CHAPITRE X

Elle n’avait pas la voiture et nous sommes retournées à pied jusqu’à « l’île ».

À ma grande surprise, avec son mari ils avaient tout débarrassé et je n’ai plus eu qu’à faire la vaisselle et à frotter mon plancher. Il y avait des odeurs de cuite dans l’air. Le salon sentait le cigare froid, le champagne répandu et aussi le vomi, il faut bien le dire… Thelma s’est abstenue de picoler ce jour-là et m’a aidée consciencieusement, se contentant de griller des Camel en essuyant la vaisselle.

À un moment, c’est dans l’après-midi, je crois, elle m’a demandé :

— Pourquoi vous êtes partie ?

Je l’ai regardée bien en face.

— C’est de vous avoir vu dans la voiture avec ce bonhomme à cheveux blancs. Ça m’a dégoûtée !

— Qu’est-ce que c’est de signifier « dégoûté » ?

— Ça m’a… Ça m’a fait mal au cœur… C’était honteux !

— Ah oui ?

— Oui. Surtout devant votre mari…

Elle a froncé les sourcils.

— Jess a vu ?

— Oui.

Elle ne paraissait pas troublée le moins du monde. Je ne comprenais pas qu’il ne lui en ait pas parlé. C’était un monde !

Pour comble d’impudeur, elle souriait derrière la fumée bleue de sa cigarette. Un sourire en coin, avec juste un œil et le côté gauche de la bouche.

— Il a dû avoir un chagrin terrible, vous ne pensez pas ?

— Jess ? Oh ! non !

— Mais il vous aime ?

— Sûrement beaucoup, oui !

— Eh bien alors…

J’avais une assiette contre ma poitrine mais je ne me sentais plus la force de la frotter.

— Vous êtes une petite fille, vous n’êtes pas de comprendre !

— Je me demande qui donc pourrait comprendre ça !

Elle s’est assise à la table et a repoussé une pile de tasses pour s’y accouder.

— Jess voulait un enfant, nous en avons eu un qui n’est pas venu jusqu’en sa naissance, vous voyez ? Depuis je ne peux plus en avoir, et notre ménage conjugal… On dit comme ça ?

— Oui, si on veut !

— Notre ménage, il est comme une promenade dans un bois en hiver.

« Il n’y a pas de feuilles, pas de fleurs… Juste des branches noires. »

J’avais les larmes aux yeux. J’ai posé mon assiette et je suis allée l’embrasser. On a tous ses misères, vous voyez, même quand on est américain.

* * *

Tout a repris, comme avant. Il n’a jamais plus été question de cette vilaine soirée. La seule chose à noter, c’est qu’à partir de ce moment, ils se sont mis à sortir assez souvent le soir. Ils allaient à Paris, au spectacle… On eût dit que, la nuit venue, ils prenaient peur de leur tête-à-tête « d’avant ». Au début, je me couchais, mais comme je n’arrivais pas à dormir, seule dans cette grande maison, je me suis mise à les attendre en lisant.

Ce n’était pas désagréable. Je m’installais sur le canapé du salon, devant la cheminée où flambait un feu de bûches. Parfois, je m’interrompais pour tendre l’oreille aux bruits de la nuit, guettant le claquement lourd de la portière lorsque Monsieur descendait de l’auto pour ouvrir la barrière. Un étrange malaise m’envahissait quand son pas ferme crissait sur le sable de l’allée. Je ne pouvais m’empêcher de toujours songer à cette nuit d’orgie où il avait frappé l’homme qui me manquait de respect et n’avait rien dit en voyant sa femme le tromper. Je ne comprenais pas ce qui s’était passé en lui et ce mystère me taraudait l’esprit.

Dès qu’ils arrivaient, je me précipitais à leur rencontre. Jess aidait sa femme à descendre. Il la suivait, tête basse, jusqu’au perron. Thelma entrait en faisant « Hello, Louise ». Monsieur ne me parlait pas, mais il me donnait une petite chiquenaude sur le bout du nez en me clignant de l’œil et j’étais heureuse. Je crois que c’est pour cette petite tape que je les attendais jusqu’à une heure ou deux du matin.

À cette époque, on eût dit que j’avais comme le pressentiment de ce qui allait arriver. De jour en jour quelque chose se transformait en moi ; je crois, très honnêtement, que c’était ma façon de concevoir la vie. Rien désormais ne me paraissait simple. Chaque seconde de la journée m’apportait son poids d’inquiétude, chaque fait — même le plus humble, le plus quotidien — son problème. Je finissais par me dire que « les dérivés du carbone » ne constituaient pas un jeu et je regrettais ce vertige, ce renoncement volontaire, qui m’avait empêché de les énumérer à l’examinateur impassible.

* * *

La nuit où cela s’est produit, il faisait un temps épouvantable. On était à l’avant printemps, début mars… À ce moment-là, vous savez, l’hiver n’est pas tout à fait parti. Il s’éloigne à regret, chassé par les bourgeons gluants et il y a dans l’air un je ne sais quoi de déjà tiède qui vous travaille la peau. Les Rooland se trouvaient à Paris pour assister à un spectacle de ballets. Moi j’ai toujours eu horreur de ça, sans doute à cause de ma phobie des pieds. Il pleuvait et il ventait. Dans la cheminée, ça ronflait de façon sinistre et au premier un volet mal fermé claquait avec violence contre le mur. J’avais peur de monter là-haut pour l’accrocher. Dieu sait cependant que je ne suis pas froussarde, mais ces hurlements désespérés du vent et ces bourrasques de pluie qui se plaquaient contre la façade comme des vagues me tordaient les nerfs. Je me sentais encerclée par des forces mauvaises et j’avais terriblement hâte que mes patrons soient de retour. Comme ce satané volet continuait de battre, je me suis tout de même décidée à aller le fermer. Quand j’ai ouvert la fenêtre, je me suis rendu compte que dehors c’était bien plus moche que les bruits ne le laissaient supposer. Le ciel était terrible : bas, noir, strié de lueurs qui n’étaient pas exactement des éclairs mais plutôt des flamboiements d’incendie. L’orage tournait en rond. Parfois on voyait clairement le paysage, le quartier était là, luisant d’eau, et puis tout se brouillait pour quelques secondes… Le temps de me pencher pour saisir le volet et j’avais le visage ruisselant.

Comme je luttais pour tirer le vantail à moi, il s’est produit au loin une sorte d’explosion formidable qui a retenti longuement avec des rebondissements en cascade. On eût dit qu’une énorme citerne de fer dévalait les escaliers du Sacré-Cœur à Montmartre. Je n’arrivais pas à identifier ce bruit, mais il m’a noué le gosier. En vitesse j’ai ajusté le crochet du volet et je suis redescendue. En bas, tout était tranquille, sauf ce gémissement du vent dans la cheminée. Les bûches flambaient bien, je vous en réponds. J’ai repris mon livre. C’était un roman d’amour qui m’aurait certainement passionnée en temps normal mais dont je n’arrivais pas à suivre les péripéties. J’attendais, comprenez-vous ? J’attendais quelque chose d’indéfini que mon être avait déjà compris. Et c’est venu : la sonnerie stridente du téléphone. Chez les Rooland, il servait peu, juste pour passer des commandes aux commerçants. En tout cas, je ne l’avais jamais entendu sonner en pleine nuit. J’ai regardé l’heure : minuit vingt. Ça venait de maman, ce regard à la pendule. Nous avions besoin, chez nous, de mesurer l’insolite. J’ai hésité. La sonnerie avait quelque chose de funèbre ; à la fin j’ai décroché. Une voix d’homme, que je ne connaissais pas, enrouée par l’émotion, m’a dit :

— Venez vite à la gare, il vient d’arriver un malheur…

Comme ça, sans un mot de plus. Il ne s’est même pas assuré que j’étais bien en ligne et il a raccroché brutalement. Un malheur ! Mes jambes tremblaient, j’avais la poitrine vide et un grand froid dans les dents. Oui, dans les dents, c’est curieux, non ? Je pensais au gros bruit de tout à l’heure… Je sentais que c’était cela le malheur !

Je suis partie en courant dans les flaques d’eau. Je trébuchais, je haletais, la pluie m’étouffait, et à chaque foulée je me criais en dedans : « Jess ! Oh ! mon Jess ! Je ne veux pas ! Jess, mon amour. »

En débouchant vers le passage à niveau, j’ai vu que c’était pire qu’un malheur : une catastrophe. Le ballast était noir de monde. Il y avait un train arrêté à un endroit où d’ordinaire les convois ne stationnent jamais. La locomotive soufflait dans la nuit pluvieuse de gros nuages de fumée entrecoupés de flammèches.

Maman m’avait raconté des choses de la dernière guerre. Elle s’était trouvée sous un bombardement et de son récit je m’étais composé un tableau qui correspondait assez à celui-ci.

Je me suis engagée dans la foule chuchoteuse. Les gens s’écartaient sans protester sur mon passage. Je n’ai pas eu trop de difficulté à me porter au point crucial, c’est-à-dire à l’endroit où gisait, sur le flanc, la belle auto verte de M. Rooland, ou du moins ce qui en restait car elle était écrasée et pliée en deux. Sa carrosserie froissée comme une poignée de papier ne brillait plus. La voie et le remblai étaient jonchés de débris de tôle. J’ai reconnu un pare-choc, le beau sac en croco de Madame, le volant, des lambeaux de cuir blanc… Les employés de la gare s’affairaient sur cette carcasse. Je les ai rejoints. Un gros type que je connaissais de vue m’a demandé ce que je venais faire. J’ai balbutié, montrant la carcasse de voiture.

— C’est M. et Mme Rooland…

Il était ruisselant de pluie. Ça dégoulinait de chaque côté de sa visière noire. Sa face rougeaude, barrée d’une moustache brune, a eu un air de compréhension.

— Ah ! C’est vous la petite dont parlait l’homme…

— Quel homme ?

— Celui qu’était là-dedans, le chauffeur, quoi !

Depuis le coup de téléphone, je n’arrivais plus à penser de façon cohérente. J’avais pris place sur une sorte de manège effrayant qui tournait sous la pluie rageuse. Brusquement, en entendant cela, un calme surprenant s’est établi en moi.

— Il n’est pas mort ?

Je voyais Jess ; son sourire cordial et un peu navré, sa peau lumineuse, son regard tendre. Je l’avais cru englouti à jamais dans un néant inaccessible. C’était cela le malheur, pour moi. S’il vivait, il n’y avait donc pas de malheur.

— Oui, on peut dire qu’il a eu de la chance… Vous êtes une parente ?

— Sa bonne.

Les autres « sauveteurs » ne prenaient pas garde à nous. Ils ahanaient en essayant de remettre la voiture d’aplomb afin d’ouvrir une portière… J’ai vu alors qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur… Et j’ai reconnu la robe mauve de Thelma et son étole de fourrure blanche. L’employé rougeaud me considérait mornement.

Il tenait un fanal à la main, un fanal de gare à deux couleurs, et tout en me parlant en éclairait ses compagnons. Je n’avais pas encore remarqué ce détail. Les choses ne se précisaient que peu à peu à mon esprit, les détails prenaient leur place, leur signification, avec une lenteur exaspérante. Cette scène ressemblait aux motifs d’un puzzle que je reconstituais par saccades.

— Comment est-ce arrivé ?

— On n’en sait encore trop rien… Le passage à niveau devait pas être fermé. À cause de la pluie, il n’a pas vu le train qui venait de quitter la gare, il a été pris de plein fouet… Par chance pour lui, sous le choc la portière s’est ouverte de son côté et il a été éjecté…

— Il est blessé ?

— Je ne pense pas que ça soit grave…

— Où est-il ?

— On l’a emmené à l’hôpital. Il ne voulait pas à cause de sa femme là-dedans… Mais on l’a embarqué de force, alors il a demandé qu’on vous prévienne…

J’ai entendu des sanglots, tout près, dans l’ombre. Un reflet du fanal (provenant de son côté rouge) m’a permis d’apercevoir la grosse garde-barrière parmi un groupe de personnes silencieuses.

Elle portait un peignoir de pilou et elle avait les jambes nues ; la pluie plaquait ses cheveux sur sa face malsaine. Elle gémissait en pleurant et, par instant, esquissait un grand geste de dénégation. Les assistants demeuraient immobiles. Ils ne s’apercevaient pas de l’orage. Ils étaient émus, solennels, et un peu somnolents autour de cette voiture déchiquetée.

— Elle est morte ?

— C’est probable, on va voir…

Je n’ai plus parlé et je suis restée à côté de l’homme au fanal. La scène était sinistre. Par moment, un éclat de la lampe ou un brusque rougeoiement de la locomotive stoppée un peu plus loin me permettaient de voir Madame, recroquevillée dans cet amas de ferraille.

Je l’imaginais, blottie sur son divan, en short orange et chemisier vert, écoutant Loving You en buvant du whisky. Et puis aussi à la cuisine quand elle essuyait les assiettes en me disant que sa vie conjugale était comme une promenade dans un bois en hiver… Alors c’était donc fini, tout ça ? Ça ne comptait vraiment plus ? Le temps avait repris ces instants, ces images, ces paroles ? Comment la vie allait-elle se poursuivre pour Jess dorénavant ?

— Hoooo hisse ! Hoooo hisse !

Ils scandaient ça, comme des travailleurs en plein effort. Quelques jours plus tôt on avait remplacé le poteau de bois de notre rue par un poteau de béton et les ouvriers poussaient ce cri afin de se mettre à l’unisson.

L’auto a retrouvé une position normale.

Un grand type cognait à coups de marteau sur quelque chose.

— Doucement !

— Dégagez d’abord ses jambes…

Ils chuchotaient, mais parfois, comme déviée de la phrase par les efforts qu’ils faisaient, une syllabe partait comme un glapissement.

— Mollo !

Ce mot argotique à cet instant donnait à la situation une espèce de sens caché qui n’était perceptible que pour moi.

— Mollo ! Elle respire encore…

Je me disais « Ben quoi : c’est une voiture cabossée avec ma patronne coincée dedans… On va la sortir de là… Tout à l’heure le trafic ferroviaire sera rétabli. Demain Jess aura une autre auto… Après-demain Madame marchera peut-être avec des béquilles… Pendant quelque temps il y aura seulement un peu de verre cassé à cet endroit de la voie… »

Je savais bien maintenant que la vie continuait envers et contre tout. Les plaies de la terre guérissent toutes. Le monde n’a pas de maladies incurables.

Le groupe a reculé. Ça faisait un fourmillement bizarre. J’ai vu qu’ils avaient réussi à sortir Madame. Ils ne l’ont pas posée par terre, mais se sont mis à descendre le remblai, éclairés par mon gros type. Sur la route longeant la ligne, l’ambulance attendait depuis un bon moment.

C’est l’homme au fanal qui m’a fait grimper en me tenant le bras. Il a expliqué aux autres :

— C’est leur petite bonne, le mari veut qu’elle accompagne sa femme…

Je me suis brusquement retrouvée dans cette cage de fer éclairée crûment par une ampoule nue. La porte s’est rabattue. J’étais seule à l’arrière du véhicule avec Thelma, assise sur un strapontin de cuir parallèle à la civière. Je ne l’avais pas encore vue.

C’était surtout ses jambes qui étaient atteintes. Vers les chevilles, elles paraissaient comme hachées. Le sang sourdait de ses bas déchirés et coulait en rigoles écœurantes sur le caoutchouc de la civière. Sa figure comportait une plaque violacée large comme la main au-dessus de l’œil droit et sur le dessus de la tête, une plaie ouverte teignait ses cheveux d’une drôle de couleur.

Madame était pâle, elle avait le nez pincé et son souffle m’a paru rauque et bref. L’ambulance devait foncer. Elle prenait des virages à toute allure, ça me faisait basculer d’un côté et d’un autre et il n’y avait rien après les parois de tôle à quoi j’eusse pu me retenir. À un certain moment, j’ai été déséquilibrée au point que je suis littéralement tombée sur le brancard. C’est alors qu’elle a ouvert les yeux. Ça n’était pas du tout les yeux hagards de quelqu’un qui revient à lui et se demande ce qui lui est arrivé et où il se trouve, mais les yeux renseignés d’une personne lucide.

— C’est moi, Madame…

Thelma me fixait de la même façon qu’elle m’avait fixée la première fois que j’étais allée lui proposer mes services. Grand Dieu, à quoi pensait-elle ? J’avais l’impression qu’elle voulait me dire quelque chose de capital.

— Vous souffrez ?

J’étais penchée sur la blessée. Je m’interposais entre elle et le plafonnier pour que son regard restât dans l’ombre. Je n’avais plus le courage de supporter ses yeux trop perspicaces. Il me semblait qu’ils voyaient clair en moi, qu’ils apercevaient cette grande vérité que j’ignorais une heure plus tôt.

Elle avait dit « une promenade dans un bois en hiver »…

— Vous souffrez ?

Je ne trouvais rien d’autre à dire. D’ailleurs je ne le disais pas, je le criais. C’était plus fort que moi, j’avais besoin de lutter contre le maléfice de ce tête-à-tête.

— Vous souffrez ?

Elle n’avait plus la force d’ouvrir les yeux. Elle les a refermés lentement, un peu comme se ferment les fleurs qui s’endorment lorsque le soleil s’en va. Je suis restée un moment encore dans la même position, un nouveau virage m’a tiré en arrière. Alors j’ai abaissé le strapontin pour m’asseoir de profil. Je n’osais plus la regarder.

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