Chapitre VI

Le bras d’Elko Krisantem se détendit comme un fouet, prolongé par l’Astra, jaillissant par la glace baissée de la portière avant de la Rolls. Le Turc n’avait pas le temps de viser. Il tira au jugé, vit le pare-brise de l’autre voiture devenir opaque et la BMW disparut de son champ de vision. Dans le rétroviseur, il la regarda zigzaguer pour s’arrêter sur le bas-côté de la route. Impossible de savoir si le chauffeur avait été touché ou si c’était à cause du pare-brise.

— Recule ! cria Malko.

Le Turc enclencha la marche arrière de la Silver Spirit, rempli d’une joie sincère. Il y avait si longtemps qu’il ne s’était pas servi de son Astra ! Malko aperçut, à travers la lunette arrière, un homme qui bondissait à terre. Encagoulé, un pistolet-mitrailleur au poing. Krisantem le vit en même temps et écrasa le frein. L’Astra n’était pas de taille et Malko avait laissé son pistolet extra-plat à Liezen.

D’autres voitures se rapprochaient dans les deux sens. La BMW effectua un brusque demi-tour, l’homme descendu à terre y remonta et elle repartit dans la direction opposée.

Krisantem tentait, lui aussi, de faire demi-tour. Seulement, la Rolls était plus longue et il dut s’y prendre à deux fois. Lorsqu’il fonça, la BMW avait déjà pas mal d’avance. Pied au plancher, il s’acharna, profitant de la ligne droite…

Lancée à près de deux cents à l’heure, la Silver Spirit tanguait légèrement et un virage se rapprochait. Elko effleura le frein, la BMW allait disparaître. Malko eut le temps de lire une partie de la plaque d’immatriculation : W 432…

— Arrêtez ! dit-il à Elko, c’est inutile.

Sur une route sinueuse, la BMW les sèmerait facilement. De toute façon, avec le numéro, il pourrait faire quelque chose. Il se demandait pourquoi on avait voulu le tuer et ne voyait qu’une seule raison : Pamela Balzer. Se pouvait-il que ses mystérieux adversaires frappent avant même qu’il ait « tamponné » la jeune femme ? Avec cet incident, il était trop tard pour aller à Schwechat. Il retrouverait Chris et Milton à l’ambassade américaine.


* * *

— Chris !

Le « gorille » venait d’ouvrir la porte du bureau du chef de station, un large sourire sur son visage d’habitude peu expressif. Derrière lui, Malko aperçut la silhouette massive de Milton Brabeck. Comme d’habitude, le « gorille » lui broya les phalanges, lui arrachant un cri. Il avait oublié la chevalière. L’Américain retira vivement sa main.

— C’est vrai, j’oubliais ce putain de truc. Il y a que les gonzesses qui portent des bagues.

Jack Ferguson eut un sourire indulgent.

— Ils n’ont pas changé. Mais ils m’ont dit beaucoup de bien de vous.

Au fond, les deux « gorilles » adoraient Malko. Ce dernier serra avec précaution la main de Milton Brabeck et annonça :

— Elko est en bas, si vous avez envie de le voir.

— Elko ! firent-ils d’une seule voix. Et comment !

Ils étaient déjà hors du bureau. Ils s’étaient tous connus à Istanbul, il y avait bien longtemps et, après des débuts difficiles, leur amitié ne s’était jamais démentie[15].

— À propos, quelle est leur mission ici ? demanda Malko au chef de station dès qu’ils furent seuls.

— Ils n’avaient plus rien à faire à Paris, expliqua Jack Ferguson. La police française n’a pu retrouver aucune trace du commando qui a volé les krytrons. Farid Badr mort, il n’y a plus que cette Pamela Balzer qui puisse nous mener à ceux qui tirent les ficelles de cette affaire. Après ce qui est arrivé à Heidi et John, un peu de « baby-sitting » ne vous fera pas de mal.

— Vous ne croyez pas si bien dire, fit Malko. La portière arrière gauche de ma Rolls est fichue.

Il raconta ce qui venait de se passer à côté de Schwechat. Le chef de station l’écoutait pensivement.

— C’est quand même bizarre, conclut-il. Cet attentat ne peut être lié aux krytrons, qui sont dans la nature et probablement en sécurité. En vous supprimant, on veut simplement vous empêcher d’entrer en contact avec Pamela Balzer. Or, vous n’avez encore rien fait…

— Cela suppose donc, continua Malko, qu’elle a parlé de l’accrochage de la Volvo avec ma Rolls à ses amis et que ceux-ci ont immédiatement compris. Soit ils me connaissent, soit ils sont très forts…

Jack Ferguson alluma une cigarette.

— Ce n’est pas tout, enchaîna-t-il. J’ai de la peine à croire qu’un Service soit prêt à vous tuer, simplement pour qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à eux. On saura de toute façon un jour qui était le commanditaire de Farid Badr. Je me demande si cette Pamela Balzer n’est pas en possession d’une information capitale qu’elle pourrait nous livrer. Sans même s’en rendre compte.

— Vous devez avoir raison, dit Malko.

L’Américain hocha la tête :

— Dans ce cas, il faut plus que jamais la « tamponner ». Vous ne pouvez pas imaginer la pression que Langley met sur moi… rien que pour ces foutus krytrons. Alors, s’il y a autre chose… La Maison-Blanche a l’ambassade d’Israël sur le dos toute la journée. Bien entendu, ils se déchargent sur Langley qui m’appelle pour me demander où j’en suis…

» Alors, où en êtes-vous ?

— Je vais vous le dire, promit Malko, mais auparavant, on pourrait peut-être tenter de retrouver cette BMW. Je possède une partie du numéro.

Jack Ferguson transmit le numéro à sa secrétaire en lui demandant d’appeler leur correspondant dans la police autrichienne. Dès qu’il eut terminé, Malko entreprit de lui raconter son « montage » avec Mandy Brown et le bal costumé. L’Américain ne parut pas goûter le sel de la situation outre mesure. Évidemment, ce n’était pas classique.

— C’est vraiment sérieux votre truc ? interrogea-t-il. Cela me paraît un peu léger.

— Mandy Brown ferait parler un mort, expliqua Malko. Et elle connaît Pamela. Elles ont tourné dans le même milieu à Londres. Elles vont se raconter leurs petites histoires. Parmi ses clients, Pamela en a de dangereux. Ce sont eux qui sont derrière tout cela. Elle va en parler à Mandy. Et vous savez que, par les moyens classiques, nous ne tirerons rien de cette fille. En plus, comme elle choisit bien ses amants, elle a des protections politiques.

— OK, admit Jack Ferguson, j’espère que vous obtiendrez un résultat. Tous nos moyens sont derrière vous.

J’en aurai besoin, dit Malko. Il y a déjà six morts, je n’aimerai pas être le septième. Mais en ce qui concerne les krytrons, j’ai l’impression qu’ils sont déjà loin.

— Si nous identifions ceux qui les ont volés, il y aura un moyen de pression diplomatique, dit l’Américain, et cela fera un os à jeter aux schlomos…

La secrétaire frappa et déposa sur le bureau un papier. Jack en prit connaissance et leva la tête avec une expression étonnée.

— Il existe une BMW grise, immatriculée W432 850. Elle appartient à la délégation irakienne de l’OPEP…

Malko remarqua suavement.

— C’est la seconde fois que l’on parle de l’OPEP. Bien que vous vous obstiniez à jurer que ce sont les Iraniens…

Je ne comprends plus rien, bougonna le chef de station. Ce n’est peut-être pas la même voiture.

— Elko l’a touchée au pare-brise, remarqua Malko, ça laisse des traces. On pourrait aller vérifier.


* * *

Les bâtiments de l’OPEP se trouvaient dans UNO-City[16], sur l’île coincée entre le Vieux Danube et le Nouveau Danube, sorte de canal parallèle au fleuve. En face, sur Wagramerstrasse se trouvait un parking de six étages, réservé aux fonctionnaires de cet organisme, plein d’une centaine de voitures.

Malko, escorté de Chris et de Milton, prit l’ascenseur jusqu’au dernier étage et ils commencèrent leur exploration.

Regardez, dit Malko, cela va être facile.

Chaque parking était numéroté avec l’immatriculation du véhicule correspondant. Au troisième étage, ils trouvèrent ce qu’ils cherchaient. Malko eut un petit choc au cœur en revoyant la plaque de la BMW grise qui était parquée au milieu des autres véhicules. Il avança dans la travée pour examiner la BMW. Rien, pas la moindre éraflure de peinture.

— Hé ! fit soudain Chris Jones qui regardait l’avant, vous avez vu qu’elle n’a plus de pare-brise, cette tire.

C’était tellement énorme que Malko ne l’avait pas remarqué. Il passa la main à l’intérieur. Effectivement, le pare-brise avait disparu ! Soigneusement enlevé. On distinguait encore quelques morceaux de glace sécurit dans la gaine de caoutchouc. Mais au premier regard, la voiture semblait normale, d’autant que le pare-brise faisait face au mur.

— C’est celle-là ! dit Malko.

Il ouvrit la boîte à gants et en tira les papiers du véhicule. Celui-ci était immatriculé au nom de la Délégation permanente de la République irakienne auprès de l’OPEP. Il remit en place les documents.

— Nous ne trouverons rien de plus ici, fit-il. Mais il faut que vous restiez en planque pour voir qui va s’en servir. Ils ne peuvent pas la laisser dans cet état…

— Ça commence, soupira Chris Jones !

Pour la première fois, ils avaient un indice tangible autre que Pamela Balzer. Milton Brabeck murmura.

— Si ce sont les mêmes qu’à Roissy, il va y avoir du sang sur les murs.

Chris et Milton se garèrent en vue de l’entrée du parking dans Wagramerstrasse et Malko héla un taxi : la chasse était vraiment commencée.


* * *

Ibrahim Kamel transpirait dans une cabine de la poste centrale de Vienne. Il avait beau parler arabe en langage codé, son interlocuteur était sûrement sur écoute. Seulement, il n’avait pas le choix. Après avoir décrit son attaque ratée, il attendit l’habituelle bordée de reproches et la subit sans coup férir. Ensuite, il demanda humblement :

— Quels sont les ordres maintenant ?

À l’autre bout du fil, Tarik Hamadi réfléchissait ferme. Jusque-là, grâce à la férocité de ses réactions, la situation était verrouillée. Cependant, la partie européenne de l’opération Osirak ne serait bouclée qu’une dizaine de jours plus tard. Durant ce laps de temps, il était encore vulnérable à une contre-attaque de ses ennemis israéliens et américains. Déjà, l’incident de Roissy avait déclenché pas mal de vagues. Il en était fier et avait déjà reçu les félicitations codées du chef de l’État irakien. Ses Services avaient fait d’une pierre trois coups : récupérer – ce qui était le plus important – les krytrons, à la barbe des Américains et des Français, éliminer la seule personne qui connaissait le mécanisme de l’affaire et aurait pu parler. Enfin, économiser cinq millions de dollars qui devaient être versés à Farid Badr. Il avait utilisé pour l’éliminer une des exécutrices travaillant pour la cellule la plus secrète de ses services, celle chargée de l’élimination des ennemis personnels de Saddam Hussein. Tout cela l’incitait à une certaine indulgence envers Ibrahim Kamel qui avait merveilleusement organisé l’attaque de Roissy grâce à leur base parisienne.

Celui-ci attendait patiemment la décision de son chef.

— Fais disparaître la voiture, ordonna ce dernier. Tout de suite.

— Et pour elle ?

Elle, c’était Pamela Balzer. Ibrahim Kamel n’en avait rien à faire. Il l’aurait bien sautée, mais c’était la maîtresse occasionnelle de son chef direct. Donc intouchable.

Tarik Hamadi ne répondit pas immédiatement. Pamela Balzer n’avait jusque-là jamais été mêlée à ses opérations. Quand il venait à Vienne, il la « chartait » pour un temps plus ou moins long. Lorsque le général Saadoun Chaker avait séjourné dans la capitale autrichienne, Pamela avait été utilisée avec une de ses copines, car le patron des Services Spéciaux irakiens aimait bien les plaisirs sophistiqués. Il réalisait maintenant avoir commis une imprudence mortelle en la mettant en contact avec Georges Bear, l’autre filière de l’opération Osirak. Aujourd’hui, Tarik Hamadi se mordait les doigts de lui avoir offert ce jouet. Car Pamela était la seule personne à savoir qu’il existait un lien étroit entre Georges Bear et Tarik Hamadi. Cette simple information, si elle filtrait, pouvait déclencher une catastrophe. Donc, Pamela représentait un risque potentiel énorme pour l’opération Osirak. D’un autre côté, elle n’avait aucune raison de le trahir. D’autant que le prêt de sa Volvo à Ibrahim la rendait complice d’un meurtre. En plus, Tarik lui envoyait beaucoup de clients. Seulement, elle pouvait, sans s’en rendre compte, livrer la précieuse information qu’elle détenait. Puisqu’il savait par Pamela elle-même qu’elle avait été « tamponnée » par un agent notoire de la CIA.

— Alors ? demanda Ibrahim qui transpirait à grosses gouttes dans sa cabine.

Tarik Hamadi prit sa décision en une fraction de seconde.

— Liquide-la, dit-il. Le plus vite possible et discrètement. Ensuite, tu iras te reposer à Bagdad quelque temps. Tu commences à être trop connu par ici.

Ibrahim Kamel remercia chaleureusement. Il aurait préféré aller se reposer à Paris, mais on ne discute pas les ordres de son chef. Il raccrocha et quitta la poste, pensif.

Comment liquider discrètement Pamela Balzer ? Sans se l’avouer, il espérait bien se payer sur la bête avant de la tuer. Comme avec Heidi Ried. C’étaient quand même des moments bien agréables. Il regagna la Ford Escort où l’attendait son ami Selim qu’il mit au courant.

— On va agir ce soir, annonça-t-il. Tu m’accompagneras. Je monterai seul.

Aucun problème, Pamela Balzer le connaissait et il lui transmettait souvent des messages de son chef. Elle ne se méfierait pas. Seul, il pourrait se payer quelques moments agréables avec elle avant de la tuer. Personne n’en saurait jamais rien. Au contraire, cela permettrait de déguiser son exécution en crime de sadique.


* * *

— Ils ont conduit la voiture dans un garage privé, annonça Chris Jones. Une autre les suivait. Une Ford Escort dont j’ai le numéro.

— Qui conduisait ? demanda Malko.

Un type petit, aussi large que haut, avec une grosse moustache. Plutôt chauve et enfouraillé. Ça se devinait sous sa veste.

Malko nota le numéro. Il était en train de déjeuner au restaurant du Sacher. Seul. Se demandant si Alexandra allait mettre ses menaces à exécution.

— Très bien, dit-il. Rejoignez-moi à l’ambassade, après le déjeuner.


* * *

— Je n’en reviens pas, avoua le chef de station de la CIA. Et je ne suis pas le seul. J’ai envoyé un rapport à Langley concernant l’implication des Services irakiens dans cette affaire et ils me croient tout juste. Pourtant, il n’y a plus aucun doute.

— Vous en savez plus sur eux ?

— Nous sommes en train de chercher. Leur centre nerveux se trouve à Genève. Ils sont très bien implantés à Londres, Paris et Bruxelles, également. Mais leurs réseaux sont discrets : il ne s’agit pas de terrorisme, seulement de marchés d’armes et d’exécutions d’opposants en exil. Ils ont une douzaine de tueurs qui parcourent l’Europe. Nous ignorons malheureusement leur identité.

— Ce sont eux qui ont commis les six meurtres et la tentative contre moi, avança Malko. Et à mon avis, ils s’apprêtent à en commettre un septième.

— Vous ?

Non. Pamela Balzer.

Jack Ferguson fronça les sourcils.

— Vous croyez vraiment ? Elle travaille avec eux. Pourquoi la liquideraient-ils ?

— Farid Badr aussi travaillait pour eux, fit remarquer Malko. Ils l’ont tout de même liquidé.

— Que suggérez-vous, concernant la menace qui pèserait sur elle ?

— La protéger, répondit Malko. Sans qu’elle s’en doute. De toute façon, elle part après-demain au bal d’Amboise où nous allons aussi. Il peut se produire quelque chose avant. Ensuite, ils ne tenteront plus rien. Chris et Milton peuvent très bien se charger de cette mission. Je sais que demain elle déjeune avec son amant et qu’elle passe ensuite la soirée avec lui. Mais il reste ce soir.

— OK, approuva Jack Ferguson. Donnez vos instructions à Chris et Milton.

La sonnerie sur son bureau se déclencha et il répondit.

— Les voilà, dit-il.

Cinq minutes plus tard, les deux gorilles pénétraient dans le bureau.

— J’ai un nouveau job pour vous, annonça Malko : baby-sitter.

— Pour vous ?

— Non, pour une ravissante créature.

Il leur tendit la photo de Pamela Balzer au bar du Bristol. Avec ses yeux immenses, très écartés, et son nez droit et plat, elle ressemblait vaguement à Jackie Kennedy. Malko expliqua aux deux Américains en quoi consistait leur mission.

— C’est de la protection active ou passive ? demanda Chris.

— Les deux, fit Malko. Si vous la sentez vraiment en danger, vous intervenez. Voilà son adresse. Si elle sort, vous la suivez. Si quelqu’un de suspect se présente, prévenez-moi. Je serai au Sacher, soit au restaurant, soit dans ma chambre.


* * *

Pamela Balzer était en train de dîner d’une banane et d’une tasse de thé, installée à une superbe table basse composée d’un plateau de verre supporté par deux défenses d’éléphant qu’elle avait commandée à Paris chez Claude Dalle, le décorateur le plus en vogue du moment, lorsque le téléphone sonna. Peu de gens avaient sa ligne et, à cette heure-ci, ce n’était pas un client. Quant à son amant, il était retenu à un dîner de famille. Elle décrocha et fit « allô ».

— Bonsoir, fit la voix d’Ibrahim Kamel. Je vous appelle de la part de Mr Tarik. Il voudrait que je vous dépose quelque chose tout à l’heure. Cela ne vous dérange pas ?

La call-girl n’ouvrait jamais le soir si elle n’était pas prévenue, mais Ibrahim travaillait pour un de ses plus gros clients. Un peu intriguée, elle n’hésita pas à répondre.

— Bien sûr, ne venez pas trop tard, je veux me coucher tôt.

— Je serai là dans une demi-heure, annonça l’Irakien.


* * *

Malko était en train de terminer son café lorsque le maître d’hôtel l’avertit qu’on le demandait au téléphone. Ce ne pouvait être qu’un des deux « gorilles ». Il se hâta de gagner la cabine capitonnée et prit l’écouteur.

— Allô ?

— C’est Chris !

Le « gorille » semblait très énervé. Depuis deux heures, il planquait Schubertring, avec pour seule distraction une minuscule télé Seiko portable, grosse comme trois paquets de cigarettes, posée sur le tableau de bord.

— Que se passe-t-il ? demanda Malko.

— Un type vient d’entrer dans l’immeuble. Celui qui a conduit la BMW chez le garagiste. Il y en a un autre qui l’attend dehors dans une bagnole. Qu’est-ce qu’on fait ?

Cette visite ne disait rien de bon à Malko.

Le temps d’arriver, les Irakiens auraient dix fois le temps de liquider Pamela. Une intervention directe des deux gorilles risquait de tourner à la confusion. Mais, Pamela Balzer disparue, toute chance de remonter la piste irakienne disparaissait.

— Où êtes-vous ? demanda-t-il.

— Dans une cabine à trente mètres de l’immeuble.

— Rappelez-moi dans trois minutes.

Il raccrocha et composa le numéro de Pamela Balzer.


* * *

Ibrahim Kamel était immobile comme une statue dans l’entrée de l’immeuble, le sas avant les interphones. Essayant de se remettre du choc qu’il venait d’éprouver. Il avait trop d’expérience pour ne pas comprendre que les deux armoires à glace en planque devant l’immeuble étaient soit des policiers, soit des gens comme lui. Tout sauf des amis… Et comment connaissaient-ils ses plans ? C’était diabolique, il n’en avait parlé à personne. Ou bien la call-girl s’était-elle doutée de quelque chose ? Les pensées s’entrechoquaient sous son crâne. À cette heure, impossible de joindre son chef. Le mieux était de différer l’opération, mais cette surveillance ne lui disait rien qui vaille. Si Pamela Balzer tombait entre les mains de la CIA, lui n’avait plus qu’à s’enfuir au bout du monde : il valait encore mieux affronter la police autrichienne… Il tâta machinalement sa poche revolver où il dissimulait son Skorpio, une véritable petite mitrailleuse.

Son outil de travail.

Pour Pamela, il avait pensé utiliser une autre méthode. Plus douce. Et moins bruyante.

Après avoir longuement hésité, il se dit qu’il devait quand même tenter sa chance.


* * *

Pamela Balzer fut surprise d’entendre une voix inconnue la demander. Elle pensait qu’il s’agissait d’Ibrahim Kamel.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, méfiante.

— Peu importe, répondit l’homme qui lui parlait, la voix déformée par un mouchoir posé sur le récepteur. Je veux juste vous avertir d’un danger. Quelqu’un va venir vous voir dans quelques minutes. Il a l’intention de vous tuer. Ne le laissez pas entrer.

L’inconnu raccrocha avant qu’elle puisse poser une simple question. Au même moment, son interphone couina. Elle alla répondre encore sous le coup de cet étrange coup de fil. Son instinct de fille des rues lui disait qu’il ne s’agissait pas d’une blague. Elle décrocha l’interphone :

— Oui ?

— C’est Ibrahim Kamel.

Pamela laissa s’écouler quelques secondes. Hésitante. Puis, elle prit sa voix la plus douce pour dire.

— Ah, Ibrahim ! Je suis désolée de vous avoir fait venir pour rien. Je me suis déjà couchée, je ne me sens vraiment pas bien et j’attends un médecin. Est-ce que vous pouvez repasser demain ?

— Demain ? Elle sentit le désarroi dans la voix de l’Irakien.

Ce dernier insista gentiment, mais fermement.

— C’est que demain, je serai à l’OPEP, je n’en ai pas pour longtemps…

— De quoi s’agit-il ?

Pris de court, il ne répondit pas tout de suite.

Immédiatement, Pamela Balzer fut certaine que son correspondant mystérieux avait dit la vérité. C’est d’une voix plus cassante qu’elle lança.

— Ibrahim, je ne peux vraiment pas vous voir. Demain, si vous voulez. Bonsoir.

Elle raccrocha l’interphone, ferma à double tour, mit sa chaîne et alla chercher dans un secrétaire un petit pistolet Beretta doré à la feuille. Cadeau d’un marchand d’armes qui avait partagé sa vie quelques semaines. C’était un bijou, mais parfaitement capable de tuer un homme. Elle fit monter une balle dans le canon et le posa à côté d’elle. Elle alla ensuite dans la cuisine, fit tomber plusieurs glaçons dans un verre, versa du Cointreau dessus et revint dans la chambre. Au passage elle mit un disque compact des « Gypsys Kings » dans la chaîne Akaï et s’allongea, le cœur battant. Ne comprenant pas ce qui lui arrivait. Depuis qu’elle avait quitté le Cachemire, elle avait souvent eu à fuir, pour des raisons diverses, brouillant chaque fois sa piste, se reconstituant un passé. À Vienne, elle avait bien espéré poser son sac.

Pourquoi se retrouvait-elle en danger ?


* * *

— Cet enfoiré vient de repartir, annonça Chris. Qu’est-ce qu’on fait ? Ils se tirent.

— Laissez faire, dit Malko. Mais restez là.

Il raccrocha et composa de nouveau le numéro de la call-girl. Qui répondit en une fraction de seconde. Pamela était donc vivante. Malko écouta sa respiration quelques secondes et raccrocha. Les autres ne reviendraient pas : elle se méfiait. Maintenant commençait une mortelle lutte contre la montre. Il fallait confesser Pamela Balzer avant que les Irakiens ne la liquident. Car ils allaient sûrement recommencer leur tentative.

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