Chapitre XX

Elko commença par fermer à clef la porte de l’atelier, se méfiant des réactions de son maître. Le douanier le suivait des yeux avec inquiétude. Il avait compris qu’avec Elko il avait affaire à pire que lui-même…

D’une voix presque douce, il demanda :

— Qu’est-ce que tu fais ?

Elko tourna vers lui un sourire féroce.

— Je vais te faire crever, pezevenk[42]

— Qui tu es ? On peut s’arranger, lança Ucaner. Tu sais, il y a beaucoup d’argent sur ce coup. Détache-moi. On se paie cet étranger et on part…

Sa phrase fut coupée net par le chiffon imbibé de cire qu’Elko venait d’enfoncer dans sa bouche… Il gargouilla, secoua la tête comme un âne fou tandis qu’Elko continuait à lui remplir systématiquement la bouche de tous les chiffons qui traînaient. Lorsqu’il eut terminé, il maintint le tout avec une bande de toile émeri qui servait à polir le métal. Arrachant au passage un peu de muqueuse, juste pour voir s’il pouvait vraiment crier. Il ne sortit de la bouche bâillonnée qu’un très faible cri de souris…

Rassuré, Elko s’approcha de la bouteille de butane alimentant le chalumeau servant à modeler le métal. Il le prit, ouvrit le gaz, approcha son briquet de l’embout. Il y eut un « plouf » sourd et une belle flamme bleue jaillit en chuintant. En bon artisan, Elko régla avec douceur la mollette jusqu’à ce que la flamme n’ait plus que quelques centimètres. Il posa ensuite l’embout et s’approcha du prisonnier. Lorsqu’il déboutonna sa chemise, l’autre se mit à remuer comme s’il était pris de la danse de Saint-Guy…

Ce fut rien à côté du bond qu’il fit lorsque la flamme à 1 500° caressa le mamelon d’un de ses seins, dessinant une arabesque rouge comme un tatouage.

Il tomba avec le tabouret, émettant des grognements saccadés. Patiemment, Elko le releva et s’attaqua à l’autre sein. Il pouvait voir la sueur couler dans les yeux de sa victime, il « sentait » l’horrible douleur, mais le cadavre du petit Arménien était là pour lui rappeler que Ucaner n’avait pas fait de quartier lui non plus. Il s’interrompit pour demander gentiment.

— Tu es prêt à me parler ?

Malgré l’affreuse brûlure, le douanier ne répondit pas. Grognant des mots indistincts. Pour être sûr de ne pas se tromper, Elko lui tendit un papier et un crayon.

Sans résultat.

— Bien, fit-il. On va continuer.

Quand il commença à défaire la ceinture du pantalon, Ucaner se contorsionna désespérément. Elko, impitoyable, parvint à descendre son pantalon et son slip sur ses genoux, libérant ses parties sexuelles. Évidemment, ça le dégoûtait un peu. Malko lui avait quand même inculqué un vernis de civilisation. Mais il avait en face de lui un Anatolien dur comme du granit, capable de supporter des tortures sans se déballonner. Il n’y avait qu’un truc pour le faire craquer… Il se pencha à son oreille et murmura.

— Tu ne pourras plus jamais baiser ta femme, ni aucune autre d’ailleurs. Alors, à la santé des générations futures…

Il reprit le chalumeau et le dirigea avec précaution sur la zone sensible.

Avant même que la flamme n’entre en contact avec la peau, les poils commencèrent à brûler dans une écœurante odeur de cochon brûlé… Ucaner essayait d’entrer dans le mur… La peau de sa verge commença à griller, avec d’énormes cloques. Il était secoué comme sur une chaise électrique, les yeux hors de la tête, bavant à travers le bâillon. Soudain, Elko vit ses yeux se révulser. Il était évanoui…

Il arrêta le chalumeau et lui épongea le front. Pourvu qu’il ne l’ait pas tué ! Mais quelques instants plus tard, le douanier ouvrit les yeux pour rencontrer le regard féroce de Krisantem qui lui annonça :

— Ce coup-ci, je vais te mettre les couilles au barbecue. Tu pourras les ramener chez toi pour les pendre près de ton lit…

Il prenait déjà le chalumeau. Ucaner croisa son regard et craqua. Ce n’était pas de pot d’être tombé sur un autre Turc. Jamais un étranger ne lui aurait fait un truc pareil ! À l’intensité de ses mimiques, Elko comprit qu’il y avait un tournant dans la conversation. Il tendit le mot avec la question « tu veux parler ». Cette fois, d’une main tremblante, sa victime écrivit dessous « oui ».


* * *

— Qui t’a contacté ?

— Quelqu’un avec qui je travaille d’habitude.

— Qui ?

— Un transporteur. Il sort souvent des marchandises avec ses camions.

— Qu’est-ce qu’il t’a offert ?

— Cinq millions de livres.

— Pour quoi faire ?

— Laisser décharger un container d’un navire, l’entreposer et fabriquer les papiers pour qu’il puisse sortir de la douane sans problème.

Elko Krisantem se pourléchait les babines. Turan Ucaner était brisé. Il avait appelé Malko après avoir rendu une apparence décente au douanier, lui promettant de lui trancher les parties vitales s’il disait quoi que ce soit du traitement qu’il avait subi… Rhabillé, Ucaner était juste un peu pâle et crispé. Gentiment, Elko Krisantem mit de la cire sur ses brûlures pour soulager sa douleur. Quand il l’enlèverait, cela serait une autre paire de manches…

— Vous savez ce qu’il y avait dans le container ?

— Non.

Et visiblement, il s’en foutait.

— Vous avez vu des Irakiens ?

Ucaner ouvrit de grands yeux.

— Des Irakiens ? Non. Pourquoi ?

— Pour rien.

Turan Ucaner aurait bien voulu être ailleurs… La férocité de son interrogateur l’inquiétait pour son proche avenir… Malko continua l’interrogatoire.

— Où est ce container ?

— Dans les docks.

C’était trop beau pour être vrai… Il n’y avait plus qu’à prévenir le MIT.

— Très bien, dit-il. On va y aller.

— Maintenant ?

— Maintenant.

Malko remarqua qu’il avait du mal à marcher, mais préféra ne pas se poser de questions. Le douanier prit place à côté de lui, l’Astra d’Elko Krisantem vissé à sa nuque, et ils refirent le chemin déjà parcouru un peu plus tôt dans la soirée. À l’entrée de l’entrepôt douanier, la sentinelle eut l’air surpris en reconnaissant son chef, mais ils passèrent sans encombre. Des milliers de containers s’empilaient à perte de vue. Turan Ucaner les guida dans le dédale jusqu’à une pile près du quai 5.

— C’est là ! fit-il.

Ils descendirent tons les trois. Soudain le douanier poussa une exclamation.

At Yarragi[43]. Il n’est plus là.

Elko était déjà sur lui, empoignant son sexe à deux mains. L’autre poussa un hurlement.

— Si tu t’es foutu de notre gueule, gronda le Turc, tu vas terminer dans la flotte…

— Non, non, je vous jure ! Il était là.

Il montrait deux gros containers de quinze mètres de long empilés l’un sur l’autre. Malko s’approcha. Leur étiquette indiquait leur provenance : New York.

Il se retourna vers Ucaner. Le Turc suait à grosses gouttes, paraissant sincère.

— Qu’a-t-il pu se passer ? demanda-t-il.

Le douanier avala sa salive avant de répondre.

— Ils ont dû venir le chercher avec un camion ce soir, pendant que je n’étais pas là… Je leur avais donné tous les papiers…

Malko était déjà en train de calculer combien de temps il fallait à un poids lourd pour atteindre l’Irak. Mais sans savoir lequel, impossible de l’intercepter. En plus, les Irakiens devaient avoir au niveau local des tas de complicités. Elko releva le chien de l’Astra et dit :

— Il ment, il faut le tuer.

— Non, protesta Turan Ucaner, je ne mens pas, je vais savoir ce qui s’est passé. Demain matin. On va venir me donner le reste de l’argent. Je leur demanderai.

— Demain matin, le camion sera loin, fit observer Malko.

Il était déjà loin… mais sans information complémentaire, il n’y avait rien à tenter.

— À quelle heure prenez-vous votre service ? demanda-t-il.

— Neuf heures.

— Très bien. Nous serons là. Vous nous montrerez l’homme qui viendra vous voir. Sinon, nous terminerons au MIT…


* * *

Réveillé en pleine nuit, Malcolm Callaghan avait du mal à suivre les dernières péripéties.

— J’appelle tout de suite Okman Askin pour voir ce qu’on peut faire, dit-il… Le MIT dispose de deux hélicos. Ils peuvent rattraper le camion…

Malko alla prendre une douche et en sortait tout juste quand le téléphone sonna. C’était Malcolm Callaghan, pas encourageant.

— J’ai eu Askin, annonça-t-il. Les choses ne sont pas simples. Il faudrait connaître le numéro du camion. Il en passe tous les jours des centaines. Le MIT ne dispose pas d’assez de gens pour fouiller tous les containers… Vous ne pouvez pas avoir une information supplémentaire ?

— Combien faut-il de temps pour arriver à la frontière irakienne ?

— Environ douze heures, en roulant vite.

Cela laissait à peine trois ou quatre heures. Si Ucaner avait dit la vérité. Tout dépendait maintenant du douanier corrompu.


* * *

Milton Brabeck, les yeux rougis par le manque de sommeil, fixait le bureau vitré de Turan Ucaner comme un chat regarde un canari… Malko rongeait son frein, comptant les minutes. Imaginant le poids lourd que chaque tour de roue rapprochait de l’Irak… Leur voiture était stationnée en plein soleil, non loin de l’entrée des docks sur la rampe qui descendait vers le chemin de fer. Elko Krisantem, par prudence, était installé dans le bureau du douanier afin de lui éviter toute tentation… Il était dix heures dix et le soleil tapait comme à Cayenne.

Elko apparut soudain sur l’escalier menant au bureau, suivi de Turan Ucaner. Il fit un crochet vers la voiture.

— On lui a téléphoné ! annonça-t-il, nous allons en face, au Kardesler. Voir son type.

Milton et Malko leur emboîtèrent le pas et virent Elko et Ucaner s’installer à des tables séparées. Quelques minutes plus tard, un homme descendit d’une Volkswagen jaune comme un taxi et rejoignit le douanier. Ils restèrent une dizaine de minutes ensemble, puis l’inconnu passa discrètement sous la table une grosse enveloppe à Turan Ucaner qui l’empocha. Il se leva aussitôt après et regagna la voiture jaune où l’attendait le conducteur.

Trente secondes plus tard, le douanier était entouré affectueusement de ses nouveaux amis.

— Alors, maquereau ! demanda aimablement Elko Krisantem.

— C’était lui ! fit piteusement Ucaner.

— On s’en doute. Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il était content. Seulement, ils ont un problème.

— Lequel ?

— Le camion n’est pas parti d’Istanbul.

Malko l’aurait bien embrassé.

— Pourquoi ?

— Une histoire de pneus. Il faut en changer un à l’avant. Ils ne l’auront pas avant ce soir ou demain.

— Pourquoi t’a-t-il dit cela ? demanda Elko, soupçonneux.

— Il voulait être sûr qu’il n’y avait aucune trace écrite du passage de ce container à la douane.

— Pourquoi ?

— Officiellement, ce camion emporte un container, expédié par le consulat d’Irak à Istanbul et donc couvert par l’immunité diplomatique. En réalité, il s’agit du container débarqué clandestinement.

C’était diabolique !

— Où est ce camion avec le container ? demanda Malko.

Turan Ucaner s’essuya le front.

— Il ne me l’a pas dit exactement. Dans un parking à l’air libre, pas très loin d’une bretelle de la E5. Tout près du consulat d’Irak.

Elko Krisantem lui écrasa le pied sous la table, méchamment.

— Tu te fous de nous, maquereau…

— Non, non, affirma le douanier. Je ne sais rien de plus. Seulement, c’est un très gros camion avec un pneu foutu à l’avant.

Elko et Malko échangèrent un regard éloquent. La terreur de Turan Ucaner était visible à l’œil nu. Il leur avait dit tout ce qu’il savait… Maintenant c’était à la police turque de jouer.

— Laissez-le, dit Malko. Vous savez où joindre ces gens ?

— Non, ce sont eux qui me téléphonent.

— S’ils vous appellent, essayez d’en savoir plus. Voici mon numéro.

Il le griffonna sur un bout de bloc du Marmara et le Turc le mit dans sa poche.

— Je peux m’en aller ?

— Oui.

Il se leva, traversa devant le parking des poids lourds et s’éloigna à pied.

Il n’avait pas disparu depuis trois minutes qu’une Volkswagen jaune canari passa devant le café.

Holy shit ! s’exclama Milton Brabeck.

Ils avaient compris tous les trois. Ils se ruèrent à la poursuite de Turan Ucaner. De loin, ils virent la voiture jaune arriver derrière lui. Il ne la voyait pas. Un bras sortit de la portière, prolongé par un gros pistolet. Les détonations se perdirent dans le brouhaha du port. Ucaner tituba, puis tomba en avant, frappé de plusieurs projectiles dans le dos. La voiture s’arrêta et, sans même descendre, le tueur logea encore une balle dans la tête du douanier avant de redémarrer. Milton avait tiré son arme, mais il y avait trop de monde. Lorsqu’ils arrivèrent près du corps, Turan Ucaner avait cessé de vivre.

Les Irakiens bétonnaient.


* * *

Un garçonnet s’éclipsa après avoir apporté le café. Okman Askin semblait très embarrassé. Il se retourna vers le Bosphore comme pour y chercher une inspiration, puis affronta le regard de Malcolm Callaghan.

— Ce que vous me demandez est très délicat, expliqua-t-il. Il s’agit d’une décision politique.

L’Américain, en dépit de sa courtoisie, montra un peu d’agacement.

— Je pense que vous ne réalisez pas l’importance de l’enjeu. Si jamais le monde apprend que des composants militaires permettant à l’Irak de noyer Israël sous un déluge atomique ont librement transité par la Turquie, les réactions seront extrêmement négatives…

— Bien sûr, admit le Turc, mais la situation réelle est un peu plus complexe. Le container dont vous parlez n’a pas d’existence officielle. En plus, avec la disparition de ce douanier, je n’ai pas de témoin solide. Il n’y a aucune trace de son débarquement et comme on en manipule des centaines tous les jours, c’est improuvable. Ce navire – le Gur Mariner – n’est pas venu officiellement à Istanbul et son « double » est déjà reparti ! D’après les documents officiels il n’a jamais rien débarqué.

— Vous savez pourtant que tout cela est exact, objecta Malko.

Le Turc eut un geste apaisant.

— Bien sûr ! Seulement, ce que vous demandez aux autorités turques est de saisir un container protégé par l’immunité diplomatique. Imaginez que cet homme ne vous ait pas dit la vérité et que nous tombions sur une cargaison officielle… Vous imaginez la réaction des Irakiens ! Or notre Premier ministre se rend en Irak la semaine prochaine. Il m’est impossible de prendre sur moi de retrouver ce container et de le faire ouvrir.

— Les Services spéciaux sont faits pour ce genre de problème, remarqua suavement Malcolm Callaghan, un peu agacé par ce soudain légalisme. Dans le passé, le MIT s’est permis des entorses infiniment plus graves à la légalité sans faire autant de chichis.

— Exact, reconnut Askin. Étant donné nos excellentes relations, je vais moi-même aller voir le chef de cabinet du Premier ministre. Il est le seul à pouvoir me donner le feu vert.

— C’est urgent ! souligna l’Américain.

— Je vais faire de mon mieux, promit le Turc, je vous appelle au consulat dès que possible.


* * *

Un troupeau de moutons était frileusement blotti sur un triangle d’herbe desséchée au nœud routier de Talatpasa, là où la E5 envoyait un embranchement vers le nord, sur Kasithane. Indifférents au grondement de la circulation, les animaux dormaient sous la protection d’un berger anatolien qui semblait aussi perdu qu’eux.

— On sort ici ! annonça Elko Krisantem penché sur la carte.

Tout le nord d’Istanbul était un no man’s land de collines pelées hérissées de Gecekundus[44] hideux, de part et d’autre de la Çevre Youlou, l’énorme autoroute qui encerclait la ville et ses six millions d’habitants. Une fois sortis de la E5, ils se mirent à la recherche du consulat d’Irak, passant devant un énorme hôpital lépreux et redescendant vers une zone presque campagnarde. À force de demander aux passants, ils aboutirent tout à coup devant un blockhaus gris de quatre étages sur lequel flottait le drapeau irakien, isolé par de hautes grilles, gardé par deux voitures de la police turque.

Tout en haut de la rue Edip Hadivar, une petite voie commerçante et bucolique du quartier d’Okmeydani : c’était le point de départ de leurs recherches pour tenter de retrouver le mystérieux camion, sans attendre la réponse du MIT.

— Il faut remonter vers la E5, dit Malko.

Turan Ucaner avait dit, avant d’être assassiné, que le parking était visible du freeway. Ils le parcoururent trois fois dans les deux sens, sans rien voir entre Talaptsa et Sisli. C’est presque par hasard, alors qu’ils étaient ressortis par la bretelle de Sisli et qu’ils suivaient une rue parallèle à la E5, que Malko aperçut en contrebas une sorte de terrain vague où stationnaient une demi-douzaine de poids lourds. Il leur fallut encore dix bonnes minutes pour y arriver. Malko s’arrêta à bonne distance, en haut d’une rue surplombant le « parking », un simple terrain vague. Il y avait deux camions citernes, un Scania bâché immatriculé en Allemagne de l’Est, un roumain trop petit pour être leur objectif et un énorme semi-remorque Volvo, chargé d’un container couleur rouille de douze mètres de long. Un monstre. Deux hommes se trouvaient dans la cabine du poids lourd en train de casser la croûte. À côté, se trouvait une Mercedes grise, portières ouvertes, avec quatre hommes.

— Je vais voir, dit Elko.

Il s’éloigna, faisant un large détour. Malko le vit réapparaître, dix minutes plus tard, portant un sac de fruits et un journal !

Elko Krisantem longea le terrain vague, débouchant juste devant le Volvo. Tout à coup, Malko et Milton Brabeck le virent monter sur le marchepied et frapper à la glace, côté conducteur !

Holy shit ! lança l’Américain, he is crazy[45] !


* * *

Quand Elko Krisantem le voulait, il savait prendre l’air totalement abruti… C’est une face d’imbécile un peu amorti, que vit le conducteur du Volvo, en train de dévorer un lakmaccun[46]. Déjà de mauvaise humeur, il baissa sa glace et lança.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Oh rien ! fit Krisantem, je passais et je regardais ton camion.

— Et alors, t’en as jamais vu ! lança le conducteur commençant à remonter sa glacer.

— Si, si, fit Krisantem, je voulais juste te dire que ton pneu a une grosse coupure. À l’avant. C’est dangereux de rouler comme ça.

— Je sais, dit le camionneur d’une voix excédée. Tire-toi !

Elko Krisantem remit pied à terre et s’éloigna avec son sac et son journal. Un citoyen modèle venant de faire une bonne action.

Quand il retrouva Malko et Milton, il annonça simplement.

— C’est le camion et le chauffeur a un riot-gun à côté de lui.

Plus les quatre hommes de protection dans la Mercedes…

Malko regarda longuement la semi-remorque et le container à l’intérieur duquel se trouvaient très vraisemblablement les éléments essentiels du plan Osirak. Les Irakiens avaient bien joué. Légalement, ils bénéficiaient de la protection diplomatique : les plombs fermant le container l’attestaient. Quant à une action clandestine, ils pensaient bien avoir une longueur d’avance…

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Milton Brabeck ?

— Elko, restez là avec la voiture, ordonna Malko. Au cas où le camion bougerait. Ce qui est peu probable étant donné l’état de son pneu. D’après Ucaner, ils ne devraient pas le changer avant ce soir, mais nous ne pouvons pas prendre de risque… Quant à nous, on retourne au MIT.


* * *

Le portail de l’immeuble secret du MIT, à côté du palais Dolmabahce, s’ouvrit silencieusement sur la Ford grise de Malcolm Callaghan et se referma derrière eux. En traversant la cour, Malko aperçut, par une fenêtre ouverte aux verres dépolis, des rangées de femmes, des écouteurs aux oreilles : un centre clandestin d’écoutes téléphoniques…

Okman Askin les attendait dans son bureau, caressant son petit bouc. Ils durent subir l’inévitable cérémonie du café et entendre quelques platitudes avant d’entrer dans le vif du sujet. Le Turc semblait très, très mal à l’aise. Il se jeta enfin à l’eau avec un sourire légèrement crispé :

— Je sors de chez le Premier ministre, annonça-t-il. Il a bien voulu me recevoir quelques minutes, étant donné la gravité de la situation. Malheureusement, son analyse n’est pas tout à fait la vôtre.

— C’est-à-dire ? demanda Malko.

— Il estime que tous les éléments ne sont pas réunis pour une intervention officielle auprès des Irakiens.

Autrement dit, les Turcs ne voulaient rien faire…

— Est-ce que vous êtes bien conscient des conséquences de cette attitude ? demanda sèchement Malcolm Callaghan. Je vais être obligé d’informer immédiatement mon gouvernement que vous refusez de vous opposer à ce que nous considérons comme une grave menace à la paix au Moyen-Orient. Il est à craindre que toute l’affaire ne soit portée à la connaissance du public. D’autant que je suis obligé d’avertir également mes homologues israéliens qui sont concernés au premier chef.

Okman Askin eut un geste apaisant.

— Je n’ai pas dit que nous ne voulions rien faire… Comme vous l’avez souligné, les Services spéciaux ont pour mission de régler ce genre de problèmes.

— C’est-à-dire ? Vous envisagez une action clandestine du MIT ?

Cette fois l’Américain ne se laissait pas démonter.

— Pas exactement, sourit le Turc, mais si vous en avez les moyens, je peux vous affirmer qu’aucun obstacle ne sera mis à votre action.

C’était un comble !

Malcolm Callaghan allait ouvrir la bouche lorsque le chef du MIT précisa suavement.

— Cela vous est d’autant plus facile que vous avez déjà repéré le véhicule en question.

Donc, le MIT les surveillait… Malcolm Callaghan demeura quelques instants silencieux, avant de dire froidement :

— Il va de soi que vous prenez la responsabilité de ce qui peut arriver.

Le Turc fit comme s’il n’avait pas entendu, regarda sa montre et lança d’un ton aimable :

— Je dois me rendre à une importante réunion. Je crois que l’essentiel a été dit. Tenez-moi au courant de la suite des événements.

Ils se serrèrent tous la main froidement et Malcolm Callaghan attendit d’être dans la voiture pour exploser :

— Ces salauds ne veulent pas gâcher le voyage du Premier ministre en Irak ! Après tout l’argent qu’on leur a donné… Je vais parler du problème à l’Ambassadeur. Qu’il intervienne énergiquement.

— Ils ne bougeront pas, coupa Malko. Il faut nous débrouiller nous-mêmes…

La Ford remontait vers Taksim et on voyait apparaître le Bosphore peu à peu avec les toits du palais Dolmabahce.

— Comment ? demanda le représentant de la CIA.

— Je ne sais pas encore, dit Malko, mais on va trouver. Même si on doit faire sauter ce camion.

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