J’ai dû retourner à ma chambre, bien sûr ; en tout cas, je n’en conserve pas le moindre souvenir. De même j’ai dormi sans trop le savoir. Peut-on appeler ça du sommeil ? N’est-ce pas en réalité un simple engourdissement de mon cerveau saturé de chagrin ?
Je me souviens avoir prêté l’oreille désespérément pour essayer de situer les faits et gestes de Monsieur. Mais je ne percevais que les gambades folles du vent dans le jardin.
Lorsque j’ai repris conscience, l’horreur de la situation m’est apparue, impitoyable, à la morne lumière du jour. Il n’y avait plus de soleil. Je savais que, pour la première fois, cette maison avait cessé d’être « l’île » et qu’elle s’était incorporée à la grisaille de ma triste banlieue.
Dorénavant, j’habitais le tableau de ce peintre qui était venu derrière notre jardin, brosser la toile la plus déprimante du monde.
Je n’aurais pas dû dire à Jess que j’étais au courant. Certes il avait commis cet acte dont je l’accusais, mais comme tout le monde l’ignorait il ne devait pas se sentir réellement coupable.
Maintenant ce ne serait jamais plus pareil. Quelqu’un savait ! Et parce que quelqu’un savait, il devenait un assassin pour de bon.
Mon réveille-matin indiquait huit heures. En temps normal, j’étais levée depuis belle lurette à ce moment de la journée. Mais je n’avais pas la force de mettre le pied par terre, de m’habiller et de retrouver ma cuisine. D’ailleurs, je devais avoir un peu de température car je frissonnais et ça me brûlait un peu dans la poitrine lorsque je respirais trop profondément.
Je suis restée au lit. Le silence de la maison m’inquiétait. Aucun bruit ne provenait de sa chambre. À huit heures et demie, enfin, la douche a crépité dans la salle de bains. Il se levait, un peu en retard, mais il accomplissait les rites quotidiens.
Sans doute pensait-il que je lui préparais son café et ses œufs sur le plat comme chaque matin ?
Un instant plus tard il est descendu. Je suivais ses déplacements dans la maison. Il est allé à la cuisine.
Il s’y est à peine arrêté ; simplement il a donné un coup de brosse à ses chaussures. Il ferait son deuil du breakfast pour une fois.
Ensuite il est sorti. Allait-il partir sans s’occuper de moi ? Il me semblait qu’il avait une ficelle liée à la taille, une longue ficelle dont je tenais l’autre extrémité. Jess pouvait s’éloigner, filer même jusqu’au bout du monde, toujours ce lien ténu l’unirait à moi sans qu’il s’en doute.
Le grincement de la barrière, le ronflement de l’auto, le lourd claquement de la portière… Il partait bel et bien. Tant pis, ça n’avait pas d’importance. J’ai remonté les draps jusqu’à mon nez pour jouir pleinement de ma fièvre. Il est bon, parfois, de croupir dans la touffeur d’un lit. Cette couche constituait l’ultime abri. Supposez que je me sois trouvée sur une banquise en train de dériver vers le Sud ? À mesure que la température se serait élevée, la banquise aurait fondu.
Eh bien, la banquise Rooland avait fondu et il ne restait d’elle que ces trois mètres de matelas sur lesquels je pouvais flotter encore un peu avant de me retrouver à la mer.
Le ronron de l’auto, le lourd claquement de la portière, le grincement de la barrière ! Pas de doute : Jess revenait.
Son pas dans le couloir, puis dans l’escalier, enfin sur le palier. Son pas arrêté devant ma porte. La porte qui finit par s’ouvrir à regret sur un veuf aux traits tirés.
Il avait mis un costume que je ne lui connaissais pas : à grosses rayures mauves et bleues. Une chemise mauve. Dans l’ensemble, on aurait presque dit une gerbe de lilas. Et pourtant ça faisait triste, ça faisait deuil !
Il avait son chapeau sur la tête, un chapeau de paille comme toujours, avec un ruban trop large.
— Pourquoi ne vous levez-vous pas ?
— Je suis malade !
Il a mis la main sur mon front. C’était un contact merveilleux. Ça valait toutes les compresses.
— Vous voulez que je fasse venir un docteur ?
— Non !
Mon cas ne l’intéressait pas, il n’était pas revenu prendre de mes nouvelles, mais me poser quelques questions et il l’a fait de but en blanc.
— Louise, vous m’avez menti !
— Laissez-moi tranquille.
— Ma femme n’a pas pu vous dire que je l’ai fait écraser, puisqu’elle dormait au moment de l’accident !
— Elle a dû se réveiller à la dernière seconde. Il ne faut pas longtemps pour comprendre ce qui arrive !
— Vous avez juré que vous alliez dire la vérité !
— Et je suis prête à le jurer encore, M. Rooland, même devant un tribunal, s’il le fallait !
Il a hoché la tête. La fossette de son menton était plus profonde que jamais.
— Dites, Monsieur Rooland…
— Hmm ?
— Il faut que vous m’emmeniez en Amérique, il le faut ! Oh ! n’ayez pas peur, je ne vous ennuierai pas… Je ferai votre ménage, et même si vous amenez d’autres femmes, même si vous vous remariez, je ne dirai jamais rien à personne.
— Non !
— Monsieur Rooland, je ne peux pas vivre séparée de vous. Je ne demande qu’une chose : vous voir. Préparer vos repas, votre café…
— Aux States, on n’a pas de bonne dans ma situation, Louise.
— Alors je travaillerai près de chez vous !
Il m’a interrompu.
— Je ne retournerai peut-être jamais aux U.S.A., Louise.
— Mon Dieu, vous dites vrai ?
— Oui.
— Ce n’est pas pour me faire plaisir ?
— Non ! Dites-moi, vous êtes bien certaine que Thelma…
Encore ! J’en avais marre de Thelma !
— … que Thelma a dit ces paroles ? Vous êtes sûre d’avoir bien entendu ?
— Je ne suis pas sourde. Et si vous aviez vu ses yeux, Monsieur Rooland. Ils jetaient des flammes. Vous avez de la chance qu’elle soit morte, sans quoi elle vous aurait dénoncé et en ce moment vous seriez en prison !
L’air hagard, il a répété, comme s’il cherchait le sens réel de la phrase :
— De la chance qu’elle soit morte !
— Parfaitement !
— Thelma ne m’aurait jamais accusé !
— Pourtant elle l’a fait.
— C’était le délire, Louise, rien que le délire…
— Non, Monsieur Rooland, elle ne délirait pas, elle avait toute sa connaissance. Elle désirait être vengée, si vous voulez mon avis.
— Thelma n’avait pas de rancune. Même si elle pensait que c’était de ma faute, elle n’aurait pas souhaité une pareille chose.
— Qu’est-ce que vous en savez ! Avez-vous été moribond ? Quand on sent sa vie qui fiche le camp et qu’on sait que c’est de la faute de son mari, on doit bougrement lui vouloir du mal !
Il s’est assis au bord de mon lit, sur un de mes pieds. Ça me faisait un peu mal à la cheville, mais je n’ai pas remué parce que le poids de son corps sur mon pied me donnait le sentiment qu’il ne s’en irait jamais.
— Si vous saviez ce que je vous aime, Monsieur Rooland !
J’aurais voulu pouvoir l’appeler Jess, comme le premier soir, mais c’était devenu impossible.
Il n’a pas pris garde à ma déclaration. Ça le laissait froid.
— Alors Thelma est morte en pensant que je l’avais tuée ? a-t-il dit d’une voix songeuse.
Il était bizarre. Au lieu de se tourmenter pour le danger que somme toute je représentais, il ne pensait qu’à Thelma.
— Et alors, qu’est-ce que ça peut fiche ! me suis-je écriée. Elle est morte ! Elle ne peut plus vous dénoncer. Il n’y a plus qu’une personne dont vous deviez tenir compte, Monsieur Rooland : moi !
Il s’est penché en avant. J’ai espéré qu’il allait m’embrasser. Mais je me suis aperçue que ses yeux étaient vides et sans expression comme des yeux de verre.
— Vous ! Louise… Vous êtes une vipère.
— Monsieur Rooland !
— Une vipère qui mord tout ce qui passe près d’elle.
— Et vous, vous êtes un meurtrier. L’amour de Thelma ! Laissez-moi rire ! Si vous l’aviez aimée, est-ce que vous auriez détruit toutes ses affaires ? Est-ce que vous auriez amené une fille dans cette maison ? Est-ce que vous auriez profité de moi ? Vous n’avez rien dans le cœur, Jess Rooland. Vous n’aimez personne. Vous avez rendu votre femme malheureuse et c’est peut-être à cause de vous, dans le fond, qu’elle est devenue une roulure.
Jess s’est dressé.
Je me rappellerai toujours sa figure crispée. Deux rides flottaient au-dessus de son regard désespéré. Il avait les épaules un peu tombantes.
Je me suis glissée hors de mon lit et j’ai ceinturé ses jambes.
Il m’a saisi le menton pour me forcer à redresser la tête.
— Thelma est morte en pensant que je l’avais tuée, Louise ?
J’ai cru que je devenais folle.
— Oui ! ai-je hurlé ! Oui ! Oui ! Ouiiiiii !
Il est parti.