Chapitre II

Sa belle-sœur lui téléphona le mardi matin à son bureau, fait assez rarissime pour l’inquiéter brutalement.

— Il n’y a pas de Boris Romanov dans le coin, lui annonça Germaine sans prendre de détour. J’ai demandé aux gardes municipaux, à la mairie, au service social… Ta fille te raconte des histoires. Comme pour ce Willy.

Soulagée, Marie eut envie de rire. Elle avait craint qu’il ne soit arrivé quelque chose à Julie.

— Nous en avons parlé tout à l’heure avec Gilberte… Elle pense que ta fille invente ces copains parce que, justement, elle a une envie folle d’en avoir en vrai… Bien sûr, Gilberte s’exprime autrement mais tu me comprends ?

— Très bien, fit Marie amusée.

— Ce n’est pas normal qu’elle vive seule là-bas, dans cette maison isolée. Tu devrais chercher quelque chose au pays…

— Mais quel mal y a-t-il à ce que Julie s’invente des petits amis ? Peux-tu me le dire ?

Prise de court, Germaine ne laissa passer que sa respiration un peu haletante. Elle avait toujours eu des difficultés avec ses bronches.

— Mais voyons, ça peut s’aggraver… Julie a dix ans maintenant… Si elle n’en avait que six ou sept… Gilberte…

— Gilberte n’est pas médecin que je sache ou psychologue ? Je ne vois pas pourquoi ce serait moins grave si elle était moins âgée…

— Je te rappelle que Gilberte veut devenir assistante sociale et qu’elle lit avec attention des tas de livres… Ce n’est quand même pas n’importe qui !

— Ne te fâche pas… Je suis certaine que Julie est très heureuse ainsi… Que si nous venions vivre dans le village ce ne serait pas la même chose pour elle. Et puis nous avons cette maison gratuitement. Je n’ai pas les moyens de payer un loyer.

— Vends la maison.

Le visage bienveillant de Marie se ferma.

— Je ne vendrai jamais la maison de Noël. D’ailleurs, elle appartient à Julie… Tu le sais bien.

— Moi j’ai tout vendu.

— Tu ne t’attaches à rien, répondit Marie, la première surprise de se montrer aussi sévère avec sa belle-sœur.

— Rien que de vieilles baraques sans intérêt ! s’exclama Germaine avec colère.

Puis elle se calma, reparla de ce que lui avait dit sa fille :

— Voyons, réfléchis. Noël est mort en 1965… Ce fut un premier choc affectif pour ta fille… Elle aimait beaucoup son père et a reporté son sentiment sur Simon qui, à son tour, est mort trois ans plus tard…

— Ce sont des choses qui arrivent, murmura Marie.

— Il n’est pas question de ça mais de Julie… Privée de son frère, elle a fini par s’en inventer un.

— Jamais elle ne parle de frère mais d’un camarade, fit remarquer Marie.

— Oui, comme l’explique Gilberte, c’est pour composer avec la réalité… Elle ne peut pas te parler d’un frère car tu ne la croirais pas… Alors que tu acceptes un ami… Mais c’est la même chose… Et d’après Gilberte, ce n’est pas normal… Il faudrait que tu la surveilles étroitement et si elle persiste dans ces curieuses inventions il te faudra la conduire chez un spécialiste…

— Merci beaucoup, dit sèchement Marie en raccrochant.

Mais Germaine la rappela :

— Tu as tort de te fâcher. À ta place, j’irais faire un tour là-bas quand Julie ne s’y attend pas.

— Ne te mêle plus de ça, répliqua Marie indignée. Je ne vais quand même pas espionner ma fille.

Cette fois sa belle-sœur se le tint pour dit et n’essaya pas de la rappeler.

Lorsqu’elle rentra ce soir-là, Julie n’était pas dans la maison et elle partit à sa recherche. Elle la rencontra qui revenait de l’étang, couverte de vase.

— Tu es dans un bel état.

— Nous avons tiré la grosse caisse jusque là-bas pour essayer de la faire flotter mais elle s’enfonce.

— Qui t’a aidée ?

— Mais Boris, voyons.

Un petit vent du nord soufflait à travers les terres salées qui entouraient l’étang et Marie frissonna.

— Il est revenu ? T’a-t-il expliqué pourquoi il n’est pas venu samedi ?

— Il n’a pas osé.

De loin, la maison lui apparut telle qu’elle était pour la première fois depuis qu’elle l’habitait. Insolite, sans grande beauté. Si elle n’avait pas été seule à se dresser au milieu de ces plantes aquatiques quel charme aurait-elle eu avec sa façade lépreuse, son toit irrégulier mais fécond en gouttières, ses volets déteints ? La pensée qu’elle allait s’enfermer là pour la nuit avec Julie lui fut presque désagréable.

— Courons, dit-elle en prenant la main de sa fille.

Essoufflées, elles pénétrèrent dans la cuisine en riant. Marie mit du lait sur le gaz pour les réchauffer.

— Tu iras prendre un bain pendant que je préparerai le repas. Vous n’avez pas eu trop de mal avec la caisse ?

— Boris est très fort, tu sais.

Marie dormit très mal, se leva tôt. Elle voulait en avoir le cœur net. Avant de partir à son travail, elle alla faire un tour au bord de l’étang et vit la caisse amarrée au bord par une vieille corde. Une caisse étroite, de près de deux mètres de long sur un de large et qui devait peser lourd. Jamais Julie n’aurait pu la traîner seule jusqu’à l’étang.

Elle y pensa toute la journée. À midi, elle ne disposait que de trois quarts d’heure, faisant la journée continue, se contentait d’un sandwich. Elle faillit retourner à l’improviste à la maison, pour voir ce que faisait Julie, si ce Boris existait réellement. Quelle joie si elle avait pu contrarier sa belle-sœur, lui opposer un démenti. Mais pour ce sentiment un peu mesquin ne risquait-elle pas de surprendre Julie dans une sorte de rêve éveillé ? Elle adorait son frère Simon, mais ne parlait plus de lui depuis sa mort. Était-ce lui qu’elle tentait de faire revivre à travers des silhouettes fugitives et successives ? Willy n’avait duré que quelques jours. Boris paraissait mieux accroché, comme si l’enfant avait réussi à parfaire son œuvre.

Reprendre son travail, plonger dans la réalité des chiffres, des dossiers, l’empêcha d’errer davantage à la limite du rêve. Pourquoi Willy, Boris n’existeraient-ils pas ?

Lorsqu’elle ouvrit la portière de sa vieille 2 CV, elle découvrit sa belle-sœur installée sur le siège avant.

— Tu ne fermes jamais à clef ?

— La serrure ne fonctionne plus… Tu m’attendais ?

— Tout à l’heure, je suis passée à la maison… Ne me regarde pas ainsi, mais la pensée que ta gosse est seule là-bas durant toute la journée me met en transe.

— Je ne peux l’amener à mon travail durant ses vacances scolaires.

— Tu pourrais me la confier.

— Julie n’acceptera jamais.

Autant se montrer franche avec Germaine qui ne parut pas autrement vexée.

— Bon, tu es passée là-bas et puis ?

— Je me suis arrangée pour regarder par la petite fenêtre de derrière… J’ai trouvé une vieille échelle et j’ai grimpé… Julie était dans la cuisine. Elle mangeait…

— Une omelette froide. Julie adore, du saucisson… Ah ! oui, elle a dû faire réchauffer un reste de riz à la tomate.

— Il y avait deux assiettes. L’une en face de l’autre. Julie me tournait le dos. Deux assiettes, deux verres, deux couverts. De l’omelette dans chaque assiette.

Germaine avait prononcé cette dernière phrase la voix plus basse, comme si elle avait peur.

— Tu n’as jamais joué à la dînette étant jeune ?

— Si, mais…

— Nous jouions avec de minuscules assiettes parce que nous n’avions pas la chance, je dis bien la chance, d’être seules au repas. Julie a cette chance et pour elle c’est un jeu, voilà tout… Moi, je trouve merveilleux qu’elle ait tant d’imagination.

— Marie, tu exagères… Tu ne te rends pas compte… Mais c’est tous les jours que ta fille…

— Dans une semaine elle rentre de nouveau en classe.

— Puis il y aura l’été, trois mois.

— D’ici là je verrai bien…

— Tu ne verras rien du tout… Je suis la sœur de Noël et à ce titre j’ai des droits. Si mon frère n’était pas mort il ne tolérerait pas…

— Qu’en sais-tu ?

Germaine se mit à respirer rapidement, preuve qu’elle était bouleversée.

— D’abord, tu ne travaillerais pas… Et Noël n’aurait jamais accepté l’idée que sa petite fille puisse rester seule de 8 heures à 17 heures.

— C’est exact, il ne l’aurait pas accepté. Mais aurait-il accepté que tu te mêles de mes affaires ? Aurait-il accepté que nous crevions de faim, ce qui arriverait si je ne travaillais plus ?

— Tu… tu me déçois beaucoup, éclata sa belle-sœur.

— J’en suis navrée… Maintenant, si tu veux que Julie, ta nièce, ne reste pas seule plus longtemps, il faut que je rentre. Bonsoir… Venez-vous dimanche ? À moins que tu ne reconduises Gilberte à Narbonne pour son dernier trimestre… Le plus important, n’est-ce pas, puisqu’elle passe le bac ?

Germaine s’éloignait sans entendre, visiblement furieuse. Marie rentra en chantonnant, accentuant les cahots de la vieille voiture dans le chemin tout défoncé qui conduisait à la maison.

Tranquillement installée sous la lampe, Julie faisait ses devoirs pour la rentrée.

— Il était temps que je m’y mette… Il y a des tas de trucs à faire.

Marie regardait dans la direction de l’évier. Il n’y avait qu’une seule assiette, qu’un seul verre.

— Boris n’est pas venu aujourd’hui ?

Lasse d’attendre une réponse, elle se retourna. Julie écrivait en s’appliquant beaucoup.

— Tu n’as pas vu Boris ?

— Non, pas aujourd’hui… Je me demande d’ailleurs s’il reviendra… Son vélo est tout rafistolé…

En ouvrant le réfrigérateur, Marie trouva une assiette avec de l’omelette, deux tranches de saucisson et du riz à la tomate.

— Tu n’as pas tout mangé ?

— Je n’avais pas faim.

Il avait dû se passer quelque chose. Julie avait essayé de se mettre à table en compagnie de Boris, Germaine l’avait aperçue depuis la petite fenêtre de derrière, mais ça n’avait pas marché. En quelque sorte, Boris ne s’était pas suffisamment « matérialisé » pour que la petite fille poursuive son jeu habituel.

— Tu n’es pas allée sur l’étang avec ta caisse ?

— Elle prend l’eau… Je l’ai ramenée ici pour la rafistoler.

— Tu as quoi ? cria Marie.

Surprise, Julie la regarda avec inquiétude.

— Tu es fâchée ?

Elle avait oublié cette caisse énorme, intransportable par une petite fille de dix ans.

— Tu l’as ramenée toute seule ?

— Bien sûr… J’ai fixé des roues, celles d’une vieille poussette… Tu sais bien, ma poussette ?

Marie s’assit. Oui, la poussette. Bien sûr. Simon l’avait transformée en une sorte de kart… Puis il avait séparé les roues.

— Tu as fixé les roues toi-même ?

— Bien sûr… Ce n’est pas facile mais quand même… Je crois qu’il faudrait du mastic ou quelque chose de ce genre pour boucher les fentes de la caisse… Elle flotterait très bien sinon… Et puis avec un morceau de drap je peux faire une voile… J’ai vu une photo… Au Danemark, les enfants naviguent dans des trucs pareils. Des caisses à savon…

— Tu n’as vu personne de la journée ?

— Non, pourquoi, tu attendais quelqu’un ?

Elle faillit lui demander si elle n’avait pas peur toute seule. Cette question pouvait provoquer par la suite une anxiété de plus en plus grande lorsqu’elle ne serait pas à la maison. Cette sotte de Germaine finissait par l’influencer.

— Pas moi, mais toi. Boris ne te manque pas ?

— Je ne l’ai pas attendu.

C’est ainsi que Boris sortit de la vie de Julie, de la même façon que Willy, bien qu’il ait résisté davantage. Marie, perplexe, se demandait à partir de quel moment sa fille ne pouvait plus supporter ce compagnon né de son imagination. Mais était-ce de l’imagination ? Peut-être une hypersensibilité. De toute façon, venait l’instant où Willy, Boris déplaisaient, perdaient de leur consistance et retournaient au néant. Elle frissonnait à la pensée que Julie essayait désespérément de ressusciter son frère Simon et que l’émiettement des souvenirs vouait chaque tentative à un échec continu.

— Vas-tu l’attendre encore ? demanda-t-elle timidement.

Julie secoua la tête et ce fut tout. Elle continua ses devoirs et mangea de bon appétit au repas du soir, rit de bon cœur à cause du film de la télé.

Pendant la dernière semaine des vacances de Pâques, Julie vécut seule durant la journée, n’éprouvant plus, semblait-il, le besoin de se créer un compagnon de jeu. Parfois, lorsqu’elle rentrait, Marie la rencontrait, venue au-devant d’elle sur le chemin défoncé et elles riaient comme des folles parce que la 2 CV tanguait sur les ornières comme une vieille femme soûle.

— Une vraie clocharde, disait Julie, une vraie clocharde poivrote.

Si bien que Marie commençait de penser avec une indulgence amusée à sa belle-sœur et à sa nièce, à toutes les déductions, les suppositions, les explications fumeuses qu’elles avaient pu trouver pour analyser ce qui n’était qu’une fugitive explosion de romantisme.

Et puis un soir Julie ne vint pas à sa rencontre. Elle essaya de ne pas trop s’inquiéter. On était vendredi et le lundi la classe reprenait. Sa fille avait certainement un dernier devoir à faire, une leçon à réviser. Elle était très consciencieuse sans que sa mère l’ait jamais forcée à tant d’ardeur studieuse.

Elle ne s’inquiétait pas mais se précipita dans la cuisine et trouva Julie en train de lire à la table. Son petit visage triangulaire lui parut triste.

— Ça ne va pas ?

— Il est venu quelqu’un.

Marie appréhenda l’impossible, l’imaginaire.

— Une femme… Une femme qui portait une jupe grise, une sorte de veste en fourrure et des souliers plats. Elle conduisait une R 8…

— Jeune ?

— Non… Mais pas vieille… Tiens, elle ressemblait à la cousine Gilberte, ni vieille ni jeune et habillée aussi bête qu’elle…

— Que voulait-elle ?

— Me voir… « Bonjour, ma petite fille… Vous êtes bien Julie Lacaze, n’est-ce pas ? Et votre maman n’est pas là ? Ce qui fait que vous êtes seule ? Mais votre mère rentre pour déjeuner ? Non ? Elle fait la journée continue. Bien sûr, je comprends… Voyons, vous avez bien dix ans ? Et vous restez seule toute la journée dans cette maison isolée… À dix ans. »

Marie se frotta ses bras. Elle avait froid partout tout d’un coup.

— Je lui ai demandé qu’est-ce que ça pouvait bien lui foutre.

— Tu as dit ça ?

— Bien sûr, et puis je suis rentrée ici et j’ai fermé la porte à double tour. Elle a frappé un moment puis je l’ai vue qui tournait autour de la maison en regardant partout. Elle a bien dû rester une demi-heure avant de remonter dans sa voiture.

Elle haussa les épaules.

— J’avais vraiment l’impression que c’était Gilberte et ça me faisait bien plaisir de la laisser à la porte. Est-ce que tu sais qui ça pouvait bien être, cette affreuse bonne femme ?

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