Chapitre IX

Lorsque Marie s’approcha de la caravane, ils déjeunaient autour d’une table de camping. Sa première déception fut de voir que Michou était une petite fille de neuf ans et non un garçon.

— Voulez-vous manger avec nous ? demanda la femme.

— Merci, dit Marie. Je ne veux pas rester longtemps… Bon appétit, dit-elle.

Pascal lui jeta un regard en coin presque indifférent, continua de dévorer sa tranche de melon qu’il tenait à deux mains. Le jus coulait sur son menton et son torse râblé de jeune sportif.

— Un verre de rosé alors ? demanda l’homme.

— Je veux bien, dit-elle. Je suis venue vous dire que pour l’eau il y aurait moyen de s’arranger… Il existe un robinet sur le côté de la maison mais je n’arrive pas à l’ouvrir depuis le temps. Il faudrait le dégripper mais je n’ai pas les outils nécessaires et d’ailleurs je ne saurais pas. Si nous arrivions à le faire couler vous pourriez vous ravitailler sans être obligés d’aller plus loin.

— C’est intéressant, dit l’homme. Je peux m’en occuper tout de suite après. Ça ne doit pas être bien compliqué.

Marie s’assit en face de Pascal et s’efforça de ne pas le regarder plus particulièrement que les autres.

— Vous habitez à Sigean ?

— Depuis peu…, dit Marie. Avant, je vivais dans cette maison mais j’ai dû partir.

— Vous devriez la louer pour l’été, dit l’homme, ça vous rapporterait.

— Il faudra que j’y songe, dit-elle.

Elle avait l’impression que l’homme et la femme échangeaient un regard entendu. Peut-être imaginaient-ils qu’ils allaient pouvoir l’avoir pour rien.

— Pour l’instant il n’en est pas question.

Au bout de quelques jours de séjour ils comprendraient pourquoi. Il y aurait toujours quelqu’un pour leur dire qu’une petite fille avait tué sa tante d’un coup de carabine. On ajouterait peut-être « froidement » comme le disaient certains. Ils montreraient moins d’intérêt pour la maison du crime. Mais avant qu’ils ne se laissent impressionner par ces racontars, elle devait obtenir ce qu’elle était venue chercher.

— Pour le terrain, dit-elle, je me renseignerai pour savoir qui est le propriétaire.

— Tu vois, dit la femme à son fils, que le terrain n’est pas à la dame.

Pascal haussa ses épaules bronzées et reprit une tranche de melon. Il s’en fichait éperdument.

— Mais comment avez-vous pu le penser ? demanda Marie d’une voix tremblante.

Il ne fit même pas attention à ce qu’elle disait. Elle comprit que c’était à cause du vouvoiement.

— C’est peut-être ma petite fille qui lui a dit cela, ajouta-t-elle précipitamment.

— Ah ! vous avez une petite fille ?

— De quel âge ?

Ils la noyaient sous ce flot de questions sans intérêt. Comment maintenir une ligne directrice et s’y tenir dans cette pagaille verbale. Elle peina au moins cinq minutes pour revenir à ce qui l’intéressait.

— Julie se vante parfois, dit-elle. Tu l’as certainement connue si tu venais par ici.

— Je me souviens pas, dit le garçon d’une voix qu’elle trouva grossière et qui n’était que le produit d’une lutte personnelle contre la mue.

— Une fillette brune avec une frange qui lui mange le front, un visage triangulaire…

Puis soudain elle se souvint d’un détail :

— Elle aime beaucoup les bateaux à voile, parle de partir sur un grand voilier.

Visiblement, elle n’éveillait aucun écho chez ce garçon dont le visage lui paraissait obtus. Une petite brute un peu stupide et sans souvenirs réels. De ces souvenirs délicats, poétiques que peuvent avoir certains enfants.

— Mais vous ne l’avez pas avec vous ? demanda la femme.

— Pas pour l’instant, dit-elle.

En se montrant aussi réticente, elle ne pouvait provoquer leur sympathie. D’un côté, elle posait des questions assez curieuses et de l’autre elle refusait de parler d’elle-même, de sa vie, de sa fille. Lorsqu’ils connaîtraient la vérité, ils se refuseraient à toute amitié de crainte que leur Pascal ne soit mêlé à une sale affaire.

— Tu as dû t’amuser avec elle, répéta-t-elle en se trouvant stupide.

— Buvez votre rosé avant qu’il ne soit tiède, lui dit l’homme.

Elle sourit, avala une gorgée.

— Nous l’avons acheté dans l’Hérault en venant… Pas cher du tout. Un plein jerrican.

— Si votre petite fille vient ici ils pourront s’amuser ensemble, proposa la femme qui ne désespérait visiblement pas d’en apprendre plus.

— Bien sûr, dit Marie en sachant qu’il n’y aurait pas d’autre dimanche aussi propice.

Le prochain, elle serait auprès de Julie et ensuite ils sauraient à quoi s’en tenir sur l’endroit où se trouvait l’enfant. Dans le pays ne parlait-on pas de maison de correction comme dans l’ancien temps ?

— Je vais vous laisser, dit-elle.

L’homme viendrait réparer le robinet extérieur et peut-être avait-elle un dernier sursis.

— Finissez votre verre.

— Une merguez ? demanda la femme.

Elle était en train de les placer sur la grille d’un barbecue bricolé avec un vieux bidon. La pensée de manger avec ces gens lui était intolérable. Intuitive, elle devinait qu’ils finiraient par découvrir avec quelle insistance elle posait certaines questions, deviendraient méfiants.

— Non, merci, il faut que je rentre.

Elle but une autre gorgée de vin, se leva.

— À tout à l’heure, n’est-ce pas ? fit-elle en souriant.

— D’ici une heure, précisa l’homme.

Chez elle, il lui fut impossible d’avaler autre chose que du café et lorsqu’elle se rendit compte que la thermos était presque vide elle en fut désolée, pensant qu’elle aurait pu en offrir à cet homme, prolonger un peu sa visite.

Elle se souvint qu’elle avait des bouteilles de vin auxquelles elle n’avait pas touché depuis la mort de son mari. Il y avait une sorte de souillarde à côté de la cuisine où elle retrouva des bouteilles de vin blanc poussiéreuses, se demanda si le contenu restait buvable. Elle en ouvrit une, but à même le goulot et recracha l’espèce de vinaigre qu’elle contenait.

Que pouvait-elle offrir ? Comment les attirer tous, les amener à se montrer plus bavards ? Seul ce Pascal l’intéressait mais à l’avance son visage inexpressif la rebutait. Elle se savait incapable de tirer quoi que ce soit de ce garçon.

— Vous êtes là ?

L’homme se tenait dans la porte-fenêtre et elle sursauta.

— Je vous ai fait peur ?

— Pas du tout.

— Vous aviez l’air de rêver, fit-il amusé. Vous me montrez où est ce fameux robinet ?

Pascal était dehors sur un vélo pliant en train de faire des huit sur le terre-plein devant la maison.

— Il faudrait fermer le compteur, dit l’homme.

— Il n’est pas loin.

Le regard recouvert d’une plaque de fonte n’était qu’à quelques mètres. Il la souleva, grimaça lorsqu’il voulut tourner le robinet enfoui dans l’étoupe de laine qui le protégeait du gel.

— Ce que c’est dur.

— Je ne l’ai jamais fermé.

Le gosse vint avec son vélo, ouvrit, la sacoche et sortit des outils. À l’aide d’une pince son père, du moins Marie le supposait, réussit à fermer l’eau.

— Bon, voyons l’autre.

C’était le joint en caoutchouc qui avait presque fondu. L’eau accepta de couler mais il fallait pour la fermer un autre joint que le jeune garçon alla chercher à la caravane.

— Vous avez tout ce qu’il faut avec vous ?

— Il le faut bien, ça fait deux ans que nous vivons là-dedans. Nous nous déplaçons à la recherche de travail. De préférence dans le Midi, bien sûr, sinon nous crèverions de froid l’hiver dans cette roulotte.

Lorsque Pascal revint, elle lui proposa de l’orangeade. Il en restait un fond de bouteille.

— Pas soif, dit le gamin.

— Je n’ai même pas un gâteau, fit-elle navrée.

Il prit un air boudeur, certainement vexé d’être pris pour une sorte de bébé.

— Quand Julie est ici, dit-elle, j’ai tout ce qu’il faut.

Pascal la regarda avec méfiance. Au point que Marie se demanda si ce garçon et sa fille ne s’étaient pas quittés fâchés. Du jour au lendemain, Julie ne lui avait plus parlé de ce Willy… Mais Pascal était-il vraiment Willy ?

Elle choisit de revenir à la cuisine. En présence de son père peut-être ne parlerait-il pas. Dans la pièce obscure, elle attendit et soudain aperçut son ombre au-dehors. Il paraissait la guetter. Alors, sur la pointe des pieds, elle se dirigea vers la souillarde, tira la porte sans la fermer. Au bout d’une minute, elle eut tellement honte de ses soupçons qu’elle faillit sortir juste comme Pascal se tenait sur le seuil de la porte-fenêtre.

— Hé ! dit-il, vous êtes là ?

Il hésita puis, rapidement, s’approcha de la table, ouvrit son sac à main. La pensée qu’elle allait surgir dans son dos, le surprendre, le violer en quelque sorte dans son acte fautif la paralysait mais elle poussa la porte, se dirigea vers la seule issue possible.

— Tu cherches quelque chose ?

Pascal fit la moue et jeta le sac sur la table.

— Vous ne pouvez rien prouver.

— Si, dit-elle, puisque tu as déjà volé de l’argent à ma petite fille.

Brusquement, cette idée lui était venue que Julie avait dû se laisser gruger par ce garçon, lui remettre de l’argent pour elle ne savait trop quoi et qu’ensuite elle ne l’avait plus jamais revu. Elle-même, dans son enfance, avait, connu de telles duperies.

— Elle ment, dit Pascal.

— Pas du tout. Mais si tu me dis comment tu te faisais appeler par elle, je ne dirai rien et j’oublierai tout.

Pascal crut flairer un piège et resta silencieux.

— Tu ne lui avais pas dit que tu t’appelais Pascal… Tu lui avais donné un faux prénom.

À ce moment-là l’homme appela :

— Pascal ? Où es-tu, j’ai besoin de toi.

Marie tendit les bras, le visage dur.

— Si tu sors sans me le dire je raconte tout à ton père… Je ne crois pas qu’il aimerait avoir des histoires, pas vrai ?

Elle se trouvait moche, méprisable d’user d’un tel chantage. Mais elle voulait qu’il parle. Plus tard, elle regretterait son attitude, en souffrirait.

— Je vais lui dire que vous m’embêtez.

— Très bien, dit-elle en baissant les bras, va le lui dire. Tu parles d’abord, puis moi.

Soudain furieuse, elle désigna le sac.

— Il y avait beaucoup d’argent là-dedans et je suis sûre qu’il ne reste que deux billets de cent francs… Il faudra bien que tu dises où tu as mis le reste, ce que tu en as fait pendant que j’étais absente de cette cuisine.

Elle eut un sourire froid.

— Je cherchais une bouteille de vin à offrir à ton père et tu as profité de ce que tu étais seul.

— Vous êtes folle ?

— Pascal, alors c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?

— Quel nom lui avais-tu donné ?

Il regardait vers l’extérieur, fronçait les sourcils. Puis il fit quelques pas et elle le laissa passer.

— Si tu ne dis rien avant d’avoir rejoint ton père moi je parlerai… Tu le sais bien.

— Je sais pas ce que vous voulez dire.

— Tu lui as dit que ton prénom était Johnny, non ?

— Je ne m’en souviens pas.

Désespérée, elle faillit le gifler. Dehors, son père commençait à hurler le prénom de l’enfant.

— Eh bien, tant pis pour toi, dit-elle.

Il avança lentement, s’immobilisa comme s’il craignait de recevoir un coup, se retourna. Elle prenait son sac et se préparait à sortir.

— Vous savez bien que je n’ai rien pris, dit-il effrayé.

— Oui, je le sais fort bien… Mais nous sommes seuls, tous les deux, à le savoir. Ton père, les autres gens…

Elle se refusait à parler des gendarmes ou de la police.

— Les autres gens me croiront, moi. J’ai touché mon mois hier et il y en avait une partie dans mon sac… Tu seras pris pour un voleur et tes parents auront de sérieux ennuis.

— Vous êtes une salope, dit-il entre ses dents.

— C’est exact, mais je veux que tu me dises ce prénom.

Pascal la regarda avec surprise. Il était rare qu’un adulte reconnaisse qu’il était une salope.

— Pourquoi voulez-vous ce prénom ?

— Pascal, si je viens te chercher c’est à coups de pieds au cul, t’as compris ?

— Willy, souffla le gosse, Willy… Je lui disais que j’étais d’origine anglaise, que mes parents habitaient un voilier… Elle me croyait… C’est une connasse, votre fille.

Il s’élança en courant. Marie ferma les yeux, reprit son souffle. Elle avait gagné, même si c’était de façon ignoble. Le premier élément solide, la preuve que Julie n’avait jamais inventé ni ce Willy, ni peut-être les autres, Boris et surtout ce Gildas, ce garçon de seize ans. Lui surtout.

— Excusez-moi, dit-elle plus tard à l’homme, mais c’est moi qui retenais votre fils avec mes bavardages.

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