CHAPITRE XIX

Au lieu de me recoucher dans mon lit, je suis allée dans celui de Jess. Les draps étaient froids, mais ils me rappelaient nos amours de la veille. Et puis ils contenaient l’odeur de Rooland, une odeur d’homme et de tabac qui me chavirait un peu.

Je me suis mise en chien de fusil et j’ai serré l’oreiller contre ma poitrine, à pleins bras, en l’appelant Jess. Ce geste m’était familier. Chaque nuit, je peux bien vous l’avouer maintenant, depuis mon installation dans « l’île », je faisais de même.

À un certain moment, le dos de ma main s’est frotté à quelque chose de lisse et de froid. C’était désagréable comme contact. J’ai regardé. Il s’agissait d’une photo. Elle représentait Thelma. Mais une Thelma d’une dizaine d’années plus jeune que lorsque je l’avais connue. Elle avait les cheveux longs ; le visage mieux rempli, le regard joyeux. On l’avait photographiée dans une rue américaine et j’apercevais des nègres à l’arrière-plan, et puis aussi un policeman avec une casquette plate et tout un fourbi suspendu à sa ceinture.

Ainsi Jess avait fini la nuit avec cette photographie ?

Malgré son éclat rieur, le regard de Thelma, sur l’image avait un je ne sais quoi d’attentif qui m’impressionnait. Elle me regardait vraiment, comprenez-vous ? Elle me regardait un peu comme dans l’ambulance, en cherchant à comprendre ce quelque chose qui n’est pas clair en moi.

Ça m’a fait l’effet d’une révélation.

— Écoutez, Thelma, ai-je balbutié, je crois que c’est vrai qu’il n’aime que vous. S’il a provoqué cet accident, c’est par amour, uniquement par amour, à cause de votre mauvaise conduite avec ce général. Il ne pouvait pas arracher cette vision de sa mémoire, vous comprenez ? Mais il vous aimera jusqu’à la fin de ses jours. J’ai eu tort d’insister, de le vouloir pour moi à tout prix. Vous êtes la plus forte, vous avez gagné. Moi je ne suis qu’une pauvre gosse de par ici qui s’est un peu trop monté la tête. Je suis faite pour l’usine, pour la maison d’Arthur… Les belles aventures, nous autres, nous n’y avons droit qu’au cinéma ou à la télé. Dans notre vie, il n’y a que des champs de choux, des toilettes sur l’évier, des vélomoteurs avec de la fumée bleue, puante. Je vous demande pardon, Thelma… Je vous demande pardon. Quand Jess rentrera, je lui avouerai la vérité. D’accord : vous ne m’avez rien dit. Rien ! J’ai lu tout ça dans vos yeux, voilà tout. Et on ne peut se tromper. Je lui dirai, c’est promis.

Ensuite il pourra penser à vous tant qu’il voudra, et à cette route de la Nouvelle-Orléans qui conduit à l’État du Mississippi. Comment peut-on arriver à se rencontrer sur une route pareille, dites, Thelma ?

La photographie se troublait à cause des larmes que je versais dessus. Thelma y mourait doucement, apaisée, me semblait-il.

Maintenant j’avais hâte que Jess rentre pour lui dire de me présenter sa bible afin de… de déjurer. Quand j’étais petite et qu’on doutait de moi (à raison) je jurais de dire la vérité, mais in petto je clamais « Je déjure ! Mon petit Jésus, pour vous je le déjure ! »

* * *

Des coups à la porte m’ont réveillée, car je m’étais bel et bien endormie sur la photographie de Madame. Le rectangle de papier était tout cassé, tout meurtri.

Je suis allée regarder par la fenêtre et j’ai vu le commissaire de police, sur le perron.

— Je descends ! lui ai-je crié.

Je n’arrivais pas à passer ma robe, tellement je flageolais.

Il m’a contemplée avec hébétude. Je devais être belle : pas coiffée, pas lavée, le visage bouffi par les larmes, le regard fiévreux, les pieds nus dans des pantoufles éculées.

— Excusez-moi, je… j’étais au lit, j’ai la grippe.

— Oh ! Je vous dérange.

Il parlait prudemment. Je voyais bien ce qui lui trottait par la tête : il croyait qu’à son arrivée j’étais là-haut avec mon patron.

— Je voudrais parler à M. Rooland.

— Il n’est pas là !

Ses yeux avaient ce quelque chose de triste et d’incrédule que Thelma avait remarqué.

— Dommage, à quelle heure rentre-t-il ?

— Il n’a pas d’heure fixe, mais si c’est urgent vous pouvez peut-être l’appeler au Shape ?

Cette fois, il m’a enfin crue.

— C’est pour lui annoncer une nouvelle qui l’intéressera ; nous avons fini par appréhender les coupables.

J’ai reçu un coup de maillet derrière la tête.

— Quels coupables ? ai-je bredouillé.

— Ceux qui ont ouvert le passage à niveau la nuit de la catastrophe ! Il s’agit de deux militaires en permission. Ils étaient ivres et pour s’amuser, stupidement, ont actionné la manivelle de la barrière. Cette mauvaise farce a eu hélas des conséquences tragiques, aussi leur responsabilité civile…

Le reste est devenu un ronron que je n’écoutais plus. Des bribes perçaient mon entendement :

— … état d’arrestation… déférés devant…

Le jeune commissaire non plus ne pensait pas beaucoup à ce qu’il disait. J’aurais parié n’importe quoi que, tout comme moi, il avait toujours cru Jess coupable.

L’image de Madame et du général éblouis dans l’auto avait dû le tourmenter longtemps. Il devait avoir suffisamment le béguin de Thelma pour imaginer ce qu’un mari pouvait ressentir ; pour comprendre son besoin de vengeance… Aussi était-il soulagé d’avoir abouti. Avec persévérance, avec méthode il avait cherché les coupables et les avait trouvés.

— … vous semblez souffrante, en effet, je ne veux pas vous importuner davantage…

Tout se déroulait dans un brouillard cotonneux.

— Vous voudrez bien dire à M. Rooland de passer à mon bureau ?…

J’ai dû hocher la tête, peut-être prononcer quelque chose. Il a porté un doigt à son chapeau et sa silhouette mince s’est éloignée dans l’allée.

Dans toutes les maisons, même dans celle d’Arthur, il y a une sorte de chaleur et de vibration qui en font des personnages. Lorsque j’ai eu refermé la porte, le pavillon est devenu quelque chose d’éteint, d’inerte et de mort. Il m’a semblé qu’il sentait le cadavre. Les meubles avaient l’air d’avoir dormi longtemps sous des housses. Les planchers sentaient le moisi.

Je me suis approchée du téléphone ; était-il encore capable de fonctionner ? En décrochant, j’ai guetté le sifflement habituel. Il a retenti, mais au lieu de me donner une sensation de vie, il m’a fait penser à l’immensité du ciel où grouillent des mondes et des mondes. J’ai composé le numéro du Shape. Il fallait prévenir Jess tout de suite, l’arracher à ce cauchemar dans lequel je l’avais plongé. On m’a passé son service et là une fille m’a demandé qui j’étais. Je lui ai répondu que j’étais la bonne de M. Rooland. Ça m’a frappé. La bonne ! Qu’est-ce que j’avais imaginé ! Oui, simplement la bonne ; c’est-à-dire celle qui fait la vaisselle, qui cire les chaussures et frotte les parquets, mais qui ne peut vivre un grand roman d’amour avec son patron.

— Pourquoi appelez-vous ?

Mon interlocutrice avait un accent américain plus fort que celui de Jess.

— Je voudrais parler à Monsieur.

— À quel monsieur ?

— Au mien, à M. Rooland, quoi !

— Il n’est pas là en ce moment.

Elle avait la voix tranchante, cette secrétaire. Cela venait peut-être de ce qu’elle parlait mal le français ? Elle devait douter des mots qu’elle prononçait.

— Dès qu’il arrivera à son bureau, pouvez-vous lui dire qu’il téléphone à la maison ?

— Oui.

— Vous n’oublierez pas, c’est très important !

En guise de réponse elle a raccroché.

J’en ai fait autant, à tâtons, car j’avais le regard fixe. Mon sang cognait fort à mes tempes et les frissons qui me secouaient prenaient un rythme de plus en plus accéléré. Je suis allée avaler de l’aspirine. Il me fallait absolument chasser cette grippe, car j’aurais besoin de toutes mes forces pour révéler la vérité à Jess. Comment lui avouer un tel mensonge ?

Je ne me sentais pas la force de soutenir ses yeux d’enfant grave. Le mépris que j’allais y découvrir m’ôterait toute force de vivre.

Je ne savais où quêter l’inspiration. J’étais mal en point décidément. J’avais coupé un arbre et il s’abattait sur moi.

Peut-être trouverai-je un peu de paix au premier étage ? Les chambres ombreuses derrière leurs volets fermés me semblaient moins hostiles que le rez-de-chaussée.

Je suis revenue à la chambre de Jess. Sur la table de nuit, les caractères dorés de la bible luisaient comme des ailes d’abeille au soleil. J’ai saisi avec crainte le gros livre noir. La peau grenue de sa reliure m’a troublée comme une peau vivante.

HOLY BIBLE.

Il croyait donc à ces mots barbares imprimés là-dedans, Jess ? Sur la première page du livre on voyait une croix, et, au-dessous du dessin, il y avait une phrase en anglais. Alors il était aussi américain notre Dieu ? Des gens le priaient avec ces mots que je ne pouvais traduire ? J’avais juré un mensonge sur ces feuillets souples agrémentés de lettrines gothiques.

Est-ce que cela avait les mêmes conséquences morales que si j’avais prêté ce faux serment sur une bible française ? Holy Bible signifiait quoi au juste ? Ça n’était peut-être pas la même bible que la nôtre ? Ce qui restait tout pareil, cependant, c’était cette croix dont on avait dessiné le relief avec des hachures. La sonnerie du téléphone a retenti. Elle paraissait venir de très loin. C’était sûrement Jess qui me rappelait. Fallait-il faire ma confession au téléphone ?

Comment avait-il dit, parlant du livre noir ? « La bible de mon mariage ? ». On avait donc une bible spécialement pour se marier en Amérique ?

L’appel lancinant continuait de vriller le silence de la maison. À chaque lancée du timbre, je secouais la tête en balbutiant : « Non, Jess ! Je n’ose pas ! Non, Jess » !

C’était plus impressionnant que s’il avait été en face de moi avec sa peau dorée et son air attentif.

J’ai essayé de résister, mais comme la sonnerie s’obstinait, j’ai fini par descendre en gardant la bible serrée contre ma poitrine.

Je ne sais pas s’il vous est arrivé de regarder un appareil téléphonique quand sa sonnerie vous crie de décrocher ? Je l’ai fait vraiment, consciencieusement même, et je peux vous dire que c’est une sensation terrible. On dirait que tout votre destin s’est blotti dans cette boîte d’ébonite et qu’il appelle au secours. J’espérais que cela s’arrêterait. Lorsque le silence serait revenu, j’aurais le temps de surmonter ma défaillance avant de rappeler.

— Allô !

D’un geste brusque, j’avais plaqué l’écouteur à mon oreille. La voix froide et impatiente de la secrétaire de tout à l’heure m’est entrée d’un bond dans le crâne :

— Vous êtes la domestique de Mister Rooland ?

— Sa domestique, oui !

— Mister Rooland est de retour, il veut savoir auquel sujet vous l’avez appelé ?

J’avais du mal à comprendre. Pourquoi Jess refusait-il de me parler lui-même ? C’était donc vraiment fini ? Ma voix, même au téléphone, lui était devenue odieuse…

— Voulez-vous me le passer ? ai-je imploré.

— Mister Rooland est occupé, il dit que vous me parliez à moi.

— Passez-le moi ! C’est très important.

— Moment, please !

Monsieur se trouvait sûrement en face d’elle. Elle lui a expliqué dans leur langue mon insistance, et je n’ai pas entendu sa réponse. Je pense qu’il s’est sûrement contenté de faire un signe négatif.

— Mister Rooland ne peut pas vous parler. Alors vous me dites ou pas ?

Elle ne devait pas être commode, cette fille. Je l’imaginais, malgré mon désarroi. Elle portait sans doute un prénom impossible ; elle n’avait pas de poitrine et ses dents du haut lui sortaient de la bouche.

— Voulez-vous dire à Monsieur que la police est venue. Il faut qu’il aille de toute urgence chez le commissaire de Léopoldville.

Pourquoi ai-je eu la sensation que Jess venait de prendre le second écouteur ? Je sentais brusquement sa présence sur la ligne. J’ai crié :

— Vous m’écoutez, Monsieur Rooland ? Non ! Ne raccrochez pas, je vous en supplie, allez au commissariat avant de passer ici. Ils vous expliqueront, moi je ne m’en sens pas le courage…

La bible m’est tombée des bras, j’ai voulu la retenir et dans un faux-mouvement j’ai coupé la communication. Lorsque j’ai porté de nouveau l’écouteur à mon oreille, je n’ai entendu que ce sifflement affolant qui me faisait penser aux grands espaces du ciel.

L’aspirine opérait son effet. Je me sentais mieux. Pas vraiment mieux, mais du moins capable de poursuivre mon train-train.

Il fallait que je reprenne mes occupations : l’aspirateur au salon, puis dans les chambres… Il ne me restait que quelques heures pour redevenir une vraie bonniche. J’avais besoin de me ratatiner dans mon humble coquille, sachant que ça faciliterait la redoutable entrevue avec Rooland.

Dans notre intérêt commun, il valait mieux qu’il chasse une employée plutôt qu’une maîtresse. Maman répète toujours que plus on est petit, moins on se fait mal en tombant.

C’est des idées toutes faites, mais elles ont du bon. Croyez-moi !

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