Ce jeudi matin, Julie Lacaze s’était réveillée vers 8 heures mais, dit-elle à l’adjudant Dobart, elle était restée dans son lit à lire un magazine de bandes dessinées jusqu’à 9 heures environ. Descendue dans la cuisine, elle avait préparé du chocolat au lait dans lequel elle avait trempé un reste de brioche confectionnée par sa mère. Marie se demanda comment sa fille avait pu avaler une si grosse part de gâteau. Jamais elle ne l’avait fait auparavant, aimait lui en laisser un morceau, pour lui marquer son affection.
— J’avais décidé d’aller au bord de l’étang, dit-elle, pour m’amuser.
— Avais-tu l’autorisation de sortir ? demanda Dobart.
— Mais bien sûr. Maman ne m’enfermait pas dans la maison.
— Et tu n’avais jamais peur ?
— Je n’ai commencé à avoir peur que lorsque cette femme est venue rôder tous les jeudis autour de la maison.
— Mais tu la connaissais, tu savais qu’elle ne te voulait aucun mal, voyons, fit l’adjudant effaré.
— Je ne l’aime pas.
— Mais de qui parles-tu ? De ta tante ?
— De Mme Cauteret, l’assistante sociale. Je savais qu’elle ne voulait pas que je reste seule ici pendant que maman travaillait. Moi, je ne voulais pas aller ailleurs.
Dobart adressa un regard de reproche à Marie qui resta inexpressive, soupira :
— Continue mais lentement, que le gendarme ait le temps de tout taper.
Donc elle était allée au bord de l’étang mais n’y était restée que cinq minutes car elle trouvait qu’il ne faisait pas très chaud et avait peur d’attraper mal.
— Que se passe-t-il lorsque tu es malade ? Tu restes seule ici sans personne pour te soigner ?
— Je ne suis jamais malade, répondit Julie avec force.
Revenue de l’étang, elle était restée un moment dans la cuisine sans pouvoir expliquer exactement ce qu’elle avait fait et c’est ce qui intrigua sa mère.
— Ah ! oui, dit-elle ensuite, j’ai lavé la vaisselle… Celle du déjeuner. Je l’ai essuyée et rangée.
Marie faillit sursauter. Voilà ce qui la tracassait depuis quelque temps. Julie ne laissait plus sécher la vaisselle sur l’égouttoir de l’évier mais l’essuyait et la rangeait. Cela depuis que sa mère avait mis en doute l’existence de Gildas. Autrefois, elle marquait la « présence » de ce compagnon de solitude en laissant deux bols, deux verres ou deux assiettes bien en évidence.
— À quelle heure es-tu montée dans ta chambre ?
— Un peu avant 10 heures.
— Bien, ensuite ?
— J’ai fait mes devoirs puis je me suis mise à ranger ma chambre. Maman dit toujours que je suis désordonnée et ce jour-là j’ai voulu lui faire plaisir.
— Quand as-tu entendu frapper à la porte ?
Julie regarda l’adjudant avec étonnement.
— Je n’ai pas entendu frapper.
— Mais voyons, Mme Cauteret et ta tante ont frappé à la porte de devant très longtemps. Il n’est pas possible que tu n’aies pas entendu.
— Elles n’ont pas frappé.
— Mme Cauteret a déposé dans le sens contraire, s’énerva le gradé. Et je suis certain qu’elle ne ment pas.
— Moi non plus je ne mens pas, dit Julie avec aplomb, et si je dis qu’elles n’ont pas frappé c’est que c’est vrai.
— Tu n’as certainement pas entendu, alors ?
— Vous permettez ? demanda Marie. Envoyez un gendarme dans la chambre de Julie. Au premier, la deuxième porte à gauche, et moi j’irai frapper à l’entrée. Il y a un marteau qui fait bien du bruit.
L’adjudant parut ne pas l’avoir écoutée puis il s’adressa au gendarme qui regardait toujours par la porte-fenêtre.
— Varennes, montez au premier, trouvez cette chambre. Je vais aller frapper moi-même.
Lorsque Varennes revint dans la cuisine, il inclina la tête.
— J’ai parfaitement entendu.
— Bien, merci… Continue, fit l’adjudant nerveux.
Julie se trouvait, toujours selon ses dires, dans sa chambre mais avait entendu un bruit de moteur. Elle était allée regarder par la fenêtre mais n’avait rien vu.
— La fenêtre est fermée, dit Varennes qui descendait de sa chambre.
— Alors, triompha l’adjudant, comment as-tu fait ?
— Il faut ouvrir les vitres et regarder par le bas des volets qui ne joignent pas quand le vent souffle de la mer depuis plusieurs jours. C’est par là que je regarde.
— Tu n’as rien vu ?
— J’ai pensé que c’était quelqu’un qui allait au bord de l’étang. Les gens ne savent pas que ce chemin est privé et l’empruntent autant que l’autre qui fait un détour et allonge. Je me suis remise à ranger mes affaires.
Visiblement, l’adjudant n’était guère satisfait de cette déposition mais ne pouvait en modifier le cours. Il sentait sur lui le regard attentif de la mère.
— Continue.
— J’ai entendu du bruit et j’ai eu peur.
— Tu as eu peur, hein ? fit Dobart avec satisfaction. Tu as souvent peur ?
— Je vous l’ai déjà dit, pas très souvent.
— Quel genre de bruit ?
— J’ai ouvert la porte de ma chambre et j’ai eu l’impression que quelqu’un essayait de rentrer par la porte de derrière, celle qui donne sous l’escalier.
— Mais quel genre de bruit était-ce ? demanda de nouveau l’adjudant.
— On essayait de la forcer.
Dobart sourit.
— Et tu sais comment ça fait quand on essaye de forcer une porte ?
— Je l’ai lu.
— Ta tante avait la clef.
— Oui, mais la serrure est toute rouillée et l’hiver dernier le vent soufflait dans le trou et faisait du bruit. Alors j’y ai enfoncé du chewing-gum pour le boucher.
— Je comprends pourquoi elle a eu quelques difficultés. Elle croyait même qu’on avait changé la serrure et l’a dit à Mme Cauteret. Mais qu’as-tu fait ensuite ?
— J’ai décidé de monter au grenier.
— Pourquoi faire ?
— Prendre la carabine de papa.
— Tu savais donc où elle se trouvait ?
— Oui, cachée dans une caisse sous des vieux journaux. Je l’avais trouvée depuis longtemps.
— Et la boîte de cartouches ?
— J’étais déjà allée la chercher.
— Depuis longtemps ?
— Un mois.
Marie essayait de se souvenir de la dernière fois où elle avait eu besoin de prendre quelque chose dans ce placard. Elle y rangeait, outre les cartouches, le service d’argenterie dont elle ne se servait jamais plus, des papiers anciens. Elle n’avait pas souvenir d’en avoir ouvert la porte dernièrement. De toute façon, pas depuis un mois. Mais elle n’en était pas absolument certaine.
— Qu’avais-tu l’intention de faire ?… Pas aujourd’hui, mais lorsque tu as trouvé cette carabine ?
— Je ne sais pas.
— Tu savais mettre une cartouche dans la culasse ?
— Le logement que l’on découvre en manœuvrant le levier ? Je l’ai fait plusieurs fois.
Marie baissa les yeux. Julie aurait pu se tuer en manipulant cette arme et elle ne se doutait de rien. Elle comprenait que ces gens-là, les gendarmes, l’assistante sociale la jugent avec si peu d’indulgence.
— Tu avais déjà tiré ?
— Quelquefois mais je n’aime pas.
— Pourquoi ?
— À cause du bruit… À l’automne, quand la chasse est ouverte, je ne peux supporter d’entendre tous ces coups de fusils.
— Tu es donc montée au grenier ?
— Quand j’ai entendu le bruit ? Oui, je suis montée… Je voulais d’abord me cacher.
— Pourquoi ? Tu avais peur de ta tante ?
— Je ne voulais pas qu’elle me trouve dans la maison.
— Tu l’as donc entendue crier que c’était elle ?
Julie inclina la tête.
— Et tu as quand même eu peur ?
— Il y avait aussi Mme Cauteret… Je l’ai vue depuis une petite ouverture du grenier… Je savais qu’elles venaient pour nous attirer des histoires, que si elles me trouvaient là elles s’arrangeraient pour que maman soit accusée de ne pas s’occuper de moi alors que ce n’est pas vrai.
— Tu pouvais rester cachée dans ton grenier et attendre. Pourquoi es-tu descendue ?
Depuis un moment, Julie grattait de son ongle une fente de la table que régulièrement Marie faisait disparaître sous une épaisse couche de cire. S’en rendant compte, elle regarda sa mère, s’excusa d’un sourire et répondit :
— Je savais qu’elle fouillerait partout. Je sais de quoi elle était capable. J’ai aussi pensé qu’elles allaient m’emmener sur-le-champ et je ne le voulais pas. Et puis j’étais très en colère parce que ma tante Germaine n’avait pas le droit de pénétrer chez nous.
— La maison ne lui appartient donc pas à moitié ?
— Pas du tout. Papa l’avait reçue en héritage et elle est bien à nous. Ma tante n’y avait aucun droit.
— Tu es descendue ?
— Oui. Je voulais lui faire peur… Puis je l’ai vue à moitié escalier entre le rez-de-chaussée et le premier. Elle m’a regardée…
Julie s’arrêta.
— Elle t’a regardée ?
— Elle souriait et je n’ai jamais aimé la façon qu’elle avait de sourire quand elle pensait avoir raison. J’ai pensé à des tas de choses.
— Lesquelles ?
— Je vous l’ai dit, tous les ennuis que maman allait avoir à cause d’elle. Si elle ne s’était pas mêlée de nos affaires, Mme Cauteret n’aurait jamais eu l’idée de venir voir chez nous. Celle-là, elle a besoin qu’on dénonce les gens pour se déplacer.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Je l’ai entendu à l’école.
— Et tu es d’accord là-dessus ?
— Bien sûr.
— Parce que ta mère le disait peut-être également ?
Marie resta impassible. Julie haussa les épaules.
— Vous essayez de me faire accuser ma mère de m’avoir dressée contre cette assistante sociale.
— Continue, dit l’adjudant gêné.
— J’ai tiré. Elle a crié, je suis allée dans ma chambre. Je me suis enfermée.
— Pourquoi ?
— J’avais peur de Mme Cauteret.
— Tu n’as ouvert que lorsque nous sommes arrivés. Pourquoi ?
— J’avais peur que Mme Cauteret ne me batte… Je l’entendais qui criait que j’étais folle, que je venais de tuer cette pauvre femme… J’ai préféré rester enfermée dans ma chambre.
Marie regardait la main de sa petite fille posée sur la table, faisant le gros dos comme un chaton en danger, sur ses doigts fins et transparents. Elle aurait aimé poser la sienne dessus, tout simplement la recouvrir.
— Que pensais-tu seule dans ta chambre ?
— Je pensais à maman.
— Pas à ta tante ?
— Non… Pas à ma tante…
— Et maintenant tu y penses ? Julie secoua la tête.