Chapitre XI

Et puis le doute revenait, brutal, démobilisateur. Une grosse vague inattendue qui laissait Marie sur la grève du désespoir. Elle se demandait si Pascal avait bien dit qu’il se faisait appeler Willy. Avait-elle bien entendu ? N’avait-il pas bredouillé n’importe quoi et ce n’importe quoi, dans l’état de tension où elle se trouvait, lui avait suffi. Peut-être s’agissait-il d’une simple coïncidence.

Une autre vague de scepticisme la mouilla d’une sueur d’angoisse. Un soir, sa belle-sœur Germaine l’avait attendue dans sa voiture pour la mettre en garde contre les errements mentaux de Julie. Ne l’avait-elle pas surprise dans la cuisine de la maison de l’étang, installée comme pour déjeuner, avec deux couverts sur la table ? Comme si elle recevait un hôte invisible ? C’était l’époque de Boris. Ce Boris qui, d’ailleurs, devait disparaître de la vie de Julie le même jour.

Depuis la veille soufflait un Cers violent et froid et elle songeait qu’un tel vent pourrait purifier la maison. Il suffisait d’avoir le simple courage d’aller là-bas, d’ouvrir toutes les fenêtres. Ce souffle glacé tourbillonnerait entre les vieux murs humides, drainerait les mauvaises odeurs, assainirait les pièces, emporterait à jamais les miasmes réels et imaginaires.

Un soir, après le travail, elle y alla avec sa voiture, approcha de la porte d’entrée, glissa la clef dans la serrure. Le vent étreignait la maison avec une force presque diabolique, paraissait la secouer. Il sifflait de rage dans les tuiles du toit, dans les fentes de la remise sur la droite. Elle abandonna son projet, courut vers sa voiture et revint en hâte vers le village.

Le Cers se calma et ce fut le vent de la mer qui reprit sa doucereuse besogne. Avec lui, l’humidité sourdait de nouveau des plâtres et les odeurs triomphaient. Marie n’osait même plus pénétrer dans la maison. Elle allait là-bas mais préférait se promener au bord de l’étang, chaudement vêtue. Peu à peu, elle s’habituait à l’idée de quitter le pays. Lentement, un plan de fuite s’organisait en elle. D’abord, elle trouverait du travail, un logement. Elle en parlerait au délégué de l’éducation surveillée, peut-être même à Mme Cauteret. De temps en temps, elle apercevait l’assistante sociale. À priori elle ne lui paraissait pas hostile.

Gilberte Marty, sa nièce, ne revenait plus dans le pays. Son père, bien que vivant avec une autre femme, s’occupait d’elle, la recevait chez lui. Malgré la mort dramatique de sa mère, elle avait réussi à obtenir son bac et suivait les cours d’une école d’assistantes sociales. Elle n’avait pas renoncé à ses projets et Marie y trouvait de quoi s’inquiéter. N’essayerait-elle pas de se venger ? Ne poursuivrait-elle pas Julie par personnes interposées lorsqu’elle connaîtrait mieux les rouages de son administration ? Gilberte Marty était capable d’une longue patience pour parvenir à ses buts. Elle avait toujours détesté sa cousine, son prénom inattendu, sa façon de vivre, son indépendance vis-à-vis des adultes.

Marie commença d’écrire un peu partout pour répondre à des offres d’emploi, décidée à réussir. Mais au mois d’octobre, le tribunal pour enfants se réunit à Carcassonne et Julie dut comparaître. La reconstitution du drame avait été faite huit jours après ce terrible jeudi. Elle confirmait les aveux de la petite fille. La décision du tribunal fut rapide. Julie resterait un an encore dans son institution et au bout de ce délai le juge pour enfants déciderait s’il convenait de la remettre à sa mère. Pour ce faire, Marie devrait prouver qu’elle travaillait régulièrement, que son salaire était suffisant pour subvenir à l’éducation de son enfant, qu’elle occupait un logement convenable dans un environnement ne mettant pas la fillette en danger moral. Mais il fut précisé que Marie devrait également accepter de se soumettre à un examen psychologique approfondi.

Bien avant ce jugement, elle avait espéré fournir la preuve formelle de l’innocence de Julie. À cette époque, elle était pleine d’espoir puisque Willy existait.

Un mercredi elle travaillait dans son bureau lorsque la jeune fille qui faisait aussi fonction de standardiste lui passa une communication extérieure.

— Madame Lacaze ? Ici la gendarmerie, l’adjudant Dobart.

Elle se retrouva dans l’état de crainte qu’elle avait connu six mois auparavant.

— Pouvez-vous passer à la gendarmerie ?

— Qu’y a-t-il encore ? murmura-t-elle.

— Rien d’inquiétant en ce qui vous concerne… Nous vous demandons de venir authentifier un objet trouvé.

L’adjudant ne voulut pas fournir d’autres précisions. Elle dit qu’elle venait tout de suite. De quel objet trouvé pouvait-il bien s’agir ? Quelque chose appartenant à Julie ?

Dans le hall de réception de la gendarmerie, il y avait plusieurs personnes auxquelles elle ne prêta aucune attention. L’adjudant l’introduisit dans son bureau, la fit asseoir. Il lui jeta un regard scrutateur avant de prendre une enveloppe.

— Reconnaissez-vous ceci ?

De l’enveloppe, il sortait une gourmette en or que Marie avait portée autrefois. Noël la lui avait offerte du temps de leurs fiançailles et, d’ailleurs, son prénom y était gravé. Ce qu’elle expliqua au gendarme.

— On a limé la gravure, dit-il, mais il suffit de passer de l’encre sur la plaque pour voir réapparaître votre prénom, en effet… Vous l’aviez perdue ?

— Je ne sais pas… Depuis la mort de mon mari je ne la portais plus… Elle devait se trouver dans un petit coffret recouvert de soie rouge et noire dans ma chambre, sur une commode.

— Nous l’avons retrouvée au cours d’une perquisition au domicile d’un mineur.

— Je ne comprends pas, dit Marie.

— Depuis quelque temps, nous avions des plaintes à son sujet. Il pénétrait chez certaines personnes pour y prendre tout ce qu’il trouvait. Sans grand discernement d’ailleurs. Il volait tout ce qui brillait et qu’il prenait pour de l’or. Mais ne cherchiez-vous pas cette gourmette ?

— Non… Depuis que j’ai déménagé, le coffret doit se trouver dans un carton que je n’ai pas encore défait.

— Vous avez l’intention de vous en aller, n’est-ce pas ?

Elle n’était pas surprise qu’il soit au courant. Depuis que sa belle-sœur avait commencé à s’immiscer dans sa vie, puis cette assistante sociale, elle avait toujours su qu’elle était piégée dans une immense toile d’araignée. La mort violente de Germaine n’avait fait que renforcer cette surveillance.

— On nous demande des renseignements, dit l’adjudant. Vos futurs employeurs.

Marie le regarda fixement.

— Quels renseignements ?

— C’est tout à fait normal… Les gens veulent savoir pourquoi vous voulez quitter le pays.

Il agita la gourmette pour ramener la conversation sur le sujet, peu enclin à se justifier davantage.

— Vous la reconnaissez donc ?

— Oui, dit-elle, je la reconnais… Mais comment savez-vous qu’elle est à moi ? Il y a d’autres femmes qui s’appellent Marie dans le village…

— Ce garçon a avoué… Il connaissait votre fille et, à plusieurs reprises, est venu chez vous… Il a profité d’une partie de cache-cache un jeudi pour pénétrer dans votre chambre et voler ce bijou… D’ailleurs, il a failli être surpris par votre belle-sœur. Mais les deux enfants avaient entendu venir la voiture et comme votre fille se doutait que sa tante chercherait à voir ce qui se passait, elle a fait semblant de jouer à la dînette… Il y avait deux couverts sur la table. Vous la laissiez donc recevoir n’importe qui ?

Marie ne pouvait pas répondre. Elle aurait éclaté d’un rire nerveux et il l’aurait prise pour une folle. Un deuxième miracle, trois mois et demi après le premier. Et dire qu’elle désespérait, se préparait à tout abandonner.

— Qui est cet enfant ? demanda-t-elle.

— On ne doit pas citer le nom des mineurs mais vous finirez par le savoir. Il s’appelle Bory, Gérard Bory.

— Bory, dit-elle, bien sûr, Bory.

Bory transformé en Boris par Julie. Qui avait ensuite, parce qu’on l’interrogeait, donné n’importe quel nom de famille, celui des tsars de Russie, Romanov. Parce qu’elle avait certainement lu ce nom-là récemment. Il n’y avait plus de mystère Boris.

— Est-ce que vous portez plainte ?

— Non, dit-elle.

Dobart la regarda avec désapprobation.

— Vous avez tort. Il recommencera. D’autres personnes ont porté plainte contre lui.

— Que vous faut-il d’autre ? répliqua-t-elle.

Il souleva la gourmette.

— Parmi son butin c’est l’objet qui a le plus de valeur. Il dépasse les deux mille francs actuels… Le reste n’est que des bricoles, des bijoux en toc.

— Je ne porte pas plainte.

Dobart ricana.

— Par solidarité ?

— Pensez ce que vous voudrez… Je n’ai rien à attendre de vous. Et lorsque des employeurs vous téléphoneront, racontez ce que vous voudrez sur moi, je m’en moque.

— Vous portez atteinte à mon honneur, fit-il furieux.

— Vraiment ?

Elle se leva.

— Je m’en moque car je n’ai plus du tout l’intention de partir d’ici désormais.

— La gourmette vous sera rendue plus tard, lança-t-il comme elle refermait la porte.

Dans le hall, elle vit un garçon de treize-quatorze ans, malingre, avec un visage ingrat et de longues oreilles écartées. À côté de lui, son père, la même version avec vingt ans de plus. L’homme leva vers elle des yeux de chien battu et elle lui sourit.

Une fois dans la rue, elle se surprit à chantonner, vit sur le visage de quelques passants qu’elle commettait une incongruité. Elle chantait alors que sa fille avait été condamnée pour meurtre. Le bruit s’en répandrait vite dans le bourg.

Ce fut dans son bureau qu’elle put être enfin seule avec sa joie. Maintenant elle comprenait tout. Pour Willy, elle n’était pas tellement certaine qu’il ait profondément déçu sa petite fille. Mais avec Bory, Boris plutôt, elle avait une preuve. Pauvre petite Julie qui faisait confiance à n’importe qui et découvrait ensuite qu’on l’avait prise pour une imbécile, une « connasse », comme avait crié Pascal-Willy. Et l’adjudant, sans même s’en douter, qui éclaircissait le mystère de cet autre jeudi où Germaine avait surpris la petite fille face à deux couverts. Jouant à la dînette, alors que Boris devait se cacher dans la souillarde avec la gourmette en poche. Boris qui, une fois le danger écarté, n’avait pas voulu partager le repas de la petite fille et s’était enfui si vite que Julie avait eu des doutes. Se souvenant qu’il s’était introduit dans la chambre de sa mère, elle avait dû constater la disparition de la gourmette.

— C’est merveilleux, dit-elle des larmes plein les yeux.

Première déception pour l’enfant, Willy. Deuxième encore plus pénible. Troisième, Gildas. Un garçon de seize ans. Un garçon qui possédait une moto, qui commençait à s’intéresser aux filles. Un garçon qu’une petite fille de dix ans n’aurait pas dû intéresser.

Willy avec son visage bronzé de petite brute. Pas vilain mais pas très passionnant. Julie avait cru qu’il aimait la mer, la voile, mais le garçon se moquait d’elle, l’appâtait pour lui soutirer quelques sous.

Boris, visage ingrat, faisant moins que son âge certainement. L’air paumé. Julie avait dû le prendre en pitié et l’aimer comme un petit frère malheureux. Il ne mangeait pas à sa faim chez lui, il était abandonné à lui-même.

Gildas ?

Une seule indication, son âge. Seize ans. Mais déjà elle croyait entrevoir la réalité. Malgré sa moto, le garçon ne devait rien avoir qui attire les filles de son âge. Physique ingrat lui aussi, peut-être pire. Et voilà qu’il rencontre Julie, une môme pour lui mais intellectuellement avancée. Une gosse amicale, chaleureuse qui ne le traite pas en paria, ne se moque pas de lui. Qui le considère comme un grand frère. Mais lui n’avait pas besoin d’une petite sœur.

Marie frémit. Ce Gildas avait-il osé jeter sur la fillette un œil de mâle ? Combien de fois s’étaient-ils rencontrés ? Non, elle se refusait de fouiller plus avant dans cette direction sordide. Mais ce Gildas, plus que Willy et Boris, avait de bonnes raisons de se montrer distant avec elle, la mère. Et le jour du drame, il savait parfaitement qu’il risquait gros d’être surpris en compagnie d’une enfant de dix ans, d’autant plus que Julie avait dû lui communiquer sa terreur de Mme Cauteret. Un garçon qui n’ignorait rien du rôle des assistantes sociales, qui peut-être avait appris dans sa famille à les considérer plus comme des ennemies que comme des bienfaitrices.

Marie se demanda si en essayant de cerner la personnalité de ce Gildas elle ne parviendrait pas à des résultats intéressants. Par la simple déduction, sans éléments réels pour établir ses convictions ? Un travail de réflexion intense avec un risque d’erreur énorme. Bien entendu, l’existence de la moto représentait un élément matériel, mais elle avait échoué en voulant l’utiliser. Il lui fallait trouver autre chose.

Deux jours plus tard, un gendarme lui apporta la gourmette, lui fit signer une décharge. Elle commença par la fourrer dans un tiroir mais dans la nuit elle réfléchit et le lendemain la plaçait à son poignet gauche.

Le samedi, elle partit pour Narbonne, rôda autour du marché, cherchant des groupes de jeunes motards. Ce ne fut qu’à midi, après la sortie du lycée technique qu’elle en rencontra plusieurs. Elle détaillait chaque visage, s’approchait d’eux. Il n’était pas impossible que Gildas la connaisse. Il avait pu rôder autour de la maison un samedi après-midi et voir la mère de Julie. Elle guettait une réaction, un mouvement de surprise. À plusieurs reprises, il lui sembla qu’un de ces jeunes gens essayait de masquer son visage, ou bien démarrait brusquement plantant là ses copains. Simple coïncidence, pensait-elle. Rien en elle ne confirmait qu’elle se trouvait en face du véritable Gildas.

Et puis elle osa aborder un groupe de quatre motards qui discutaient sur les barques en faisant rugir leurs machines. Il y avait deux filles, également, à cheval sur le siège arrière.

— Bonjour, dit-elle, connaîtriez-vous un certain Gildas ?

Ils la regardèrent en silence.

— Il a une moto à vendre, une Honda… Je croyais le rencontrer ici.

Un des motards démarra sans répondre avec une des filles. Puis un autre. Elle continuait de sourire tranquillement.

— C’est un garçon de seize à dix-sept ans, dit-elle encore.

À croire que chaque fois qu’elle posait une question elle provoquait un départ. La fille de la dernière moto se retourna et lui tira la langue.

Mais elle n’était nullement découragée. Elle finirait par le retrouver. D’ailleurs, pourquoi pensait-elle qu’il habitait Narbonne, à vingt kilomètres de la maison de l’étang ? Ce Gildas avait pu venir d’ailleurs, d’un autre village.

Lorsque ce jeudi soir il avait poussé sa moto à la roue crevée, peut-être avait-il pu aller ainsi jusque chez lui s’il n’habitait pas trop loin. Julie avait dit qu’il comptait rejoindre un garage mais comme Willy, comme Boris, ne lui avait-il pas menti, ne précisant pas où il habitait ? Pourquoi pas dans les environs immédiats, un hameau, une maison isolée, un village comme Portel ou Peyriac. Il pouvait également cacher sa moto dans un fourré, rentrer chez lui et revenir le lendemain matin. Pourquoi s’était-elle contentée de faire la tournée des garages de la région ?

Le dimanche, elle alla voir Julie avec sa gourmette au poignet. À cause du mauvais temps, elles se trouvaient au parloir avec d’autres parents, devaient chuchoter, échanger de petits sourires avec les visiteurs. Julie mangeait un morceau de clafoutis aux pommes lorsqu’elle découvrit le bijou.

Elle tendit la main, souleva la manche pour le regarder.

— J’ai trouvé stupide de ne plus le porter, dit calmement Marie. C’est un cadeau de ton père. Au début, il me le rappelait sans cesse. Maintenant, je supporte mieux de le voir à mon poignet.

— Tu ne l’avais pas perdu ? murmura Julie troublée.

— J’avais dû le placer ailleurs un jour et je viens de le retrouver dans un autre coffret.

Du bout des doigts, Julie le frôlait comme si elle ne croyait pas à sa présence.

— Tu pensais que je l’avais égaré ? lui demanda Marie.

Elle avait espéré une réaction quelconque. Boris se trouvait ainsi mis hors de cause et Julie n’avait plus aucune raison de garder pour elle ce qui avait été un souvenir désagréable.

— Dans un autre coffret, dit-elle, l’air songeur.

— Oui, avant il se trouvait sur la commode de ma chambre et j’ai dû le placer ailleurs.

Marie ne pouvait oublier le visage ingrat de Bory, celui de son père qui l’avait regardée comme un chien battu.

— Tu ne finis pas ton morceau de clafoutis ?

Julie secoua la tête. Sa mère la sentit trop gonflée de sanglots retenus pour pouvoir parler.

— Un jour, si tu veux, je le ferai graver à ton nom… Le mien s’est presque effacé.

La petite fille cessa de le toucher et Marie respira plus librement. Elle avait craint qu’elle ne l’examine de plus près et ne voie les traces de coups de lime maladroits.

— Ça ne te plaît pas que je le porte de nouveau ?

Julie essaya de répondre mais n’y parvint pas. Pourrait-elle en un temps si court, bientôt Marie devrait la laisser, se libérer enfin de tout ce qui continuait à la bouleverser ? Marie regrettait de ne pas avoir inventé une histoire plus merveilleuse, celle d’un garçon plein de regrets qui lui aurait rapporté ce bijou. Sa petite fille avait peut-être besoin de croire à de tels prodiges, d’espérer en la bonté des hommes.

— Je suis contente, dit soudain Julie, si contente.

Et elle se mit à pleurer.

Загрузка...