G.-J. ARNAUD Les jeudis de Julie

Chapitre Premier

Lorsque Willy pénétra dans la vie de sa petite fille Julie, Marie Lacaze n’y prêta guère attention. Plus tard, s’il lui avait fallu donner le jour précis du début de cette amitié insolite, elle n’aurait pu le situer avec certitude, aurait dit que cela devait remonter au début de l’automne. À cette époque, la mère de Julie se débattait dans des difficultés de toutes natures, aussi bien matérielles que morales qui en faisaient une femme dépressive. Elle accepta donc Willy avec le reste, pensa peut-être qu’il était bon pour son enfant d’avoir un camarade pour jouer lorsqu’elle rentrait de l’école ou durant ses jours de congé. Marie travaillait à Sigean et ne pouvait s’occuper de Julie comme elle l’aurait souhaité. L’enfant devait rentrer seule dans leur vieille maison isolée au bord de l’étang, préparer son goûter, faire ses devoirs avec l’entière confiance de sa mère, confiance dont elle n’essayait pas d’abuser.

Le jeudi n’avait pas encore été remplacé par le mercredi comme jour de congé et la première fois où Marie Lacaze prit conscience que sa fille avait un camarade fut donc un de ces jeudis soir de novembre où elle découvrit deux bols en train de sécher sur l’évier. Julie lui expliqua que Willy était venu goûter avec elle, qu’ils avaient trempé des petits beurres dans du chocolat chaud.

— Willy comment ? demanda Marie.

— Je ne sais pas. C’est Willy.

— Il habite Sigean ?

— Je ne crois pas. La Nouvelle, plutôt. Il vient avec son vélo le long de l’étang.

— Mais quel âge a-t-il ?

— Douze ans.

L’âge qu’aurait eu Simon, le frère de Julie, mort en 1968 !

— Il va à l’école de La Nouvelle ?

— Bien sûr.

Puis, dans la soirée, alors qu’elles regardaient la télévision, Marie, qui éprouvait un menu agacement parmi d’autres remous intérieurs de contrariété, se rendit compte que Julie faisait erreur ou lui mentait. À douze ans, ce Willy ne pouvait qu’aller au C.E.S. de Sigean. Lorsqu’elles montèrent se coucher, elle lui en fit la remarque.

— Non, il va à La Nouvelle, dit Julie tout en brossant ses dents devant le lavabo de la salle de bains.

— Mais il est trop vieux pour l’école primaire, voyons… Et je ne crois pas qu’il y ait de collège privé à La Nouvelle.

— Je ne sais pas, dit Julie avec une grande sérénité. Nous ne parlons pas beaucoup d’école, en tout cas.

— Et de quoi parlez-vous ?

— Du bateau qu’il achètera lorsqu’il sera plus grand. Un voilier. Il viendra me chercher au bord de l’étang et nous rejoindrons la mer par le port de La Nouvelle.

— Mais le mât vous empêchera de passer sous le pont de chemin de fer.

— Oh ! Willy saura bien se débrouiller.

Un temps, Marie songea à se renseigner sur ce Willy, mais ses soucis l’accaparèrent trop pour qu’elle en trouve le temps. D’ailleurs, Julie n’en parlait presque plus et, un jour que sa mère lui demandait des nouvelles du jeune garçon, elle prit un air étonné.

— Oh ! il y a longtemps que je ne le vois plus.

— Tu veux dire qu’il ne vient plus se promener dans le coin ?

— Il a dû quitter La Nouvelle… Ses parents n’étaient pas de la région.

Curieusement, Marie conserva ce nom de Willy dans sa mémoire et en parla à sa belle-sœur, Germaine Marty, qui habitait précisément La Nouvelle. La sœur de son mari leur rendait visite environ tous les quinze jours et de préférence le dimanche après-midi. Divorcée, elle avait une fille, Gilberte, qui avait six ans de plus que Julie. Une jeune fille au visage ingrat, toujours boudinée dans des vêtements mal choisis. Une très bonne élève, pensionnaire à Narbonne.

— Je veux devenir assistante sociale, disait-elle depuis quelque temps.

Et Marie se demandait bien ce qui pouvait motiver le choix d’une profession aussi altruiste chez sa nièce. Se pouvait-il qu’il existât chez cette fille sournoise une générosité secrète, bien cachée, en tout cas depuis toujours ? Marie craignait que la misère des autres ne serve d’exutoire à un certain sadisme latent.

— Tu ne m’as jamais parlé de ce Willy, s’écria Germaine.

Elle ne cessait de broder le trousseau de sa fille. Avec une application anachronique assez touchante. D’ailleurs, n’avait-elle pas choisi pour son enfant un prénom commençant par la même lettre que le sien pour simplifier les choses ?

— Oh ! j’avais oublié.

— Je ne connais pas de Willy… Quel curieux prénom… Décidément…

Germaine ne lui avait jamais pardonné d’appeler sa fille Julie. De la distinguer dès la naissance par un prénom aussi peu habituel. Elle détestait tout ce que faisait sa belle-sœur, sa façon de s’habiller, de vivre, de continuer à habiter la vieille maison isolée après la mort de son frère Noël.

— Tu pourrais avoir un joli petit appartement à Sigean, lui répétait-elle, tu ne serais pas isolée… Mais ici, dans cette sauvagerie… D’ailleurs, c’est humide… Et l’hiver c’est sinistre.

Elle occupait une maison basse dans un vieux quartier de La Nouvelle, alimentait sa vie de ragots et de malveillance. Son mari n’avait pu la supporter que quelques années avant de s’enfuir pour toujours. Elle en voulait à Marie d’être veuve, de toucher une petite retraite. Son ex-mari ne lui versait pas régulièrement sa pension alimentaire et elle était toujours fourrée chez son avocat de Narbonne.

— Mais que font les parents de ce Willy ?

Déjà pleine de regrets d’avoir soulevé tant de curiosité, Marie essayait de parler d’autre chose, mais sa belle-sœur s’accrochait fermement à cette proie qui tentait sa curiosité malsaine.

— Je me renseignerai.

— C’est sans importance.

— Qu’en sais-tu ? Un gosse qui part de chez lui à vélo pour tout un après-midi !

— Julie l’a déjà oublié.

Durant quelques dimanches, il en fut encore question mais comme Germaine n’avait rien découvert sur Willy, elle finit par renoncer, la mort dans l’âme, à effectuer des recherches sans jamais avouer qu’elle n’avait rien trouvé.

Et puis, durant les vacances de Pâques suivantes, Marie, un soir, trouva deux assiettes, deux verres, deux fourchettes et deux couteaux sur son évier.

— Tu as reçu de la visite ? demanda-t-elle à Julie.

— Ah ! tu veux parler de Boris ? Je l’ai invité à midi… Tu comprends chez lui il crève de faim… Le beefstack que tu m’avais laissé était bien suffisant pour deux. J’ai fait aussi de la purée mousseline…

— Il crève de faim chez lui, fit Marie compatissante. Tu as bien fait… Mais il est resté toute la journée ?

— Presque. Il est arrivé à 10 heures, est reparti vers 16 heures… Tu comprends, il devait ramasser de l’herbe pour les lapins… Deux pleins sacs sinon il n’aura rien à manger ce soir…

— Mais comment l’as-tu connu ? Au C.E.S. ?

— Penses-tu, il n’y vient pas… Ses parents ne veulent pas… D’ailleurs, ce ne sont certainement pas ses parents.

— Pas ses parents ?

Sa surprise ne dura que quelques secondes puis elle détourna la tête pour sourire. Comment pouvait-elle oublier quelle petite fille romanesque était Julie.

— Bien sûr, fit-elle avec un sérieux trop bien observé pour ne pas trahir une certaine ironie. Je parie même qu’il a été enlevé par ces méchantes gens et qu’il recherche sa famille.

Tout d’abord le visage de Julie s’illumina. Elle avait une petite figure triangulaire, avec des yeux allongés et un petit nez droit. Parce qu’elle trouvait son front trop large elle le laissait manger par une frange épaisse.

Elle fit la grimace.

— Tu te moques de moi ?

— Pas du tout.

— Je ne te dirai plus rien…

Marie craignit de l’avoir blessée plus profondément qu’elle ne l’avait voulu.

— Pardonne-moi… Tu es certaine qu’il ne t’a pas raconté d’histoires ?

— Si tu l’avais vu manger à midi tu ne dirais pas une chose pareille… Il a dévoré comme quatre.

— Il revient demain ?

— Je ne sais pas.

— Invite-le pour samedi puisque je ne travaille pas. Je ferai un poulet rôti avec des frites et un bon gâteau au chocolat.

— Formidable, s’écria la petite fille ravie, tu es vraiment la plus gentille des mères.

Le vendredi, il se mit à pleuvoir au début de l’après-midi. En sortant de son bureau Marie fit ses courses pour le lendemain et le dimanche. Lorsqu’elle rentra à la maison elle vit deux bols sur l’évier.

— Boris a voulu du thé, dit Julie. Il n’en avait jamais bu.

— Il a aimé ?

— Bien sûr.

Marie regarda sa fille en souriant.

— Pourquoi bien sûr ?

— Parce qu’il est d’origine russe.

— Tu connais son nom de famille ?

— Romanov, je crois… Mais ce n’est pas celui de ses parents adoptifs.

Romanov. Marie avait déjà entendu ce nom-là mais sans pouvoir préciser.

— Il est venu malgré la pluie ?

Elle regardait autour d’elle le carrelage de la cuisine.

— Vous n’avez pas laissé de boue.

— Il s’est déchaussé.

— Était-il venu à vélo ?

— Sur un vieux clou qui grince affreusement, dit Julie avec une expression attendrie.

La pluie tomba toute la nuit et le jour se leva dans la grisaille. Marie prépara le gâteau au chocolat qu’elle voulait placer au réfrigérateur. Vers 11 heures, elle commença de s’inquiéter.

— Crois-tu que je puisse mettre le poulet ? À quelle heure viendra-t-il ?

— Vers midi, répondit sa fille d’une voix convaincue. Le samedi matin, il doit aller ramasser du bois, une pleine remorque qu’il traîne derrière son vieux vélo. Après quoi, il sera libre de venir ici.

— Ses parents savent qu’il doit venir ?

— Ils s’en fichent bien…

— Et tu connais leur nom ?

— Pas du tout. Boris déteste que nous parlions de ces gens qui le maltraitent.

À 1 heure, elles finirent, de guerre lasse, par se mettre à table. Préoccupée, Marie ne put presque rien avaler tandis que Julie dévorait plusieurs morceaux de poulet et une grosse tranche de gâteau. Sa mère l’observait discrètement mais ne découvrait sur le petit visage triangulaire la moindre expression de gêne.

— Je l’avais invité un samedi à cause de ta tante Germaine qui viendra sûrement demain dimanche, dit-elle.

Julie soupira.

— Je la déteste… Et Gilberte m’agace.

— C’est ta cousine. Tu dois faire un effort.

— Elles n’en font pas.

C’était exact. Germaine désapprouvait en bloc tout ce qu’elles faisaient. Gilberte se montrait plus perfide, engluait de fiel la plus belle journée.

— Tu ne t’inquiètes pas pour Boris ?

— La pluie a dû l’empêcher.

Nulle contrariété.

— Es-tu certaine qu’il avait vraiment compris que tu l’invitais pour aujourd’hui ? C’est peut-être un garçon timide, farouche…

Julie s’arrêta de piocher dans son gâteau au chocolat, parut réfléchir et approuva de la tête.

— C’est peut-être la vraie raison… Peut-être que tu lui fais peur. Tu sais, il ne vit pas dans…

Elle mordit sa lèvre inférieure, ne trouvant pas les mots pour exprimer ce qu’elle ressentait.

— Les mêmes conditions que nous ?

— Oui, c’est cela… Il reste très méfiant et je suis la seule à laquelle il fasse entièrement confiance.

— Je comprends parfaitement, dit sa mère. Quel âge a-t-il, au fait ?

— Un peu plus de douze ans.

Marie se sentit mal à l’aise. Elle pensait à son fils Simon qui aurait eu cet âge-là.

— Comme Willy, murmura-t-elle alors qu’elle allait prononcer le prénom de l’enfant mort.

Au dernier moment, une force inconnue l’avait retenue.

Julie avait terminé son gâteau et essuyait soigneusement sa bouche avec sa serviette, se versait un dernier verre d’orangeade.

— Willy aussi aurait un peu plus de douze ans, dit Marie un peu fébrile. Tu n’en parles plus jamais.

— Oh ! je l’ai oublié, dit sa fille. Quel dommage qu’il pleuve ! Je serais allée près de l’étang. J’ai trouvé une grosse caisse dans la cave. Je suis sûre qu’elle flotterait et ferait un excellent bateau.

— Tu te souviens que Willy voulait acheter un voilier plus tard ?

Sa fille quitta la table et alla tout contre la porte-fenêtre, regarda au-dehors la pluie qui cloquait sur une grande flaque.

— Il faudra la faire boucher, dit-elle distraitement.

Marie s’était bien juré de ne pas en parler à sa belle-sœur, mais elle ne put s’en empêcher. Les trois femmes buvaient du café en croquant des petits fours que Germaine avait apportés. Il ne pleuvait plus et Julie avait disparu après avoir embrassé sa tante et sa cousine.

— Tu ne trouves pas que ta fille devient de plus en plus sauvageonne ? Déjà qu’avec ses jeans et ses cheveux… Tu devrais y veiller… Tu en feras une hippie si tu laisses aller… Ce n’est pas bon pour elle de vivre seule.

Gilberte fixait sa tante de son regard trouble de myope. Elle avait besoin de lunettes mais ne les portait que dans les cas extrêmes.

— Il y de plus en plus de marginaux, dit-elle de sa voix appliquée de bonne élève. Certains vivent dans des conditions répugnantes… refusent même l’intervention des assistantes sociales… Je l’ai lu dernièrement…

— Julie ne vit pas seule, dit Marie. Elle va à l’école et elle a un bon camarade.

— Ce Willy ? demanda avidement Germaine. Serait-il revenu, par hasard ?

— Pas Willy. Celui-là se nomme Boris… Boris Romanov.

Les sourcils inexistants de Gilberte se froncèrent. Elle les marquait d’un crayon beige mais sans grande habileté.

— Romanov ? Comme les tsars de Russie ?

Marie se sentit bien incapable d’ajouter un seul mot. C’était donc cela ? Ce nom lui avait rappelé quelque chose.

— La dynastie des Romanov, récitait presque Gilberte. Elle a régné sur la Russie durant trois cents ans. Le dernier des Romanov était Nicolas II.

Germaine regardait sa belle-sœur avec condescendance. La fierté d’avoir une fille si savante et aussi la commisération lui donnaient cet air supérieur.

— Il serait étonnant, dit-elle, qu’un descendant de cette grande dynastie soit en train de jouer avec ta fille.

— Tous les Romanov ont été assassinés, dit encore Gilberte avec une sorte de jouissance.

Faisant un gros effort, Marie Lacaze put enfin parler.

— Pourquoi ne s’appellerait-il pas Romanov, après tout… L’essentiel est que Julie soit contente d’avoir un bon copain.

Les deux autres échangeaient un regard.

— Tu n’as pas peur ? demanda enfin Germaine.

— Voyons, fit-elle amusée, il n’a qu’une douzaine d’années.

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