CHAPITRE V

Lorsque M. Rooland est rentré, il a eu un choc, je vous jure. J’avais dressé le couvert sur une nappe (n’en ayant pas, je m’étais servie de deux torchons à motifs de chez Primavera) et non pas à même la table comme Thelma faisait avant moi. Une botte de soucis dans un vase donnait un petit air joyeux à tout ça. Quant à l’odeur en provenance de la cuisine, elle vous mettait de la salive plein la bouche. M. Rooland a questionné sa femme, en américain. Elle lui a dit, je pense, que tout avait merveilleusement marché car il m’a fait un de ces sourires pareil à une réclame pour le ski nautique.

Il s’est lavé les mains tandis que sa femme préparait des whiskies. Puis ils sont allés se balancer un moment sous la tente bleue du divan en se disant des trucs à mon sujet.

Une demi-heure plus tard, je suis allée me changer pour les servir. J’avais une robe noire qui me restait de l’enterrement d’un oncle. Lorsqu’on nouait un petit tablier par-dessus on ressemblait vraiment à une femme de chambre. Je ne possédais qu’un tablier rose, mais dans un sens ça faisait plus gai.

Alors j’ai amené mes deux pigeons, dorés comme des médailles et bien bardés de lard sur un lit de croûtons. C’était le grand moment : j’ai pris d’autorité la bouteille de whisky et j’en ai versé une rasade sur mes bestioles. Une allumette et hop ! Ah si vous aviez vu ce brasier et leur air émerveillé, aux Rooland ! Franchement, il y a des gens qu’on a décorés et qui ont moins fait pour le prestige de la France que moi ce jour-là !

Ils m’ont demandé de me mettre à table avec eux ; j’ai refusé. Chacun à sa place. La mienne était à la cuisine. Je faisais la vaisselle au fur et à mesure du service afin de ne pas me laisser déborder. Je mangeais un sandwich pendant ce temps. Ce que je voulais, c’était avant tout leur montrer que dans une maison comme la leur, claire et joyeuse, tout doit être toujours propre, bien en ordre. Quand ils sont rentrés, après avoir fumé je ne sais pas combien de cigarettes, il faisait complètement nuit. Le ciel rougeoyait du côté des usines et des insectes chancelants zigzaguaient dans le jardin. Un lampadaire proche les attirait. Sa lumière blanche faisait briller les larges pare-chocs chromés de l’auto. Maintenant que ma besogne était terminée et que j’en ressentais la fatigue dans des bras et mes jambes, j’aurais aimé que M. Rooland m’emmène faire un tour dans sa belle bagnole.

Je me serais assise devant, près du chauffeur, et j’aurais regardé fonctionner tous les cadrans du tableau de bord. Quand l’auto roulait, elle faisait si peu de bruit qu’on ne l’entendait pas arriver. Et il y avait la radio, naturellement. Oui, je me voyais très bien me prélassant sur les coussins blancs, écoutant de la musique douce et regardant les mains criblées de taches rousses de M. Rooland, posées sur le volant.

— Louise !

Il se tenait derrière moi et m’avait surprise en train de contempler la voiture par la fenêtre de la cuisine.

— Oui, Monsieur ?

— Je voulais vous dire très bien ! Ma femme et moi nous sommes extrêmement satisfaits.

— Merci, Monsieur ; moi de même !

Il s’est approché un peu plus pour voir ce que je regardais. Jusqu’ici les hommes m’avaient toujours fait un peu peur. Si j’étais certaine que vous ne vous moquiez pas de moi, je vous dirais pourquoi. Eh bien voilà : c’est à cause de leurs pieds. Souvent, des garçons agréables m’avaient entreprise, et j’en ai connu qui possédaient un baratin du diable. Dans notre banlieue, c’est fou ce que les jeunes sont précoces et dégourdis. Il m’était arrivé d’être sensible à leurs boniments, à leurs sourires tout neufs, à leurs yeux qui vous embrassent déjà… Mais le moment arrivait toujours où je leur regardais les pieds, et alors une drôle de frayeur me saisissait. Je me rendais compte que ce n’étaient que des animaux. Cette peur des pieds, plus j’y pense, plus je crois qu’elle me vient de ceux de grand-père. J’avais quatre ans lorsqu’il mourut. On m’avait éloignée de la chambre mortuaire, mais quand on est venu le mettre en bière, avec toute la famille en larmes autour du lit, j’ai réussi à m’approcher et ce qui m’a choquée, ce qui m’a effrayée, c’était ni ses mains blanches soudées sur un chapelet, ni son visage de cire, pincé, mais justement ses grands pieds de facteur avec ses souliers du dimanche dont je voyais les semelles pour la première fois.

Depuis lors, les pieds des hommes me faisaient horreur. Quand un gars m’embrassait, si je me mettais à penser à ses deux souliers posés à plat devant les miens, je le repoussais de toutes mes forces et me sauvais. Les jeunes gens d’ici avaient fini par croire que « je ne tournais pas très rond » ; il n’y avait plus que les nouveaux pour me « chambrer » un peu, mais une réputation c’est une réputation et leurs entreprises n’allaient jamais bien loin.

— Vous avez envie de rentrer chez vous pour coucher, Louise ?

— Non, monsieur.

Les pieds de M. Rooland ne m’inspiraient aucun effroi. Je les trouvais nets et tranquilles dans leurs sandales de toile. Peut-être parce qu’ils étaient petits ? Peut-être parce qu’ils étaient bronzés ? Peut-être aussi parce que c’était des pieds américains ? Allez savoir ce qui se passe dans le fin fond de votre cerveau ? Toujours est-il que, pour la première fois de ma vie, je rencontrais des pieds à mon avis normaux.

— Pourtant, a-t-il insisté, vous regardiez par la fenêtre avec tristesse. Si vous voulez rentrer dans votre maison, il faut le dire !

— Je ne veux pas rentrer à la maison, je suis trop bien ici, Monsieur. Ce que j’admirais, c’était votre voiture…

Il a regardé aussi.

— C’est une Dodge, a-t-il dit, comme si cela devait constituer une explication.

Dans la pénombre, elle ressemblait à un monstre endormi.

— Elle est très belle. Je n’en ai jamais vu de semblable !

Il m’a pris le menton pour regarder dans mes yeux. Les siens riaient.

— Vous voudriez faire un tour, non ?

J’ai hoché la tête en détournant mon regard.

— O.K., venez !

On est partis, comme ça. M. Rooland a juste crié à sa femme que nous allions revenir et Thelma n’a pas demandé d’explications. Ça lui paraissait tout naturel que son mari emmène balader la bonne à neuf heures du soir, lui en chemise à manches courtes, la servante en tablier.

Il est allé ouvrir la grille. Je me tenais près de la portière droite, n’osant, ne sachant l’actionner.

— Montez !

Il fallait enfoncer avec le pouce un petit cliquet pris dans la poignée. Il m’a montré, c’était facile. Si vous saviez ce que cette portière pouvait être lourde. La porte d’un coffre-fort ne peut pas l’être davantage.

Dedans c’était encore mieux que ce que je me figurais. L’odeur surtout. Ça sentait, le cuir, le parfum, le moteur puissant. La vitre du pare-brise était bleutée légèrement ; de l’extérieur on ne s’en rendait pas compte mais une fois dans la voiture, on avait l’impression que cette vitre galbée embellissait les paysages les plus désespérants. Il a mis la radio, juste comme je rêvais, et la musique qui a retenti venait de partout à la fois, comme si au lieu d’être dans une auto on s’était trouvé dans le haut-parleur d’un poste.

— Ça va ? m’a demandé M. Rooland.

J’ai croassé un « oui » qui l’a fait s’esclaffer. Il a traversé Léopoldville en quelques secondes. Moi qui m’étais toujours figurée que notre patelin était étendu ! Vous parlez ! On a suivi la route rectiligne entre son double rideau d’arbres menant à la Seine. Je ne reconnaissais plus le pays. L’auto le transformait. Nous avons suivi doucement l’ancien chemin de halage conduisant à l’écluse. Les feux rouges de celle-ci mettaient dans le fleuve de longues traînées pourpres.

Des péniches qui s’était amarrées pour la nuit le long des berges composaient une espèce de guirlande de lumières plus pauvres…

— Ça va ?

Pourquoi éprouvait-il le besoin de me parler ? Pourquoi surtout répétait-il cette question idiote ! Évidemment ça allait ! J’étais si bien dans sa voiture ! La musique jouait un arrangement de « Que sera » je me rappelle ! Tout se passait comme je l’avais imaginé. Des feux minuscules, rouges et verts, palpitaient au tableau de bord, les mains de M. Rooland caressaient le volant ; ses pieds qui ne me faisaient pas peur dansaient sur les pédales.

À l’écluse on a pris le chemin cahotique qui rejoint les usines. Des branches de noisetier fouettaient le toit de l’auto.

Dix minutes plus tard, nous étions de retour chez eux.

* * *

Madame s’était changée. À la place de son short et de son chemisier, elle portait un peignoir de bain en tissu éponge blanc avec des rayures jaunes et vertes et on n’avait pas de mal à comprendre qu’elle était complètement nue là-dessous. Elle se tenait vautrée sur le canapé du salon, une jambe en l’air. Par terre un électrophone à changeur automatique jouait « Loving You » chanté par Elvis Presley.

— Hello ! nous a-t-elle fait, simplement…

J’ai eu l’impression, brusquement, qu’elle n’était plus tout à fait elle-même et qu’en notre absence, il s’était produit un changement dans sa personne. Un regard à la bouteille de whisky posée près du divan m’a renseignée. Elle en avait sifflé un bon tiers, Thelma. Du coup j’ai compris le désordre de la maison et son manque d’empressement à avoir quelqu’un constamment chez elle. Peut-être qu’elle s’ennuyait de l’Amérique ? Son mari avait dû la chambrer ferme pour la décider à m’engager, espérant sans doute que ma présence l’inciterait à se modérer…

Il est allé s’asseoir près d’elle. Thelma a empoigné la bouteille d’un geste maladroit.

— Donnez un verre pour mon mari, Louise !

Quand je suis revenue de la cuisine avec le verre, elle était couchée en travers du divan et elle faisait des agaceries à M. Rooland en gloussant des « Jess ! Jess ! » qui auraient fait rougir n’importe qui. J’ai voulu battre en retraite, mais elle m’a rappelée.

— Non, Louise ! Prenez un drink avec nous !

— Merci, Madame, je ne bois pas.

— Juste un, pour me faire contente…

Je suis donc retournée chercher un verre pour moi. Pendant ma courte absence, Jess avait réussi à s’écarter d’elle. Il se tenait à l’autre bout de la pièce, près de la cheminée, son verre à la main, avec un air malheureux que je ne lui connaissais pas.

Il a posé son whisky sur le marbre noir, près de la pendule arrêtée sur six heures et il est venu prendre mon verre pour me servir.

— Une toute petite goutte seulement, Monsieur Rooland.

Thelma avait son peignoir entrebâillé de telle façon qu’on voyait d’elle tout ce que les femmes ont pris l’habitude de cacher. Ses yeux brillaient et elle avait un drôle de rire un peu crispé qui retroussait ses lèvres comme les babines d’un chien qui va mordre.

Elle disait des choses que je ne comprenais pas et qui paraissaient ennuyer son mari.

— À votre santé, Louise, a-t-il fait brusquement.

J’ai goûté : c’était tellement fort que ça m’a brûlé la langue. Comment diantre Madame pouvait-elle avaler un tel breuvage !

— Vous n’aimez pas ?

— Non, Monsieur… excusez-moi. Je peux monter me coucher ?

— Bien sûr, Louise…

Eh bien, voyez comme la vie est idiote. Ce premier soir de mon installation chez les Rooland, au lieu de danser de joie j’ai pleuré.

À cause du regard que m’avait lancé Jess lorsque je lui avais souhaité le bonsoir et qui contenait toute la détresse des hommes.

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