Il est resté quarante-huit heures absent. Vous dire la nuit que j’ai passée dans « l’île » à guetter son pas sur le sable de l’allée est impossible.
À mesure que les heures s’écoulaient, je perdais tout ressentiment contre lui. J’oubliais la scène du matin pour ne plus penser qu’à cet amour infini qu’il m’avait dispensé. Il avait regretté son « vertige » après, mais sur le moment je sais bien qu’il avait connu un bonheur aussi total que le mien. En réfléchissant à la question, j’en arrivais à me dire que sa fureur dans la cave était presque une marque d’amour pour moi. S’il avait passé la nuit avec cette Jennifer, il n’aurait pas eu d’accès de colère. Il n’aurait détruit ni le tourne-disques ni le peignoir, parce que de telles étreintes lui auraient semblé banales. Donc, avec moi, ça avait été autre chose. Je devais me satisfaire de cette idée.
Le lendemain, dès neuf heures, j’ai téléphoné au Shape pour avoir des nouvelles. On m’a renvoyé de service en service jusqu’au sien, et j’ai reconnu sa voix. Sa chère voix.
Le téléphone accusait son accent.
— J’écoute…
— C’est vous, Monsieur ?
— Oh ! Louise…
— Excusez-moi, je voulais seulement savoir…
J’ai raccroché. Il était vivant, que m’importait le reste. Je me moquais qu’il eût passé la nuit chez sa blonde maniérée. Cette fille valait une nuit, en effet, deux peut-être, mais pas davantage.
Effectivement, le soir Jess est rentré seul… chez nous. Ç’a été comme s’il revenait d’un long voyage. On s’est regardé avec émotion, très attentivement, comme pour voir dans quelle mesure nous avions changé l’un et l’autre.
— Hello, Louise !
— Oui.
— Pourquoi avez-vous raccroché le téléphone ce matin ? Vous étiez fâchée ?
— Non : heureuse. J’avais eu très peur…
— De quoi ?
— Je ne sais pas. La vraie peur, c’est quand on ne peut pas expliquer. Que voulez-vous manger ?
— Ça n’a pas d’importance.
On a ouvert des conserves. Le système Thelma. Après tout, elle n’avait pas tort. Depuis quelque temps, je tapais dans les réserves du placard, moi aussi. Et il recommençait d’y avoir des serviettes douteuses sur le pommeau de la douche, des peignes plantés dans le savon, de la poussière sur les meubles. Une bonne chose, dans le fond, la poussière. C’est l’ardoise du temps. On écrit des trucs insensés, du bout du doigt, dans ce gris poudreux. Des trucs, oui, tels que « Jess, je t’aime ». Ou bien on dessine des cœurs, comme le font les amoureux sur les troncs d’arbre… Des initiales entrelacées. J-L. Jess-Louise. Monsieur ne s’apercevait pas de cette glissade dans le désordre. Les hommes ne se rendent jamais bien compte de ces choses. C’est à croire que leurs yeux ne sont conçus que pour capter des ensembles. Les détails leur échappent.
Ce repas, nous l’avons pris sur la table de la cuisine car un vent mauvais rabattait la suie des usines dans le jardin. Ce côté-ci de la Seine est noir, alors que l’autre est d’un blanc sale uniforme à cause des cimenteries et des carrières.
Nous avons mangé en tête à tête. Monsieur ne s’était pas changé. Il portait son complet de toile bis, sa chemise blanche ouverte sur sa poitrine dorée et des souliers en deux couleurs : noirs et fauves. Nous n’avions rien à nous dire. Chose curieuse, ce mutisme ne nous gênait pas. En tout cas, il ne m’incommodait pas, moi.
Après le dîner, tandis que je lavais mollement nos couverts, Jess a écouté la radio dans le salon. Un poste anglais, je pense. Il n’a pas bu de whisky, contrairement aux habitudes établies. Je l’ai trouvé assis à califourchon sur une chaise, une cigarette à la bouche. Il tenait ses bras sur le dossier du siège et il fixait le poste en plissant un peu les yeux à cause de la fumée ; je n’ai pas osé lui parler. Dans cette posture, il n’était pas difficile de comprendre que Jess était en train de prendre une décision importante. Or celle-ci pouvait être bonne pour moi.
Je me suis allongée sur le canapé et je l’ai contemplé tendrement. Si vous saviez comme il était beau, ainsi, immobile, son menton à fossette posé sur le dos de sa main. On eût dit un tableau. J’aurais passé le restant de mes jours à l’admirer. Mais au bout d’un moment la musique s’est interrompue dans le poste et un speaker a baragouiné des informations. Je reconnaissais des noms d’hommes politiques ou de pays. L’actualité, il s’en moquait, Jess. Il est allé couper le contact. Le silence brusque m’a dégrisée.
— Good night, Louise.
— Monsieur !
Il ne m’a pas jeté un regard et il est monté après avoir écrasé sa cigarette dans un cendrier de marbre. J’ai attendu un peu, me disant qu’il se raviserait. J’espérais en la nuit. Quand le monde bascule dans l’ombre, les hommes ne pensent plus pareil ; ils prêtent l’oreille aux voix secrètes qui murmurent en eux. Mais je l’ai entendu qui prenait sa douche, et son lit a grincé lorsqu’il s’est couché.
Le salon, alors, m’a effrayée. Je m’y suis sentie plus seule que lorsque M. Rooland n’était pas là. Le temps de tirer le verrou de la porte d’entrée, de fermer le gaz au compteur et je suis montée à mon tour. Une sorte d’étrange malaise m’habitait.
Cela ressemblait à un début de grippe, et pourtant il s’agissait d’autre chose. Lorsque j’ai été nue, ma chemise de nuit à la main, j’ai vu mon corps dans la glace de l’armoire et j’ai compris. Ce malaise, c’était celui de Thelma. N’était-ce pas pour le dissiper qu’elle montait se dévêtir le soir et qu’elle allait miauler près de Jess comme une chatte en chaleur ?
Ma chemise est tombée à mes pieds. Tel un automate, j’ai ouvert ma porte et parcouru les deux mètres qui me séparaient de la sienne. Jess n’avait pas tiré le verrou.
Il laisait un journal américain de petit format. Lorsque j’ai fait irruption chez lui l’imprimé a glissé par terre. J’étais affolée par le regard troublé de Rooland sur mon corps nu. Dans un réflexe désespéré ma main a cherché le commutateur. Le noir a guéri ma brusque pudeur et tout est redevenu très simple.
Je ne l’ai pas quitté ce soir-là. Blottie contre lui, je savourais sa bonne chaleur d’homme. À un certain moment, longtemps après l’amour, j’ai cru percevoir un rire étouffé. J’ai mis ma main sur ses lèvres pour vérifier : il riait en effet.
— Qu’y a-t-il ?
— Vous savez à quoi je pense, Louise ? À votre mère. Elle se doutait que cela arriverait, c’est surprenant, non ?
— Pas tellement. Elle s’est aperçue depuis le début que je vous aimais.
— Vraiment ?
— Elle me l’a dit.
— Lorsque vous serez de retour chez elle, vous lui avouerez que je n’ai pas été un gentleman ?
Lorsque je serai de retour chez elle !
Je me suis débattue contre l’obscurité avec autant de frénésie que je m’étais débattue contre la lumière en entrant dans sa chambre.
— Pourquoi dites-vous que je vais retourner chez elle ?
Il clignait des yeux, surpris par ma réaction.
— C’est fatal, Louise !
— Fatal ?
— Naturellement. Et moi je vais retourner aux U.S.A.
Mon propre calme m’a impressionnée. Tout en moi était détachement et renoncement soudain. Quand on fusille un homme, il ressent certainement cette suprême indifférence et c’est ce qui lui permet de bien mourir.
— Vous partez quand ?
— Dans une semaine, peut-être deux, cela dépendra de mes supérieurs, mais ma demande a été déposée…
— Quand ?
— Hier.
— Pourquoi vous en allez-vous ?
Je lui faisais remplir un questionnaire en somme. Ma voix était quasi administrative.
— Parce que j’ai besoin d’elle, Louise, a-t-il soupiré en détournant la tête.
Il regardait le plafond, comme la nuit de l’accident, quand la vieille religieuse lui avait annoncé que Thelma était morte.
— Vous retrouverez quoi, en Amérique : une tombe ?
— Et puis aussi des souvenirs. On s’est connus à New-Orleans. Il y a une route, là-bas, près du lac… Une route large, bordée de motels et de postes à essence. Elle mène à l’État du Mississippi. Elle n’est pas belle avec ses pylônes à électricité et ses parcs pleins de voitures d’occasion. Seulement je la préfère aux Champs-Élysées parce que c’est à cet endroit que j’ai rencontré Thelma. Vous voyez ?
Je voyais, mais ça ne m’intéressait pas. Elle avait donc la vie si dure, Thelma !
— Vous ne voulez pas m’emmener avec vous ?
Non seulement il ne s’était pas posé la question, mais de plus elle le choquait comme si c’eût été une incongruité.
— Oh ! non, Louise.
— Je vous en supplie ! ai-je dit dans un souffle.
— Impossible !
Pour lui cette nuit n’avait rien de commun avec la première. Je n’étais plus une petite jeune fille passionnée qui s’offrait à lui avec toute son innocence et aussi son impudeur, mais une banale compagne de lit. Une coucheuse que rien ne différenciait d’une Jennifer, quoi !
Je me suis levée et, les mains crispées sur le montant de sa couche, j’ai dévidé mon fiel. Je m’en moquais d’être vue sous l’ampoule blême. Il pouvait se rincer l’œil si ça lui chantait, M. Rooland.
— Vous n’êtes qu’un pauvre type, ai-je attaqué. Si vous croyez que je me laisse prendre à vos airs romantiques ! Les beaux souvenirs d’autrefois, je sais ce qu’il faut en penser !
Il était surpris par cette attaque brusquée. Les genoux remontés sous les draps, il se recroquevillait, peureux tout à coup, comme un gosse qui a trop chahuté et qui comprend à quel point il a dépassé la mesure.
— C’est pas l’amour qui vous fait retourner là-bas, Monsieur Rooland. Voulez-vous que je vous dise ce que c’est ? Le remords ! Le remords d’avoir tué votre femme !
C’est formidable ce qu’il m’a paru vieilli, brusquement. Je ne sais pas si cela venait de sa pose biscornue dans le lit qui lui faisait le dos rond, mais on lui aurait donné dix ans de plus.
— Louise !
C’était plus une plainte qu’un reproche.
— Car vous avez tué Thelma, avouez-le !
— Louise !
Le ton montait.
— Louise, c’est très épouvantable ce que vous dites !
— Et c’est très vrai aussi.
— Non ! Non !
— Si ! Vous l’avez tuée parce que vous l’avez surprise avec ce bonhomme à cheveux blancs dans l’auto. Pire que la dernière des roulures, Monsieur Rooland. Vous savez ce que ça veut dire en français, roulure ? Ça signifie putain. Votre femme c’était ça : une vraie putain. Alors vous l’avez tuée. Pas étonnant qu’on ne retrouve pas le soi-disant automobiliste ayant ouvert le passage à niveau ! C’est vous qui avez tourné la manivelle de la barrière ! Thelma dormait dans l’auto. Vous avez laissé votre voiture sur la voie et vous, vous avez grimpé sur le talus pour admirer la catastrophe !
J’imaginais la scène et je la racontais comme on raconte un souvenir, avec des précisions, des détails… Souvent je m’étais projeté ce film de « l’accident » depuis la fameuse nuit. Je l’avais visionné dans le regard de Madame quand elle avait repris connaissance dans l’ambulance. C’était cela qu’elle m’aurait dit si la mort ne l’en avait empêchée.
— Je ne sais pas comment vous vous êtes débrouillé pour vous blesser, peut-être ne l’avez-vous pas fait exprès et est-ce un morceau de ferraille qui vous a atteint ? En tout cas l’accident n’est pas un accident mais un crime. Vous avez tué votre femme ! Vous avez tué votre femme !
Je hurlais à m’en déchirer la gorge. J’avais dans la bouche un affreux goût de sang.
Rooland a sauté hors des draps et m’a ceinturée brutalement. J’ai craint qu’il ne me tue et je me suis follement débattue. Jess m’a lancée sur le lit. Je me trouvais en porte-à-faux sur le bord du sommier. Il lui aurait suffi d’appuyer sur ma tête pour me casser la nuque. J’ai souri :
— Eh bien, allez-y ! Tuez-moi aussi pour me faire taire !
Il m’a lâchée, mais ne s’est pas écarté de moi. Sa peau ambrée était comme éclairée de l’intérieur par la colère.
— Vous êtes une abominable petite menteuse !
— Vous l’avez tuée !
— Si vous le répétez une seule fois, je vous écrase comme une affreuse araignée !
— Vous l’avez tuée !
Il s’est caché le visage dans ses deux mains. Des mots passaient entre ses doigts mal joints, des mots anglais. J’ai eu pitié de lui :
— Jess… Écouter, ça ne change rien à mon amour. Je comprends que vous ayez fait ça. Ce sera un secret entre nous deux. Un secret que nous ne dirons jamais à personne. À personne !
Écoutait-il seulement ? Je me suis tue. On entendait le vent dans les arbres du jardin et la balancelle poussait des petits cris de girouette rouillée. Il a laissé tomber ses mains.
— Pourquoi avez-vous eu cette idée ignoble, Louise ?
Je devais y aller à fond si je voulais gagner la partie.
— Ça n’est pas une idée, Monsieur Rooland. C’est Madame qui m’a révélé la vérité dans l’ambulance, pendant qu’on la transportait.
— Non !
— Si !
Il est allé à la commode et a ouvert le tiroir du bas pour y prendre quelque chose. J’appréhendais, pensant qu’il s’agissait peut-être d’un revolver. En réalité, ce n’était qu’un livre à couverture noire sur le dos duquel brillaient des caractères dorés : « Holy Bible ».
— Voici la Bible de mon mariage, a déclaré gravement Jess. Jurez-vous sur ce livre saint que ma femme a bien prononcé une telle accusation avant de mourir ?
Ça m’a fait frissonner de la tête aux pieds. Pouvais-je jurer une pareille chose ? Elle ne m’avait rien dit, Thelma, seuls ses yeux…
— Je le jure !
Il a déposé la bible sur la table de chevet. La scène devait être grotesque dans le fond. Cet homme en pyjama qui demandait à une fille dévêtue de prêter serment sur une bible, quand j’y pense, ça me fait honte. Et ce n’est pas mon faux serment qui m’humilie, mais cette puérilité de Jess dans des circonstances aussi dramatiques.
— Que vous a-t-elle dit exactement ?
J’ai eu un éclair de génie. Je lui ai donné la phrase en anglais. Lorsque du vivant de Thelma je demandais lequel des deux avait réclamé le ketchup ou la moutarde, Thelma murmurait quelque chose comme : « t’s Jess ».
— Répondez, Louise, ma femme vous a dit quoi ?
Il ne paraissait plus en colère, au contraire, on aurait dit un chien battu.
— Elle m’a dit « t’s Jess ».
— Et puis ?
Dans son esprit ce n’était pas suffisant puisqu’il attendait un complément d’accusation.
— Et puis, elle a ajouté…
À cette seconde précise, je ne savais pas ce que j’allais dire. Mais pour faire une saloperie, on trouve toujours l’inspiration.
— Elle a ajouté, en français cette fois : il a voulu ma mort ; il a voulu ma mort !
Je n’oublierai jamais ce qui a suivi. Jess a poussé un grand cri et ce cri, c’était comme le craquement d’un arbre qui quitte ses racines après l’ultime coup de cognée du bûcheron. Un cri effrayant. Peut-être que si un jour vous roulez à cent à l’heure au volant de votre voiture et que les freins ne répondent plus, vous pousserez un cri semblable ?
Tous les gens qui meurent, et qui s’en rendent compte, lancent ou « pensent » cette clameur affreuse.
— Monsieur Rooland !
Il m’a arrachée du lit et m’a poussée dehors. La porte a claqué. Je me suis retrouvée dans la pénombre du palier. J’ai tenté de tourner le loquet, mais il avait tiré le verrou cette fois-ci. Alors je me suis laissée glisser à genoux.
Bien que je fusse nue, je ne sentais pas la fraîcheur de la nuit.
La joue contre le panneau inférieur, je chuchotais :
— Jess, ne me chassez pas… Puisque je vous dis que ça n’a pas d’importance. Vous avez bien fait d’arrêter votre auto sur la voie… Elle n’a eu que ce qu’elle méritait. C’était une putain, Jess… Rien qu’une putain ! Gardez-moi, Jess. Moi je vous aimerai toujours. Je n’aurai jamais d’autre homme que vous ! Jamais !
Il n’a pas rouvert, et pendant des heures j’ai parlé à ce rais de lumière jaune filtrant sous sa porte.