en passe d'être encerclés par le père de Hilde.

— Comment ça, encerclés ?

— De tous côtés, Sophie. Il faut que nous collaborions à présent. Mais tant que je ne t'aurai pas parlé du Moyen Age, tu ne peux m'être d'aucune utilité. Et puisque nous y sommes, peut-être aurons-nous le temps de voir la Renais sance et le xvie siècle aussi. Sans parler de Berkeley qui joue un rôle déterminant...

— Il n'y avait pas un portrait de lui dans le chalet de Majorstua?

— Si. C'est sans doute à partir de sa philosophie que la bataille proprement dite va se jouer.

— A t'entendre parler, on dirait qu'il s'agit d'une guerre !

— Je dirais plutôt un combat d'idées. Nous devons essayer d'éveiller l'intérêt de Hilde et de la rallier à notre cause avant que son père ne rentre à Lillesand.

— Je n'y comprends rien.

— Peut-être que les philosophes vont t'ouvrir les yeux. Viens me rejoindre à l'église Sainte-Marie demain matin à quatre heures ! Mais viens seule, surtout.

— Je dois venir en pleine nuit?

...Clic!

— Allô?

Ah ! le lâche ! Il avait raccroché. Sophie se précipita à la cuisine. Il était moins une, la soupe allait déborder. Elle versa les quenelles de poisson et les carottes dans la casserole et baissa le feu.

Dans l'église Sainte-Marie? C'était une vieille église en pierre qui datait du Moyen Age. Sophie croyait qu'elle était réservée à des concerts et certaines cérémonies religieuses. Parfois, l'été, on la laissait ouverte pour les touristes. Mais en pleine nuit !

Quand sa mère rentra, Sophie avait rangé la carte du Liban à sa place dans l'armoire avec tous les autres objets d'Alberto et de Hilde. Après le repas, elle alla rendre visite à Jorunn.

— Il faut que nous fassions une sorte de pacte toutes les deux, dit-elle à son amie, à peine passé le seuil de la porte.

Elle attendit pour en dire plus de monter dans la chambre de Jorunn et refermer la porte.

— C'est assez difficile à expliquer, poursuivit Sophie.

— Oh ! allez !

— Je vais être obligée de dire à Maman que je passe la nuit chez toi ce soir.

— Mais ça ne me dérange pas du tout.

— Oui, mais c'est seulement la version officielle, tu com prends ? Je serai tout à fait ailleurs.

— Ça, c'est plus embêtant. C'est à cause d'un garçon?

— Non, mais c'est à cause de Hilde.

Jorunn poussa un faible cri et Sophie la regarda droit dans les yeux.

— Je viendrai ce soir, dit-elle, mais je devrai m'échapper discrètement vers trois heures du matin. Il faudra que tu me couvres jusqu'à mon retour.

— Mais tu vas aller où ? Sophie, dis-moi, qu est-ce que tu vas faire ?

Sorry. J'ai des ordres.

Coucher chez une amie ne posait aucun problème en soi, bien au contraire. Sophie avait l'impression que sa mère appréciait parfois d'avoir la maison pour elle toute seule.

— Mais je compte sur toi pour être là au petit déjeuner, insista-t-elle avant de la laisser partir.

— Sinon, tu sais où me trouver.

Pourquoi avait-elle dit cela? Il était là, le point faible.

La nuit chez son amie commença comme toutes les nuits qu'on passe hors de chez soi, par une interminable conversa tion jusque tard dans la nuit. A la seule différence que Sophie mit le réveil à trois heures et quart quand elles décidèrent enfin de dormir, vers une heure du matin.

Jorunn ouvrit à peine un œil quand Sophie arrêta îe réveil deux heures plus tard.

— Sois prudente, glissa-t-elle.

Puis Sophie se mit en route. Plusieurs kilomètres la sépa raient de l'église Sainte-Marie, mais malgré le manque de sommeil elle se sentait réveillée comme en plein jour. A l'horizon, une traînée rouge semblait flotter au-dessus des champs.

Quand elle arriva enfin au portail de la vieille église en pierre, il était quatre heures. Sophie poussa la lourde porte, Elle était ouverte !

A l'intérieur, le vide et le silence étaient aussi imposants. Les vitraux renvoyaient une lueur bleutée qui faisait briller mille poussières en suspension dans l'air. La poussière sem blait ainsi former de grosses poutres qui se croisaient dans l'espace. Sophie s'assit sur un banc au cœur de la nef; elle regarda attentivement l'autel et leva les yeux vers le vieux crucifix aux couleurs délavées.

Quelques minutes passèrent. Soudain l'orgue se mit à

jouer. Sophie n'osa pas se retourner. On aurait dit l'air d'un vieux psaume, sans doute du Moyen Age lui aussi.

Puis tout redevint silencieux. Mais elle ne tarda pas à per cevoir un bruit de pas qui se rapprochaient. Devait-elle se retourner? Elle choisit de garder les yeux rivés sur Jésus sur la croix.

Les pas la dépassèrent, et elle aperçut la silhouette d'un homme qui remontait l'allée centrale. Il portait une bure de moine couleur marron. Sophie aurait juré que c'était un vrai moine du Moyen Age.

Elle avait peur et son cœur battait la chamade. Arrivé devant l'autel, le moine décrivit un arc de cercle et gravit la chaire d'un pas lent. Il se pencha en avant, regarda Sophie et déclama en latin :

Gloriapatri etfilio etspiriti sancto. Sicut erat in princi- pio etnunc etsemperin saecola saecolorum.

— Tu peux pas traduire, espèce d'idiot? lui cria Sophie.

Ses paroles résonnèrent dans la vieille église en pierre.

Elle avait compris que ce moine devait être Alberto Knox ;

elle regretta cependant d'avoir eu ces mots déplacés dans une vieille église. Mais elle avait eu peur, et quand on a peur, ça réconforte de faire justement ce qui est tabou.

— Chut!

Alberto baissa la main comme le font les prêtres pour indi quer que la congrégation doit s'asseoir.

— Quelle heure est-il, mon enfant? demanda-t-il.

— Quatre heures moins cinq, répondit Sophie qui n'avait plus peur.

— Alors c'est Hieure. Le Moyen Age peut commencer.

— Le Moyen Age commence à quatre heures? demanda Sophie d'un ton ahuri.

— A peu près à quatre heures, oui. Puis ce fut cinq heures, six heures et sept heures. Mais c'était comme si le temps était immobile. Il fut huit heures, puis neuf puis dix heures et on était toujours au Moyen Age. Tu penses sans doute qu'il était grand temps de passer à autre chose. Mais c'est comme un week-end, un très long week-end. Il fut onze heures, midi,

puis une heure de l'après-midi. C'est ce qu'on a appelé le Moyen Age tardif, l'époque de la construction des grandes cathédrales en Europe. Vers deux heures de l'après-midi enfin, il y eut un coq ou deux qui annoncèrent le lent déclin du Moyen Age.

— Le Moyen Age aura duré en tout dix heures, dit Sophie.

Alberto rejeta d'un mouvement de tête la capuche de sa

bure de couleur brune et regarda fixement l'assemblée des fidèles qui se réduisait à une seule jeune fille de quatorze ans :

— Si une heure dure cent ans, oui. On peut partir du prin cipe que Jésus est né à minuit. Paul commença à prêcher un peu avant minuit et demi et mourut à Rome un quart d'heure plus tard. Jusque vers trois heures, l'Eglise chrétienne fut plus ou moins interdite, mais en l'an 313 le christianisme fut enfin reconnu dans l'Empire romain. Ce fut sous le règne de l'empereur Constantin. Cet empereur pieux fut baptisé des années après sur son lit de mort. A partir de 380, le christia nisme devint la religion officielle de l'Empire romain.

— Mais l'Empire romain ne s'est pas dissous?

— Oh ! il y eut des signes avant-coureurs. C'est un des moments décisifs dans l'histoire de la culture. En l'an 300, Rome était à la fois menacée par les peuples du Nord et par des luttes intestines. En 330, l'empereur Constantin déplaça la capitale à la ville de Constantinople qu'il avait fondée à l'entrée de la mer Noire et elle fut considérée comme la « nouvelle Rome ». En 395, l'Empire romain fut scindé en deux : l'Empire romain d'Occident avec Rome et l'Empire romain d'Orient avec la nouvelle ville de Constantinople pour capitales. En 410, Rome fut pillée par les Barbares et en 476 tout l'Empire romain d'Occident s'effondra. Quant à l'Empire romain d'Orient, il subsista sous cette forme jusqu'en 1453, date de la conquête par les Turcs.

— C'est alors que la ville prit le nom d'Istanbul ?

— Oui, c'est ça. Il y a une autre date qu'il faut retenir : 529. C'est l'année où l'Eglise fit fermer les portes de l'Académie de Platon à Athènes. La même année, l'ordre des Bénédictins vit le jour. Ce fut le premier ordre monastique. Ainsi l'an 529 est-il le symbole de la mainmise de l'Eglise sur la philoso phie grecque. Désormais les monastères eurent le monopole de l'enseignement, de la réflexion et de l'exégèse. Les aiguilles indiquent presque cinq heures et demie...

Cela faisait un petit bout de temps que Sophie avait com pris ce qu'entendait Alberto avec ces heures. Minuit c'était le commencement, une heure c'était 100 après Jésus-Christ, six heures 600 après Jésus-Christ et deux heures de l'après-midi 1400 après Jésus-Christ...

Alberto reprit :

— Le « Moyen Age », c'est ainsi qu'on appelle ce long laps de temps entre deux époques. Le terme fut créé à la Renaissance. On eut l'impression que le Moyen Age n'avait été qu'une longue « nuit de mille ans » qui s'était abattue sur toute l'Europe entre l'Antiquité et la Renaissance. L'expres sion « moyenâgeux » continue de s'appliquer de manière péjorative à tout ce que l'on juge autoritaire et arriéré. Cer tains ont cependant considéré le Moyen Age comme la « fer mentation de mille ans ». C'est pendant le Moyen Age que le système scolaire par exemple a pris forme. C'est au début du Moyen Age que fleurirent les premières écoles monastiques. Puis, vers 1100, des écoles apparurent au sein des cathédrales et aux environs de 1200 furent fondées les premières univer sités. De nos jours encore, la matière étudiée détermine le choix de la « faculté » comme au temps du Moyen Age.

— Mille ans, ce n'est pas rien !

— Mais le christianisme mit du temps à atteindre les couches profondes de la population. Au cours du Moyen Age, les différentes nations se constituèrent avec des villes et des citoyens, de la musique et de la poésie populaires. Qu'auraient été les contes et les chansons populaires sans le Moyen Age? Et l'Europe, Sophie? Serait-elle restée une province romaine? Ce fonds linguistique que nous retrou vons dans les noms mêmes de Norvège, Angleterre et Alle magne, nous le devons précisément à cette époque. La mer peut receler dans ses eaux profondes de gros poissons invisibles à l'œil nu. Snorre, l'auteur de ÏEdda, était un homme du Moyen Age. Olav le Saint qui christianisa la Norvège aussi. Et Charlemagne. Pour ne pas citer Roméo et Juliette, Héloïse et Abélard ou Tristan et Iseult. Sans oublier une flopée de princes altiers et de rois majestueux, de preux chevaliers et de belles dames, de maîtres verriers anonymes et de bâtisseurs géniaux. Et je passe sous silence les moines, les croisés et les femmes intelligentes.

— Tu as oublié les prêtres !

— Tout juste. Le christianisme vint en Norvège un peu avant 1100, mais ce serait exagéré de prétendre que la Norvège fut christianisée après la défaite de Stiklestad. Un grand nombre de croyances païennes continuèrent à circuler sous la surface du christianisme et beaucoup d'éléments pré chrétiens se mêlèrent aux représentations chrétiennes. Pre nons l'exemple du Noël norvégien : d'anciennes coutumes norroises se sont alliées aux coutumes chrétiennes comme dans la traditionnelle fête de mariage. On peut vérifier à ce propos la vieille règle qui veut que chaque partie du couple se met à ressembler à l'autre. Cependant le christianisme ne tarda pas à imposer sa vision du monde. C'est pourquoi nous disons que le Moyen Age est sous le signe d'une « culture chrétienne unifiée ».

— Ce n'était donc pas si sombre et lugubre que ça?

— Certes, on assista dans les premiers siècles qui suivirent l'an 400 à une véritable décadence. L'époque romaine avait été une période faste pour la culture avec des métropoles qui avaient des égouts, des bains et des bibliothèques publiques. Sans parler d'une architecture grandiose. Toute cette culture vola en éclats au début du Moyen Age. Le commerce et les finances aussi. On en revint à l'économie familiale et au troc. Le monde économique fut marqué par ce que l'on a appelé le féodalisme. De grands seigneurs possédaient la terre que des vassaux devaient travailler pour gagner de quoi rester en vie. Il y eut aussi, au cours des premiers siècles, une violente baisse de la démographie. Rome par exemple comptait un million d'habitants sous l'Antiquité, mais en l'an 600 la population était réduite à 40 000 habitants, une miette quoi ! On imagine deux pelés et un tondu déambuler parmi les ruines des monuments grandioses datant de l'âge d'or de la ville. Pour trouver des matériaux de construction, ils n'avaient qu'à se servir! Cette pratique a naturellement fort contrarié les archéologues qui auraient aimé que les gens du Moyen Age laissent les ruines comme elles étaient.

— C'est facile à dire après !

— La grandeur de Rome n'était déjà plus qu'un souve nir vers la fin du IIIe siècle. Mais l'évêque de Rome devint le chef de toute l'Eglise catholique et reçut le nom de « pape », c'est-à-dire de « père », et fut considéré comme le porte- parole de Jésus sur terre. Rome fut donc le siège de la papauté durant presque tout le Moyen Age. Ils furent peu à oser s'élever contre Rome. Jusqu'au jour où les rois et les empereurs des nouveaux royaumes devinrent assez puissants pour s'attaquer au pouvoir de l'Eglise.

Sophie leva les yeux vers le moine qui en savait si long :

— Tu as dit que l'Eglise fit fermer l'Académie de Platon à Athènes. Tous les philosophes grecs tombèrent alors dans l'oubli?

— Oui, mais seulement en partie. On avait connaissance de quelques écrits de Platon ou d'Aristote ici et là. L'Empire romain se divisait en trois zones culturelles : à l'ouest, la cul ture chrétienne de langue latine avec Rome pour capitale, à l'est, la culture chrétienne de langue grecque avec Constanti- nople comme capitale, la ville prenant plus tard le nom grec de Byzance. (C'est pourquoi nous parlons du « Moyen Age byzantin » en opposition au Moyen Age catholique romain.) Et l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient ayant aussi fait par tie de l'Empire romain, on vit s'épanouir en ces régions une culture musulmane de langue arabe.

» A la mort de Mahomet, en 632, le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord se rallièrent à l'islam, peu après rejoints par l'Espagne. L'islam eut ses lieux sacrés avec des villes comme La Mecque, Médine, Jérusalem et Bagdad. D'un point de vue purement historique, il est intéressant de noter que les Arabes conquirent également la vieille ville hellénistique d'Alexan drie. Aussi une grande partie de la science grecque fut-elle annexée par les Arabes. Durant tout le Moyen Age, les Arabes jouèrent un rôle prédominant dans les mathématiques, la chimie, l'astronomie et la médecine. Dans plusieurs domaines, la culture arabe l'emporta sur la culture chrétienne.

— Je voulais savoir ce qu'était devenue la philosophie grecque.

— Alors essaie de te représenter un large fleuve qui s'est à un moment divisé en trois avant de retrouver sa forme ini tiale.

— Je me l'imagine très bien.

— Tu peux donc comprendre comment la culture gréco- latine a été en partie transmise à la culture romaine-catho- lique à l'ouest, à la culture romaine-orientale à l'est et à la culture arabe au sud. Pour simplifier, disons que le néo-plato- nisme fut transmis à l'ouest, tandis que Platon et Aristote le furent chez les Arabes au sud. Mais chaque bras du fleuve divisé en trois gardait des^ caractéristiques du fleuve tout entier et à la fin du Moyen Age les trois bras de mer se rejoi gnirent en Italie du Nord. L'influence arabe venait des Arabes d'Espagne, l'influence grecque de la Grèce et de Byzance. Ce fut l'avènement de la « Renaissance » (re-naissance), c'est-à- dire le retour aux sources de l'Antiquité. D'une certaine manière, la culture antique avait donc survécu à cette longue traversée du désert que fut le Moyen Age.

— Je comprends mieux à présent.

— Mais n'anticipons pas. Nous allons d'abord parler un peu de la philosophie du Moyen Age, mon enfant. Maisje ne vais plus te tenir de discours du haut de cette chaire. Attends, je descends.

Sophie avait une irrépressible envie de dormir et avait du mal à garder les yeux ouverts. A la vue de l'étrange moine qui descendait de la chaire, elle se crut en plein rêve.

Alberto marcha droit vers l'autel. Il leva d'abord les yeux en direction du vieux crucifix. Puis il se tourna vers Sophie et, à pas lents, vint s'asseoir à côté d'elle sur le banc de l'église.

Quelle étrange sensation d'être si près de lui ! Sophie devina des yeux sombres sous la capuche. Ils étaient ceux d'un homme d'un certain âge aux cheveux foncés et à la barbe en pointe.

« Qui es-tu ? pensait-elle. Pourquoi as-tu fait irruption dans ma vie ? »

— Nous allons apprendre à mieux nous connaître, dit-il comme s'il lisait dans ses pensées.

La lumière de l'aube, filtrée par les vitraux, éclairait peu à peu toute l'église tandis qu'Alberto poursuivait son récit sur la philosophie du Moyen Age.

— Les philosophes de cette époque avaient tout simple ment admis que le christianisme disait la vérité sans trop se poser de questions, commença-t-il. Tout le problème était de savoir si l'on pouvait se contenter de croire à la révélation chrétienne ou bien si l'on pouvait appréhender les vérités chrétiennes par la raison. Quel était le rapport entre les philo sophes grecs et ce qu'enseignait la Bible? Y avait-il opposi tion entre la Bible et la raison, ou pouvait-on concilier la foi et le savoir? Voilà le problème auquel s'est attachée presque toute la philosophie du Moyen Age.

Sophie fit un signe d'impatience de la tête. Elle avait déjà répondu à cette question sur la foi et le savoir dans son devoir de religion.

— Nous allons examiner le point de vue de deux grands philosophes du Moyen Age et nous allons commencer par saint Augustin, qui vécut de 354 à 430. La vie de cet homme résume à elle seule la transition de l'Antiquité au Moyen Age. Saint Augustin naquit dans la petite ville de Thagaste en Afrique du Nord, mais à l'âge de seize ans il partit étudier à Carthage. Il voyagea plus tard à Rome et Milan et fut les der nières années de sa vie évêque dans la ville d'Hippone, située à quelques kilomètres à l'ouest de Carthage. Mais il ne fut pas chrétien toute son existence. Saint Augustin connut de nom breux courants religieux et philosophiques avant de se convertir au christianisme.

— Tu peux me donner des exemples ?

— Eh bien, il fut un temps manichéen. Les manichéens formaient une secte religieuse à maints égards caractéristique de l'Antiquité tardive. Leur conception du salut était mi- religieuse mi-philosophique. Le monde était selon eux divisé en deux, le bien et le mal, l'ombre et la lumière, l'esprit et la matière. Grâce à son esprit, l'homme pouvait s'élever au- dessus de la matière et trouver le salut pour son âme. Mais cette opposition bien tranchée entre le bien et le mal ne le satisfaisait pas. Le jeune saint Augustin était préoccupé par ce que nous avons coutume d'appeler « le problème du mal ». C'est-à-dire le problème de l'origine du mal. Il fut séduit à une certaine époque par les idées des stoïciens, pour qui la frontière entre le bien et le mal n'existe pas. Saint Augustin fut avant tout marqué par la philosophie de l'Antiquité tar dive, à savoir le néo-platonisme. C'est là qu'il apprit que tout ce qui était au monde était de nature divine.

— Alors c'est comme ça qu'il est devenu évêque néo platonicien ?

— Oui, c'est une façon de dire les choses. Il s'est d'abord converti, mais le christianisme de saint Augustin est très influencé par la pensée platonicienne. Aussi ne peut-on pas vraiment parler de réelle rupture^ avec la philosophie grecque dès que l'on aborde le Moyen Age chrétien, car une grande partie de la philosophie grecque continua à vivre pendant cette période grâce à des Pères de l'Eglise comme saint Augustin.

— Tu veux dire par là que saint Augustin était à cinquante pour cent chrétien et à cinquante pour cent néo-platonicien ?

— Lui se considérait bien entendu comme chrétien à cent pour cent. Il ne voyait en effet aucune contradiction entre le christianisme et la philosophie de Platon. Il trouvait une telle parenté entre la philosophie de Platon et l'enseigne ment du Christ qu'il en était même à se demander si Platon n'avait pas eu connaissance de certains textes de l'Ancien Testament. Cela est naturellement fort peu probable. Mieux vaudrait dire que c'est saint Augustin qui a « christianisé » Platon.

— Il n'a donc pas tourné le dos à tout ce qui avait trait à la philosophie en se convertissant?

— Non, mais il a néanmoins clairement indiqué qu'il y a des limites dans le domaine religieux que la raison ne peut franchir. Il ne faut pas oublier que le christianisme est un mystère divin que seule la foi permet d'approcher. Par la foi, Dieu « éclaire » notre âme et nous permet d'accéder à une connaissance quasi surnaturelle de Dieu. Saint Augustin avait profondément ressenti les limites de la philosophie et ce n'est qu'en devenant chrétien qu'il trouva enfin la paix de l'âme. « Notre cœur est inquiet tant qu'il ne trouve pas le repos en Toi », écrit-il.

— J'ai du mal à saisir le lien entre la théorie de Platon et le christianisme, rétorqua Sophie à ce moment de la conversa tion. Que deviennent les idées éternelles dans tout ça?

— Saint Augustin fait sienne l'idée présente dans la Bible que Dieu créa le monde à partir du néant. Les Grecs étaient davantage enclins à penser que le monde avait existé de toute éternité. Mais, selon lui, les « idées » existaient dans les pen sées de Dieu avant que celui-ci ne crée le monde. Il prêtait en quelque sorte à Dieu les idées platoniciennes et sauvait de cette manière la théorie des idées éternelles.

— Pas bête !

— C'est une preuve des concessions que saint Augustin et de nombreux Pères de l'Eglise étaient prêts à faire pour concilier la pensée juive et la pensée chrétienne. Ils étaient en fait les représentants des deux cultures. Dans sa conception du mal aussi, saint Augustin se réfère au néo-platonisme : le mal était, comme l'avait dit Plotin avant lui, une « absence de Dieu ». Il n'existe pas de manière indépendante, il n'a aucune existence véritable. Car la création de Dieu est forcément bonne. Le mal provient, d'après saint Augustin, de la déso béissance des hommes. Ou, pour reprendre ses termes : « La bonne volonté est l'œuvre de Dieu, la mauvaise volonté est de s'éloigner de l'œuvre de Dieu. »

— Est-ce qu'il croyait aussi à l'immortalité de l'âme?

— Oui et non. Saint Augustin soutient qu'entre Dieu et le monde il y a un abîme insondable. Il s'appuie pour ce faire sur la Bible et rejette ainsi la théorie de Plotin que tout est un. Cela dit, il souligne que l'homme est un être spirituel : il a un corps matériel, ce en quoi il appartient au monde physique — soumis aux mites et à la rouille — mais il a aussi une âme qui, elle, peut reconnaître Dieu.

— Que devient l'âme quand nous mourons ?

— Selon saint Augustin, toute l'humanité fut décimée après la Chute. Dieu décida malgré tout de sauver quelques hommes de la perdition.

— Il aurait tout aussi bien pu sauver toute l'humanité, tant qu'il y était, objecta Sophie.

— Mais sur ce point saint Augustin retire tout droit à l'homme de critiquer Dieu. Il se réfère à ce qu'écrivit saint Paul dans son Epître aux Romains : « 0 homme ! vraiment, qui es-tu pour disputer avec Dieu? L'œuvre va-t-elle dire à celui qui l'a modelée : Pourquoi m'as-tu faite ainsi? Le potier n'est-il pas maître de son argile pour fabriquer de la même pâte un vase de luxe ou un vase ordinaire ? »

— Dieu s'amuse donc là-haut dans le ciel à jouer avec les hommes? Dès que quelque chose le déçoit, il le jette à la poubelle.

— Ce que saint Augustin essaie de nous faire comprendre, c'est qu'aucun homme ne mérite le salut de Dieu. Et pourtant Dieu a choisi de sauver quelques hommes de la perdition. Lui sait parfaitement qui sera sauvé et qui sera perdu. Tout est décidé à l'avance. Nous sommes comme de l'argile dans la main de Dieu. Nous dépendons entièrement de sa grâce.

— Autrement dit, on en revient à la vieille croyance en un destin.

— Il y un peu de cela. Mais saint Augustin n'ôte pas à l'homme la responsabilité de sa propre vie. Son conseil était que nous devons vivre de façon à prendre conscience par le cours de notre vie que nous faisons partie des élus. Il ne nie pas que nous ayons notre libre arbitre. Mais Dieu a « établi à l'avance » comment nous allons vivre.

— Est-ce que ce n'est pas un peu injuste? interrogea

Sophie. Socrate disait que tous les hommes avaient les mêmes chances entre eux parce qu'ils possédaient la même raison, Mais saint Augustin scinde l'humanité en deux groupes : l'un sera sauvé et l'autre sera perdu.

— Oui, la théologie de saint Augustin nous a quelque peu éloignés de l'humanisme grec. Mais ce n'est pas saint Augustin qui a divisé l'humanité en deux groupes; il ne fait que s'appuyer sur l'idée présente dans la Bible du salut et de la perdition et il approfondit cette idée dans un grand ouvrage intitulé De la Cité de Dieu.

— Raconte !

— L'expression « la Cité de Dieu » ou encore « le Royaume de Dieu » vient de la Bible et du message de Jésus. L'histoire, selon saint Augustin, se résumait au combat entre la « Cité de Dieu » et la « Cité terrestre ». Ces deux « Etats » ne sont pas des Etats politiques bien distincts entre eux. Ils luttent au sein de chaque être humain. Néanmoins la « Cité de Dieu » est plus ou moins présente dans l'Eglise et « la Cité terrestre » est présente dans les formations politiques comme l'Empire romain par exemple qui s'effondra justement à l'époque de saint Augustin. Cette conception se vérifia de plus en plus au spectacle de la lutte incessante entre l'Etat et l'Eglise pour le pouvoir au cours de tout le Moyen Age. « Hors l'Eglise, point de salut », répétait-on. La « Cité de Dieu » de saint Augustin fut finalement assimilée à l'Eglise en tant que structure organisée. Il faudra attendre l'an 1500 pour voir apparaître les premières protestations contre le pas sage obligé par l'Eglise pour obtenir le salut de Dieu.

— Ce n'était pas trop tôt.

— On peut remarquer que saint Augustin est le premier philosophe que nous rencontrons à inclure l'histoire dans sa philosophie. Le combat entre le bien et le mal n'était pas en soi une nouveauté, mais ce qui était nouveau, c'était cette ins cription dans l'histoire. Aucune trace de platonisme ici chez saint Augustin. Il applique la vision linéaire de l'histoire comme on la trouve dans l'Ancien Testament. L'idée est que Dieu a besoin du déroulement de toute l'histoire pour réaliser sa « Cité de Dieu ». L'histoire est nécessaire pour éduquer l'homme et anéantir le mal. Pour reprendre les termes de saint Augustin : « La Providence conduit l'histoire de l'humanité depuis Adam jusqu'à la fin de l'histoire, comme s'il ne s'agissait que de l'histoire d'un seul individu qui pas serait petit à petit de l'enfance à la vieillesse. »

Sophie regarda sa montre.

— Il est huit heures, dit-elle. Il va falloir que je m'en aille bientôt.

— Oui, mais pas avant que je ne t'aie parlé du deuxième grand philosophe du Moyen Age. Et si on allait s'asseoir dehors ?

Alberto se leva du banc. Il joignit ses mains et commença à se diriger vers la sortie. Il paraissait absorbé dans quelque prière ou considération d'ordre spirituel. Sophie le suivit, elle n'avait pas vraiment le choix.

Dehors, la brume matinale ne s'était pas complètement dis sipée au-dessus de la colline. Le soleil s'était déjà levé depuis longtemps, mais n'était pas parvenu à percer tout à fait la fine couche de brouillard. L'église Sainte-Marie se trouvait de l'autre côté de la vieille ville.

Alberto s'assit sur un banc devant l'église. Sophie essaya de s'imaginer ce qui arriverait si quelqu'un venait à passer. C'était déjà bizarre d'être sur un banc à huit heures du matin, mais avec un moine du Moyen Age, ça devenait carrément louche.

— Il est huit heures, commença-t-il. Quatre siècles se sont écoulés en gros depuis saint Augustin et c'est le début d'une longue journée. Jusqu'à dix heures, les monastères eurent le monopole de l'enseignement. Entre onze heures et midi, les premières écoles liées aux cathédrales furent fondées et vers midi les premières universités. Cette église aussi fut construite vers l'an 1200, c'est-à-dire à l'époque du haut Moyen Age. Ici, on n'avait pas les moyens de construire une cathédrale digne de ce nom.

— Ce n'était pas si nécessaire, ne put s'empêcher de dire Sophie. Je déteste les églises vides.

— Les grandes cathédrales ne furent pas conçues dans le seul but d'abriter de grandes communautés. Elles furent éri gées en l'honneur de Dieu et symbolisaient à elles seules une sorte de messe. Mais il se produisit au haut Moyen Age un événement qui est d'une importance capitale pour des philo sophes comme nous.

— Raconte !

Alberto reprit :

— Les Arabes d'Espagne commencèrent à exercer une grande influence. Ils avaient connu durant tout le Moyen Age la grande tradition aristotélicienne et, à la fin du XIF siècle, des savants arabes furent invités en Italie du Nord par les princes de ces régions. De cette façon, de nombreux écrits d'Aristote furent redécouverts et peu à peu traduits du grec ou de l'arabe en latin. Grâce à cela, on s'intéressa à nouveau aux sciences naturelles et aussi au rapport entre la révélation chrétienne et la philosophie grecque. Dès qu'il était question de sciences naturelles, on ne pouvait faire l'impasse sur Aris- tote. Mais quand devait-on écouter le philosophe et quand devait-on s'en tenir strictement à la Bible? Est-ce que tu vois le problème ?

Sophie fit un bref signe de tête et le moine poursuivit :

— Le plus grand et le plus important philosophe du haut Moyen Age fut saint Thomas d'Aquin, qui vécut de 1225 à 1274. Il était originaire de la petite bourgade d'Aquino située entre Rome et Naples, mais enseigna à Paris à l'université. Je l'appelle « philosophe », mais j'aurais tout aussi bien pu dire théologien. Car, à cette époque, il était difficile de distinguer la philosophie de la théologie. Pour résumer, disons que saint Thomas d'Aquin « christianisa » Aristote de la même façon que saint Augustin avait christianisé Platon au début du Moyen Age.

— Ça ne les gênait pas de vouloir christianiser des philo sophes qui avaient vécu plusieurs siècles avant Jésus- Christ?

— Bien sûr. Mais la « christianisation » des deux grands philosophes grecs rendit leur interprétation inoffensive pour la doctrine chrétienne. On dit que saint Thomas d'Aquin « prit le taureau par les cornes ».

— Je n'aurais jamais pensé que la philosophie pouvait avoir un rapport avec la tauromachie !

— Saint Thomas d'Aquin compte parmi les premiers à avoir essayé de concilier la philosophie d'Aristote avec le christianisme. Nous disons de lui qu'il a fait la synthèse de la foi et de la connaissance. Il réussit ce tour de force en partant de la philosophie d'Aristote, mais en la prenant au pied de la lettre.

— Ou par les cornes, si je comprends bien. Mais je n'ai pratiquement pas dormi cette nuit, alors je suis désolée, mais il faut mieux m'expliquer les choses.

— Selon saint Thomas d'Aquin, il n'y avait pas nécessai rement contradiction entre le message de la philosophie ou de la raison d'une part et le message de la révélation chrétienne ou de la foi d'autre part. Très souvent nous trouvons le même discours des deux côtés. C'est pourquoi avec l'aide de la rai son, nous avons accès aux mêmes vérités que celles dont parle la Bible.

— Comment est-ce possible ? Est-ce que la raison peut nous dire que le monde a été créé en six jours ? Ou que Jésus était le fils de Dieu?

— Non, pas ce genre de « vérités religieuses » auxquelles seules la foi et la révélation donnent accès. Saint Thomas voulait seulement dire par là qu'il y a toute une série de « vérités théologiques naturelles », c'est-à-dire des vérités que l'on peut atteindre à la fois par la révélation et par notre raison innée ou « naturelle ». Une de ces vérités est par exemple celle qu'il existe un dieu. Selon saint Thomas, il y a deux chemins qui mènent à Dieu. Le premier passe par la foi et la révélation ; le deuxième par la raison et l'examen de nos sens. Il est clair que le chemin de la foi et de la révélation est le plus sûr des deux, car il est facile de s'égarer si l'on ne fait confiance qu'à la raison seule. Saint Thomas voulait démon trer qu'il n'existe pas nécessairement une opposition entre un philosophe comme Aristote et la théologie.

— Nous pouvons donc aussi bien nous en tenir à Aristote qu'à la Bible?

— Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit ! Aristote ne fait qu'un bout de chemin parce qu'il ne connaissait pas la doctrine chrétienne. Mais ne faire qu'un petit bout de che min n'est pas la même chose que se tromper de chemin. On ne se trompe pas en affirmant qu'Athènes est en Europe. Mais on ne peut pas dire que ce soit très précis non plus. Si un livre se contente d'écrire qu'Athènes est une ville située en Europe, il peut se révéler utile de consulter parallè lement un manuel de géographie. Là tu apprendras toute la vérité, à savoir qu'Athènes est la capitale de la Grèce qui est un petit pays au sud-est de l'Europe. Avec un peu de chance, on parlera de l'Acropole aussi, voire de Socrate, Platon et Aristote !

— Mais la première explication était vraie !

— Justement ! Voilà où voulait en venir saint Thomas : il n'existe qu'une vérité et une seule. Quand Aristote déclare que ce que la raison reconnaît est obligatoirement vrai, il n'entre pas en conflit avec la doctrine chrétienne. Grâce à notre raison et l'observation de nos sens, nous pouvons appré hender une partie de la vérité, comme lorsqu'il s'agit de décrire le monde animal ou végétal. Par la Bible, Dieu nous a révélé une autre partie de la vérité. Mais, en de nombreux domaines, ces deux vérités se recoupent, la Bible et la raison apportant exactement les mêmes réponses.

— Comme le fait qu'il existe un dieu par exemple?

— Tout à fait. La philosophie d'Aristote elle aussi présup pose l'existence de Dieu — ou une première cause — qui serait à l'origine de tous les phénomènes naturels. Mais il ne fait aucune description plus détaillée de Dieu. Nous devons dans ce domaine nous référer entièrement à la Bible et au message de Jésus.

— Mais comment être si sûr que Dieu existe ?

— Ça se discute, bien sûr. Mais de nos jours la plupart des gens s'accordent à reconnaître que la raison humaine est en tout cas incapable de prouver le contraire. Saint Thomas alla encore plus loin : il prétendit que la métaphysique d'Aristote lui permettait de prouver l'existence de Dieu.

— Il n'avait pas froid aux yeux !

— La raison aussi nous fait reconnaître que tout ce qui nous entoure doit avoir une « première cause ». Dieu se serait révélé aux hommes à travers la Bible et à travers la raison. Nous avons donc affaire aussi bien à une « théologie révé lée » qu'à une « théologie naturelle ». C'est la même chose sur le plan de la morale. La Bible nous indique comment il faut vivre, mais Dieu nous a aussi dotés d'une conscience qui nous permet de distinguer le bien du mal de manière natu relle. Il y a donc bien aussi deux chemins qui mènent à la vie morale. Nous savons que faire du tort aux autres hommes est mal, même si nous n'avons pas lu dans la Bible que l'on doit agir envers son prochain comme on aimerait qu'il agisse envers nous. Là encore, s'en remettre à sa conscience peut être plus risqué que suivre le message de la Bible.

— Je commence à comprendre, intervint Sophie. C'est comme avec l'orage : on peut le savoir soit en voyant l'éclair soit en entendant le tonnerre.

— Oui, c'est ça. Même en étant aveugle, on peut entendre qu'il y a un orage, et même sourd on peut voir l'orage. L'idéal est bien sûr de voir et d'entendre. Mais il n'y a aucune contradiction entre ce que nous voyons et ce que nous enten dons. Bien au contraire, les deux impressions se complètent.

— Je vois ce que tu veux dire.

— Tiens, je vais prendre une autre image. Quand tu lis un roman, par exemple Victoria de Knut Hamsun...

— Pour une fois quej'ai lu quelque chose...

— Ne peux-tu pas te faire une certaine idée de l'auteur uni quement à travers le livre qu'il a écrit?

— Je peux déjà supposer qu'il y a un auteur qui a écrit le livre.

— Et rien d'autre?

— Il a une conception assez romantique de l'amour.

— Quand tu lis ce roman, cela te permet de deviner la nature de l'écrivain Hamsun. Il ne faut pas s'attendre à des renseignements ayant directement trait à sa vie. Peux-tu par exemple déduire de Victoria quel âge avait l'auteur au moment de la rédaction du livre, où il habitait ou encore com bien d'enfants il avait?

— Bien sûr que non.

— Mais tu trouveras tous ces renseignements dans une bio graphie de Knut Hamsun. Seule une biographie de ce genre, ou une autobiographie, permet de connaître l'écrivain en tant qu'être humain.

— C'est vrai.

— Eh bien on trouve les mêmes relations entre l'œuvre de Dieu et la Bible. Ce n'est qu'en se promenant dans la nature que nous pouvons reconnaître que Dieu existe. Nous voyons objectivement qu'il aime les fleurs et les animaux, sinon pourquoi les aurait-il créés ? Mais tout ce qui concerne Dieu en tant que personne, il faut le chercher dans la Bible, c'est-à- dire dans l'« autobiographie » de Dieu.

— Ça, c'est un exemple bien trouvé !

— Hum...

Pour la première fois, Alberto resta pensif un moment.

— Est-ce que tout ça a un rapport avec Hilde ? se hasarda Sophie.

— Sommes-nous bien sûrs que cette « Hilde » existe ?

— Mais nous savons qu'on laisse des traces d'elle ici et là : des cartes postales, un foulard rouge, un portefeuille vert, un mi-bas...

Alberto hocha la tête :

— On a l'impression que le nombre de traces dépend du père de Hilde. Tout ce que nous savons, c'est que quelqu'un nous envoie toutes ces cartes postales. J'aurais bien aimé qu'il parle un peu de lui aussi. Mais nous reviendrons sur tout ça plus tard.

— Il est midi. Je vais être obligée de rentrer avant la fin du Moyen Age.

— Je vais conclure par quelques mots pour t'expliquer comment saint Thomas d'Aquin reprit à son compte la philo sophie d'Aristote dans tous les domaines où elle ne s'opposait pas à la théologie de l'Église. Cela concerne la logique d'Aristote, sa philosophie de la connaissance et bien sûr sa philosophie de la nature. Tu te rappelles par exemple l'image de l'échelle ascendante de la vie qui part des plantes et des animaux pour finir avec les hommes ?

Sophie fit signe que oui.

— Aristote déjà pensait que cette échelle était pointée vers un dieu qui concentrait en lui pour ainsi dire le maximum d'existence. Ce schéma s'appliquait tel quel à la théologie chrétienne. Pour saint Thomas il y a chaque fois un degré d'existence de plus : des plantes et des animaux aux hommes, des hommes aux anges et enfin des anges à Dieu. L'homme a comme les animaux un corps avec des organes sensoriels, mais l'homme a aussi une raison « pensante ». Les anges n'ont pas de corps semblable doté d'organes sensoriels, mais ils ont en revanche une intelligence immédiate et instantanée. Nul besoin pour eux de « réfléchir » comme les hommes, de tirer des conclusions. Ils savent tout ce que les hommes savent sans avoir besoin d'acquérir ces connaissances au fur et à mesure comme nous. Parce que les anges n'ont pas de corps, ils ne meurent pas non plus. Ils sont immortels, même s'ils furent un jour créés par Dieu.

— Ça paraît merveilleux, d'après ce que tu dis.

— Mais au-dessus des anges, Sophie, il y a Dieu. Lui peut tout voir et comprendre d'un seul regard qui englobe tout.

— Alors il est en train de nous observer en ce moment ?

— C'est possible. Mais pas « en ce moment ». Pour Dieu, le temps n'existe pas comme pour nous. Notre « maintenant » n'est pas le « maintenant » de Dieu. Que des semaines s'écoulent pour nous ne signifie pas nécessairement que des semaines s'écoulent pour Dieu.

— Brr, ça me donne froid dans le dos ! ne put s'empêcher de dire Sophie.

Elle retint un bâillement. Alberto lui jeta un regard à la dérobée tandis qu'elle poursuivait :

— J'ai eu une nouvelle carte du père de Hilde. Il a écrit qu'une ou deux semaines pour Sophie ne sont pas forcément une ou deux semaines pour nous. Ça rappelle un peu ce que tu as dit à propos de Dieu !

Sophie sentit les traits du visage sous la capuche brune se contracter.

— Il devrait avoir honte !

Sophie ne comprenait pas ce qu'il entendait par là, ce n'était peut-être qu'une façon de parler.

Alberto reprit :

— Malheureusement, saint Thomas d'Aquin reprit aussi à son compte la conception d'Aristote sur la femme. Tu te rap pelles peut-être qu'Aristote considérait la femme presque comme un homme imparfait. Selon lui les enfants n'héritaient que les qualités du père. La femme était l'élément passif et accueillant, l'homme l'élément actif et responsable de la forme. Ces idées correspondaient selon saint Thomas à ce qu'on lisait dans la Bible, par exemple quand il est écrit que la femme est née de la côte de l'homme.

— N'importe quoi !

— Il n'est pas sans importance de faire remarquer que la reproduction des mammifères ne fut étudiée qu'en 1827. Aussi n'est-ce pas étonnant si l'on croyait que l'homme était celui qui créait et donnait la vie. Notons aussi que pour saint Thomas les femmes sont subordonnées aux hommes unique ment en tant que créatures. L'âme de la femme est l'égale de celle de l'homme. Dans le ciel, règne l'égalité entre les sexes tout simplement parce que toutes les différences liées au sexe des corps sont abolies.

— Mince consolation ! Il n'y avait pas de femmes philo sophes durant le Moyen Age ?

— La vie de l'Eglise a été dominée par les hommes ; ce qui ne signifie pas obligatoirement qu'il n'y avait pas de femmes penseurs. L'une d'elles par exemple s'appelait Hildegarde de Bingen...

Sophie écarquilla les yeux :

— Elle a quelque chose à voir avec Hilde?

— Quelle question ! Hildegarde était une nonne qui a vécu dans la vallée du Rhin de 1098 à 1179. Bien qu'elle fût une femme, elle a prêché, écrit, soigné les malades, étudié la bota nique et la nature. On peut la considérer comme un symbole de l'attachement tout particulier des femmes du Moyen Age aux valeurs de la terre et même de la science tout court.

— Je voulais juste savoir si elle avait un rapport avec Hilde?

— Selon une vieille conception chrétienne et juive, Dieu n'était pas seulement homme. Il avait aussi un côté féminin, une « nature maternelle ». Car les femmes aussi sont créées à l'image de Dieu. En grec, ce côté féminin chez Dieu se nomme oodnu. « Sophia » ou « Sophie », et signifie « sagesse ».

Sophie, furieuse, fit un violent mouvement de tête : pour quoi n'en avait-elle jamais entendu parler? Et pourquoi n'avait-elle jamais eu l'idée de poser la question ?

— Aussi bien parmi les juifs que dans l'Eglise orthodoxe grecque, reprit Alberto, Sophia, c'est-à-dire la nature mater nelle de Dieu, joua un certain rôle durant le Moyen Age. En Occident, par contre, elle tomba dans l'oubli. Jusqu'à l'arri vée de Hildegarde. Elle raconte avoir vu des apparitions de Sophia. Celle-ci était habillée d'une tunique dorée richement ornée de pierres précieuses...

A cet instant, Sophie se leva du banc où elle était assise.

Hildegarde avait vu des apparitions de Sophia...

— Peut-être quej'apparais à Hilde.

Elle se rassit et, pour la troisième fois, Alberto lui posa la main sur l'épaule.

— Nous tirerons cela au clair. Mais il est presque une heure. Tu vas prendre ton petit déjeuner, et c'est l'avènement d'une nouvelle époque. Je te convoquerai très prochainement à une rencontre à propos de la Renaissance. Hermès viendra te chercher dans lejardin.

Sur ces mots, l'étrange moine se leva et se dirigea vers l'église. Sophie resta à sa place, la tête bourdonnant de pen sées au sujet de Hildegarde et Sophia, Hilde et Sophie. Elle sentit soudain un frisson traverser tout son corps. Elle se leva et lança au professeur de philosophie en habit de moine :

— Est-ce qu'il existait au Moyen Age quelqu'un du nom d'Alberto?

Il ralentit le pas, tourna légèrement la tête et répondit : — Saint Thomas d'Aquin avait un célèbre professeur de philosophie. Il se nommait Albert le Grand...

Ayant prononcé ces mots, il passa la tête sous le porche de l'église et disparut. Il en fallait davantage pour décourager Sophie. Elle entra elle aussi dans l'église. Elle était déserte. Comment avait-il pu disparaître comme par enchantement?

En quittant l'église, elle remarqua un tableau de la Vierge. Elle s'approcha du tableau et l'examina attentivement. Elle crut voir une minuscule goutte d'eau sous l'un des yeux sur le tableau. Etait-ce une larme ?

Sophie se précipita hors de l'église et courut chez Jorunn.

La Renaissance

... ô race divine déguisée en homme.

Jorunn l'attendait sur le perron quand, vers une heure et demie, Sophie atteignit à bout de souffle la porte du jardin.

— Ça fait plus de dix heures que tu es partie ! s'écria Jorunn.

Sophie secoua la tête :

— Tu veux dire plus de mille ans.

— Mais où étais-tu ?

— J'avais une rencontre au sommet avec un moine du Moyen Age. Un drôle de type !

— Tu es complètement folle. Ta mère a appelé il y a une demi-heure.

— Et qu'est-ce que tu lui as dit?

— J'ai dit que tu étais partie acheter quelque chose au bureau de tabac.

— Et qu'est-ce qu'elle a répondu ?

— Qu'il fallait que tu l'appelles dès que tu rentrerais. Mais avec mon père et ma mère, ça a été une autre paire de manches. Ils sont entrés dans la chambre sur le coup de dix heures avec du chocolat chaud et des tartines beurrées. Et ils ont vu qu'un des lits était vide.

— Qu'est-ce que tu leur as dit?

— J'ai dû inventer quelque chose. J'ai dit que tu étais par tie sur un coup de tête parce qu'on s'était disputées.

— Alors il faut vite se réconcilier. Et s'arranger pour que tes parents ne parlent pas à ma mère pendant quelques jours. Tu crois qu'on va y arriver?

Jorunn haussa les épaules. L'instant d'après surgit du jardin le père de Jorunn en train de pousser une brouette. Il portait un bleu de travail. Il était clair qu'il ne s'était toujours pas fait à l'idée de devoir chaque année enlever toutes les feuilles mortes de l'année passée.

— Mais ma parole, c'est la petite d'à côté et ma fille chérie ! Ça y est, l'escalier de la cave est enfin dégagé : il n'y a plus une seule feuille.

— Chic, répliqua Sophie. Comme ça, on n'a qu'à descendre boire notre chocolat chaud là-bas plutôt qu'au bord du lit.

Le père eut un petit rire forcé et Jorunn tressaillit. Ils avaient toujours parlé de manière un peu plus relâchée chez Sophie que chez le conseiller financier Ingebrigtsen et son épouse.

— Je regrette, Jorunn, mais je pensais qu'il fallait que je joue lejeujusqu'au bout.

— Dis, tu me racontes un peu ?

— Seulement si tu me raccompagnes à la maison. Ce que j'ai à dire ne regarde de toute façon ni les conseillers finan ciers ni les poupées Barbie attardées.

— Comme tu peux être désagréable ! Tu trouves qu'un mariage qui bat de l'aile et où l'un des deux prend toujours le large, c'est mieux?

— Certainement pas. Mais je n'ai pratiquement pas dormi cette nuit. Je commence aussi à me demander si Hilde peut voir tout ce que nous faisons.

Elles s'étaient mises en route vers l'allée des Trèfles.

— Tu veux dire que c'est une voyante?

— Qui sait? Encore que...

Il était clair que Jorunn n'était pas très emballée par toutes ces cachotteries.

— Mais ça n'explique pas pourquoi son père envoie des cartes délirantes à un chalet abandonné en pleine forêt.

— Je reconnais qu'il y a là quelque chose qui ne colle pas.

— Tu ne veux pas me dire où tu as été ?

Alors elle cracha le morceau. Sophie parla aussi du mysté rieux professeur de philosophie. Elle ne le fit que contre la promesse expresse que tout cela resterait entre elles.

Elles marchèrent longtemps sans prononcer un mot.

— Ça ne me plaît pas, ces histoires, dit Jorunn lorsqu'elles s'approchèrent du 3 de l'allée des Trèfles.

Elle s'arrêta devant le portail et fit mine de s'en retourner.

— Mais personne ne t'a demandé si ça te plaisait. La phi losophie n'a jamais prétendu être un simple jeu de société. Ça parle de qui nous sommes et d'où nous venons. Tu trouves qu'on apprend suffisamment de choses à l'école, toi?

— Personne ne peut répondre à des questions pareilles S

— Peut-être, mais nous n'apprenons même pas à nous poser ce genre de questions.

Le potage du samedi fumait déjà sur la table quand Sophie entra dans la cuisine. Il n'y eut aucune remarque sur le fait qu'elle n'avait pas rappelé de chez Jorunn.

Après le repas, elle déclara qu'elle avait envie de faire la sieste en laissant sous-entendre qu'elle n'avait pratiquement pas fermé l'œil de la nuit. Ce qui était somme toute plutôt normal quand on passe la nuit chez une amie.

Avant de se coucher, elle se regarda dans le grand miroir en laiton qu'elle avait accroché au mur. Elle n'y vit d'abord que son visage blême aux traits tirés. Puis elle crut tout à coup distinguer le contour très flou d'un autre visage en filigrane du sien.

Sophie prit une ou deux profondes inspirations. Il s'agissait de garder la tête froide.

Sous son visage pâle, encadré des cheveux noirs qui ne toléraient aucune autre coiffure que celle de la nature, c'est-à- dire lisses et tombant droit, transparaissait aussi l'image d'une autre jeune fille.

L'inconnue mit soudain toute son énergie à cligner des deux yeux. C'était comme si elle avait voulu par ce biais signaler sa présence. Ce ne dura qu'un bref instant. Puis elle disparut.

Sophie s'assit sur le lit. Elle ne douta pas une seconde que c'était Hilde qu'elle venait de voir dans la glace. Elle avait eu l'espace de quelques secondes le temps d'entrevoir son visage sur le certificat de scolarité trouvé dans le chalet du major et c'était bien la même fille qu'elle venait de voir dans le miroir.

N'était-ce pas bizarre qu'il lui arrivât toujours des choses étranges de ce genre quand elle était morte de fatigue ? Elle finissait par se demander après si elle n'avait pas tout bonne ment rêvé.

Sophie mit ses vêtements sur une chaise et se glissa sous sa couette. Son sommeil fut troublé par un drôle de rêve, à la fois marquant et clair.

Elle rêva qu'elle se trouvait dans un vaste jardin qui don nait sur un petit hangar rouge à bateau. Sur la jetée, près du hangar, était assise une fille aux cheveux clairs qui scrutait la mer. Sophie allait vers elle et s'asseyait à ses côtés. Mais c'était comme si l'inconnue ne remarquait pas sa présence. « Hilde! C'est moi, Sophie! » disait-elle en se présentant. Mais l'inconnue ne pouvait ni la voir ni l'entendre. « Tu m'entends, Hilde? Ou est-ce que tu es sourde et aveugle? » prononçait Sophie. En effet, l'inconnue ne percevait pas les paroles de Sophie. Puis on entendait tout à coup une voix d'homme crier : « Hilde chérie ! » Immédiatement la jeune fille se levait et remontait vers la maison en courant. Elle n'était donc ni sourde ni aveugle ! Un homme qui n'était plus toutjeune courait à sa rencontre. Il portait un uniforme et un béret bleu. L'inconnue se jetait à son cou et l'homme la faisait tourner dans les airs. Sophie remarquait alors que l'inconnue avait laissé une chaîne avec une petite croix en or sur le bord de la jetée et la ramassait. Là-dessus, elle se réveilla.

Sophie regarda sa montre. Elle avait dormi quelques heures. Elle se redressa dans son lit et réfléchit à son rêve étrange. Il s'imposait si clairement à son esprit qu'elle avait l'impression de l'avoir vraiment vécu. Sophie était persuadée que la maison et la jetée qu'elle avait vues dans son rêve exis taient quelque part. N'étaient-elles pas peintes sur le tableau qui se trouvait dans le chalet du major? En tout cas, la fille ne pouvait être que Hilde MOller Knag et l'homme son père qui revenait du Liban. Dans son rêve, il ressemblait un peu à Alberto Knox...

Quand Sophie se décida enfin à mettre un pied hors de la couette et voulut faire son lit, elle découvrit sous l'oreiller une

chaîne en or avec une croix. Au dos de la croix étaient gra vées trois initiales : « H. M. K. »

Ce n'était pas la première fois que Sophie rêvait qu'elle trouvait des objets précieux. Mais c'était bien la première fois qu'elle en trouvait dans un rêve !

— Ça c'est trop fort ! s'exclama-t-elle à haute voix.

Elle était si en colère qu'elle ouvrit la porte du placard et se contenta de lancer sur l'étagère du haut la jolie chaîne qui alla rejoindre le foulard en soie, le mi-bas blanc et toutes les cartes postales du Liban.

Le dimanche matin, Sophie fut réveillée pour prendre un copieux petit déjeuner avec des petits pains chauds, du jus d'orange, un œuf et une salade à l'italienne. Il était rare que sa mère soit levée avant elle le dimanche. Mais quand ça arri vait, elle mettait un point d'honneur à préparer un bon petit déjeuner avant de réveiller sa fille.

Tandis qu'elles déjeunaient, sa mère dit :

— Il y a un chien que je ne connais pas dans le jardin. Il a traîné autour de la vieille haie toute la matinée. Tu n'aurais pas une idée par hasard de ce qu'il fait là?

— Mais si ! laissa échapper Sophie qui se tut aussitôt, se rendant compte qu'elle avait trop parlé.

— Il est déjà venu?

Sophie s'était déjà levée etjeta un coup d'œil par la fenêtre du salon qui donnait sur le grand jardin. Hermès montait la garde devant l'entrée secrète de son quartier général.

Que dire? Elle n'eut pas le temps de se préparer que déjà sa mère était à ses côtés.

— Tu dis qu'il est déjà venu ici?

— Oh ! il a dû enterrer un os et il revient déterrer son tré sor. Les chiens aussi ont de la mémoire...

— C'est possible, Sophie. Dans la famille, c'est toi la psy chologue pour animaux.

Sophie réfléchit et prit une décision.

— Je vais le suivre jusqu'à chez lui, dit-elle.

— Tu sais où il habite ?

Elle haussa les épaules.

— Il porte certainement un collier avec son adresse dessus.

Quelques minutes plus tard, Sophie franchissait la porte

d'entrée. A peine Hermès l'eut-il aperçue qu'il se leva en remuant la queue comme un fou et lui fit la fête.

— Bon chien, Hermès, bon chien, dit Sophie.

Elle savait que sa mère l'observait de la fenêtre. Pourvu qu'il ne passe pas la haie ! Mais le chien courut vers le chemin de gravier devant la maison, traversa la petite cour et fit mine de sauter par-dessus le portail.

Une fois de l'autre côté, Hermès continua à la devancer de quelques mètres. Le sentier serpentait à présent entre les pavillons. Sophie et Hermès n'étaient pas les seuls à se pro mener par ce dimanche après-midi. Des familles entières étaient de sortie et marchaient d'un bon pas. Sophie eut une pointe d'envie en les regardant.

Il arrivait que Hermès suivît les traces d'un autre chien ou reniflât quelque chose dans le fossé et disparaisse alors quelques instants, mais Sophie lui ordonnait « Hermès, viens ici ! » et il revenait trotter à côté d'elle.

Ils eurent tôt fait de traverser un ancien parc portuaire, un grand stade et un jardin public. Ils débouchèrent dans un quartier plus animé et continuèrent à se diriger vers la ville en suivant une large avenue surmontée de ponts et où circu laient des tramways.

Une fois dans le centre-ville, Hermès traversa la Grande Place et remonta la rue de l'Eglise. Ils atteignirent la vieille ville où se pressent de vastes demeures de la fin du siècle der nier. Il était presque une heure et demie et ils se trouvaient maintenant à l'autre bout de la ville. Il était rare que Sophie s'aventurât si loin. Une fois seulement, quand elle était petite, elle avait rendu visite à une vieille tante qui habitait dans ce coin-là.

Ils parvinrent à une petite place lovée entre de vieilles bâtisses qui portait curieusement le nom de « Nouvelle Place » alors que les fondations de cette partie de la ville remontaient au Moyen Age.

Hermès alla droit vers l'entrée du numéro 14 et attendit que Sophie ouvre la porte. Elle sentit comme une crampe à l'estomac.

Dans l'entrée, il y avait un panneau avec des boîtes aux lettres vertes. Sophie remarqua qu'une carte postale était col lée sur une des boîtes de la rangée supérieure. La carte portait le tampon de la poste indiquant que le destinataire n'habitait pas à cette adresse. Le destinataire était : « Hilde MOller Knag, Nouvelle Place n° 14... » Le cachet indiquait le 15-6. Il restait encore deux semaines jusqu'à cette date, mais le postier n'y avait visiblement pas prêté attention.

Sophie détacha la carte de la boîte aux lettres et lut :

Chère Hilde,

Sophie arrive à présent à la maison du professeur de philosophie. Elle aura bientôt quinze ans, alors que toi, tu les a eus hier. A moins que ce ne soit aujourd 'hui, ma petite Hilde ? Si c 'est aujourd hui, c 'est en tout cas plus tard dans la journée. Il faut dire que nos montres ne sont pas toujours réglées sur la même heure. Une géné ration vieillit tandis qu 'une autre voit le jour. Pendant ce temps, l'histoire poursuit son chemin. As-tujamais pensé à comparer le déroulement de l'histoire avec la vie d'un homme ? L'Antiquité serait l'enfance. Puis viendrait le long Moyen Age semblable à un jour d'école pour l'Europe. Mais voilà la Renaissance : la classe interminable est finie et lajeune Europe trépigne et piaffe d'impatience à l'idée de sejeter dans l'exis tence. On pourrait aller jusqu a dire que la Renais sance correspond aux quinze ans de l'Europe. Nous sommes en plein mois de juin, mon enfant : Dieu qu 'il fait bon vivre et que la vie est belle !

P. -S. : J'ai été désolé d'apprendre que tu a vais perdu ta croix en or. Il faut que tu apprennes à faire plus attention à tes affaires !

Amicalement, ton Papa...

qui est juste au coin de la rue.

Hermès était déjà en train de monter l'escalier. Sophie garda la carte à la main et le suivit. Elle dut monter les marches quatre à quatre pour ne pas le perdre de vue. Il agitait joyeusement la queue. Ils dépassèrent le premier, deuxième, troisième et quatrième étage. On débouchait ensuite sur un escalier étroit qui montait encore plus haut. Ils n'allaient quand même pas grimperjusqu'au toit? Mais Hermès s'atta qua à l'escalier avant de s'arrêter devant une porte étroite à laquelle il se mit à gratter.

Sophie entendit de l'intérieur des pas approcher. La porte s'ouvrit et Alberto Knox apparut. Il avait changé de costume, mais aujourd'hui aussi il s'était déguisé : il portait des mi-bas blancs, un pantalon bouffant rouge et une veste jaune avec des manches gigot. Il faisait penser à un joker dans unjeu de cartes. A l'évidence, il portait des vêtements typiques de la Renaissance.

— Espèce de clown ! s'écria Sophie en l'écartant pour entrer dans l'appartement.

De nouveau le professeur de philosophie dut faire les frais de l'attitude quelque peu cavalière de Sophie qui en fait n'en menait pas si large que ça. La carte qu'elle avait trouvée dans l'entrée n'arrangeait rien.

— Il n'y a vraiment pas de quoi se mettre dans cet état, mon enfant, dit Alberto en refermant la porte.

— Tiens, voici le courrier, dit Sophie en lui tendant la carte comme si elle l'en tenait pour responsable.

Alberto lut ce qui était écrit sur la carte et secoua la tête.

— Il ne manque vraiment pas d'air, celui-là ! On dirait qu'il se sert de nous pour distraire sa fille le jour de son anniver saire.

En disant ces mots, il prit la carte et la déchira en mille morceaux qu'il jeta dans la corbeille à papier.

— Il est écrit sur cette carte que Hilde a perdu une croix en or, dit Sophie.

— Oui, j'ai lu.

— Eh bien, j'ai justement retrouvé cette croix à la maison dans mon lit. Tu peux m'expliquer ce qu'elle fait là?

Alberto la regarda droit dans les yeux :

— Ça fait peut-être de l'effet, mais au fond il n'y a rien de plus simple comme truc, ça ne lui demande aucun effort. Essayons plutôt de nous intéresser au grand lapin blanc qui sort du chapeau haut de forme de l'univers.

Ils passèrent au salon, et jamais Sophie n'avait vu un salon aussi bizarre.

Alberto habitait dans une sorte de loft avec des murs man sardés. Dans le toit, on avait pratiqué une ouverture qui lais sait entrer la lumière crue du ciel. La pièce avait aussi une fenêtre qui donnait sur la rue, laissant le regard se perdre loin au-delà des vieilles demeures.

Le plus surprenant restait toutefois la manière dont était meublée cette grande pièce : c'était un vrai capharnaiim de meubles et d'objets de toutes les époques. Il y avait un canapé, probablement des années 30, un vieux secrétaire de la fin du xixe et un fauteuil qui devait bien dater de plusieurs siècles. Sur les étagères et les armoires s'amoncelaient des quantités de bibelots perdus au beau milieu d'objets d'utilité courante. Il y avait des montres, des brocs, des mortiers, des cornues, des couteaux, des poupées, des plumes d'oie, des presse-livres, des octants, des sextants, des compas et des baromètres anciens. Tout un mur était tapissé de livres, mais ce n'était pas le genre de livres qu'on trouve en librairie. La bibliothèque abritait une vraie collection de bibliophile. Aux murs étaient accrochés des dessins et des tableaux, certains plutôt récents, d'autres très anciens. On y voyait aussi affichées plusieurs vieilles cartes de géographie plus qu'approximatives.

Sophie restait là, médusée. Elle tournait la tête de gauche à droite pour examiner les moindres recoins de la pièce.

— Tu collectionnes toutes ces vieilleries? finit-elle par dire.

— Si l'on veut. Mais songe à tous les siècles d'histoire pré sents dans cette pièce. Moi, je n'appellerais pas cela des vieilleries.

— Tu tiens un magasin d'antiquités ou quelque chose dans ce genre ?

Une ombre de mélancolie passa sur le visage d'Alberto.

— Tout le monde ne saurait se laisser emporter dans le fleuve de l'histoire, Sophie. Il faut bien que certains s'arrê tent et ramassent ce qui reste sur les berges du fleuve.

— C'est une drôle de façon de voir les choses.

— Mais c'est vrai, mon enfant. Nous ne vivons pas seule ment à notre époque. Nous portons toute notre histoire avec nous. Rappelle-toi que tout ce qui est ici dans cette pièce a été un jour flambant neuf. Cette pitoyable poupée en bois du xve fut peut-être fabriquée pour les cinq ans d'une petite fille. Par son vieux grand-père peut-être... Puis elle eut dix ans, Sophie. Elle devint adulte et se maria. Peut-être eut-elle elle aussi une fille à qui elle donna la poupée à son tour. Elle vieillit et, un jour, mourut. Elle avait pourtant vécu objective ment une longue vie, mais elle finit quand même par mourir. Et elle ne reviendra jamais. Au fond, elle ne fit qu'une courte visite sur terre. Mais sa poupée... eh bien, elle est encore là sur l'étagère.

— Tout devient si déprimant et dramatique quand tu pré sentes les choses sous cet angle...

— Mais la vie est à la fois déprimante et dramatique. On nous laisse pénétrer dans un monde merveilleux, nous ren contrer et nous saluer, même faire un bout de chemin ensemble. Puis nous nous perdons de vue et disparaissons aussi brusquement que nous sommes venus la première fois.

— Je peux te poser une question ?

— Nous ne jouons plus à cache-cache, à ce qu'il me semble.

— Pourquoi t'étais-tu installé dans le chalet du major?

— C'était pour que nous ne soyons pas trop éloignés l'un de l'autre, puisque nous communiquions seulement par lettres. Je savais que plus personne n'y habitait depuis longtemps.

— Alors tu as décidé de t'y installer?

— Oui, je m'y suis installé.

— Alors comment se fait-il que le père de Hilde soit au courant ?

— Il sait pratiquement tout, si je ne me trompe.

— De toute façon, je ne comprends pas comment on obtient du facteur qu'il délivre du courrier en pleine forêt.

Alberto eut un sourire de satisfaction.

— Oh ! ce genre de choses est une bagatelle pour le père de Hilde. Un banal truc de prestidigitateur, un vulgaire tour de passe-passe. Nous sommes peut-être les personnes les plus surveillées du monde.

Sophie se sentit gagnée par l'indignation.

— Si jamais je le rencontre, je lui arrache les yeux.

Alberto alla s'asseoir sur le canapé. Sophie le suivit et

choisit un fauteuil bien confortable.

— Seule la philosophie peut nous rapprocher du père de Hilde, dit-il enfin. Aujourd'hui je vais te parler de la Renais sance.

— D'accord.

— Quelques années après saint Thomas d'Aquin, la grande culture chrétienne se lézarda. La philosophie et la science se détachèrent progressivement de la théologie de l'Eglise, mais cela eut aussi pour conséquence que la vie religieuse eut un rapport plus libre avec la raison. De plus en plus de personnes mirent l'accent sur l'impossibilité d'approcher Dieu par la raison, car Dieu est par nature inconcevable pour l'esprit. Le plus important pour l'être humain n'est pas de comprendre le mystère divin, mais de se soumettre à la volonté de Dieu.

— Je comprends.

— La vie religieuse faisant enfin bon ménage avec la science, on vit l'avènement d'une nouvelle méthode scienti fique et d'une nouvelle conviction religieuse qui permirent les deux grands bouleversements du xive et du xve siècle, à savoir la Renaissance et la Réforme.

— Prenons une chose à la fois.

— La Renaissance est un grand mouvement de renouveau culturel à la fin du xive siècle. Elle vit le jour en Italie du Nord, mais s'étendit rapidement durant le xve et le xvie siècle.

— Est-ce que tu n'as pas dit une fois que le mot « renais sance » signifie « naître une deuxième fois » ?

— Très juste, et ce qui devait renaître, c'était l'art et la cul ture de l'Antiquité. Nous avons un autre terme aussi, celui d'« humanisme », parce que de nouveau on partait de l'homme, alors que le Moyen Age avait considéré chaque action et chaque vie à la lumière de Dieu. « Revenir aux sources », c'est-à-dire revenir à l'humanisme de l'Antiquité devint le mot d'ordre. On assista pour ainsi dire à un nouveau sport national, celui de déterrer de vieilles sculptures et des inscriptions antiques. Apprendre le grec redevint aussi à la mode, ainsi que les études sur la culture grecque. Etudier l'humanisme grec avait, détail non négligeable, un but péda gogique, car la connaissance des langues anciennes donnait une « culture classique » et développait ce qu'on appelle communément les « qualités humaines ». « On met au monde les chevaux, avait-on coutume de rappeler, mais on ne met pas au monde les hommes, on les éduque pour qu'ils le deviennent. »

— Tu veux dire que c'est par l'éducation qu'on devient homme?

— Oui, en gros c'est ça. Mais avant d'examiner de plus près les idées de l'humanisme de la Renaissance, nous allons dire quelques mots sur son arrière-plan politique et culturel.

Alberto se leva et se mit à arpenter la pièce. Il finit par s'arrêter et montra du doigt un très vieil instrument posé sur une des étagères.

— Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il.

— On dirait une vieille boussole.

— Toutjuste.

A présent il montrait du doigt un vieux fusil accroché au- dessus du canapé.

— Et ça?

— Un ancien fusil.

— Bon. Et ça?

Alberto prit un livre de la bibliothèque.

— Eh bien, c'est un vieux livre.

— Disons, pour être plus précis, que c'est un incunable.

— Un incunable ?

— En fait, cela veut dire « berceau ». On emploie ce terme à propos de livres qui furent imprimés à l'époque qui marque l'enfance de l'imprimerie. C'est-à-dire avant le xve siècle.

— Il est vraiment si vieux que ça?

— Oui, aussi vieux que ça. Ces trois inventions que je t'ai montrées (la boussole, la poudre et l'imprimerie) vont jeter les bases de cette nouvelle époque que nous appelons la Renaissance.

— Attends, je n'ai pas bien compris !

— La boussole facilita la navigation. En d'autres termes, elle est en partie à la base des grandes découvertes. De même, dans une certaine mesure, la poudre. Les nouvelles armes rendirent les Européens mieux armés, comparés aux cultures américaine et asiatique. Et en Europe aussi, la poudre joua un grand rôle. Quant à l'imprimerie, elle permit de répandre les nouvelles idées des humanistes de la Renaissance, contri buant de manière fort active à faire perdre à l'Eglise son vieux monopole de détenteur du savoir. Par la suite on inventa de nouveaux instruments et de nouveaux outils à tour de bras. Le télescope fut par exemple un instrument d'une extrême importance, puisque grâce à lui l'astronomie connut un essor incomparable.

— Et, pour finir, on inventa les fusées et les navettes spa tiales pour atterrir sur la Lune ?

— Non, là tu brûles les étapes. Cela dit, la Renaissance marqua le début d'un processus qui aboutit à ce que des hommes marchent sur la Lune. Ou, d'un autre point de vue, à Hiroshima et Tchernobyl. Tout commença par une série de transformations sur le plan culturel et économique et princi palement le passage d'une économie familiale à une écono mie monétaire. Vers la fin du Moyen Age, des villes s'étaient développées avec une main-d'œuvre énergique, un commerce de nouvelles marchandises et une économie fondée sur la banque et la libre circulation de l'argent. On assista à la for mation d'une bourgeoisie qui s'était dans une large mesure libérée des contingences de la nature grâce à son travail. Tout ce qui était nécessaire pour vivre pouvait être acheté contre de l'argent. Cela encouragea le travail bien fait, l'imagination et la création. L'homme en tant qu'individu dut relever de nou veaux défis.

— Cela rappelle un peu comment se sont formées les cités grecques il y a deux mille ans.

— Oui, c'est une bonne remarque. Je t'ai raconté comment la philosophie grecque s'était détachée d'une conception mythique du monde qui était liée à une culture paysanne. De la même manière, les bourgeois de la Renaissance ont com mencé à se libérer des seigneurs féodaux et de l'hégémonie de l'Eglise. Dans le même temps, la culture grecque fut redé couverte grâce à des contacts plus étroits avec les Arabes en Espagne et la culture byzantine dans l'est de l'Europe.

— Les trois fleuves de l'Antiquité se sont à nouveau fon dus dans un même courant.

— Je vois que tu apprends bien tes leçons ! Bon, voilà grosso modo le contexte de la Renaissance. Parlons à présent des nouvelles idées.

— Dépêche-toi, car il faut que je sois rentrée pour déjeuner.

Alberto se rassit dans le canapé et regarda Sophie dans les

yeux :

— La Renaissance introduisit avant tout une nouvelle conception de l'homme. Les humanistes de la Renaissance avaient une foi toute nouvelle en l'homme et en sa valeur qui contrastait terriblement avec le parti pris du Moyen Age qui ne voyait en l'homme qu'un pécheur. L'homme fut dès lors considéré comme quelque chose d'infiniment grand et pré cieux. Un des grands personnages de la Renaissance s'appe lait Marsile Ficin. Il s'écria : « Connais-toi toi-même, ô race divine déguisée en homme ! » Un autre, Pic de La Mirandole, rédigea un Discours sur la dignité de L'homme, chose impen sable au Moyen Age où tout partait de Dieu. Les humanistes de la Renaissance partaient de l'homme lui-même.

— Mais c'est ce qu'avaient fait les philosophes grecs aussi.

— Oui, et c'est pourquoi nous parlons d'une « deuxième naissance » de l'humanisme antique. Mais l'humanisme de la

Renaissance met plus l'accent sur 1' individualisme. Nous ne sommes pas seulement des êtres humains, nous sommes aussi des individus uniques. D'où le risque d'aduler le génie en tant que tel. L'idéal devint ce que nous appelons 1' homme de la Renaissance, c'est-à-dire un être humain qui s'intéresse à tout ce qui a trait à la vie, l'art ou la science. Ce n'est pas un hasard si on se passionna à cette époque pour l'anatomie du corps humain. Comme dans l'Antiquité, on commença par disséquer des morts pour analyser comment le corps était constitué. Ce fût utile pour la science et pour l'art. On recom mença, en art, à peindre l'homme nu, mettant ainsi fin à mille ans de pudeur. L'homme osait à nouveau être lui-même. Il n'avait plus de raison d'avoir honte.

— A t'entendre, on dirait une sorte d'ivresse, dit Sophie en se penchant au-dessus d'une petite table qui se trouvait entre elle et le professeur de philosophie.

— Incontestablement. La nouvelle conception de l'homme conduisit à une toute nouvelle façon de vivre. L'homme n'existait plus seulement pour servir Dieu. Ce dernier avait aussi conçu les hommes pour eux-mêmes. Il incombait donc aux hommes de se réjouir de la vie ici et là. Et quand l'homme pouvait s'épanouir en toute liberté, ses capacités ne connaissaient plus de frontières, puisqu'il s'agissait au contraire d'aller toujours plus loin. Cela aussi était nouveau par rapport à l'humanisme de l'Antiquité, car les Anciens insistaient plutôt sur le repos des sens, la mesure et la maî trise de soi.

— Tu veux dire que les humanistes de la Renaissance ont perdu le contrôle d'eux-mêmes?

— Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'ils n'étaient pas des champions de la modération. Le monde entier leur paraissait enfin se réveiller d'un très long sommeil. Il y eut une extraor dinaire prise de conscience de leur époque qui les conduisit à appeler « Moyen Age » tous les siècles intermédiaires entre l'Antiquité et eux et on assista dans tous les domaines à un épanouissement exceptionnel : l'art, l'architecture, la littéra ture, la musique, la philosophie et la science. Prenons un exemple : Nous avons parlé de la Rome antique qu'on avait surnommée « la Ville des villes » et « le Nombril du monde ». Au cours du Moyen Age, Rome tomba dans l'oubli et, en 1417, la ville qui avait compté jusqu'à un million d'habitants n'en abritait plus que dix-sept mille.

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