CHAPITRE IX

Il devait être au moins deux heures du matin lorsque je me suis arrêtée devant le pavillon d’Arthur. Il y avait belle lurette qu’ils étaient pieutés, maman et lui. J’ai hésité. Ma joue giflée était en feu, mon cœur aussi. J’ai ramassé une poignée de gravier et je l’ai lancée contre les volets de leur chambre. Maman a toujours eu le sommeil léger. Tout de suite de la lumière a filtré par les fentes des volets. Puis un battant s’est entrouvert et j’ai reconnu son petit visage triangulaire et ses cheveux ébouriffés qui tombaient en pluie devant ses yeux.

— C’est moi, maman !

— Mon Dieu ! Quelle heure est-il ?

Ce cri m’a rappelé aux réalités. Si je disais tout à ma mère elle ne voudrait plus jamais que je retourne chez les Rooland, or je commençais à ressentir déjà la nostalgie de « l’île ».

Elle n’avait pas de robe de chambre, maman, mais une vieille pèlerine de son père le facteur qu’elle mettait la nuit lorsqu’elle était obligée de se lever. Pendant qu’elle se préparait, la voix grognon d’Arthur l’interrogeait. Dans le silence nocturne, ce petit remue-ménage de couple éveillé en sursaut avait quelque chose de terriblement gênant.

Enfin elle a ouvert la porte. Je n’étais pas plutôt rentrée qu’elle s’est écriée :

— Qu’est-ce qui arrive, tu as pleuré ?

— Je t’expliquerai demain.

— Ah ! tu te figures ! C’est tout de suite, ma fille, que tu vas me raconter ça !

Quand elle disait « ma fille », vous pouvez croire que ça chauffait. Elle ne m’avait pas appelée ainsi depuis le jour où j’avais fait l’école buissonnière au cours complémentaire. Avec sa chemise de nuit d’honnête femme, en toile blanche, et sa pèlerine usée, elle avait un aspect cocasse. Un vrai dessin humoristique genre Aldebert ou Roger Sam.

— Allez, j’écoute !

On entendait, au-dessus, cet idiot d’Arthur qui enfilait son pantalon et cherchait ses pantoufles sous le lit.

— Dis vite avant qu’Arthur soit là !

— Chez les patrons, il y avait réception… Un invité était un peu saoul… Il a voulu me peloter dans un coin, je l’ai giflé…

— T’as bien fait, a-t-elle admis. Ensuite ?

— Ben ensuite j’ai eu honte… Tu te rends bien compte ? Je suis partie…

— Comme ça ?

— Oui, comme ça ! On ne réfléchit pas dans ces cas-là !

Maman paraissait amère et sceptique. Elle coupait mal dans mon histoire, flairait autre chose et n’osait questionner à cause du pas maladroit d’Arthur qui faisait trembler le mauvais escalier de bois.

Quand il était bien bichonné, Arthur, il faisait déjà minable, mais réveillé en pleine nuit et barbouillé de sommeil il donnait envie de crier. Une chemise de jour lui servait de chemise de nuit. Il gardait éternellement un maillot de corps douteux sur la peau car il avait eu des ennuis autrefois du côté des poumons. Pas rasé, la paupière gonflée et les orteils passant par les trous de ses pantoufles il faisait penser à une photo de « Détective » : le sadique du mois !

Ça faisait plusieurs semaines que je n’avais pas mis les pieds chez nous. De les retrouver si pareils et si médiocres tous les deux, avec leurs pauvres figures de mal nourris, ça m’a serré la gorge. J’ai regretté mon emportement, ma fuite dans la nuit… Non, le pavillon d’Arthur n’était pas un refuge.

— Qu’est-ce qui arrive encore ?

C’était bien dans son tempérament, cet « encore » ! Comme si j’avais l’habitude de les tirer des draps à deux heures du matin.

Je ne me suis pas senti le courage d’expliquer et c’est maman qui l’a fait pour moi.

— Ils ont du monde chez les Ricains…

Chez les Ricains ! De quel droit elle les appelait ainsi ? Pourquoi ce ton méprisant ! Elle avait bonne mine avec son bec de lièvre, la pauvre chérie ! En quoi pouvait-elle se sentir supérieure aux Rooland ? Je comprenais que, tant qu’il y aurait des idées toutes faites, les hommes ne pourraient pas s’entendre.

— … ils sont bourrés là-bas, y en a un qui s’est permis des choses avec Louise et elle lui a mis une mornifle…

Les yeux d’Arthur brillaient d’un sauvage contentement.

— Et nature, ses patrons l’ont virée ?

— Non, elle s’est sauvée !

Il était un peu déçu, pourtant il y avait moyen de retomber sur ses pattes.

— Je savais que ça finirait comme ça.

— Pourquoi dis-tu ça ! ai-je protesté.

— Je me rappelle ce dimanche que tu faisais la gonzesse avec eux dans le jardin… Qu’est-ce que j’avais dit au début, que ces mecs-là étaient tous des salauds, hmm ?

Je lui aurais volontiers arraché les yeux avec mes ongles.

— J’irai leur dire leur « qu’est-ce-que-Dieu » demain, à ces sales oiseaux !

— Ils n’y sont pour rien. Ils avaient un invité qui était saoul, quoi, ça arrive à n’importe qui !

— Écoute-la qui les défend ! a tonné Arthur.

Alors, ma jolie, pourquoi tu t’amènes ici à point d’heure si c’est que tu tiens tellement à eux ?

— Oh ! bon, puisque c’est comme ça, je retourne !…

Déjà j’étais à la porte. Maman m’a saisi le bras.

— File dans ta chambre !

— Mais…

— Tout de suite !

Il m’a semblé que j’avais dix ans. J’ai obéi.

Ma chambre était de dimensions moyennes, mais elle n’était meublée que d’un lit de fer étroit, d’une chaise et d’un portemanteau et sa nudité la faisait paraître vaste. Je me suis déshabillée en pleurant. Elle sentait l’humidité et le papier moisi. Les draps étaient froids et quand je bougeais dans mon lit, il y avait toujours un ressort du sommier qui sautait en le faisant vibrer. J’aspirais au sommeil. Dans mon cas, s’anéantir était un cadeau inestimable. Je voulais oublier Jess Rooland et son regard plein de détresse, ainsi que le visage ahuri de Madame quand le plafonnier de l’auto s’était éclairé, la découvrant à demi nue sous le général… D’autres figures dansaient dans le noir une sarabande effrayante. Celle de mon gros cavalier à lunettes ; celle de l’invité français avec sa capsule de bouchon dans l’œil… J’entendais le bruit désespérant de la verrerie brisée que nous écrasions en dansant, les vociférations des noirs dont les disques s’empilaient sur le bras du changeur automatique. Les flammes oscillantes des bougies transformaient l’aspect des choses. Quand je me suis endormie, je rêvais déjà que tous les protagonistes de cette soirée étaient morts et que des cierges éclairaient leurs masques pétrifiés.

* * *

— Louiiise !

Ça, c’était la voix de maman, ridiculement aiguë lorsqu’elle criait !

Je me suis éveillée instantanément en retrouvant intactes mes affres de la nuit. Un jour gâté éclairait la pièce. À travers les vitres de la croisée, j’apercevais les cheminées de l’usine de produits chimiques crachant déjà une fumée brunâtre.

— Louiiiise !

— Oui !

— Descends !

Quelle heure pouvait-il être ? Je sentais que la journée était très avancée, à des signes quasi imperceptibles, ou plutôt à une certaine qualité de l’air.

J’ai enfilé ma robe noire puisque je n’avais qu’elle sous la main. De la cuisine montait une réconfortante odeur de café.

Ça a toujours été la seule chose bien chez nous, le café ! Maman le fait avec une maniaquerie, une dévotion dont seuls sont capables les vrais amateurs. On n’a pas toujours du râpé à mettre dans les nouilles, mais le café est régulièrement de première qualité.

J’ai poussé la porte. La première chose que j’ai vue — parce que je la cherchais — ç’a été le gros réveil à clochette sur le buffet. Il marquait dix heures. Arthur se trouvait donc au boulot, ce qui, au demeurant, était bigrement réjouissant.

— Bonjour, m’man !

Comme elle restait guindée, j’ai tourné la tête et c’est à cet instant seulement que j’ai aperçu Mme Rooland. Elle était assise contre le mur devant une tasse de café fumant. Elle était fraîche et souriante.

— Hello, Louise !

Textuel ! « Hello, Louise ! » Elle savait que je l’avais surprise en train de faire des cochonneries avec le général, mais elle gardait son petit air tranquille ; elle n’éprouvait pas la moindre gêne.

— Bonjour, Madame.

— Pas trop lasse, ce matin ?

— Non, Madame.

Elle était venue me récupérer. J’étais contente, bien sûr, mais je me demandais ce qu’elle avait pu raconter à maman. En débitant mon mensonge, au cours de la nuit, je n’avais pas envisagé la possibilité d’une pareille entrevue. En tout cas, ça n’avait pas dû se passer trop mal, puisque maman lui payait le jus.

Je restais là, comme à l’oral de mon brevet lorsque l’examinateur m’avait demandé les dérivés du carbone. Je savais ce qu’il fallait dire, mais je n’osais pas le dire. La situation était fausse, elle l’était à cause de maman et de Madame qui n’étaient pas faites pour se rencontrer. Thelma dans la cuisine d’Arthur, devant une tasse de café, ça n’avait pas l’air vrai. Le jour de mon brevet non plus, ça n’avait pas l’air vrai.

Je ne pouvais pas m’empêcher de songer que l’examinateur se moquait éperdument des dérivés du carbone — plus que moi peut-être — et que pour aller travailler chez Ridel ça n’avait pas d’importance que je les connaisse. Seulement c’était un jeu. Un jeu comme au Gros Lot ou à Télé-Match.

— Tu veux du café, Louise ?

— Oui, maman.

— Madame Rooland (elle prononçait Roland) est venue te chercher. Elle s’étonne que tu sois partie. Je lui ai dit que je n’aimais pas beaucoup ces histoires. Un invité, même dans le grand monde (sa voix avait fléchi sur le terme) ne devrait pas se permettre des « prévôtés » sur une jeune fille. Je t’ai toujours bien élevée, t’as de l’instruction et tout…

Petit couplet de la mère valeureuse pour bien montrer à cette patronne étrangère que sa fille n’était pas n’importe qui !

Thelma regardait pendant ce temps, avec un certain ravissement, notre calendrier des postes. Cette année-là, je me rappelle, il représentait une petite fille aux nattes blondes montée sur un poney blanc. Elle se moquait pas mal du sermon à double tranchant de ma mère. Elle était venue me chercher parce que maintenant elle avait besoin de moi. J’étais un outil commode qui lui permettait de vivre à sa guise.

Maman s’est tournée vers elle.

— Je me demande s’il est sage que je la laisse retourner chez vous, madame Rooland ! À dix-sept ans, une jeune fille…

Jess avait dû affranchir sa femme. Thelma a pris dans sa poche deux billets de dix mille francs pliés en quatre et les a posés sur la toile cirée, contre le sucrier. On voyait la figure mince de Bonaparte et son regard sérieux était braqué sur maman.

— Qu’est-ce que c’est ? a murmuré maman d’un ton peureux.

— Mon mari il est de me dire que c’était pour récompenser Louise du bon travail qu’elle a fait au week-end !

Ma pauvre mère en avait la bouche béante. Je ne sais pas si vingt mille francs ça vous impressionne, vous autres, mais je peux vous dire que chez nous ç’a toujours été une somme. Il y a des gens qui ne font pas grand chose avec deux billets de dix mille. Lorsqu’ils arrivent en surplus à la maison, maman est capable de miracles. Tenez, quand son carnet de bons-primes est plein et qu’elle va le changer contre cinq cents francs de marchandises chez l’épicier, vous ne pouvez pas savoir tout ce qu’elle rapporte !

— Si ma fille est d’accord pour retourner, madame, je ne veux pas aller contre. Chez nous on n’aime pas les histoires.

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