Le dimanche, plus rarement le samedi, Marie Lacaze quittait son petit appartement de Sigean pour faire un tour jusqu’à la vieille maison de l’étang. Elle n’y couchait jamais, évitait même de s’y attarder. Si parfois elle prenait un pique-nique, elle s’installait dehors pour déjeuner.
Depuis la mort de sa belle-sœur, elle n’avait pas eu le courage d’y vivre comme avant. Julie n’était plus avec elle mais placée, sur ordre du juge d’enfants, dans une institution proche de Carcassonne. Marie avait le droit de lui rendre visite tous les quinze jours. Impatiente, elle attendait le mois d’août car le juge lui avait promis que la petite fille pourrait éventuellement passer deux semaines avec elle.
— Mais pas à Sigean, précisa-t-il. Ce ne serait pas une bonne chose pour elle. Les gens la regarderont et ses anciens camarades de classe peuvent se montrer cruels.
— Je pourrai louer quelque chose à l’intérieur du pays… Dans l’Ariège, par exemple.
— Dès que vous aurez une adresse sûre et la date exacte, avertissez le délégué à l’éducation surveillée. Je pense que nous pourrons alors vous confier Julie.
Ce délégué à l’éducation surveillée était un fonctionnaire de la justice, père de famille et volontaire pour s’occuper des enfants de l’arrondissement qui relevaient du juge d’enfants de Narbonne. Chaque fois qu’il voyait Marie, il insistait pour qu’elle quitte la région, trouve du travail ailleurs.
— Cela influerait sur le tribunal pour enfants. Lorsqu’il statuera sur le sort de votre fille, il peut très bien vous la confier de nouveau si vous habitez ailleurs.
Pour ce délégué, pour le juge, pour tous ces gens qui s’occupaient désormais de Julie et par extension d’elle-même, la crise du chômage, la difficulté de se loger ailleurs n’existaient pas. D’autre part, elle savait que ce délégué rencontrait assez souvent Mme Cauteret, l’assistante sociale, ce qui rendait Marie méfiante. Le juge pour enfants s’était montré sévère pour l’action de Mme Cauteret. Elle n’aurait jamais dû accepter de se faire accompagner de la tante de l’enfant au cours de cette tragique visite de ce jeudi-là. Il le lui avait dit d’une voix sèche en présence de Marie. Bien sûr, elle avait répondu qu’en se faisant accompagner elle avait espéré convaincre l’enfant de se montrer, affirmé qu’elle ignorait que Mme Marty avait l’intention de pénétrer dans la maison. De toute façon, seul le juge avait manifesté un certain mécontentement puisque Mme Cauteret continuait d’exercer dans le canton.
Marie reconnaissait qu’elle n’avait guère montré d’ardeur pour quitter la région. Quelques démarches dans des villes comme Béziers et Nîmes l’avaient vite découragée. Il lui aurait fallu insister davantage. Mais lorsqu’elle y réfléchissait la nuit, elle s’avouait que partir pour toujours lui laisserait à jamais l’impression d’avoir manqué du plus élémentaire courage. Il n’était pas question pour elle de provoquer l’opinion publique, de lutter contre la désapprobation tacite de la majorité des gens du pays. Au contraire, elle aurait préféré se retrouver parmi des inconnus ignorant tout du drame. Elle voulait simplement attendre le jour où elle aurait la volonté de savoir ce qui s’était vraiment passé ce terrible jeudi. Obscurément, elle sentait que cet instant finirait par se présenter. Il lui faudrait avoir l’audace d’affronter cette tache sombre qui maculait le vieil escalier de pierre de la maison. Cette sorte d’ardoise tendre avait bu le sang de Germaine Marty et aucun nettoyage ne pourrait jamais le faire disparaître. Elle avait essayé de monter à l’étage sans la regarder, mais craignait de mettre le pied dessus.
Le soir du drame, elle avait couché à l’hôtel, puis s’y était installée jusqu’à ce que son patron lui trouve un petit appartement dans le groupe que ses ouvriers achevaient de construire. À l’aide d’un camion de la maison et de deux maçons, elle avait déménagé le strict nécessaire et depuis, lorsqu’elle revenait au bord de l’étang, elle n’ouvrait que la porte-fenêtre de la cuisine, se hâtait de ressortir.
Tout commençait lorsqu’elle pénétrait dans le couloir que l’abandon rendait encore plus humide. Une odeur fade la saisissait à la gorge, comme si la grande bâtisse se décomposait lentement, tel un être vivant frappé à mort. Elle retenait sa respiration, le temps de repousser la porte de la cuisine.
La plupart du temps, elle se promenait le long de l’étang, évitait de rester trop longtemps devant le petit ponton pourri où Julie aimait s’amuser. Elle craignait d’être surprise dans cette attitude mélodramatique par quelques témoins. Il y avait toujours des pêcheurs, enfoncés jusqu’aux genoux dans la vase, des gens qui faisaient du voilier ou simplement des promeneurs. Elle ne voulait inspirer ni pitié ni curiosité. Elle désirait qu’on la laisse seule avec sa peine, ses pensées.
Parfois, à force de rester ainsi à marcher lentement le long de l’eau, elle finissait par avoir de brèves hallucinations, croyait que Julie l’appelait ou que la petite fille courait derrière elle. Il lui fallait lutter contre elle-même pour ne pas se retourner brusquement ou sursauter. Au bout d’une heure ou deux elle reprenait le chemin de la maison à travers les touffes de tamaris, de roseaux et d’ajoncs. De loin, elle l’apercevait avec sa façade lépreuse, son toit incurvé en certains endroits. Les gouttières devaient se multiplier et un jour une tuile tomberait, puis d’autres. Elle n’avait pas le droit de laisser cette maison se dégrader. C’était la maison de Julie. Lorsqu’elle serait majeure, elle pourrait la vendre, en faire ce qu’elle voudrait. Elle ne pensait pas que l’enfant, devenue grande, aurait le courage de l’habiter.
Même au mois de juillet, par les plus grosses chaleurs, lorsque le soleil déclinait, elle frissonnait, avait hâte d’aller prendre un gilet de laine dans sa voiture, toujours la vieille 2 CV qui lui donnait bien du souci car elle ferraillait de plus en plus. Pour rendre visite à Julie, un dimanche sur deux, elle ne pouvait compter sur aucun autre mode de transport car l’institution se trouvait en pleine campagne, à plus de cinq kilomètres de l’arrêt des cars. S’il le fallait, elle effectuerait cette longue distance à pied mais les horaires ne lui permettraient pas une longue visite, tout juste une heure.
Elles se promenaient dans le jardin de l’établissement. Julie sortait du réfectoire mais mangeait les gâteaux que Marie avait confectionnés pour elles. La mère et la fille parlaient à voix basse de menus riens. On devait croire qu’elles ressassaient le passé récent ou qu’elles médisaient sur le présent. Julie ne se plaignait jamais et Marie n’osait lui poser des questions précises. Lorsqu’elle repartait, elle ne se souvenait d’aucun mot particulier, n’emportait qu’une petite musique tendre et mélancolique qui suffisait à donner un sens à la quinzaine qui s’annonçait.
Le premier dimanche de juillet, elle se leva très tôt. Dans ce petit appartement de deux pièces le ménage ne lui demandait que quelques minutes. Elle prépara deux sandwiches, une thermos de café et remplit de glaçons une boîte isotherme.
De loin, la maison ressemblait à un vieux pain rassis oublié. Elle prenait une teinte uniforme dans le soleil du matin, un ocre terne plus proche du gris que du jaune. En approchant, elle aperçut une caravane non loin de l’étang et en fut très contrariée dans ses projets. Elle voulait justement prendre un bain avant que la foule des dimanches n’arrive, se demanda si elle ne devrait pas y renoncer.
Se rendant compte, en enfonçant la clef dans la serrure, qu’elle retenait déjà sa respiration, elle se trouva ridicule et essaya de se comporter normalement. L’odeur fade flottait entre ces murs salpêtrés en de longues bavures comme si des centaines d’escargots avaient laissé des traînées brillantes.
Personne n’avait songé à étancher tout ce sang et elle savait que Germaine en avait beaucoup perdu. Frappée à mort, elle s’était retournée sur la marche où le coup de feu l’avait surprise avant de tomber la tête en bas. Il avait reflué vers la plaie de la poitrine et l’ardoise poreuse de l’escalier l’avait tout bu. Avant de retirer le corps, les gendarmes avaient tracé son contour avec de la craie. Cette silhouette grotesque de sa belle-sœur n’avait jamais été effacée. Marie n’avait pu imaginer qu’elle puisse prendre une éponge humide pour le faire.
Ce dimanche-là, elle s’approcha jusqu’au pied de l’escalier, le regard baissé et s’ordonna avec colère de relever la tête, de regarder quatre ou cinq marches plus haut. Mais une main formidable appuyait sur sa nuque et l’en empêchait.
Lors de son déménagement à la sauvette, elle avait demandé aux deux hommes d’aller prendre simplement son lit et sa commode, de vider son armoire de son linge et de ses vêtements. C’étaient deux braves Italiens qui avaient parfaitement compris qu’elle ne pouvait le faire elle-même. Avec une gentillesse délicate, ils avaient descendu tout ce dont elle pourrait avoir besoin.
— La chambre de la petite ? avaient-ils demandé.
Au début, elle avait pensé pouvoir acheter d’autres meubles mais l’argent lui manquait. On avait aussi emporté la chambre de Julie dans le grand camion qui d’ordinaire transportait du sable et des matériaux de construction.
Lentement, elle recula jusqu’à la porte de la cuisine, ouvrit celle-ci dans son dos, la repoussa. Dans la pièce, elle eut un sanglot aigu qui ressemblait à un cri mais se domina très vite.
Le soleil coula dans la cuisine comme une huile parfumée dans laquelle elle baigna son corps glacé avant d’aller prendre son sac dans la voiture. Elle se dévêtit, enfila son maillot de bain. Malgré ces étrangers de la caravane elle prendrait quand même un bain. Cela lui ferait du bien.
Bien que tiède l’eau lui parut hostile et elle ressortit après quelques brasses, s’allongea sur son drap d’éponge. Elle n’eut qu’un quart d’heure de tranquillité. Les gens de la caravane s’éveillaient, parlaient fort, s’exclamaient. Il leur fallait à tout prix manifester avec des mots aigus la joie de se trouver en vacances dans un endroit aussi agréable. C’était insupportable.
Marie s’assit, regarda dans leur direction avec agacement. Elle aperçut un homme jeune totalement nu avec de longs cheveux, une femme brune, assez ronde, qui elle portait une robe longue taillée dans un de ces draps indiens représentant un arbre de vie. Il y avait des enfants. Un garçon en jeans de l’âge de Julie et au moins un autre encore couché dans la caravane.
— Allons, Michou, du courage !.. Il faut profiter du bon air de bonne heure, criait l’homme nu.
Puis il découvrit Marie et ne parut pas autrement gêné. Elle regarda ailleurs, hésitant à partir. Ils la dérangeaient mais elle ne voulait pas qu’ils croient que c’était à cause de cette nudité masculine. Elle n’avait jamais eu de préjugés aussi stupides.
Au bout d’un moment, elle se leva et revint vers la maison. Elle pouvait tout aussi bien prendre le soleil devant chez elle.
— Madame ?
De loin, la femme brune pouvait paraître jeune mais Marie pensa qu’elle avait bien dépassé la quarantaine.
— Vous devez nous trouver bien désinvoltes, haleta l’inconnue. Nous sommes arrivés très tard hier au soir… Pascal nous a dit que l’on pouvait camper le long de l’étang… Mais si nous sommes indésirables nous partons tout de suite.
— Je ne suis pas la propriétaire, dit Marie. Je n’ai que cette maison et un peu de terrain…
— Excusez-moi, dit l’inconnue en fronçant les sourcils, mais Pascal nous a peut-être raconté des histoires.
— Ce n’est rien, dit Marie qui ne désirait pas poursuivre cette conversation.
— Sommes-nous en infraction, demanda la femme, si nous restons près de l’étang ? À qui appartient le terrain ?
— Je l’ignore vraiment.
Elle savait que du côté du ponton sa belle-sœur avait reçu un grand morceau de lande mais n’aurait pas su en délimiter les contours.
— Il y a bien un propriétaire ?
— Certainement, mais je ne peux vous dire son nom.
— Qu’arrivera-t-il si nous restons ? Nous avions envie de passer une quinzaine de jours dans le coin. L’an dernier, nous étions à La Nouvelle… Nous y sommes restés très longtemps, d’ailleurs, mais ça ne nous plaît guère.
— Il est possible que personne ne vous dise rien, dit Marie qui continuait de marcher lentement.
— Où trouve-t-on de l’eau ?
— Il vous faudra aller aux Salines… Mais je ne sais pas si l’ancienne pompe fonctionne toujours.
— Vous ne pourriez pas nous en vendre ?
Marie aurait voulu se montrer désagréable.
Cette femme ne comprenait donc pas qu’elle l’ennuyait ? Non, elle s’accrochait avec ce culot que les touristes avaient quand ils venaient dans le coin.
— Je ne suis là qu’exceptionnellement.
— Juste pour aujourd’hui ? Nous remplirons quelques jerricans, ce sera très vite fait.
— Bien, venez tout à l’heure, dit Marie pour s’en débarrasser. Mais je repars dans l’après-midi.
Une fois allongée au soleil, elle songea avec ennui que tant qu’ils ne seraient pas venus chercher leur eau elle ne pourrait vraiment se détendre. Si bien qu’elle ne cessa de se redresser pour regarder s’ils ne venaient pas. Lorsqu’elle les vit s’agiter en riant autour d’un petit bateau en caoutchouc, elle pensa qu’ils en prenaient à leur aise, se demandant si elle n’allait pas fermer la maison et s’en aller pour leur montrer qu’elle n’était pas à leur disposition.
Ce fut la femme qui vint avec une vieille 404 Peugeot qui faisait autant de bruit que sa 2 CV et, du coup, Marie se montra plus aimable. Dans le coffre l’inconnue avait entassé une demi-douzaine de gros jerricans.
— Je veux quand même vous la payer, dit-elle. Ça fait plus de cent litres et il me faudrait au moins un litre d’essence pour aller jusqu’à la prochaine pompe.
— Je n’occupe pas cette maison et je paie quand même l’abonnement, expliqua Marie. Ne vous inquiétez donc pas.
— Quel dommage de ne pas habiter une si jolie maison !.. Ah ! que j’aimerais vivre dans ce calme et cette solitude. L’an dernier, nous sommes restés trois mois à La Nouvelle.
Marie pensa que seuls des enseignants pouvaient s’offrir un séjour aussi long.
— Mon ami, dit la femme, avait trouvé du travail dans un hôtel… Mais pour l’hiver il n’y avait rien. Nous aurions bien aimé rester plus longtemps… On avait trouvé un coin vers les Ciments Lafarge mais quelle poussière ! C’était invivable… Vous comprenez, les campings sont trop chers… Nous vivons un peu à notre guise.
Marie l’aida à porter le premier jerrican une fois qu’il fut rempli.
— Mon ami va travailler de nouveau dans cet hôtel…
— Ça fait loin jusqu’à La Nouvelle… Douze kilomètres…
— Pas le long de l’étang… Pascal dit qu’à vélo il n’y en a pas pour une demi-heure.
— C’est possible, dit Marie, je n’ai jamais essayé.
— Lui si, à l’automne dernier… C’est comme ça qu’il a connu cet endroit… Il venait tous les jours. Vous comprenez que sachant que nous allions partir il n’était pas rentré à l’école.
Voici quelques instants que tout ce que cette femme disait éveillait une résonance dans la mémoire de Marie, mais elle se méfiait de sa sensibilité qui depuis le drame se faisait l’écho de trop de réminiscences. Elle s’efforça de rester calme, de ne pas orienter les réponses par des questions trop précises qui pouvaient tout déformer.
— Il n’arrêtait pas de rôder. Il ramassait des moules sauvages… C’est un excellent plongeur et il paraît qu’il y en a de très belles dans cet étang. Il les revendait mais nous en mangions souvent. À la fin, on ne pouvait plus les voir mais l’argent qu’il gagnait nous a bien aidés. Vous n’en péchez pas vous-même ?
Le deuxième jerrican était plein et elles le portèrent jusqu’à la Peugeot. Marie se dit qu’avant que le dernier ne soit ainsi rangé dans le coffre elle devrait avoir une certitude.
— Votre fils, c’est Pascal ?
— Oui, vous l’avez vu ? Il est costaud pour son âge…
— C’est lui qui pensait que j’étais la propriétaire de ce terrain ?
— Il nous a dit qu’il connaissait la propriétaire mais vous savez ce que sont les enfants ? Ils racontent n’importe quoi pour se rendre intéressant.
Un jeune garçon de l’âge de Simon, son fils mort, qui se promenait à vélo de La Nouvelle jusqu’ici, qui affirmait connaître la propriétaire du terrain.
— Vous avez des enfants, vous-même ?
— Oui, dit brièvement Marie.
— Ils ne sont pas avec vous ?
Dès lors, il lui fut impossible de revenir en arrière. Le dernier jerrican rempli, la femme remonta au volant de sa Peugeot, manœuvra et après un dernier sourire s’en alla.
Marie resta immobile dans le soleil regardant s’éloigner la vieille voiture. Il avait failli se produire une sorte de miracle dont son cœur conservait encore l’espoir dans des battements affolés. Mais elle refusait de se laisser aller à ce genre de spéculation. Il ne pouvait exister une telle coïncidence et d’autre part le jeune garçon s’appelait Pascal. La femme n’avait pas parlé d’un Willy.
Elle s’appuya contre le mur chaud, ferma les yeux. Il y avait un autre garçon dans la caravane. Celui qu’on appelait Michou. Il devait jouer dans l’eau avec le compagnon de cette femme. Rien ne l’empêchait d’aller là-bas et d’essayer de le voir. Cette femme avait dit que Pascal était costaud pour son âge. Marie avait pensé qu’il avait treize ans. Peut-être était-ce Michou qui avait cet âge.
Dans la cuisine elle ôta son maillot encore humide, s’essuya avec soin et se rhabilla. Elle but une tasse de café, essaya de s’occuper mais resta assise au bord de la table à réfléchir, à bâtir de folles hypothèses.
Ce dimanche pouvait prendre une valeur inestimable si elle avait la volonté d’aller vers ces gens-là. Il pouvait mettre fin à un doute qui la persécutait, comme devenir le point de départ d’une nouvelle espérance. Mais il lui fallait sortir de ce domaine à la fois nostalgique et rassurant des convictions intimes pour affronter la réalité.