Jamais Julie ne lui parut en aussi excellente santé que ce dimanche-là et aussi joyeuse. Mme Cauteret s’était abstenue de téléphoner à la directrice de l’institution, à moins qu’on ait eu la délicatesse de ne pas en informer Julie.
— J’ai bon espoir, lui dit Marie. Je suis sur la bonne voie et d’ici quinze jours nous serons ensemble.
— Dans quelle ville irons-nous ?
— Peut-être Béziers… Agde… Ou pourquoi pas Sète ?
— J’aimerais bien Sète à cause du port. Ce serait très agréable que d’aller voir les bateaux… Tu crois que les gens sont gentils, là-bas ?
— Oh ! mais certainement. Il n’y aura aucun problème.
— Crois-tu que je pourrai rentrer en sixième ?
Marie faillit montrer son embarras. Dans sa poursuite d’une chimère ne négligeait-elle pas l’avenir de sa fille ?
— La directrice dit que je travaille bien. Mais je suis sûre que dans un C.E.S. c’est complètement différent.
Dans les quinze jours à venir, il lui faudrait trouver du travail, un appartement, inscrire Julie dans un collège et poursuivre ses recherches. La veille, elle avait trouvé deux foyers pour jeunes gens dans l’annuaire, l’un à Narbonne ville l’autre dans la campagne. Celui de la ville n’était pas situé dans le centre mais dans les faubourgs, sur la route de Carcassonne. Elle s’y était présentée mais n’avait trouvé personne. Une voisine avait bien voulu lui dire que le foyer ne fonctionnait que l’été et jusqu’à la fin des vendanges.
— Heureusement, avait-elle ajouté, venimeuse, on n’est quand même pas tranquille avec tous ces voyous…
Encore une fausse piste. Elle n’avait même pas envie de se rendre à l’autre du côté de Gruissan.
— À quoi penses-tu ?
— À ce que nous pourrons faire dans quinze jours, lui dit Marie en sursautant.
— Tu as l’air d’avoir du souci.
— Rien n’est facile… Mais il faut que j’y parvienne.
— Pourquoi n’as-tu pas accepté pour Béziers ?
— Parce que c’était Mme Cauteret qui m’avait trouvé cette place. Penses-tu que j’ai eu tort ?
— Non, pas du tout. Tu sais, je peux vraiment attendre quinze jours de plus s’il le faut, je ne suis plus une enfant.
— C’est très gentil de ta part…, commença Marie.
Puis elle se sentit brusquement angoissée. Cette façon de dire « Je ne suis plus une enfant ». Mais elle le savait fort bien que Julie n’était plus une enfant, qu’elle avait un jugement bien meilleur que chez bien des adultes, qu’elle s’intéressait à des sujets qui auraient rebuté des êtres de vingt-cinq ans et plus. Mais pourquoi pensait-elle immédiatement aux possibilités intellectuelles de Julie et jamais à son apparence physique. « Je ne suis plus une enfant. » Marie l’examina furtivement. Elle pouvait paraître plus que son âge mais elle restait encore une petite fille. Alors pourquoi disait-elle qu’elle n’en était plus une ? Parce qu’en ce moment elle assumait les responsabilités d’une adulte ? Parce qu’elle avait commis un acte d’adulte en tuant sa tante et qu’elle payait comme une adulte ? Ou bien alors ce Gildas…
— Tu vas rire, lui disait Julie, mais je viens de lire un roman de la Comtesse de Ségur… Je n’en avais jamais lu et ici il n’y a pas tellement le choix, tu sais… Les Petites Filles modèles, Les Malheurs de Sophie, c’est plutôt bébête…
— Oui, dit Marie, ces fillettes qui vivent dans un château et dont le passe-temps favori est de faire la charité, ce n’est pas vraiment crédible.
— Celui que j’ai lu jusqu’au bout c’est : François le Bossu, dit Julie.
Marie se hâta de répondre. Surtout pour ne pas marquer son trouble par la moindre hésitation :
— Je ne m’en souviens pas tellement.
— C’est pas mal du tout…
Elle pensait toujours à ce Gildas, devait même imaginer une belle histoire dont elle était l’émouvante héroïne qui sauvait le pauvre bossu d’un triste sort en prenant sa place.
— Tu crois que c’est possible dans la vie d’aujourd’hui ? demanda-t-elle à sa mère.
— Pourquoi pas, dit Marie. Oh ! bien sûr, il faut transposer l’intrigue, oublier ces châteaux et tout le reste…
Comment faire pour l’empêcher de s’enfoncer une nouvelle fois dans l’erreur ? N’avait-elle pas eu tort de faire semblant de retrouver la gourmette ? De laver Boris de tout soupçon ? Au milieu de ces étrangers qui favorisaient chez Julie un certain repli sur elle-même n’allait-elle pas de nouveau parer ses éphémères compagnons de toutes les qualités ? N’allait-elle pas trouver des excuses à Gildas, attendre indéfiniment son retour ? D’autre part, avait-elle le droit de laisser Julie dans l’affreuse conviction que l’amitié, voire l’amour n’existaient pas, que chacun ne cherchait qu’à tromper, dépouiller l’autre ?
— François le Bossu finit par mourir, dit Julie, et c’est aussi bien comme cela.
— C’est un peu triste, non ?
Julie ne répondit pas.
Ce fut sur le chemin du retour qu’elle se sentit incapable de retrouver son petit appartement, cette cellule anonyme incluse dans d’autres cellules où la vie se manifestait bruyamment, accusant encore sa solitude. Il faisait nuit lorsqu’elle aperçut la lumière. Pierre Vardas avait déjà ouvert sa porte, l’attendait en tirant sur sa pipe.
— J’ai reconnu le bruit du moteur, dit-il.
— Un beau jour, il m’abandonnera complètement, répondit-elle. Je ne vous dérange pas ?
— Cette question n’est pas à poser, dit-il. Vous avez l’air d’avoir besoin d’une bonne grillade et d’un verre de rouge… Justement, j’ai tout ce qu’il faut.
Des souches de vignes brûlaient dans la cheminée et elle s’en approcha, découvrant qu’elle avait froid, qu’elle était lasse. Elle le regarda faire griller la viande comme dans un rêve.
— Je devrais vous aider, dit-elle.
— Reposez-vous, essayer de laisser tomber ce fardeau qui commence à devenir trop lourd pour vous.
Elle ferma les yeux, réussit à retenir ses larmes.
— Allez-vous le porter toute la vie ? Vieillir avant l’âge à cause de vos efforts désespérés ?
— Je ne sais pas. Pour un soir peut-être, mais demain je me sentirai obligée de le reprendre…
— Et si Gildas n’existait pas ? S’il n’y avait qu’une suite de coïncidences. La vie n’est-elle pas ainsi, faite de hasards ? Certains s’amusent à les lier pour nous croire prédéterminés ? N’est-ce pas absurde ?
Marie aurait pu accepter cette hypothèse si quelques heures plus tôt sa fille ne lui avait parlé de ce livre, François le Bossu. Nouvelle coïncidence ? C’était Pierre Vardas qui, la première fois, avait affirmé que le motocycliste inconnu avait une bosse. Le poissonnier avait confirmé. Elles n’en avaient jamais parlé, Julie et elle. Et pourtant sa petite fille évoquait François le Bossu de la Comtesse de Ségur, et ce ne pouvait être un hasard.
— Venez manger.
Peut-être but-elle un peu trop de vin. Peut-être pour la première fois depuis des années se sentit-elle bien, au chaud, protégée, avec quelqu’un qui pensait à fermer les volets, la porte, à éteindre le feu, la lumière. Quelqu’un qui à sa place avait débarrassé la table, quelqu’un qui l’avait aidée à s’allonger sur un lit, qui avait soigneusement étendu de chaudes couvertures sur elle.
Dans la nuit elle se réveilla, sut qu’elle était chez Pierre et qu’il ne pouvait être très loin. Elle l’appela et il accourut aussitôt. Dans l’obscurité, elle lui prit la main et la porta à ses lèvres, puis le força à s’allonger auprès d’elle. Lentement, très lentement, ils s’embrassèrent, se dénudèrent, firent l’amour. Sur un rythme si lent que ce fut bientôt pour elle l’heure de partir.
— Je reviendrai…, dit-elle. Mais je ne peux te dire quand.
— Toute la semaine j’attendrai, répondit-il simplement.
Toute cette journée du lundi fut pleine, grosse dans le sens de fécondée, d’un merveilleux bonheur, mais la nuit suivante, dans cet appartement détestable, accrocha de nouveau sur ses épaules un sac d’incertitudes, de questions. Elle se sentait coupable, attendait résignée un châtiment inévitable.
Le mardi, à 17 heures, sans même passer chez elle, elle rejoignit Pierre Vardas dans sa maison isolée.
— Je viens faire l’amour avec toi…, lui dit-elle. Tout de suite.
Plus tard, elle fut inquiète.
— Tu m’as trouvée excessive, n’est-ce pas ? Un peu folle ? Je dois te donner l’impression de ne penser qu’à ça, de ne pas savoir être tendre, mais c’est dans le plaisir que j’arrive vraiment à oublier.
Il avait préparé une grosse soupe paysanne qui faisait flotter dans la maison un chaud parfum de bien-être et de pérennité de la vie. Une odeur qui allait bien aux murs épais, à la rusticité du décor.
— Tu en as fait pour une famille nombreuse, remarqua-t-elle. Tu aimes tant la soupe ?
— Pas à ce point, mais je l’aurais fait réchauffer plusieurs soirs de suite pour que son odeur t’accueille.
Ce soir-là, elle parla. Il l’écouta sans l’interrompre. Elle raconta sa vie depuis la mort de son mari, puis celle de Simon, son fils. De ses difficultés, puis de Julie, surtout de Julie, de Willy, de Boris et de Gildas. De sa belle-sœur, de sa nièce et de Mme Cauteret.
— Ils ne me la rendront que si je quitte ce pays pour m’installer ailleurs, et ils ont raison. Julie ne peut affronter les gens d’ici, même pas leurs regards.
— Je peux trouver un chantier dans d’autres départements, dit Pierre Vardas. La semaine prochaine, j’irai trouver le juge pour enfants. Je lui expliquerai qui je suis, ce que je compte faire. Il me fera confiance. Je saurai le convaincre.
Marie se taisait. Julie serait-elle convaincue ? Comment lui expliquer qu’il y aurait désormais un Pierre Vardas avec elles ?
— Il te faut lui écrire.
— Oui, dit-elle, demain.
— Et Gildas ?
— Je ne sais pas… Peut-être qu’il y a eu une série de coïncidences, effectivement.
Pierre fumait sa pipe en la regardant tranquillement.
— Tu ne l’accepteras jamais, dit-il. Autant essayer encore. Demain, je partirai pour Narbonne et je chercherai. Mais accepteras-tu sans arrière-pensée ce que je te dirai ensuite ?
— Oui, dit-elle, sans arrière-pensée.
Elle reprit son travail, ses petites habitudes. Le mercredi passa aisément, le jeudi fut plus difficile. Pierre lui avait dit qu’il lui téléphonerait dès qu’il aurait du nouveau. Mais il ne le fit pas. Le jeudi soir, elle vint jusqu’à la maison. Les volets, la porte étaient fermés. Sachant où se trouvait la clef elle pénétra dans la grande pièce. Une odeur âcre de feu éteint y régnait. Une odeur qui sentait l’abandon définitif, et elle se hâta de ressortir, remit la clef dans sa cachette et rentra chez elle.
Pierre Vardas lui téléphona le vendredi à 15 heures.
— Voilà ce que j’ai trouvé, dit-il. Une communauté installée dans le vieux quartier dans un immeuble qui menace ruine. Des jeunes s’y succèdent constamment, ne restent que quelques jours, rarement plus d’un mois. Seuls deux types habitent là constamment. Ils ne posent de questions à personne, reçoivent, logent et nourrissent ces mômes qui passent. Parfois la police fait une descente, retrouve quelques fugueurs, quelques drogués. Ces deux types se souviennent qu’au mois d’avril un garçon est passé. Il possédait une Honda 125 achetée d’occasion et bricolée tant bien que mal. Ce garçon se nommait Gilles Dazergues, avec un Z. Il demandait qu’on l’appelle Gildas. Il venait de Lyon, parlait de l’Espagne. Toute la journée il filait sur son engin, ne rentrait pas tous les soirs. Une nuit, il est revenu vers minuit, a dit qu’il avait crevé. Le lendemain, il a réparé sa roue. Il semblait avoir hâte de pouvoir conduire de nouveau sa petite moto. Et puis un beau jour il a disparu et les deux types en question pensent qu’il a dû passer en Espagne. Ou qu’il est rentré chez lui à Lyon. Mais ils pensent plutôt à l’Espagne car il a laissé chez eux pas mal d’affaires comme s’il comptait les reprendre au retour. J’ai peut-être commis une bêtise en essayant de les acheter. Je leur ai proposé de l’argent pour qu’ils nous préviennent lorsque le gosse reviendrait. Ils se sont fâchés et m’ont presque fichu à la porte.
— Bien, dit-elle. Tu rentres ?
— Je suis rentré. Je téléphone de Sigean et maintenant je vais à la maison.
— À tout à l’heure, dit-elle.
Lorsqu’ils se retrouvèrent ils firent tout de suite l’amour dans la maison à peine réchauffée par le feu allumé depuis peu. Par la suite, elle fut surprise de n’avoir eu que cette préoccupation, de ne pas l’avoir questionné sur ses recherches.
Ce fut Vardas qui en parla le premier alors qu’elle déballait les provisions achetées avant de venir. Il lui donna l’adresse de cet immeuble vétuste, d’autres précisions.
— Ce Gilles Dazergues était renfermé, peu bavard. Seule sa moto paraissait l’intéresser. Il y avait des filles à ce moment-là dont une peu farouche qui n’arrêtait pas de faire l’amour avec des partenaires différents. Elle a essayé de draguer Gildas mais il a failli la gifler. Un drôle de type, non ?
Un garçon malheureux, hérissé par la pitié ou l’amour facile qui avait rencontré l’amitié affectueuse de Julie. Mais qu’en avait-il fait ?
— Que décides-tu ?
— Je ne sais pas, dit-elle.
Le lendemain, elle se réveilla avant lui, quitta le lit furtivement, s’habilla dans la cuisine et sortit en silence. Le bruit du démarreur allait le réveiller mais elle savait qu’elle aurait disparu lorsqu’il sortirait sur la porte.
À la Maison de la Presse, elle chercha dans le rayon de la Bibliothèque Rose. La plupart des romans de la Comtesse de Ségur y figuraient à l’exception de François le Bossu.
— Je peux vous le commander, proposa le dépositaire. Il sera là ce soir avec le colis des journaux. Demain au plus tard.
— Merci, dit-elle. Je dois aller à Narbonne, je l’achèterai là-bas.
Tout en roulant, elle essayait d’établir un ordre de priorité. Acheter d’abord ce livre puis se rendre dans cette sorte de foyer où Gildas Dazergues avait séjourné plusieurs semaines.
Un samedi, elle eut du mal à trouver une place de parking, passa de ce fait devant une Maison de la Presse.
— Je vous fais un paquet cadeau ? proposa la vendeuse.
Elle n’osa refuser, eut la patience d’attendre qu’on enveloppe le roman d’un joli papier, qu’on noue un ruban noir autour, qu’on colle une étiquette. Du même coup, ce livre ainsi présenté devint pour elle un objet précieux, inquiétant.
Elle pénétra dans un bar, commanda un café et un croissant, commença de défaire le joli papier. Une grosse femme qui mangeait un sandwich en buvant un verre de vin blanc ne cessait de la regarder, fut certainement surprise en voyant la couverture rose.
Marie consulta le roman sans oser aller tout de suite à la fin. Elle ne se souvenait pas que les dialogues étaient présentés ainsi, comme dans une pièce de théâtre, avec au milieu de la page le nom de la personne qui parlait. Il y avait énormément de dialogues.
La grosse femme commandait un autre verre de vin au garçon et attirait son attention sur Marie. Ils échangeaient des sourires narquois mais elle s’en moquait.
Elle se força à manger son croissant, avala d’un trait son café, n’osa en commander un autre à cause du garçon. Enfin elle ouvrit le roman à la dernière page. Elle y apprit qu’un certain Adolphe avait connu une triste fin. Elle ignorait qui était cet Adolphe. Mais un paragraphe plus haut, elle put lire « Quant à Christine et à François, ils ne se lassent pas de leur bonheur ; ils ne se quittent pas ; ils n’ont jamais de volontés, de goûts, de désirs différents. Ils ne vont pas à Paris et ils vivent à Nancé chez leur père. »
Pourquoi Julie lui avait-elle dit que François le Bossu mourait à la fin de l’ouvrage ?