Ça tournait carrément au cauchemar ; en tout cas pour moi qui étais à jeun et fatiguée par mes préparatifs des deux derniers jours. Pour un peu, si je n’avais pas trouvé leur comportement dégradant, je me serais payé quelques coupes de champagne pour connaître aussi cet état de grâce qui vous permet de trouver normales les pires folies.
Quinze, c’était en effet le bon nombre pour ce genre de réception. Ça permettait un roulement. Ceux qui venaient de cuver remplaçaient ceux qui s’écroulaient. Mon parquet ressemblait au sol d’une porcherie. Pour le nettoyer j’allais devoir frotter dur et ne pas pleurer ma sueur ni la paille de fer ! Dans cette confusion, je continuais d’observer Monsieur. Voyant tout le monde blindé, il s’était décidé à en faire autant, et il exécutait un tcha-tcha-tcha avec la femme du général qui était plus grande que lui ; le genre cathédrale ! Comme j’emportais un plateau de verres sales, un des invités m’a saisie par la taille pour me faire danser. C’était un costaud aux cheveux en brosse avec des lunettes cerclées d’or qui lui faisaient des yeux de poissons.
J’ai résisté, c’est pas le rôle d’une bonne de danser avec les invités, mais il m’a entraînée de force. Mon plateau est tombé, tout le monde a éclaté de rire. L’Américain me serrait tellement fort contre son ventre que j’en avais la respiration coupée. J’ai dansé bon gré, mal gré. Il faisait exprès de piétiner les verres brisés. Lorsque le disque a été fini nous nous trouvions près de la porte du couloir. Il m’y a entraînée. Comme on ne s’éclairait rien qu’aux chandelles, M. Rooland avait baissé le compteur électrique pour le cas où quelqu’un serait tenté d’actionner un commutateur. Ça constituait des zones d’ombre dans la maison. Ainsi, par exemple, le couloir était presque obscur. Mon cavalier m’a plaquée contre le mur, brutalement, et a voulu m’embrasser. Je me débattais autant que je le pouvais, mais ce type était plus fort qu’un taureau. Voyant que ma bouche lui échappait, il s’est mis à retrousser ma robe. Ç’a été plus fort que moi, j’ai hurlé : « Monsieur Rooland ! » à m’en faire éclater la gorge.
Jess est arrivé bien plus vite que je ne l’espérais. Il a saisi le bras de son invité et s’est mis à lui dire des trucs sur un ton conciliant, et l’autre a fait semblant de renouer son lacet pour cacher sa gêne.
Monsieur et moi, on ne s’est méfié de rien. Et voilà-t-il pas que brusquement l’autre empoigne le bas de ma robe et la retrousse d’un coup, jusqu’à ma taille, comme on dépiaute un lapin ! C’était une robe assez étroite — ma noire de l’enterrement si vous vous rappelez ? — et il m’a fallu un moment pour la faire glisser sur mes cuisses nues car j’avais grandi depuis et forci des hanches… Quand enfin j’ai été rajustée, je me suis aperçue que mon gros danseur gisait de tout son long dans le couloir, vu que Monsieur venait de lui mettre sur le menton un coup de poing carabiné. Bonne âme, Jess se tenait agenouillé auprès de sa victime, et il lui secouait la tête en répétant « Sorry, Dick ! Sorry ! » ce qui, je l’ai su depuis, signifiait « navré ».
Navrée, je l’étais plus que n’importe qui. Avoir mis tout son cœur, toute son ingéniosité dans la préparation de cette soirée et la voir tourner ainsi, c’était pénible, avouez ?
À bout de nerfs, je suis sortie. La nuit sentait le triste et elle était gluante comme toutes les nuits d’hiver de par ici. Une vapeur blanchâtre flottait dans la rue et tout brillait bizarrement comme des bêtes mouillées. Les autos des invités s’alignaient jusqu’au perron dans l’allée sablée, à la queue leu leu, pare-chocs contre pare-chocs. Je suis allée les voir de près pour me changer les idées ; il y avait du givre sur leurs toits et leurs pare-brise. Comme c’était l’intérieur surtout qui m’intéressait, je grattai la pellicule de gelée avec l’ongle afin de pouvoir regarder. Je n’avais que ma pauvre robe noire sur le dos, et pourtant je ne sentais pas le froid ! J’allais de voiture en voiture, m’efforçant de m’intéresser à elles pour calmer cette fureur intérieure qui me faisait grelotter.
Et voici que je distingue deux ombres accroupies dans la troisième auto. Mon premier réflexe ç’a été la peur, j’ai pensé que des voleurs pillaient les voitures pendant la fête et qu’à mon apparition ils s’étaient dissimulés dans l’une d’elles. À bride abattue, je suis revenue à la maison. Mon danseur s’était remis debout et il administrait de grandes bourrades joyeuses à Monsieur. Il trouvait ce crochet à la mâchoire de la dernière drôlerie. Jess riait aussi, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
— Monsieur, venez vite, je crois qu’on vole les affaires dans les autos !
Il m’a suivie. Une fois en bas du perron, j’ai chuchoté :
— Les voleurs se cachent dans la troisième voiture !
Il a compté, un, deux, trois avec le doigt.
— Celle-là ?
— Oui.
Il s’est élancé. À cet instant j’ai mesuré son imprudence. Si les voyous étaient armés, ils allaient peut-être lui tirer dessus !
— N’y allez pas ! Je vais prévenir le commissaire.
Et j’ai hurlé :
— Monsieur le Commissaire ! Au voleur !
Comme Jess semblait ne pas entendre, je me suis précipitée afin de le retenir, mais il avait déjà saisi la poignée de la portière. L’ouverture des portes, dans ces voitures, déclenche automatiquement le plafonnier. Une lumière blanche a explosé à l’intérieur du véhicule. Jess s’est pétrifié ; moi aussi lorsque j’ai vu le spectacle. Ça n’était pas des voleurs, mais Madame et le général aux cheveux blancs. Ce qu’ils faisaient là, je n’oserais jamais vous le dire. Je pense que tant que je vivrai, je reverrai ces deux têtes hagardes se tourner vers nous, éblouies comme deux chouettes réveillées en plein jour. Leurs figures, à Thelma et au général, on aurait dit qu’on les avait fait bouillir, et que leurs yeux étaient crevés. Le commissaire, accouru à mon appel, regardait aussi et semblait désespéré.
M. Rooland a refermé la portière d’un geste brusque. Cette vision s’est engloutie dans l’obscurité. Jess a eu alors une réaction inattendue : il m’a giflée. Je ne sais pas s’il imaginait que j’avais fait exprès de le prévenir ou bien si c’était seulement pour soulager sa main que la colère démangeait… En me giflant il m’a crié un mot dans sa langue. Je n’ai, bien entendu, pas compris ; mais j’ai su que c’était une insulte au regard qui le ponctuait. Alors le chagrin m’a prise. Un chagrin immense, total, comme je ne croyais pas qu’un être humain pût en éprouver. Je me suis mise à pleurer près de la voiture derrière les vitres de laquelle continuaient à s’agiter deux ombres.
Jess venait de rentrer dans le pavillon. J’ai levé les yeux vers le ciel pour lui montrer mon malheur ; hélas ce n’était plus le ciel clément des Rooland qui moutonnait dans la grisaille là-haut… mais celui, vénéneux, de Léopoldville.
Un ciel hostile qui disait « non » aux hommes. Comme un automate j’ai marché à la barrière. La rue morte avec ses réverbères espacés m’a aspirée.
J’ai retrouvé mon pas flottant « d’avant » pour rentrer à la maison.