Chapitre X

Pascal, alias Willy, et ses parents disparurent de la vie de Marie comme s’ils n’avaient jamais existé. Willy rejoignait le domaine de l’imaginaire comme elle l’avait toujours cru. Ne restait que le souvenir d’un jeune garçon sournois et rusé qu’un jour Julie avait rencontré au bord de l’étang, auquel elle avait offert maladroitement son amitié et qui l’avait trompée. Pascal, plus déluré, plus affranchi, n’avait songé qu’à profiter d’elle. Marie pensait qu’il avait dû se faire remettre le montant de ses économies et filer pour ne plus jamais revenir, ne laissant à sa fille que ce prénom inventé de Willy. Et parce que l’enfant n’avait pu lui fournir d’autres précisions, elle, sa mère, avait estimé avec sa suffisance d’adulte que Julie l’avait créé pour rompre sa solitude.

Lorsqu’elle revint le samedi suivant la caravane n’était plus là. Elle ne trouva pas la moindre trace du séjour de ces quatre personnes au bord de l’eau. Ils avaient dû apprendre ce qui s’était passé dans la vieille maison et préférer filer. Pascal avait peut-être même fait pression sur ses parents pour quitter cet endroit.

De leur court séjour ne restait qu’un vieux robinet réparé qui laissait filer de temps en temps une goutte. En le contemplant, Marie se fortifiait dans ses intentions de poursuivre ses recherches. Maintenant, il lui fallait savoir qui se cachait sous le nom de Boris Romanov. Et enfin, si elle réussissait à découvrir ce second camarade épisodique, peut-être aurait-elle l’espoir de découvrir le troisième, le plus étrange, le plus dangereux également. Willy et Boris n’avaient que douze ans. Willy avait des dons certains pour l’arnaque. Elle ignorait ce que Boris avait pu faire pour disparaître de la vie de Julie mais elle se doutait de ce que Gildas avait fait.

Le samedi elle vint jusqu’à la maison. Le dimanche elle fut très tôt auprès de Julie. Toutes ces questions qu’elle aurait voulu lui poser la rendirent silencieuse, fébrile, presque désagréable si bien que la fillette s’en rendit compte.

— Tu as des soucis ? demanda-t-elle.

Marie savait qu’elle ne retrouverait pas meilleure entrée en matière pour lui parler de Willy, de Boris et de Gildas mais, brusquement, elle n’en avait pas la force. Julie avait été profondément déçue par Willy. Boris n’avait pas dû être un compagnon estimable. Était-elle une mère stupide, convaincue que sa fille possédait toutes les qualités ? Peut-être, mais Julie ne supportait ni la médiocrité ni le sordide. Avec Willy elle avait parlé de grand voilier et Pascal ne s’en souvenait même pas. Dans son isolement elle avait soif d’affection, d’amitié sincère et n’avait dû rencontrer que des gosses comme tous les gosses. Pas plus. Mais Gildas n’était plus un gosse.

— Tu as quelque chose à me dire ? demanda Julie. Tes lèvres se gonflent comme si des mots les poussaient. La psychologue dit qu’il ne faut pas garder certaines choses en soi, qu’il faut parler… Comment dit-elle déjà ? Dialoguer, communiquer…

— Est-ce que tu dialogues ? demanda Marie attentive.

— J’essaye mais ce n’est pas toujours facile.

— De quoi parles-tu ?

— De papa, de Simon.

Comme elle paraissait guetter l’apparition de larmes dans les yeux de sa mère celle-ci réussit à se dominer.

— Tu le veux bien, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, dit Marie. Cette psychologue a raison. Nous avons trop gardé de choses au plus profond de nous… Parles-tu d’autre chose ?

— Non, dit Julie avec un léger froncement de sourcils.

Depuis qu’elle était à l’institution on lui coupait sa frange un peu plus court ce qui changeait l’expression du petit visage triangulaire. Elle avait moins l’air d’une sauvageonne ainsi mais perdait une certaine personnalité.

— De quoi devrais-je parler ? demanda-t-elle comme pour faire plaisir à sa mère.

Faire plaisir ! Voilà ce qu’elle souhaitait désormais. Faire plaisir aux adultes de l’institution, à ses camarades, à sa mère, au monde entier pour qu’on ne l’embête plus, pour qu’on la laisse tranquillement conserver son petit recoin de rêves et d’espoir.

— Toi seule le décides, répondit Marie.

— On ne peut quand même pas tout dire.

— Non, dit Marie, on ne peut pas tout dire.

— Je parle aussi de nous.

— De la maison ? demanda Marie sans réfléchir.

Le petit visage se ferma. Ce n’était pas une image littéraire. Les yeux perdirent leur lumière, le nez se pinça et la bouche avala ses lèvres rondes. Marie pensa à une maison qu’un ouragan menace et dont les occupants verrouillent chaque ouverture. D’un seul coup, la maison semble déserte, abandonnée. Il n’y a plus de clarté aux vitres et même plus de fumée qui sort de la cheminée. Julie n’accepterait plus jamais de parler de sa maison.

— Tu parles de l’école ?

— Quelquefois, murmura Julie sans grand enthousiasme.

— De tes amis ? murmura sa mère.

— Je n’avais pas d’amis, répondit doucement sa fille.

— Mais si, souviens-toi… Tu as eu quelques amis… Ceux que tu rencontrais au bord de l’étang.

Elles étaient assises sur une murette de briques. Julie se leva soudain.

— Il faut que je rentre.

— Mais ce n’est pas l’heure, dit Marie désolée. Nous avons encore du temps devant nous.

— Je préfère rentrer.

Marie s’efforça de l’admettre mais vécut quelques secondes horribles.

— Comme tu voudras, dit-elle en se levant comme une paralytique essayant de marcher. C’est toi qui décides… Que veux-tu que je t’apporte la prochaine fois ?

— Je ne sais pas… Je ne veux rien…

Marie s’en alla. Pour ne pas rentrer trop tôt dans ce petit appartement qu’elle n’aimait guère, elle fit un détour par la maison de l’étang. Celle-là non plus elle ne pouvait plus l’aimer mais elle y avait vécu heureuse de longues années. La mort violente de Germaine l’avait en quelque sorte frappée d’un sort. Il lui fallait insister, la conquérir de nouveau. Julie ne voulait plus qu’on en parle. Elle ne pourrait jamais plus y pénétrer sans revoir sa tante Germaine montant l’escalier, un sourire mauvais aux lèvres. Sa tante qui allait la surprendre…

« Non, se dit-elle, je n’ai aucune preuve, même pas une certitude. Juste une hypothèse et si je n’avais pas découvert que Willy existait vraiment ce ne serait qu’une chose vague que je traînerais en moi comme un malaise. »

Sans sortir de la voiture, elle contemplait la maison. Le soleil couchant projetait son ombre sur la 2 CV, une ombre froide semblait-il, hostile, une ombre qui la faisait frissonner. Ce n’était ni le jour ni l’heure d’affronter la vieille bâtisse, son couloir humide où flottait une odeur fade. Une réelle odeur de mort que les deux maçons qui l’avaient aidée à déménager avaient eux-mêmes senti. Elle les avait entendus y faire allusion. Le sang de Germaine avait dû filtrer entre les marches, tomber dans le petit cagibi tout à côté de la porte que sa belle-sœur avait forcée ce jeudi-là. Un litre, deux litres de sang peut-être. On ne pourrait jamais faire disparaître complètement son odeur.

Mais Willy demeura longtemps la seule certitude de ses recherches acharnées. Vint le mois d’août et les quinze jours qu’elles passèrent dans un petit village de l’Ariège. Marie avait loué deux pièces peu confortables mais il lui sembla que Julie repartit heureuse de ce séjour. Elles riaient beaucoup et pour des riens, faisaient de longues promenades, allaient parfois prendre un repas dans un petit restaurant aux prix doux. Mais Marie ne retrouva jamais la Julie d’avant et il lui sembla que l’enfant n’avait aucun chagrin de revenir à son institution. Pourtant, elle lui avait parlé de son petit appartement de Sigean. Julie l’écoutait attentivement mais ne manifesta jamais le désir de revenir là-bas. Le juge pour enfants devait avoir raison. Elle devrait chercher du travail ailleurs, bien plus loin, oublier cette région.

Une fois seule, elle connut plusieurs semaines de grand désespoir, lutta en aveugle contre sa solitude, contre l’indifférence générale. Elle n’allait que rarement à la maison de l’étang, et alors elle traversait le couloir en bloquant ses poumons, se réfugiait dans la cuisine.

L’automne vint sans qu’elle ait pu obtenir le moindre renseignement sur Boris Romanov. Elle avait beau se répéter que ce maillon-là n’était pas important, que le seul qu’elle devait rechercher était celui qui se faisait appeler Gildas, c’était plus fort qu’elle. Comme si Willy ne suffisait pas à étayer sa certitude. Comme si avant d’affronter le plus inquiétant des trois elle devait définir de façon formelle l’existence des deux autres. Mais le miracle qui s’était produit pour Willy ne pourrait se répéter encore deux fois.

Vint donc l’automne et l’obligation de vivre plus souvent chez elle dans ce petit appartement. Elle avait juste installé un lit, une cuisinière, sans défaire les cartons, les valises. Elle rechercha ses vêtements de pluie, ses lainages et c’est ainsi qu’elle découvrit le petit jean de Julie roulé en boule parmi d’autres affaires de sa fille. Ne voulant pas que l’enfant puisse se référer à travers ses vêtements à des souvenirs pénibles elle n’avait acheté que du neuf pour le trousseau de l’institution.

C’était un petit jean sale, délavé, rapiécé dans lequel Julie ne pourrait plus jamais rentrer. L’enfant avait grandi, engraissé. « Surtout des fesses », pensa-t-elle avec amusement. Pour ne pas s’attendrir sur le pantalon fripé.

La dernière fois que Julie l’avait porté… La dernière fois… Elle saisit le jean et l’étala sur la table. En bas des jambes du pantalon, elle découvrit des taches de cambouis et d’huile. La dernière fois où Julie le portait c’était le fameux jeudi où Marie ne l’avait pas trouvée à la maison. Mme Cauteret était là également qui cherchait à savoir où se trouvait l’enfant. Elle avait inventé cette sotte histoire d’amie qui s’occupait de Julie. Il y avait ce mot sur la table. Ce mot où la petite fille avait écrit « Je vais faire un tour à moto avec Gildas. Ne t’inquiète pas. Je serai là avant la nuit. Julie. »

Elle avait attendu longtemps le retour de sa fille. N’avait-elle pas eu un pressentiment, ce soir-là, puisqu’elle guettait dans la nuit le hurlement d’une moto ? Oui, ce soir-là, elle avait cru sombrer elle-même dans l’imaginaire alors qu’en fait un instinct secret l’avertissait de l’inquiétante réalité des choses.

Julie avait fini par arriver disant qu’un pneu de la moto avait crevé et qu’elle était rentrée à travers la lande. Avec elle avait pénétré dans la maison une odeur d’huile et d’essence. Marie avait cru avoir une hallucination, mais cette odeur existait. Julie était montée dans sa chambre, avait quitté son jean pour enfiler sa robe de chambre.

« Gildas est parti à la recherche d’un garage en poussant sa moto et moi j’ai coupé tout droit… »

Marie se souvenait parfaitement des paroles de sa fille. Car ce soir-là elle avait craqué, incapable d’en supporter davantage. Elle s’était mise à crier que non, qu’il n’y avait pas de moto, pas de Gildas, qu’elle inventait tout cela. Oui, elle avait supplié sa fille de ne plus lui parler de cette moto et de ce Gildas. Elle avait nié l’évidence. L’odeur d’essence et d’huile. Et aussi cette odeur de cigarette que le jeudi précédent Mme Cauteret avait flairée devant la maison. Mais il y avait le reste. Par exemple, le jour du drame, cette grosse part de brioche, il en restait les trois quarts, que Julie affirmait avoir dévorés seule… Et puis la carabine. Cette carabine qui n’avait jamais intéressé Julie. Cette carabine que l’autre avait découverte dans le grenier et qu’il avait nettoyée. L’expertise balistique était formelle. On avait nettoyé cette arme avant de s’en servir et on avait tiré plusieurs balles avec. Julie avait affirmé qu’elle s’en servait en l’absence de sa mère. Dans la boîte, il manquait une dizaine de cartouches mais Marie savait qu’elle était entamée déjà du temps où son mari vivait.

Ce Gildas avait pu apprendre à Julie à s’en servir mais seule elle n’y serait jamais parvenue. Il lui fallait retrouver ce garçon et seulement alors elle pourrait aller trouver le juge pour enfants et lui dire :

« Ma fille n’a jamais tué sa tante. C’est lui qui l’a fait. Lui qui était effrayé à l’idée qu’on le trouverait dans la maison. Un garçon de seize ans en compagnie d’une petite fille de dix ans. Lui qui a certainement d’autres choses à se reprocher. Lui qui doit être connu des services de police comme l’écrivent les journaux. »

Mme Cauteret n’avait rien vu mais sa belle-sœur, en montant l’escalier, n’avait pas découvert une petite fille tremblante en haut des marches mais un garçon de seize ans qui braquait sa carabine sur elle. Germaine avait crié lorsqu’il avait tiré. Mme Cauteret n’avait pas pu dire ce que Germaine avait crié. N’était-ce pas la surprise et l’effroi qui avaient tiré ce cri de sa gorge serrée ?

Julie, tout de suite après, s’était enfermée dans sa chambre, avait refusé d’ouvrir. Parce qu’elle avait peur que Mme Cauteret ne la frappe, avait-elle expliqué. C’était bien peu connaître sa fille. Marie devinait ce qui s’était passé. Pendant que l’assistante sociale s’affolait, appelait à l’aide, après avoir découvert qu’elle ne pouvait rien faire pour sauver Germaine Marty, Gildas avait pu sauter par la fenêtre de la chambre de Julie et s’enfuir. Prudent, il avait dû laisser la moto à quelque distance de la maison. Et il avait disparu à jamais laissant la petite fille se débrouiller toute seule.

Il lui était désagréable d’évoquer ce qu’un garçon de seize ans pouvait trouver d’intéressant dans la compagnie d’une fillette de dix. Julie n’avait certainement vu en lui que le grand copain, peut-être le grand frère qui possède une moto et peut l’emmener en balade à travers champs. Mais lui ? Que recherchait-il ? Marie avait l’impression de fouiller de ses mains dans une vase répugnante.

Elle parvint à laisser de côté cette troublante question pour ne s’intéresser qu’au drame de ce jeudi-là et à ses conséquences. Julie avait avoué, tout reconnu. Par fidélité envers ce Gildas qui n’avait même pas essayé de lui venir en aide, plus tard, une fois qu’il avait cessé de trembler de frousse.

« Je le méprise trop, se dit Marie, pour faire du bon travail. On ne doit jamais considérer son adversaire avec tant de dégoût. Je perdrais mon sang-froid et j’échouerais. Julie a choisi en toute conscience de payer à sa place. Je dois prouver qu’elle n’a pas commis ce meurtre sans me soucier de la personnalité de ce Gildas. »

Après une nuit fiévreuse où elle ne dormit guère, elle se rendit à son bureau, profita de ses loisirs pour étudier une carte routière de la région et plus particulièrement de celle qui bordait l’étang. Julie était rentrée à pied en coupant tout droit. L’autre, Gildas, avait essayé de rejoindre un garage pour faire réparer sa roue. Garage ou station-service, bien évidemment.

Sur sa carte, à l’aide de l’annuaire et de cartons publicitaires dont son bureau regorgeait, elle situa une demi-douzaine de garages où Gildas avait pu faire réparer sa roue. Bien évidemment, si elle connaissait la date exacte de ce jeudi-là, elle ignorait la marque de la moto mais ce n’était pas un obstacle insurmontable.

En trois soirs, elle fit le tour des six garages répertoriés. Lorsqu’elle commençait sa petite histoire on se mettait à la regarder avec soupçon, mais elle avait préparé une explication qui tenait debout.

— J’ai rencontré ce garçon dans la nuit. Il poussait sa moto et je me suis arrêtée. Je lui ai proposé de l’aider mais il ne pouvait démonter la roue crevée faute d’outillage. Je suis donc repartie mais, avant Narbonne, j’ai accroché un cycliste et ce dernier a été sérieusement blessé. Il est maintenant à peu près guéri mais prétend qu’il ne m’avait pas vue car mon éclairage ne marchait pas. Seul ce garçon peut prouver le contraire puisque, lorsque je me suis arrêtée, mes phares fonctionnaient.

On la croyait et on essayait de lui venir en aide. On ouvrait devant elle des registres, on faisait des efforts de mémoires. Le patron allait demander à ses employés, à sa femme, mais personne ne se souvenait d’un motard qui ait fait réparer sa roue un jeudi d’avril alors que la nuit était tombée.

Découragée, elle faillit abandonner ses recherches. La nuit, elle rêvait de motos et de blousons noirs menaçants. Pas une seule fois elle ne songea qu’elle pourrait interroger Julie. Sa fille devait oublier l’existence de ce garçon. Désormais, c’était à elle, sa mère, de le retrouver.

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