Chapitre V

Dans la nuit venue depuis une heure maintenant la maison brillait comme un phare. Marie avait ouvert tous les volets, allumé toutes les lampes. On devait l’apercevoir de loin et dans les rares habitations dispersées le long de l’étang les gens se demandaient sans doute quelle fête inattendue se déroulait dans la vieille bâtisse.

Immobilisée sur place par l’ignorance de ce qu’il fallait entreprendre, Marie ne pouvait qu’attendre le retour de sa fille. Depuis la fenêtre de sa chambre elle essayait de sonder le mystère de la nuit au-delà de la clarté diffusée par toutes les lumières de la maison. Cette illumination ne recevait aucun écho. Tout autour et à des kilomètres la nuit restait noire. Seul, parfois, un trait de feu courait vers le sud ou vers le nord, de l’autre côté de l’étang, là où la ligne de chemin de fer Narbonne-Perpignan empruntait un isthme étroit, un cordon de sable entre deux étangs.

À 21 heures, affolée, elle pensa qu’il lui fallait appeler à l’aide. Prévenir la gendarmerie, les pompiers, expliquer que sa petite fille avait disparu. Que pourraient faire tous ces gens par une nuit pareille ? Un vent gras d’humidité venu de la mer souillait la terre. D’apparence, il était moins froid que celui du nord, le Cers, mais finissait par transpercer les vêtements. Elle avait essayé de faire l’inventaire des habits emportés par Julie, n’y parvenait pas. La petite fille désordonnée en laissait dans toutes les pièces. Ne pouvant décrire comment elle était habillée, elle passerait pour une mauvaise mère. Et quand le jour se lèverait, les autres accourraient. La belle-sœur, la nièce, Mme Cauteret. On l’accablerait encore. Mais qu’importait si l’on retrouvait Julie. Combien de temps lui faudrait-il encore pour qu’elle renonce à cette moto mythique, pour qu’elle renvoie ce Gildas dans le néant ? Où se retrouverait-elle ? Peut-être à des kilomètres de la maison, dans un paysage nocturne qui l’épouvanterait. Jamais elle ne pourrait revenir avant l’aube.

— Maman.

Dans le rectangle jaune que projetait la fenêtre, Julie agitait le bras. Marie déboula dans l’escalier, sut résister au dernier moment au désir frénétique de l’étouffer dans ses bras.

— Je devenais folle, dit-elle simplement.

— Nous avons crevé… Assez loin d’ici… Gildas est allé à la recherche d’un garage en poussant la moto et moi j’ai coupé tout droit.

— Non, dit Marie, non… Il n’y a pas de moto, il n’y a pas de Gildas… Tu es partie sans t’en rendre compte, comme une somnambule, et puis tu t’es réveillée loin d’ici… Je t’en prie, ne me parle plus de moto, de Gildas… Je t’en supplie.

Julie glissa comme une ombre vers la cuisine et quand sa mère la rejoignit elle refermait la porte-fenêtre.

— De loin, j’ai cru que c’était un arbre de Noël géant… Maintenant il faut tout fermer sinon les gens finiront par venir…

Lorsqu’elle passa près d’elle, Marie respira une odeur froide d’essence, de cambouis. Elle l’entendit qui fermait tous les volets du premier. Pourquoi avait-elle perdu la tête, prononçant ces mots irrévocables ? Lorsqu’elle revint, Julie s’était changée, portait une robe de chambre. Sa mère ne trouva sur elle aucune odeur d’essence et de cambouis. Elle avait dû s’autosuggestionner.

— Je meurs de faim, dit la petite fille.

Elles dînèrent dans un silence agaçant, n’échangeant que quelques sourires. Lui dire d’oublier ces mots imbéciles de tout à l’heure ? Nouvelle maladresse.

— Tu dois être fatiguée… Nous allons nous coucher tout de suite… Je ferai la vaisselle demain.

— Cette femme est revenue…

— Mme Cauteret… Je sais… Elle m’a attendue et m’a suivie lorsque je suis rentrée… Tu l’as donc vue la première fois ?

— Elle a fait plusieurs fois le tour de la maison, s’est approchée des volets de la porte-fenêtre, ici… Je n’ai pas osé éteindre la lumière car elle devait l’avoir aperçue. C’est après qu’elle soit partie que nous… que j’ai quitté la maison.

— Tu sais, j’étais dans mes petits souliers, dit sa mère en essayant d’être amusante. Cette bonne femme ne me quittait pas d’un pouce. C’est une chance que tu n’aies pas été dans la maison. Une autre que j’aie pu m’emparer de ton mot avant qu’elle n’y ait jeté un coup d’œil. Je n’arrivais pas à m’en débarrasser et lorsque je lui ai dit que j’étais obligée de rentrer après l’avoir raccompagnée, elle est restée un bon moment dehors.

Julie resserrait les bords de sa robe de chambre comme si elle avait froid.

— Elle reviendra jeudi prochain.

— Nous avons huit jours devant nous, dit sa mère, largement le temps de trouver une solution.

Elle soutint le regard de sa fille avec une assurance tranquille qu’elle était loin d’éprouver.

La semaine s’acheva dans une certaine quiétude. Le vendredi soir, Julie rejoignit sa mère à son bureau et comme Marie ne travaillait pas le samedi, elle put aller attendre sa fille à l’arrêt du car.

— Veux-tu que nous allions à la mer demain ? proposa-t-elle à Julie. Nous pourrions emporter un pique-nique.

Ainsi, elles éviteraient de rencontrer Germaine et Gilberte.

— Je préfère rester à la maison, répondit Julie.

— Tu fileras au bord de l’étang et moi je devrai supporter ces deux femmes désagréables qui ne cesseront de me poser des questions embarrassantes.

Cette timide allusion à Gildas laissa Julie sans réaction. Depuis jeudi c’était la première fois que Marie essayait de réparer le mal qu’elle avait pu faire et elle ne savait exactement comment s’y prendre.

Dès le dimanche matin, elle fut nerveuse, rata complètement son repas de midi, manqua totalement de patience avec Julie qui ne tarda pas à disparaître.

Lorsque la voiture de sa belle-sœur s’immobilisa devant la maison, Marie en fut presque soulagée. Elle avait tellement appréhendé cette visite qu’elle préférait l’arrivée des deux femmes à une attente épuisante. Elle se montra très aimable mais Germaine flaira tout de suite quelque chose d’inaccoutumé.

— Mais qu’est-ce que tu as ? Je te trouve fébrile.

— Moi, pas du tout, juste un peu de fatigue.

— Où se trouve Julie ? demanda sa nièce qui promenait son regard de myope dans tous les coins.

Comme si Julie eût été un petit animal farouche capable de se cacher sous la table, voire sous l’évier.

— Oh ! tu sais, le dimanche, elle file dès la dernière bouchée…

— Je ne pourrais pas vivre, répondit Germaine, à la savoir traîner du côté de l’étang.

— Elle ne risque rien. Il faut faire au moins cent mètres pour avoir de l’eau jusqu’à la taille et, de plus, elle nage comme un poisson.

— Il y a de la vase, peut-être des sables mouvants.

— Je n’en ai jamais entendu parler.

— Voit-elle toujours ce Gildas ? questionna sournoisement Gilberte.

— Je vous fais un peu de café, n’est-ce pas ? demanda Marie. Il fait trop chaud pour s’installer dehors. La cuisine est fraîche.

— As-tu essayé de savoir qui était ce Gildas ? demanda sa belle-sœur à son tour. Souviens-toi des deux autres… Ce Willy et ce Boris Romanov.

Gilberte gloussa à cause de ce nom.

— Je voudrais te parler sérieusement, Marie, continua la sœur de son mari. Je ne sais ce que tu en penses, mais ces inventions successives de Julie deviennent inquiétantes… Voyons, tu admets que ce sont des inventions ?

— Des fantasmes, ajouta Gilberte toujours pédante.

— Où voulez-vous en venir ? demanda Marie en déposant la cafetière sur la table.

Elles avaient apporté un carton de pâtisseries choisies uniquement pour leur gourmandise et non en fonction de leur hôtesse. D’ailleurs Julie détestait ce genre de gâteaux. Marie n’avait même pas défait le ruban et faisait semblant d’oublier la boîte.

— Pouvons-nous parler comme des personnes sensées sans que tu ne prennes la mouche ?

— Je voudrais que vous cessiez de vous occuper de moi et de Julie, dit calmement Marie. Sans vous, cette assistante sociale ne me relancerait pas comme elle le fait. Elle ne cesse de nous surveiller, de venir ici. C’est de l’inquisition.

— Mme Cauteret est une femme estimable, riposta Germaine. D’ailleurs, Gilberte l’admire beaucoup et durant les vacances l’accompagnera dans certaines de ses visites… Tu t’es bloquée avec elle et tu devrais faire un effort.

— Mme Cauteret est très gentille, renchérit sa fille.

— Bien, d’accord, parlons de cette femme extraordinaire qui pousse la conscience professionnelle jusqu’à fouiner partout avec l’espoir de toujours découvrir une histoire bien sordide.

— Je t’en prie, soupira Germaine en regardant du côté de son carton de pâtisseries.

— Était-il nécessaire de la renseigner aussi bien sur nos faits et gestes ? demanda Marie.

— Mais c’est pour ton bien et celui de ma nièce, protesta Germaine. Tu ne vois pas le danger. Bon, d’accord, ta situation explique que Julie soit pour toi tout ce qu’il te reste au monde, encore que tu pourrais penser que nous sommes aussi tes parents et décidées à te venir en aide. Tu mets ta fille sur un piédestal, tu lui laisses faire tout ce qu’elle veut Ces inventions de camarades de jeu te paraissent normales. Tu la laisses seule le soir, le jeudi toute la journée. Une enfant de dix ans, dans cette maison isolée comme s’il s’agissait d’une adulte.

Marie remplissait les tasses de café mais ne faisait pas mine de s’occuper des pâtisseries, ce qui énervait sa belle-sœur qui en oubliait ce qu’elle voulait dire.

— Tu me reprochais de laisser Julie seule dans la journée, lui rappela Marie, mais qu’en sais-tu exactement ?

— Tu veux parler de jeudi dernier ? De cette amie que tu as soi-disant chargée de s’occuper de l’enfant ?

— Pourquoi soi-disant ?

— Parce que tu n’as pas d’amie.

— Qu’en sais-tu ?

Haussant les épaules, Germaine désigna le carton de pâtisseries.

— Tu ne l’ouvres pas ?

— Réponds d’abord… Douterais-tu de moi ?

— Julie était ici dans cette maison, s’écria Germaine excédée. Mme Cauteret s’en est bien doutée lorsqu’elle est venue jeudi dernier. La petite se cachait mais il y avait de la lumière dans la cuisine… Et même, il y avait une odeur de tabac qui flottait dans l’air lorsque Mme Cauteret est descendue de voiture.

Julie fumait-elle en cachette lorsqu’elle était seule ? Marie laissait toujours des cigarettes. Elle n’attachait aucune importance à ce genre de peccadille mais néanmoins en fut un peu contrariée.

— Quelqu’un avait pu passer près de la maison… Il y a des pêcheurs qui vont à l’étang. Certains viennent demander de l’eau, ou n’importe quoi. Il n’y a pas de limites du terrain et n’importe qui peut longer la maison sans penser pénétrer dans une propriété privée.

— Mme Cauteret est formelle. Il y avait du vent. Aucune trace de fumée de cigarette n’aurait pu subsister… D’autre part, elle n’a vu personne. Elle pense que quelqu’un fumait sur le seuil et que lorsqu’elle est arrivée cette personne est rentrée précipitamment.

— Eh bien ! elle s’est trompée puisque la maison était vide !

Germaine scruta le visage de sa belle-sœur. Sa main tripotait machinalement le ruban du carton mais elle paraissait avoir oublié ce qu’il contenait.

— Julie n’était pas là ?

— Faut-il te le répéter sans arrêt ? Je l’avais confiée à une amie pour la journée.

— Peux-tu me donner son nom ?

— Mais c’est un véritable interrogatoire, cria Marie en se levant. Que veux-tu à la fin ? Me faire parler, m’arracher tout le contraire de la vérité pour le rapporter à Mme Cauteret ?

Elle désigna Gilberte.

— Tu penses qu’elle pourra être utile à ta fille ? Puisqu’elle veut suivre également cette voie ? Et tu lui sers d’indicatrice ?

— Marie, tu vas trop loin.

— Ce n’est pas moi qui exagère, mais toi… Je préfère vous laisser… Buvez votre café, mangez vos pâtisseries, restez ou partez, je m’en moque. Je vais faire un tour dans la campagne.

— Marie, tu deviens folle…

Mais elle était déjà sortie, les laissant toutes les deux interloquées.

— Rattrapons-la avec la voiture, proposa Gilberte.

— C’est incroyable… Pour agir ainsi il faut qu’elle n’ait pas la conscience tranquille… Tu as raison, rattrapons-la mais avant je bois mon café car il sera froid au retour.

Elles allèrent jusqu’au bord de l’étang, mais la petite plage était déserte. Gilberte descendit de voiture pour faire quelques pas sur un vieil appontement tout vermoulu, se hâta de revenir lorsqu’il commença d’osciller.

— Tu es imprudente, lui lança sa mère. Mais Marie a complètement disparu.

— Et l’on ne voit pas trace de Julie.

— Que faisons-nous ? C’est une situation ennuyeuse… Je connais Marie, elle est capable de ne plus chercher à nous revoir… Je voudrais essayer de la calmer…

Gilberte s’installa dans la voiture en souriant presque méchamment.

— Tu penses toujours à la maison. Tu ne désespères pas faire cette affaire, n’est-ce pas ?

— Elles seraient mieux à Sigean qu’ici… C’est une maison faite pour l’été et les vacances…

— D’autant plus que tu possèdes un lot qui fait pièce et qui longe l’étang sur au moins cent mètres. De quoi créer un appontement privé. Marie a dû oublier ce détail… Ou ne l’a jamais su. Elle joue toujours les désintéressées.

La maison était déserte également. Elles appelèrent longtemps avant de songer à repartir.

— Peut-on laisser tout ouvert ? s’inquiéta Germaine.

— Tu ne vas pas te faire du souci pour leur baraque ? Rentrons chez nous maintenant. J’en ai assez de ces deux dingues.

— Attends, dit sa mère.

Elle pénétra dans la cuisine et reprit le carton de pâtisseries.

— Nous les mangerons chez nous… Je me demande d’ailleurs si ça leur fait tellement plaisir.

Elles remontèrent dans leur voiture et Germaine démarra doucement avec regrets.

— Tu vas tout raconter à Mme Cauteret, j’espère.

— Je suis certaine, comme elle, que Julie est restée seule dans la maison jeudi dernier… Marie est complètement folle, si tu veux mon avis. Jamais je ne t’aurais laissée seule quand tu avais cet âge et pourtant nous sommes entourées de voisins.

C’était bien pourquoi la jeune fille détestait sa petite cousine, enviait sa chance de vivre à sa guise, de porter un prénom original et d’avoir une mère aussi indulgente. La sienne ne montrait jamais la moindre faiblesse.

— Je me demande, dit Germaine Marty, si je ne viendrai pas avec Mme Cauteret jeudi prochain… Je dois avoir une clef qui ouvre la porte de derrière. Nous pourrions rentrer et voir si Julie se trouve réellement chez une amie.

Elle souffla de mépris.

— Une amie, tu penses… Bien trop fière pour avoir une amie… Et puis qui voudrait fréquenter une femme pareille ?… Une femme capable de laisser seule sa petite fille… J’en arrive à me demander si la nuit elle ne ressort pas lorsque Julie est couchée et endormie.

— Mais pour quoi faire ? demanda Gilberte qui gardait malgré tout une certaine naïveté que le puritanisme de sa mère entretenait.

— Tu me le demandes, ricana Mme Marty. Mais peut-être pour aller faire la vie, tiens.

Sa fille rougit violemment et se tourna vers la vitre. Son regard de myope ne discernait que des formes floues dans le paysage.

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