CHAPITRE IV

Maintenant encore, je me demande ce qui est le plus embarrassant dans un cas semblable : ne jamais avoir été servante, ou bien ne jamais avoir été maîtresse ?

Mme Rooland est restée un bon moment à me regarder des pieds à la tête, pas tellement avec l’œil critique, mais comme si elle cherchait ce qu’elle devait me dire. À la fin, elle a hoché la tête :

— Venez voir le maison !

Une fois, j’étais allée avec notre école au château de Versailles. On avait un guide manchot qui sentait la vinasse comme Arthur lors de ses bitures optimistes. Il faisait sonner ses talons sur les parquets cirés des rois, et il annonçait :

— Voici la chambre de la Reine. C’est là qu’est né…

J’imaginais les reines en train d’accoucher de petits princes. Ça me faisait tout drôle. Eh bien, quand Mme Rooland a annoncé :

— Voici notre chambre à lit (elle parlait comme ça ; ses tournures de phrases me donnaient envie de rire).

Moi, ça me l’a fait imaginer avec son mari dans des poses qu’une jeune fille ne devrait pas connaître. Leurs étreintes m’ont semblé inconcevables.

Le lit était capitonné, les portes de l’armoire aussi. Il y avait des chaises basses, des tapis les uns par-dessus les autres, mais rien sur les murs : aucun tableau, aucun objet… Dans les coins, du linge sale s’empilait. Elle était souillon, Mme Rooland.

Toujours impec avec son chemisier vert, son rouge à lèvres orangé et sa coupe de cheveux, mais je-m’en-foutiste comme pas une, question ménage.

Elle m’a montré toutes les pièces. Il y en avait neuf, dont cinq qui ne servaient pratiquement à rien. Au fur et à mesure qu’on les visitait, une question me venait, que je n’osais pas poser. La visite achevée, elle est partie toute seule de mes lèvres.

— Et ma chambre ? ai-je murmuré.

Elle m’a regardée d’un air ébahi. Comme ça, elle faisait presque petite fille.

— Votre chambre ?

— Oui ! Une bonne, ça couche à la maison, c’est nécessaire… Le matin, il faut que je prépare les petits déjeuners, non ?

— Mais… Mais vous n’habitez pas loin !

— Ça ne fait rien. Supposez que la nuit vous ayez besoin de quelque chose…

Des bribes de films américains me sont judicieusement venues à l’esprit.

— Tenez, vous voulez un verre de lait, par exemple… Vous m’appelez et c’est moi qui vais le chercher.

— Oh ! je vois… Bon, eh bien, choisissez la chambre que vous vouloir.

— N’importe laquelle ?

— Bien sûr, ça n’est pas d’importance !

J’avais l’impression qu’une bonne fée me prenait par la main pour me guider dans un fabuleux magasin de jouets. Choisir ! C’était tentant. Au culot, j’ai désigné la plus belle chambre disponible. Elle se trouvait près de la leur. Seule la salle de bains séparait les deux pièces. Il avait loué meublé, M. Rooland, et il n’avait acheté du mobilier que pour leur chambre à eux et le jardin. Dans la mienne, le lit n’était pas capitonné ; il s’agissait d’un lit courant, avec de la marqueterie et un édredon rouge. Une commode d’acajou, une table ronde couverte d’un napperon brodé, des chaises cannées et un fauteuil de cuir complétaient l’ameublement. Vous voyez le genre ?

— J’irai chercher mes affaires cet après-midi, si vous le permettez ?

— O.K. !

Nous sommes redescendues. Il faisait bon vivre. Je ne me croyais plus à Léopoldville mais dans un pays lointain.

— Comment vous appelez-vous ? a questionné Mme Rooland.

— Louise Lacroix, Madame…

— Moi, c’est Thelma…

— Bien, Madame.

— Ne m’appelez pas Madame, appelez-moi Thelma !

— Hein ?

J’ai revu dans un éclair Ridel, mon ancien patron. Il se prénommait Lucien. C’était un monsieur important qui s’estimait indispensable et qui voulait donner à tout le monde l’impression que le Bon Dieu lui téléphonait chaque matin pour lui demander la permission de laisser tourner la terre autour du soleil. J’imaginais sa tête si je m’étais permis de l’appeler Lucien !

— Pourquoi riez-vous, Louise ? Ce n’est pas un beau nom, Thelma ?

— Oh ! si, Madame. Mais les bonnes à tout faire n’appellent pas leur patronne par leur prénom !

— Elle les appellent comment ?

— Madame !

— Juste Madame ?

— Oui.

— O.K. !

Après ça, elle a allumé une cigarette et m’a tendu son paquet de Camels.

— Non merci, je ne fume pas… Par quoi dois-je commencer, Madame ?

Elle a répondu quelque chose dans sa langue, par inadvertance. Voyant que je ne comprenais pas, elle m’a traduit :

— Ce n’est pas de l’importance !

Elle paraissait vaguement triste tout à coup. Il m’a semblé que ma présence l’incommodait un peu. Elle allait devoir s’habituer à moi et ce petit effort l’ennuyait. J’ai compris que je devais mettre toute la gomme pour compenser.

— Il est presque onze heures, M. Rooland rentre-t-il pour déjeuner ?

— Non !

— Vous prenez un gros repas à midi ?

— Non… Je ne suis que boire un thé avec toasts…

Était-ce pour la ligne ou par coutume ? Chez nous, à midi, c’est plutôt le style lentilles aux saucisses ou ragoût de mouton. Le thé, ça n’a jamais été ma folie.

— Moi aussi, Madame, si vous le voulez bien.

J’ai décroché un tablier en matière plastique dans la cuisine et je me suis mise au travail. C’était de l’indolence de sa part, ce désordre. Il y avait tout ce qu’il fallait pour briquer une maison : aspirateur, cireuse, machine à laver et des tas d’autres ustensiles dont je ne me représentais pas très bien l’usage.

J’ai commencé à laver la pile de vaisselle sale puis à nettoyer le dessus de la cuisinière électrique qui était barbouillé de tout ce qui avait débordé des casseroles ces derniers temps. Ensuite j’ai « fait » le carrelage à la brosse à chiendent. Quand ma cuisine a été nette, je me suis occupée de la salle de bains. Vous parlez d’un fouillis ! Une chatte n’y aurait pas retrouvé ses petits ! Du linge sale ! Des tubes de rouge écrasés par terre… Des cheveux dans la baignoire ! Des peignes piqués dans le savon, des torchons sur le pommeau de la douche et les robinets. Ça se voyait qu’elle était en meublé, Thelma ! Elle laissait courir…

J’ai travaillé pendant des heures. De temps en temps, Mme Rooland venait me voir ; elle me considérait comme un phénomène. Toujours une cigarette au bec, un bouquin américain à la main avec des dessins horribles sur la couverture (un roman d’angoisse, j’aurais parié).

Sur le coup de quatre heures, tout a été fini, astiqué, bien en ordre… La maison avait changé d’allure.

— Je peux aller chercher ma valise, Madame ?

— Oui.

— Puisque je sors, je pourrais peut-être faire les provisions pour ce soir ?

— Il n’est pas besoin. Nous avons beaucoup de provisions dans le kitchen… heu… cuisine !

J’avais vu. Des conserves ! De toutes les tailles, de toutes les couleurs ! Ils ne devaient bouffer que ça, les Rooland, et n’acheter que des fruits et de la salade pour dire de ne pas attraper le scorbut ! Le travail que je venais d’abattre m’avait dopée.

— En France, les conserves, nous les gardons pour les pique-niques, Madame… Ou bien nous en mangeons lorsque nous n’avons pas le temps de nous mettre en cuisine…

— Qu’est-ce que c’est signifier « mettre en cuisine » ?

— Préparer un repas. Puisque j’ai le temps, je vais vous faire à manger si vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

— O.K. !

Fallait l’entendre dire ça. O.K. ! Elle lançait ces deux syllabes comme si elle s’était pincé le nez.

— Vous avez des préférences ?

— Non !

J’attendais qu’elle me donne de l’argent pour les commissions, mais elle était tellement ahurie qu’elle n’y a pas pensé et je suis partie en me disant que maman m’avait laissé deux mille francs sur ma paie et que je n’en mourrais pas de faire une avance à mes nouveaux patrons !

* * *

Maman raccommodait un caleçon d’Arthur près de la croisée lorsque je suis arrivée. En m’apercevant elle a pâli.

— J’en étais certaine ! Tu ne fais pas l’affaire, petite imbécile !

Elle croyait sincèrement que je m’étais déjà fait virer par les Rooland.

— Au contraire, Maman, ça marche comme sur des roulettes. Je fais ce que je veux…

Je lui ai raconté ma journée. Elle a soupiré.

— Ce sont de drôles de gens. Et ils te laissent sortir comme ça ?

— Je viens chercher mes affaires.

— Comment ?

— Dame : une bonne, ça couche à la maison.

— Mais il n’a pas été question de ça…

— L’autre jour, non. Ce matin, si ! Mme Rooland veut même que je dorme près de sa chambre parce qu’elle a des médicaments à prendre la nuit.

Quand j’étais toute petite, Maman assurait que lorsque je mentais mon nez bougeait. C’était un truc infaillible. Depuis lors, si je lui balançais une vanne, il lui suffisait de fixer le bout de mon nez pour qu’instintivement j’y porte la main, avouant par ce geste mon mensonge. Cette fois, je me suis contrôlée.

— Alors tu nous quittes complètement ?

— Rigole pas, Maman ; je suis à cinq minutes d’ici !

— Eh bien, je n’ai pas fini d’entendre rouspéter Arthur !

— Dis, ce n’est pas mon père…

Jamais l’odeur des choux n’avait été aussi vive. Maman s’est remise à tirer son aiguille.

En un quart d’heure, mon baluchon a été prêt. Il faut dire qu’en fait de garde-robe c’était mince. D’autre part, je ne voulais pas tout emporter pour ne pas donner à ma mère l’impression d’un départ définitif. De retour dans la cuisine, j’ai demandé :

— Dis, tu permets que j’aille cueillir quelques fleurs dans le jardin pour la patronne ?

— Fais…

La terre de notre jardin est noire. Elle ne fait pas de grosses mottes comme dans une vraie campagne, mais elle s’effrite menu quand on la bêche. Ce qui pousse dans son sein lui ressemble. Tout a un je ne sais quoi d’étiolé, d’avorté, de flétri avant d’avoir éclos. Ou peut-être que c’est une idée que je me fais ? Car les gens d’ici semblent trouver normal ce qui les environne.

En cueillant les soucis et les dahlias d’Arthur, j’ai entendu roucouler ses pigeons dans la volière qu’il a construite près des cabinets. Les pigeons, avec la télé et la chopine, c’est son vice. Il en a quatre couples dans des caisses arrangées en petites maisons. Ce sont des blancs avec l’extrémité des ailes comme qui dirait frisée.

Je me suis rappelée que ceux du bout avaient des petits juste à point. La veille, Arthur avait parlé de les manger le prochain dimanche. Ça m’a donné une idée. J’ai couru appeler Maman.

— Tu veux venir tordre le cou aux pigeonneaux, Maman ?

— Tu n’y penses pas !

— C’est pour mes patrons !

Alors là, je l’ai entendue ! Tout ce qui bouillonnait en elle comme rancœur m’est parti à la figure. Je commençais à la faire tartir avec mes Américains ! Déjà que ces gens nous prenaient tout, s’il fallait par-dessus le marché les fleurir et les nourrir, c’était le bouquet !

Le bouquet, je l’avais justement dans mes bras. Maintenant la bordure d’Arthur ressemblait au crâne d’un soldat puni. J’ai laissé déferler l’orage. Son bec de lièvre était violet, à Maman. Quand elle n’a plus eu de souffle, j’ai pris la relève.

— Écoute, tu es là, tu cries ! Mais je vais te les payer, les pigeonneaux… Le prix fort, même ! C’était justement pour qu’Arthur fasse une bonne affaire, alors tu vois…

Non seulement elle a étouffé les pigeons en les serrant sous les ailes, mais elle les a également plumés et vidés. Je suis rentrée triomphante « à la maison ». Au passage, j’avais acheté du lard maigre et des petits pois. Jusque-là, je n’avais jamais montré de grandes dispositions pour la cuisine. Il faut dire que celle qu’on pouvait faire chez nous n’avait rien d’emballant, mais ça ne m’empêchait pas de lire les recettes publiées par les magazines féminins (avec illustrations en couleurs quelquefois !)

Celle du pigeon-flambé-sur-canapé était inscrite en caractères gros comme ça dans ma mémoire…

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