Chapitre XXI

La suggestion de Malko plaisait visiblement à Milton Brabeck, avide de venger Chris Jones qui se remettait lentement de sa blessure à l’hôpital Pasteur.

— Si on dissimulait une charge explosive à retard sous le châssis, proposa Milton Brabeck. Elko aurait pu le faire tout à l’heure.

— Il faut trouver mieux, objecta Malko. Le camion est en ville, je ne veux pas être responsable d’un massacre.

Le téléphone interrompit leur discussion. C’était Elko Krisantem qui appelait de la planque.

— Ils viennent d’amener un pneu neuf, annonça-t-il, mais ils n’ont pas de cric assez puissant pour soulever le camion. À mon avis il y en a pour plusieurs heures. Une seconde voiture de protection est arrivée…

— Très bien, dit Malko, restez là.

Il était installé dans sa chambre au Marmara depuis leur retour, cherchant désespérément un plan. La CIA ne pouvait guère l’aider, n’ayant pas le temps d’acheminer des renforts. Sur place, il n’y avait que des analystes.

— Milton, demanda-t-il, allez relever Elko, il faut qu’il nous procure des armes un peu plus conséquentes que ce que nous avons. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes…

Milton Brabeck s’éclipsa aussitôt. Il avait loué une seconde voiture et commençait à se reconnaître dans le dédale de la ville, grâce à une carte.

Malko entendit à peine frapper à sa porte. Quelques minutes plus tard, il ouvrit pour se trouver en face de Nesrin Zilli. La jeune femme avait des lunettes noires qui ne laissaient voir de son visage qu’une énorme bouche rouge. Elle portait un tailleur de toile jaune. Un gros sac était accroché à son épaule. Sans un mot, elle embrassa Malko, avec une pression de tout son corps, puis ôta ses lunettes. Le regard de ses yeux noirs le réchauffa.

— Surpris ?

— Un peu, dit Malko. Comment saviez-vous que je me trouvais là ?

— Oh, je suis venue un peu au hasard.

Comme la fois précédente, elle s’assit sur le lit, mais sans provocation.

— Je sais tout ce qui se passe, expliqua-t-elle.

— Comment ?

— Okman est mon amant, rappela-t-elle simplement, il me raconte beaucoup de choses. Je suis au courant du problème que vous avez à affronter. Et je viens vous aider.

— Comment ?

Malko était plutôt abasourdi. Nesrin lui adressa un sourire dévastateur.

— Je dispose de certaines informations que même lui ne connaît pas.

— Par le MIT ?

— Non, par nos réseaux…

— Quels réseaux ?

Le sourire s’accentua.

— Vous ne devinez pas ?

Un déclic se fit dans l’esprit de Malko.

— Le Mossad ?

— Vous n’êtes pas lent à comprendre ! dit-elle gentiment. Je ne vous ai pas approché par hasard. Oui, je travaille pour cette organisation. Pour mon pays, en fait. Je suis israélienne, d’origine turque.

Cela expliquait sa liberté sexuelle. Nesrin Zilli continua.

— On m’a envoyée dans ce pays il y a longtemps avec pour mission de pénétrer les Services turcs. J’y suis parvenue puisque j’ai épousé Okman et que j’ai divorcé ensuite. Mais il est resté mon amant. Un très bon amant, d’ailleurs ; contrairement à beaucoup de Turcs, il n’est pas trop macho. Simplement volage… Mais nous parlerons de ceci une autre fois. Voilà ce que je sais. Le camion qui nous intéresse partira demain matin à l’aube – direction la frontière irakienne. Il ne s’arrêtera pas en route et sera escorté par deux voitures de protection fournies par le consulat irakien. Des gens des Services.

— Le chauffeur en fait partie aussi ?

— Non. C’est un Turc. Un rescapé d’un groupe d’extrême gauche qui a commis pas mal d’assassinats. Il faut absolument empêcher ce chargement d’atteindre l’Irak.

Malko la regarda, plutôt étonné.

— Puisque le Mossad est au courant de tout cela, dit-il, pourquoi n’agit-il pas ? Vous êtes coutumiers de ce genre d’opération.

— Parce que nous n’en avons pas les moyens. En dépit de ce que disent nos ennemis, nous ne sommes pas des surhommes… Nous aussi, nous avons été pris de court. Nous avons vraiment perdu le Gur Mariner. Chez nous, on avait fini par penser qu’après une escale dans un petit port, il était reparti vers Alexandrie. Nous n’avons pas assez d’avions pour patrouiller dans toute la Méditerranée. C’est vous qui nous avez remis sur la bonne piste. En retrouvant ce container. Seulement, nous n’avons pas le temps matériel d’organiser une opération de commando.

» Vous, vous êtes sur place et vous disposez de quelques moyens, même s’ils ne sont pas importants.

— Et si j’échoue ? demanda Malko.

La jeune femme hocha la tête.

— Dans ce cas, l’état-major de Tsahal a un plan. Désespéré. Envoyer des chasseurs bombardiers détruire ce camion avant qu’il ne passe la frontière turco-irakienne. Mais là encore, outre des conséquences diplomatiques imprévisibles et graves, rien ne garantit le succès : nous n’avons pas le temps d’organiser correctement une telle opération.

Le silence retomba. Malko comprenait mieux la brusque « flambée » de Nesrin Zilli pour lui. La jeune femme demanda d’une voix tendue :

— Vous avez un plan ?

— Oui, en pointillé, dit Malko, mais avec de nouveaux éléments. Je vais essayer de raffiner.


* * *

Heureux comme une femme qui découvre son premier diamant, le vieux boutiquier turc récupéra encore un autre Skorpio, un MP 5 allemand et trois grenades, plus une dizaine de chargeurs pour les armes automatiques.

— Ça va comme ça ? demanda-t-il.

— Parfait, dit Malko.

C’est Elko qui les avait amenés chez ce vieux copain à qui il restait un petit stock d’invendus… Restes de la belle époque de la guerre civile. Il essuya ses yeux chassieux et dit :

— Pour vous ce sera seulement cinq mille dollars. Moitié prix. Il n’y a plus de marché.

Ils enfournèrent le tout dans un sac de toile et quittèrent la petite boutique du bijoutier de Kalpakaan.

Ils redescendirent rapidement la grande allée grouillante de touristes, ruisselante d’or à 14 carats et parfois moins… Il était déjà presque sept heures du soir et la journée était passée très vite. Milton Brabeck leur avait appris que le Volvo avait maintenant un pneu neuf à l’avant mais, conformément aux indications de Nesrin Zilli, n’avait pas bougé. Elle avait avoué à Malko posséder un informateur au sein du consulat irakien.

Comme toutes les fins de journée, la circulation était monstrueuse et ils mirent plus d’une heure à regagner le Marmara. Ils retrouvèrent Milton Brabeck à l’hôtel. Il avait étalé sur le lit les six pains d’explosif – du Semtex –, récupérés grâce à Krisantem, chez un autre de ses amis, avec des détonateurs.

— J’ai réussi à fabriquer une minuterie avec une « Swatch » expliqua le « gorille ». J’espère que ça marchera.

Le plan de Malko était simple. S’emparer du camion à l’aube suivante, juste avant son départ, au moment où les gardes irakiens seraient le moins sur leurs gardes, l’amener dans un endroit désert et le faire exploser. S’il y avait une réaction, liquider les Irakiens.

— Je peux aller voir Chris à l’hôpital, demanda Milton ?

Il disparut et Elko Krisantem alla se reposer dans sa chambre, laissant Malko seul avec Nesrin. La jeune femme, tendue, fumait cigarette sur cigarette. Elle éteignit celle qu’elle était en train de fumer et fixa Malko avec un sourire, qui retroussait son épaisse lèvre supérieure sur ses dents éclatantes. Elle s’approcha jusqu’à toucher Malko, noua ses bras autour de son cou et proposa gaiement :

One for the road[47] ?

Comme la fois précédente, elle se contenta d’ôter sa jupe et la veste de son tailleur. Quand elle eut bien excité Malko, elle s’allongea sur le dos, les mains accrochées à la tête du lit et dit de sa voix d’amoureuse.

— Vas-y. Sers-toi de moi.

Elle qui était si énergique avait son petit fantasme : devenir un objet sexuel. Ça tombait bien. Malko la laboura lentement, tandis qu’elle l’enserrait entre ses cuisses musclées, puis il se retira et la mit à plat ventre. C’est en le sentant forcer doucement mais implacablement l’entrée de ses reins qu’elle réalisa qu’il prenait son injonction à la lettre… Il la viola d’une seule poussée, lui arrachant un bref cri de douleur, puis il sentit sa croupe se détendre et il put la sodomiser tout son saoul, jusqu’au plaisir final.

Lorsqu’elle se redressa, il vit que son rimmel avait coulé : des larmes de douleur. Nesrin lui adressa un sourire ambigu et dit :

— Je crois que je risquerais de m’attacher à toi, si on se voyait trop souvent.

Malko se dit que presque toutes les femmes qu’il avait rencontrées au cours de ses missions vivaient de la même façon : au jour le jour, appliquant à la lettre l’adage latin, carpe diem[48].

Nesrin Zilli aimait l’amour et la guerre et faisait les deux avec autant de passion. C’était sa dernière détente avant l’ultime affrontement. Pendant qu’elle prenait une douche, il repassa dans sa tête les éléments de son plan.


* * *

Le néon rouge du Denizli clignotait dans la ruelle, éclairant quelques chats perdus et un clochard. Elko Krisantem émergea du night-club en compagnie de Fatos, la danseuse orientale dont le vieux copain d’Elko avait voulu lui faire cadeau… Les phares éclairaient sa silhouette superbe. Si elle n’avait pas eu un visage taillé à coups de serpe, elle eût été splendide avec son corps plein, sa poitrine énorme et ferme et sa chute de reins extraordinaire, cambrée et ronde.

Elle adressa un sourire aimable à Malko et prit place à l’arrière, à côté de Milton Brabeck. Comme il démarrait, elle dit quelque chose en turc à Elko.

— Fatos a faim, traduisit-il, on pourrait s’arrêter en haut de caddesi Isticlal, il y a un snack ouvert.

Ils s’arrêtèrent à l’endroit indiqué et Fatos put se restaurer d’une Iskenbe[49], couvée par un ivrogne qui transportait plusieurs bouteilles dans la doublure de son manteau. Ensuite, ils repartirent par Cumburuyet désert, vers le nord de la ville. Il était un peu plus de cinq heures et demie du matin et le jour se levait.

Malko arrêta la voiture en haut de la rue qui descendait vers le parking où se trouvait le Volvo. Tout son plan reposait sur une hypothèse. Si elle ne se vérifiait pas, il allait être obligé de passer en force. C’est-à-dire d’attaquer le camion en pleine ville, avec les gardes irakiens autour.

Fatos et Elko discutaient à voix basse. L’Anatolienne écoutait gravement. Elko tira sur sa robe décolletée pour qu’on aperçoive encore plus ses seins qui semblaient prêts à percer le tissu. Puis il échangea un regard avec Malko.

— À tout à l’heure ! dit-il.

Lui et Fatos sortirent et se séparèrent immédiatement. Malko suivit Fatos des yeux, se disant que c’était l’appât idéal. Sa robe se resserrait sur ses cuisses juste en dessous de ses fesses cambrées, les mettant encore plus en valeur.

Elle s’éloigna, suivie à bonne distance par Elko Krisantem. Il n’y avait plus qu’à attendre.


* * *

Neçat Ouran, le chauffeur du Volvo, venait de se réveiller, la bouche pâteuse, lorsqu’il aperçut Fatos qui descendait la rue juste en face de lui. D’abord, il n’en crut pas ses yeux. Une fille comme ça dans ce coin perdu… Elle était trop loin pour qu’il puisse distinguer ses traits, mais sa silhouette l’enflamma instantanément.

Pour jouer, il lui expédia un coup de phares, façon de saluer sa beauté. Elle lui adressa aussitôt un petit geste de la main et se tourna à moitié pour traverser. Lorsqu’il aperçut sa croupe, Neçat Ouran sentit son ventre s’embraser. Il se mit à gratter l’entrejambe de son jeans, sentant son sexe grossir à toute vitesse. L’idée de le plonger dans cette croupe inouïe lui faisait battre le sang aux tempes.

D’un coup d’œil, il regarda ce que faisaient ses anges gardiens. Les huit Irakiens répartis en deux voitures luttaient contre le sommeil. De temps en temps, l’un d’eux descendait se dégourdir les jambes quelques instants. Ils n’avaient pas pu être relevés durant la nuit et commençaient à trouver le temps long…

La fille allait disparaître dans une petite rue. Neçat Ouran appuya sur son commodo, envoyant trois appels de phares successifs… Elle s’arrêta et lui adressa un petit geste de la main. Aussitôt, le chauffeur sortit un bras par la portière, lui faisant signe de venir… Elle sembla hésiter, puis se dirigea vers lui, faisant onduler ses hanches. Quand Ouran découvrit son décolleté, il sentit son cerveau se liquéfier ! Sans se presser, la fille arriva jusqu’au Volvo, s’arrêta et mit un pied sur le marchepied du camion. Ce faisant, sa robe remonta très haut sur sa cuisse et Neçat Ouran aperçut le triangle d’un slip blanc. Il l’aurait bien arraché avec ses dents…

— Salut ! fit-il d’une voix étranglée. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je rentre chez moi, dit Fatos.

— D’où tu viens ?

— Du boulot. Je travaille dans une boîte, près d’Isticlal Caddesi.

L’adrénaline se rua encore plus fort dans les artères du camionneur. Les danseuses orientales baisaient toutes avec leurs clients pour compléter leur maigre salaire. Les yeux fixés sur les seins gonflés, il demanda en ricanant.

— On t’a mis beaucoup de billets là-dedans ce soir ? Son gros index s’enfonça un peu dans la chair tendre d’un sein. Au lieu de se rebeller, Fatos gazouilla, en se tortillant.

— On ne m’en met jamais assez…

Neçat Ouran avala sa salive, tourna la tête pour vérifier que les Irakiens ne s’affolaient pas et lança d’une voix égrillarde.

— Et tu n’as pas envie qu’on te mette autre chose ? L’Anatolienne lui adressa un regard dépourvu de malice.

— Quoi donc ?

At Yarragi[50], fit-il, comme la mienne. Elle va faire péter mon jeans si tu continues à me regarder comme ça.

Fatos reposa le pied par terre avec une moue vexée.

— Bon, je m’en vais !

Le camionneur plongea instantanément le bras à l’extérieur, l’attrapa sous l’aisselle et la hissa sur le marchepied. Les seins à hauteur de sa bouche. Il en bavait, littéralement ! De l’autre main, il la plaqua contre la portière et fourragea dans son corsage. Aussitôt, Fatos tenta de lui échapper, lui lançant d’une voix soudain agressive.

— Hé ! Je t’ai pas dit d’essuyer tes pattes sur moi. Ouran retira sa main de la portière et demanda d’une voix pressante :

— Tu veux pas passer un moment avec moi ici ?

— Ça dépend.

— De quoi ?

— T’as cinquante mille livres…

Elle avait choisi volontairement un tarif honnête. Possible pour un routier.

— Hé, tu me prends pour un Yabaan[51], protesta Ouran.

— Si tu veux pas, c’est pas grave, fit placidement Fatos. D’habitude je demande cent mille.

— Si, si, viens !

À l’idée de perdre ce morceau de roi, il en avait des sueurs froides. Il ouvrit la portière et la fit s’asseoir sur la banquette à côté de lui. Comme il connaissait les usages, il fouilla d’abord dans son jeans et en sortit les billets froissés que Fatos mit dans son sac. Déjà, il fourrageait entre ses cuisses, essayant d’arracher son slip.

Poliment, Fatos posa la main sur la bosse énorme de son jeans.

— C’est vrai que t’en as une très grosse ! fit-elle rêveusement. Je sais pas si ça va coller, moi, j’ai une toute petite chatte…

Si on avait mis des fusées dans le dos du routier, il aurait volé jusqu’à la lune. Il ne savait plus où donner de la main, écartant le haut, le bas, partout où il pouvait toucher la chair tiède. Soufflant comme un phoque. Fébrilement, il descendit la fermeture de son jeans, exhibant une trique énorme, massive, violacée.

Comme un fou, il saisit la nuque de Fatos et la lui planta pratiquement dans la bouche. Elle se mit à le traiter si bien qu’il faillit partir tout de suite.

— Arrête ! gronda-t-il. Je veux te baiser. Tu vas le gagner ton argent, à la sueur de ton petit cul.

Il n’avait plus qu’une idée : enfoncer son membre massif dans ce sexe qu’il imaginait minuscule, à l’en faire éclater. Quel viatique avant un voyage fatigant. C’est Allah qui lui avait envoyé cette petite salope…

Pendant qu’elle continuait sa fellation avec plus de retenue, il retroussa sa robe sur ses hanches, mesmérisé par les fesses inouïes de blancheur et de fermeté. Le slip de dentelle les rendait encore plus désirables.

— Mets-toi comme ça ! ordonna-t-il.

Il voulait qu’elle se place entre lui et le gros volant, mais elle refusa. Préférant s’agenouiller sur la banquette, lui tournant le dos. Neçat Ouran en avait le vertige. Prenant dans la main gauche son sexe prêt à exploser, il le pointa en direction de celui de Fatos, poussa de toutes ses forces et finit par s’enfoncer d’un coup en elle, emmenant avec lui un morceau de dentelle ; il aurait percé de l’acier. Son membre était tellement serré qu’il faillit défaillir tout de suite. Il baissa les yeux sur cette croupe fabuleuse et se mit à la besogner le plus lentement possible, pour faire durer le plaisir, en dépit des protestations de Fatos.

— Arrête ! Tu me défonces ! Tu es trop gros !

Ça l’excitait encore plus, Neçat ! Il se dit qu’il allait l’installer sur la couchette derrière lui, l’emmener en voyage, la baiser sur tous les parkings entre Istanbul et Mossoul. Il se retira, enfonça ses gros pouces dans les deux globes fermes, dégageant l’entrée des reins de Fatos et annonça :

— Je vais te déchirer le cul, petite salope ! Avec ma bite d’âne !

Ce furent les derniers mots qu’il prononça. Tout à son affaire, il n’avait pas entendu Elko Krisantem ouvrir la portière et grimper dans la cabine. Le lacet fut autour de son cou avant même qu’il le voie.

Elko ne fit pas de quartier, serrant tout de suite à se faire péter les ligaments du poignet. Férocement. Neçat Ouran ne put même pas glisser les doigts entre son cou et le mortel lacet. Sa force herculéenne semblait se dissoudre. Il ne pensait plus, se débattant encore, un voile rouge devant les yeux. Fatos, Elko et lui formaient une masse confuse, oscillant sur la banquette. Elko serrait, serrait, retenant lui-même son souffle.

Pris dans les convulsions de l’agonie, le routier fit de vrais bonds de carpe. Tout à coup, il projeta Elko Krisantem contre le klaxon qui se déclencha, hurlant dans le calme matinal.


* * *

Elko Krisantem comprit le danger en une seconde, entendant des portières s’ouvrir et des exclamations. Le chauffeur ne respirait plus, mais les Irakiens allaient rappliquer. À voix basse, il lança à Fatos.

— Vite, descends et referme.

Il la poussait vers la portière. Heureusement, elle réagit immédiatement. Sautant à terre, au moment où un des Irakiens jaillissait de sa Mercedes, Skorpio au poing… Fatos claqua la portière de la cabine et s’éloigna en titubant. Sous le sourire goguenard de l’Irakien qui interpella aussitôt le chauffeur.

— Salaud, tu nous as réveillés !

Neçat Ouran était tassé sur le plancher de la cabine, le visage tout bleu et ne risquait pas de répondre. Elko se demanda ce qu’il fallait faire. S’il démarrait sous le nez des Irakiens ils allaient réagir. Aussi, resta-t-il tapi dans le camion, attendant ce qui allait se passer.


* * *

Malko avait sursauté en entendant le klaxon : quelque chose allait de travers. Il sauta de la Mercedes de location, emportant un des Skorpios en plus de son pistolet extra-plat et une grenade.

— Attendez-moi ! dit-il à Milton Brabeck. Je vais voir ce qui se passe.

Il dévala la rue et ralentit en vue du camion. Tout paraissait calme. Il examina les lieux puis continua sa progression. D’où il se trouvait, les Irakiens ne pouvaient le voir. Il parvint ainsi tout contre le camion et grimpa sur le marchepied. D’un coup d’œil, il fut édifié… Elko, pistolet au poing surveillait l’autre côté, assis sur le cadavre… Il lui fit signe d’entrer.

Malko se glissa à l’intérieur de la cabine, à la place du chauffeur. La clef était sur le contact.

— On y va ! dit-il.

Au même moment, la tête d’un Irakien apparut derrière la glace de l’autre portière. Son hilarité se transforma en stupeur puis en panique, en voyant les deux hommes et le corps inerte du routier. Il n’eut pas le temps de penser plus : la balle tirée par l’Astra lui fracassa le crâne au moment où Malko lançait le lourd diesel.

— Je m’occupe d’eux ! cria Elko.

Avant que Malko puisse dire quelque chose, il avait sauté à terre, arrosant les Irakiens au passage. Seulement, son Skorpio tirait trop haut et sa rafale partit dans les murs avoisinants. Déjà, ils ripostaient et il dut s’abriter derrière l’arrière du Volvo.

Réalisant trop tard son erreur.

Malko enclencha la première et le lourd véhicule se mit en route en grondant. Il n’avait pas conduit de poids lourd depuis longtemps[52], mais s’y fit vite. En une seconde, le Volvo commença à escalader la côte menant à la E5. Dans son rétroviseur, il aperçut les deux voitures des Irakiens se lancer à sa poursuite… Il se mit à zigzaguer pour les empêcher de le doubler.

Quelques instants plus tard, il arriva comme une trombe à la hauteur de la voiture où se trouvait Milton Brabeck. Impuissant, le « gorille » vit défiler le mastodonte sous ses yeux et n’eut d’autre ressource que de se lancer à sa poursuite, derrière les deux Mercedes irakiennes…

Malko déboucha sur le E5 à 80 à l’heure. Il se sentait le maître du monde au volant de ce monstre. Dès que les voitures voulaient le doubler, il donnait un petit coup de volant. Pour l’instant, cela allait, mais il ne pouvait pas continuer cette course indéfiniment… Il faudrait bien s’arrêter. Il aperçut un panneau indiquant : « Sultan Ahmet Koprusü »[53]. Or, à la sortie du pont, il y avait un poste de contrôle des poids lourds avec une chicane. Il serait forcé de s’arrêter et les Irakiens lui tomberaient dessus. À huit contre deux, Milton et lui n’avaient aucune chance…

Ensuite, les Irakiens feraient valoir que le camion leur appartenait et fileraient avec…

Le pont se rapprochait, dominant le Bosphore de plus de soixante mètres. Une des voitures irakiennes réussit à le doubler et tenta de l’obliger à s’arrêter mais, une fois son coffre enfoncé, n’insista pas. À bord du Volvo, Malko ne risquait pas grand-chose.

Dans le rétro, il aperçut Milton Brabeck qui zigzaguait pour doubler la seconde voiture irakienne… Comment cette course folle allait-elle se terminer ?

Il lui restait 2 600 mètres environ avant le péage et la chicane. Son plan original ne pouvait plus être appliqué : jamais ils n’auraient le temps de faire sauter le camion, les Irakiens à leurs trousses. Soudain, il eut une idée folle. Mais c’était la seule chance d’éviter l’échec. Il commença par ralentir. Conduisant d’une main, il réussit à haler jusqu’à lui le cadavre du chauffeur. Les Irakiens ne comprenaient visiblement plus ce qu’il voulait. Le pont était encore à huit cents mètres. Cinq cents mètres plus loin, il était arrivé à ses fins : amener la tête du mort au-dessus de l’accélérateur du Volvo et la maintenir surélevée avec son pied.

Le pont suspendu approchait. Malko entendit le hurlement d’une sirène de police et une Taunus blanche le dépassa. Les deux haut-parleurs fixés sur son toit vomissaient des injonctions incompréhensibles. Les Irakiens avaient dû donner l’alerte… Il ralentit encore. Maintenant, il était encadré de plusieurs voitures : les Irakiens, Milton Brabeck et la police. Il donna un coup de volant vers la gauche, empiétant sur la voie adverse. La Taunus dut faire un brusque écart pour ne pas être emboutie. Pendant quelques secondes, Malko roula complètement à gauche de la chaussée large d’une trentaine de mètres, à l’affolement total des véhicules arrivant en face, qui se mirent à lui faire des appels de phares désespérés. Puis, il braqua à droite, visant un point du parapet opposé, éloigné d’une centaine de mètres. Il remit la direction en ligne. Le Volvo n’avançait plus qu’au pas.

Malko ouvrit la portière, et ôta son pied de dessous la tête du mort. Celle-ci retomba sur l’accélérateur. Il se passa quelques fractions de secondes avant que les 260 chevaux se déchaînent sous le poids qui remplaçait son pied. Malko était déjà sur le marchepied. Alors que le poids lourd ne roulait encore qu’à vingt à l’heure, il sauta sur la chaussée, presque sous les roues de la voiture de Milton Brabeck. Du coin de l’œil, il aperçut le Volvo prendre de la vitesse, traversant le pont en diagonale, droit vers le parapet sud.

Des Irakiens jaillirent de leurs deux véhicules, courant derrière le mastodonte dans un inutile effort pour l’arrêter. Milton Brabeck pila et se précipita pour aider Malko, contusionné, les vêtements déchirés, à se relever. Ils coururent jusqu’au parapet sud, juste à temps pour voir les quarante tonnes du Volvo pulvériser la barrière de sécurité, rebondir sur la voie inférieure réservée aux piétons et, de là, plonger vers le Bosphore, soixante mètres plus bas.

Il ne l’atteignit pas. Au moment où il allait toucher l’eau, la masse imposante d’un pétrolier remontant vers la mer Noire défilait sous le pont. Le Volvo et son container atterrirent juste sur son étrave dans un fracas assourdissant. La cabine se détacha de la semi-remorque et le container se brisa net en deux morceaux, répandant son contenu qui disparut dans les eaux limoneuses du Bosphore.


* * *

Malko était en train de lire un article de l’Observer, intitulé Betrayal in Irak[54] lorsque Elko Krisantem frappa à la porte. Il ne répondit pas immédiatement, plongé dans sa lecture. L’article révélait qu’une importante affaire d’espionnage venait d’être découverte à Bagdad, selon les autorités irakiennes. L’enquête avait mené à l’arrestation d’un des responsables des Services secrets irakiens, Tarik Hamadi. Convaincu d’avoir trahi son pays au profit d’Israël, il avait été condamné à mort et pendu la veille.

Édifié, Malko reposa l’Observer et cria à Elko d’entrer.

— Mettez vite la télé, conseilla le Turc.

Malko appuya sur la télécommande et l’image apparut quelques secondes plus tard. Un commentateur lisait une dépêche d’une voix grave : la veille au soir, les chars de l’armée irakienne, déjà massés à la frontière depuis plusieurs jours, avaient envahi le Koweït ! À cent contre un, les Koweïtis n’avaient pu résister que quelques heures. Saddam Hussein, de Bagdad, avait immédiatement proclamé que le Koweït n’existait plus et n’existerait plus jamais. Devenu partie intégrante de l’Irak…

Comme un jour de 1939, l’Allemagne nazie avait annoncé après la prise de Varsovie qu’il n’y aurait plus jamais de Pologne. Adolf Hitler pouvait reposer en paix : il avait trouvé un digne successeur. Malko n’écoutait plus les commentaires. Réfléchissant à ce qui serait arrivé s’il n’avait pas pu contrer l’opération Osirak du dictateur de Bagdad. Après le Koweït, c’eut été la destruction d’Israël.

Загрузка...