Chapitre XIII

Elle acheta une carte d’état-major des bords de l’étang de Sigean et pointa chaque construction avec un crayon rouge. En tenant compte de ce que lui avait dit Julie, à savoir qu’elle avait coupé tout droit pour revenir à la maison tandis que Gildas poussait la moto jusqu’au garage le plus proche.

Le samedi suivant elle commença de les visiter l’une après l’autre. Beaucoup n’étaient que des ruines envahies par des ronces mais une moto avait pu y être cachée durant une nuit. Alors elle s’enfonçait dans ces gravats, déchirait son jean dans les épines à la recherche d’une tache d’huile révélatrice. La moto devait en perdre assez puisqu’elle avait taché le bas des pantalons de Julie.

À midi, alors qu’elle revenait vers sa maison du bord de l’étang, elle fit un crochet pour rendre visite à cet homme dont elle ne connaissait même pas le nom. Il était assis devant sa porte et se leva lorsque la 2 CV s’immobilisa, vint vers elle. Marie se surprit à rougir pour la première fois depuis longtemps.

— J’ai reconnu le bruit de votre bagnole, dit-il. Elle ferraille pas mal, hein ?

— Un de ces jours, elle va m’abandonner.

— Comme promis, j’ai essayé de savoir mais personne ne se souvient d’une Honda 125… Ne prenez pas cet air déçu… Personne ne se souvient de l’avoir hébergée chez lui mais des gens ont vu le même garçon bossu traverser le hameau du Lac assez régulièrement. Pas tous les jours mais presque… C’est peut-être intéressant.

Il se nommait Pierre Vardas et était maçon.

— Je restaure de vieilles bicoques, parfois des ruines. Un peu partout dans le pays. J’installe aussi les canalisations d’eau et d’électricité. Mais tout seul. Il me faut parfois un an pour terminer un chantier. En ce moment, je me paye quelques jours de vacances.

Comme elle risquait un œil vers la vieille maison, il éclata d’un grand rire.

— Je n’ai jamais le temps de travailler pour moi et le samedi et le dimanche je n’ai plus le courage… Un jour, peut-être… Qui sait. Vous n’avez rien trouvé vous-même ?

— Non.

— Venez boire quelque chose. Il fait très chaud aujourd’hui. On ne se croirait pas si près de la Toussaint.

Il lui versa un pastis qu’elle but avec plaisir. Sur la petite terrasse à côté de la maison. Il essayait d’y faire pousser des tamaris et un if.

— C’est dur dans le coin, à cause des vents. Pourtant, j’ai rapporté de la bonne terre de l’arrière-pays.

Alors elle parla. De Julie, expliqua ce qui avait amené la petite fille à tirer sur sa tante, sans faire la moindre allusion à Willy, Boris et Gildas. Il l’écoutait en bourrant sa pipe. Il faisait très doux et l’air était comme parfumé par une odeur de pierre à feu.

— Vous lui aviez appris à se servir d’une carabine ?

— Jamais.

— Et elle a su la charger, viser, tirer ?

Lui aussi se posait la question. Le juge d’instruction, le juge pour enfants avaient fini par admettre cette possibilité mais Vardas n’était pas homme à se laisser facilement convaincre.

— Pourquoi cherchez-vous le motard bossu ?

Prise de court, elle regarda ailleurs.

— Excusez-moi, dit-il, mais j’ai l’impression que tout est lié.

— Je vais partir, dit-elle.

— Dommage que j’aie prononcé ces quelques mots de trop, reconnut-il navré.

Dans l’après-midi, elle découvrit une vieille maison habitée par un ménage d’ouvriers espagnols. Seule la femme était présente et ne parlait que sa langue natale dont Marie ne connaissait que quelques mots. Effarouchée, méfiante, elle fit semblant de ne pas comprendre. Une nouvelle fois découragée, Marie s’en alla, parcourut des chemins de terre, longea des vignes, des garrigues, finit par rejoindre la vieille maison. Elle décida de l’aérer même si elle ne devait passer qu’une heure dans le coin. Lorsqu’elle ouvrit la porte elle ne fut pas assaillie par l’odeur fade habituelle. Juste celle de l’eau de javel. Elle recommencerait un jour et ce serait terminé. Il lui faudrait également nettoyer les escaliers, monter aux chambres pour ouvrir les fenêtres.

Elle espérait beaucoup du dimanche. Les gens venaient volontiers dans les cabanons, parfois de Narbonne ou de bien plus loin. Elle ne rencontra que des indifférents qui jouaient aux boules, faisaient cuire des grillades sur les sarments de vignes ou qui profitaient des derniers feux du soleil pour bronzer. On l’écoutait à peine, on devait la prendre pour une folle.

Des Toulousains qui avaient dû la reconnaître chuchotèrent entre eux, se montrèrent chaleureux et lorsqu’ils commencèrent à poser des questions précises elle rejoignit sa voiture, eut toutes les peines du monde à la faire démarrer sous leurs regards goguenards.

Ce soir-là, elle rentra désespérée et alla se coucher sans manger ni boire. Elle dormit comme une femme soûle, n’eut que le temps de bondir de son lit le lundi matin. Les jours s’écoulaient avec trop de hâte. Dimanche prochain, elle devrait aller à Carcassonne, la dernière fois… Il lui faudrait chercher du travail, se présenter, perdre d’autres jours précieux, abandonner la piste de Gildas.

Le mercredi, à bout de forces, elle roula jusque chez Pierre Vardas sans savoir ce qu’elle attendait de lui, espérant qu’il comprendrait, se moquant qu’il prenne cette visite pour une sorte de provocation. Mais aucune lumière ne brillait dans la maison dont les volets étaient clos. Il avait dû trouver un chantier éloigné. Dans ces cas-là, lui avait-il expliqué, il s’arrangeait pour vivre sur place, ne revenait qu’en fin de semaine. Déçue, et même triste, elle repartit. Il faisait nuit et elle craignait toujours de tomber en panne en pleine solitude.

Le lendemain, un jeudi, elle allait quitter le bureau, à 17 heures, lorsque le téléphone sonna.

— Pour vous, madame Lacaze, lui dit sa jeune collègue.

Tout d’abord, elle ne reconnut pas la voix de Pierre Vardas et il dut se présenter.

— J’ai quelque chose pour vous, dit-il. Je suis à Sigean… On peut se voir si vous voulez.

Il lui donna l’adresse d’un café et, sur-le-champ elle imagina les conséquences de cette rencontre. Il y aurait dix personnes pour prévenir Mme Cauteret qui, à son tour, avertirait le juge pour enfants. Confierait-il Julie à une mère qui rencontrait aussi facilement des hommes dans un bistrot ?

— Non, dit-elle, je préfère que vous veniez chez moi.

— Vous avez peur du qu’en-dira-t-on ? demanda-t-il.

— Je ne peux commettre aucune erreur… Je vous attends.

Vardas connaissait le groupe immobilier mais afin qu’il ne demande pas son étage et son appartement elle lui donna toutes les précisions utiles.

À peine venait-elle de quitter son manteau qu’il sonna.

— À votre tour ne regardez pas, dit-elle. Je suis entre deux déménagements.

— Vous ne resterez pas ici ?

— Pour Julie je dois m’en aller. C’est la seule condition pour qu’elle me soit rendue.

— Mais où comptez-vous aller ?

— Je l’ignore et je m’en moque… Je regrette, mais je n’ai rien à boire. Ni pastis ni apéritif… Juste de l’orangeade.

— Cela suffira.

Cet homme assis sur son divan dans cette salle de séjour anonyme ne la choquait même pas. Peut-être parce qu’elle n’avait jamais accepté cet appartement, ne s’y était jamais sentie chez elle. Peut-être pour une toute autre raison qu’elle voulait éviter de fouiller trop profondément.

— Je peux bourrer ma pipe ?

— Je fume aussi.

Il avait oublié ses allumettes et elle lui apporta la boîte de cuisine.

— C’est un marchand de poissons de La Nouvelle qui l’a chargé sur la route, pas loin des cimenteries.

Marie en resta stupéfaite.

— Vous n’avez jamais cherché de ce côté-là, n’est-ce pas ? Même pas chez les garagistes de Sigean ?

— Non, c’est vrai.

— Parce que vous ne vouliez éveiller la moindre curiosité, dit-il. Et cela à votre insu, malgré vous. Mais le bossu était bien sur cette route à pousser son engin et le poissonnier s’est arrêté. Il venait de passer une commande importante à un pêcheur du port. Il était à vide. Ils ont chargé la Honda dans la camionnette. Il a laissé le garçon en plein centre de Narbonne. D’abord il était trop tard pour qu’un garagiste accepte de faire la réparation et ensuite le marchand de poissons s’est douté que le garçon était sans un rond… C’est un brave type et il l’a laissé place de l’Hôtel de Ville… Le garçon lui a dit qu’il habitait tout à côté, dans une petite rue voisine.

— C’est extraordinaire, dit-elle. Comment avez-vous fait ?

— Je n’avais aucune raison de négliger le village et ses environs immédiats, et je connais des tas de gens. Je connais aussi les Cimenteries, vous pensez, un maçon. Alors j’ai rencontré des gars qui y travaillent et l’un d’eux avait vu le garçon pousser son engin, la camionnette s’arrêter. Rien de plus simple.

Marie secoua la tête.

— Non, ce n’est pas si simple… Vous avez dû perdre un temps fou à faire ces recherches.

— J’ai du temps de libre, je vous l’ai dit.

— Je vous croyais sur un chantier.

Puis elle fut si gênée qu’elle se leva, alla chercher la bouteille d’orangeade.

— Vous en boirez bien un verre.

— Comment avez-vous dit ? Que vous me croyiez sur un chantier ? Mais pourquoi ?

— Mercredi, je suis passée devant chez vous, dit-elle en rougissant, et il n’y avait pas de lumière.

— Je suis rentré tard, mercredi… Je faisais les bistrots de La Nouvelle pour rencontrer des cimentiers. Ce sont des gens qui ont toujours soif. Des gens avec des poumons tapissés de poussière dure… Si j’avais su que vous passeriez je vous aurais attendue.

— C’était tout à fait accidentel, dit-elle.

Il leva son verre et en but une grande gorgée, le mira dans la lumière de la lampe.

— Quelle couleur !.. C’est drôle mais je ne savais pas que c’était aussi bon. J’ai le tort de ne boire que du vin et du pastis. Mais rassurez-vous, dans des limites raisonnables. Sur les chantiers, je ne bois que de l’eau… Lorsque je travaille dans les Corbières surtout. L’hiver, les sources coulent. Au printemps aussi. L’eau y est excellente.

Elle réfléchissait. Lorsqu’elle avait abordé ces groupes de motards de Narbonne, elle avait commis une erreur. Tous ces jeunes âgés de plus de dix-huit ans pilotaient de grosses motos. Ils devaient dédaigner les engins de petite cylindrée, ceux réservés aux moins de dix-huit ans. De plus, leurs machines coûtaient fort cher et Gildas ne devait pas être très riche puisque, selon le poissonnier, il n’avait pas un sou en poche pour faire réparer sa roue.

— Excusez-moi, dit-elle en se rendant compte qu’elle ne l’écoutait plus depuis quelques instants.

— Vous pensez à lui, n’est-ce pas ? Croyez-vous que vous allez pouvoir utiliser tout ça ?

— C’est déjà beaucoup, dit-elle.

— Oui, mais pas assez… Le marchand de poissons m’a dit qu’il n’était pas très bavard. Il a bien essayé de lui faire dire qui il était, d’où il venait, ce qu’il faisait, mais le garçon s’est défilé. Finalement, ils ont parlé mécanique. Là-dessus, paraît-il, le garçon était intarissable.

— Est-il vraiment bossu ?

— Il doit avoir une déformation de l’épaule… Autrement, il serait assez joli garçon, mais ça doit le rendre sauvage.

Il termina son verre d’orangeade.

— D’ailleurs, il allait comme un dingue sur sa petite moto et traversait Le Lac sans ralentir. Il a failli écraser quelques chats. Le genre de type qui oubliait sa bosse grâce à la vitesse. Ah ! si, autre chose, d’après le poissonnier la Honda n’était pas toute récente. On l’avait même repeinte maladroitement en vert pomme. La peinture avait même coulé en certains endroits.

Posant le verre sur le plateau, il se leva.

— Voilà. Je ne sais pas ce que vous allez faire de ces renseignements mais j’espère que vous serez prudente. Le bossu est certainement un garçon malheureux donc dangereux. Ne croyez pas que je n’aime pas les jeunes. Mais je me mets à sa place. Entre seize et dix-huit ans, une gueule pas trop moche mais cette saleté dans son dos, il y a de quoi désespérer de la vie, vous comprenez ? Une moto c’est fait pourquoi la plupart du temps ? Pour se donner confiance, pour se croire supérieur en faisant du slalom entre les voitures, en allant parader sur les « Barques » à Narbonne ou sur les plages l’été. Mais aussi pour draguer les filles. Et notre pauvre petit bossu ne pouvait se permettre de prendre une fille sur son siège arrière. Imaginez un peu. Elle s’installe, elle noue ses bras autour de la taille du gars. Et où met-elle sa tête ? Vous les avez vues comment elles font ? La joue appuyée contre les dorsaux du pilote, les yeux fermés, la bouche ouverte, grisées par la vitesse. Avec lui, impossible.

Julie, pourtant, l’avait fait. Une petite fille pas assez grande pour que cette bosse la gêne. Elle collait sa joue contre les reins du garçon, et lui s’imaginait qu’il emportait une jeune fille. Il oubliait son infirmité et ensemble ils roulaient comme des fous dans les garrigues, les chemins creux. Ces images l’émouvaient. Mais Gildas avait oublié la petite cavalière qui l’acceptait tel qu’il était. Pire, il l’avait abandonnée et elle, fidèle, raisonnant comme toujours avec une maturité d’esprit extraordinaire, avait tu sa présence, avait refusé de le désigner comme seul coupable.

— Bonsoir, dit Pierre Vardas. Vous avez besoin de réfléchir maintenant. Si vous en avez le temps, passez donc me voir… Et souvenez-vous, restez prudente avec le petit bossu, même s’il vous donne envie de pleurer comme maintenant.

Ne pouvant prononcer un seul mot, elle le raccompagna jusqu’à la porte. Gentiment, il lui tapota l’épaule et s’en alla.

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