Chapitre XII

Ce dimanche fut très beau. Dans l’air flottait une odeur de moût sucré. Les vendanges s’achevaient un peu partout et en ce jour de congé les parents des villes venaient aider leur famille à rentrer la récolte. Marie avait décidé d’affronter la maison sans chercher de faux-fuyants. Elle arriva de bonne heure, ouvrit la porte sans réticences, pénétra dans la salle à manger pour ouvrir la porte-fenêtre puis dans la cuisine pour en faire autant.

Le relent fade la poursuivait partout mais elle essayait de ne pas y songer. Lorsqu’elle ouvrit le cagibi sous l’escalier elle tremblait un peu mais sa torche électrique éclaira ce qu’elle avait toujours su y trouver. Le sang de sa belle-sœur s’était infiltré entre les pierres d’escalier et avait formé une grosse flaque maintenant complètement desséchée. Elle alla chercher un balai. La poussière brune se mêla à l’autre, grise, et elle alla jeter le contenu de sa pelle derrière la maison, dans un trou qui recevait les ordures.

Elle lava ensuite le sol à l’aide d’eau de javel presque pure, en fit autant pour le couloir. Lorsqu’elle eut terminé elle essaya de se persuader que l’odeur avait complètement disparu mais savait que tant qu’elle ne nettoierait pas les marches de l’escalier elle continuerait de la sentir. Mais c’était suffisant pour une première fois et elle préféra aller se promener le long de l’étang.

À midi, elle déjeuna dehors, assise contre le mur, prenant le soleil. Il lui faudrait prendre une décision pour cette maison. En la vendant, elle pouvait acheter un appartement ailleurs, placer peut-être un peu d’argent au nom de Julie.

Le soir, avant de partir, elle voulut emporter plusieurs ustensiles de ménage qu’elle n’avait pas déménagés et alla chercher, dans la souillarde, quelques journaux pour les empaqueter. Elle enveloppa deux casseroles, deux bocaux en verre fragile, une poêle graisseuse. Et dans la pile de journaux elle découvrit un magazine qu’elle n’avait jamais vu. Un magazine consacré à la moto.

Elle resta immobile à regarder la couverture. Un dessin assez réaliste représentant une fille et un garçon sur une grosse moto lancée à toute allure dans un chemin forestier.

Julie avait-elle pu acheter cette revue ? Ou bien la lui avait-on donnée ? Possible que ce Gildas l’ait apportée pour qu’ils la parcourent ensemble.

Elle l’ouvrit, tourna les pages avec beaucoup de lenteur dans l’espoir de découvrir un signe, un indice, un simple coup d’ongle même qui lui donneraient une indication précieuse.

Ce fut presqu’à la fin qu’elle trouva ce qu’elle cherchait. On avait découpé habilement dans une page la représentation d’une moto. Aucun doute là-dessus. Malgré la bizarrerie des contours restants, elle pouvait l’identifier grâce aux roues.

Julie avait toujours aimé découper. Il n’y avait pas si longtemps elle réclamait sans cesse des catalogues de grands magasins, découpait des mannequins, des meubles, recréait tout un monde miniature qu’elle collait sur des feuilles blanches. L’une représentait une cuisine avec tous les ustensiles, tous les appareils, l’autre une chambre à coucher avec deux personnes allongées dans le lit, des piles de draps sur une commode. Marie s’en souvenait parfaitement.

Donc sa fille avait découpé cette moto. Il y en avait d’autres dans le magazine, des dizaines d’autres mais c’était celle-là qu’elle avait sélectionnée.

Marie emporta le magazine et se hâta de rentrer chez elle pour fouiller dans les affaires de Julie. Elle y passa toute la soirée et, ne pouvant dormir, se leva pour continuer ses recherches jusqu’à minuit, mais en vain.

Le lendemain matin, avant d’aller au travail, elle passa à la Maison de la Presse et demanda au préposé s’il pouvait lui procurer le numéro d’avril de cette revue.

— Je vais essayer, dit le marchand. Il est possible qu’ils l’aient encore à Narbonne, sinon le dépositaire central le demandera à Paris. Ça peut demander plusieurs jours, vous savez.

— Aucune importance, dit Marie.

Pourtant, craignant que le commerçant n’oublie, elle écrivit une lettre à la société d’édition, y joignit un chèque.

Le lendemain soir on sonna à sa porte et elle découvrit avec stupeur Mme Cauteret sur son palier. L’assistante sociale avait encore grossi et plus que jamais son regard paraissait dur derrière ses verres épais.

— Puis-je vous parler ?

— Entrez, dit Marie d’une voix émue.

Elle refusa de s’asseoir.

— Accepteriez-vous d’aller travailler à Béziers ? Il y a une place de secrétaire à partir du 1er novembre. Également dans une entreprise de construction. Si vous acceptez, il faudra vous présenter le plus rapidement possible à l’adresse que je vous donnerai.

— Pourquoi faites-vous cela ? demanda Marie tranquillement.

— C’est à la demande du juge pour enfants. Il estime que plus tôt votre fille reviendra vivre avec vous mieux ce sera pour elle. Je ne fais que suivre ses directives.

— Quand devrai-je me présenter ?

Il n’en était pas question, alors que ses recherches ne cessaient de se préciser mais elle ne voulait pas affronter ouvertement tous ces gens qui ne songeaient qu’à faire son bonheur. Bientôt, peut-être, elle pourrait leur prouver qu’ils s’étaient stupidement trompés et elle savourait à l’avance les signes avant-coureurs de cette victoire.

— Prenez rendez-vous par téléphone ainsi vous ne sacrifierez qu’une demi-journée.

— Très bien. Mais cet employeur va faire comme les autres, demander des renseignements à la gendarmerie ? Et il faut croire que ceux-ci ne sont pas très fameux puisque jusqu’à présent je n’ai pu trouver une place.

— C’est à moi qu’on demandera des renseignements, pas aux gendarmes.

— Oh ! dans ce cas, fit Marie sans ironie, ce sera parfait. Je vous remercie infiniment.

Mme Cauteret la regarda comme si elle attendait autre chose d’elle, se dirigea vers la porte mais finit par s’arrêter de marcher.

— Votre petite fille va bien ?

— N’avez-vous vraiment aucune nouvelle d’elle ? demanda Marie. Je croyais que tout s’entrecroisait, que vous étiez même plus informée que moi sur ce qui se passe à l’institution. Ma petite fille m’écrit toutes les semaines. Jamais elle ne se plaint. Mais comme elle remet ses lettres ouvertes cela ne signifie pas grand-chose.

— Mais vous lui rendez régulièrement visite, n’est-ce pas ?

— Régulièrement, en effet. Si mes visites sont comptabilisées, vous pourrez avoir la preuve que je n’ai pas manqué un seul dimanche autorisé. Même lorsque j’étais malade, même lorsque ma voiture donnait des signes de faiblesse. Qu’aurait-on pensé de moi si j’avais, par malchance, sauté un seul de ces dimanches ?

— Vous ne changez pas, dit Mme Cauteret. Vous montrez toujours la même méfiance envers ceux qui essayent de vous aider.

— Je préfère que vous sortiez, maintenant.

Mme Cauteret ouvrit sa serviette, y prit une carte.

— Voici l’adresse en question.

Marie la prit sans y jeter un simple coup d’œil, alla ouvrir la porte.

— Ne désirez-vous pas avoir des nouvelles de votre nièce Gilberte ?

— Non… Je la plains beaucoup mais elle a eu son rôle dans cette malheureuse histoire. Un rôle aussi moche que celui de sa mère et que le vôtre, madame. Vous vous êtes liguées contre nous. Vous parce que je me suis montrée insolente à votre égard, Germaine parce qu’elle se croyait des droits sur moi, sur ma fille, Gilberte par jalousie, par méchanceté. Vous n’acceptiez pas notre façon de vivre, de nous aimer, Julie et moi. Vous ne pouviez supporter qu’à dix ans elle soit indépendante.

Lorsqu’elle referma la porte, elle haletait et avait le front couvert de sueur. Il lui fallut boire un verre d’eau, se laisser aller sur le divan de sa salle de séjour. Elle n’avait pas pu se contenir, une nouvelle fois elle avait vexé cette femme. Mme Cauteret ne l’oublierait pas.

Le vendredi elle reçut un coup de fil du juge pour enfants. Il lui demanda si elle avait pris contact avec cet employeur de Béziers. Elle dut avouer que non, faillit ajouter qu’il savait bien qu’elle ne l’avait pas fait.

— Pourquoi refusez-vous de quitter le pays, madame Lacaze ? Vous savez que dans ces conditions la petite Julie ne pourra pas vous être confiée. On ne peut l’obliger à vivre dans les lieux même du drame. Songez à l’accueil que lui ménageraient les gens, ses camarades d’école. Vous ne pouvez lui infliger cette épreuve.

— J’ai besoin de rester quelque temps. Je dois régler certaines affaires, prendre des dispositions.

— N’avez-vous pas hâte de vivre de nouveau avec Julie ?

Comment pouvait-il le lui demander ? Qu’imaginaient-ils tous ? Qu’elle n’aimait pas sa fille ? Qu’elle appréciait sa nouvelle liberté de femme sans enfants ? Qu’elle en profitait peut-être pour avoir des aventures, mener joyeuse vie ?

— Si, dit-elle en essayant de mesurer son ton. Mais je ne veux rien précipiter.

— J’essaye de vous comprendre, madame Lacaze, et mon vœu le plus cher est de vous rendre votre fille.

On aurait dit qu’ils soupçonnaient tous quelque chose pour la harceler ainsi, comme si brusquement ils avaient peur qu’elle ne découvre la vérité, qu’elle ne dévoile à l’opinion publique qu’ils s’étaient trompés et que Julie n’avait jamais tiré sur sa tante.

— Je sais, monsieur le juge, mais j’ai besoin d’un délai…

— Cette place de Béziers ne vous convenait-elle pas ? Peut-être n’aimez-vous pas cette ville ?

— Si, monsieur le juge… Mais je ne veux rien devoir à Mme Cauteret.

Le juge observa un court silence.

— Vous avez tort de vous buter. Mme Cauteret est une femme consciencieuse et expérimentée. Elle n’a jamais agi que pour le bien de votre fille.

Elle ne répondit pas.

— Comme vous voudrez, madame Lacaze, lâcha-t-il à regret, comme vous voudrez.

Jusqu’à la fin de la semaine elle attendit en vain l’envoi du magazine moto. Elle passait tous les jours chez le dépositaire de presse, se précipitait sur sa boîte aux lettres entre midi et 13 heures. Elle ne songeait plus qu’à cette moto découpée. Parfois, elle cherchait encore dans les affaires de Julie, feuilletait ses livres habituels, les manuels scolaires, les cahiers, fouillait dans ses vêtements, dans les cartons du déménagement.

Le dimanche, elle prit la route de Carcassonne. On lui annonça avec ménagement, et comme si elle était à l’article de la mort, que Julie, grippée, se trouvait à l’infirmerie. Elle la trouva en compagnie de deux autres filles plus âgées.

— Je toussais un peu, dit la petite fille. Ce n’est pas très grave.

Marie s’assit auprès du lit, posa les illustrés et les livres autorisés par l’administration sur la petite table de chevet. Elle eut l’impression que Julie se montrait réticente à son égard.

Au bout d’un moment, elle se rendit compte qu’elle était la seule qui parlait.

— Tu veux dormir, peut-être ?

— Non, dit Julie, je te répète que ce n’est pas grave…

— Y a-t-il autre chose ?

Elle regardait ailleurs, vers le recoin de la chambre où ses deux compagnes chuchotaient en riant. De temps en temps, l’infirmière pénétrait dans la pièce, faisait mine de ranger quelque chose.

— J’ai l’impression que tu m’en veux, dit soudain Marie. As-tu quelque chose à me reprocher ?

— Pourquoi ne veux-tu pas aller à Béziers ?

Scandalisée, Marie se souleva de son siège. Ils avaient donc pris cette liberté d’informer Julie… Ils voulaient faire indirectement pression sur elle.

— Comment le sais-tu ?

— Elle téléphone souvent à la directrice et l’une des monitrices me l’a rapporté.

Marie comprenait bien des choses.

— Et depuis tu as la grippe ?

— J’étais fiévreuse et je toussais, protesta faiblement Julie.

— J’ai besoin d’un mois, dit Julie. Un mois. Tu comprends ce que cela veut dire ? Je te demande de me faire confiance un mois encore. De patienter. Ensuite je partirai où on voudra que j’aille. N’importe où pourvu que nous soyons ensemble.

Julie gardait son expression boudeuse mais certainement pour ne pas abdiquer immédiatement. Depuis plusieurs jours, elle souffrait dans son affection, avait monté cette comédie — était-ce bien une comédie ? — de la maladie pour se retrancher de la vie communautaire, pour être seule à souffrir.

— Peux-tu attendre un mois ?

Inquiète, elle appréhendait une question de Julie sur l’emploi de ce mois. Elle n’aurait pas aimé lui mentir alors qu’elle ne l’avait jamais fait pour des choses importantes.

— Un mois, dit Julie.

— Je viendrai encore une fois te voir et la seconde je pense que ce sera la bonne, que le juge m’autorisera à te prendre avec moi. Je me demande ce que va en penser la voiture. Tu sais, elle est de plus en plus capricieuse et va-t-elle supporter ce supplément de poids ?

Julie sourit.

— Je ne suis pas si grosse.

— Non, mais elle va encore nous secouer en pétaradant des quatre fers. Tu la connais.

Elles riaient. Comme lorsqu’elles revenaient ensemble sur le chemin défoncé. À cette époque, elles comparaient la 2 CV à une vieille clocharde ivre.

Le lundi, Marie reçut la revue de moto et l’ouvrit avec des gestes fébriles.

— Une Honda 125 centimètres cubes, dit-elle.

Presque déçue. Ce n’était pas tout à fait une moto mais plutôt un vélomoteur. D’ailleurs, elle lut qu’on ne pouvait la conduire qu’à partir de seize ans. Pour une cylindrée supérieure il fallait avoir dix-huit ans. Cette précision situait Gildas entre ces deux chiffres.

Soigneusement, elle détacha la page, la plia en quatre et la plaça dans son sac. Le soir-même, malgré la nuit qui tombait tôt, elle conduisit jusqu’à la maison de l’étang et à partir de là essaya de reconstituer plusieurs itinéraires. Bientôt, elle se rendit compte que la vieille voiture ne pouvait passer là où une moto pouvait rouler aisément.

Elle aperçut une maison isolée non loin du hameau qu’on appelait Le Lac. Il y avait une lumière à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée et elle fut tentée d’aller se renseigner, paniqua au dernier moment. En traversant Le Lac elle essaya de voir si un garagiste ou un simple réparateur de vélos n’y était pas installé mais l’endroit était vraiment trop petit.

Dans la nuit, elle rêva de cette maison isolée où brillait une lumière et où elle n’avait pas osé frapper. Une grosse femme aux cheveux gris la recevait très mal. Malgré ce rêve, elle décida d’y retourner le soir-même.

Ce fut un homme jeune, brun et souriant qui vint lui ouvrir la porte. Il l’écouta avec attention.

— Une moto ? Un jeudi d’avril ?

— Oui, dit-elle fébrile. Une moto comme celle-ci.

Il se tourna pour que la lumière de la cuisine éclaire la page du magazine.

— Une Honda 125…, dit-il. Je suppose que c’est très important pour vous.

— Oui, dit-elle, très important… J’ai besoin de ce… du conducteur…

— Cela ne me regarde pas, dit-il. À plusieurs reprises, à cette époque, j’ai vu passer une moto, en effet… Une Honda 125, m’a-t-il semblé… Moi aussi j’aime les motos. C’était un jeune garçon qui portait un casque rouge et une combinaison noire. Je m’en souviens parfaitement. Je riais même car il avait une drôle de position sur son engin… Son dos faisait comme une bosse… Peut-être était-il bossu…

— Il ne s’est jamais arrêté ici ?

— Non, jamais… Mais ce n’est pas la seule maison isolée dans ce coin. Il y a de vieux cabanons, des ramonétages également… Vous en trouverez bien une dizaine dans le coin. Mais tous ne sont pas habités. Des Parisiens en ont achetés et ne viennent qu’aux vacances.

Gildas avait pu abandonner sa moto dans une de ces habitations désertes, revenir le lendemain avec de quoi réparer sa roue. Dans ce cas, elle ne retrouverait jamais sa piste, quoi qu’elle fasse, à moins d’un hasard fabuleux.

— Je vous remercie, dit-elle.

— Vous êtes madame Lacaze, n’est-ce pas ?

La voyant se raidir, il sourit encore plus, montrant des dents très blanches. Dans ce sourire elle découvrit une maturité qui lui laissa à penser que l’homme n’était pas aussi jeune qu’il le paraissait.

— Comment va votre petite fille ?

— Vous me connaissez ?

— Simple hasard, et ne me prenez pas pour un curieux avide de sensationnel. J’ai été très ému par ce qui arrivait à cette enfant.

À cause de la simplicité avec laquelle il le disait elle le crut sincère.

— Je vais me renseigner, dit-il, passez à l’occasion, peut-être que j’aurai quelque chose pour vous.

Marie repartit revigorée. Depuis des années, elle n’avait pas rencontré d’homme capable de lui apporter, en si peu de temps, une telle amitié. D’ordinaire, on la considérait comme une veuve encore comestible capable de tenir une place honorable dans un lit.

Elle essaya de penser à ces cabanons et ces « ramonétages » fermés en dehors des vacances. Elle y pensa tellement que, revenue chez elle, une explication lui apparut.

Les vacances de Pâques n’avaient-elles pas été décalées pour certaines régions, Paris en particulier ?

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