CHAPITRE XII

Il paraît qu’Arthur a appris ça par les voisins en partant au travail. Il a rebroussé chemin afin de mettre maman au courant si bien qu’il n’était pas huit heures lorsqu’elle a rappliqué chez les Rooland. En grande tenue, s’il vous plaît. Elle s’était même mis du rouge à lèvres, ce qui réparait un peu sa malfaçon. Je dormais car il était près de cinq heures lorsque je m’étais couchée. À peine allongée, les draps remontés par-dessus ma tête, j’avais coulé à pic dans l’inconscience.

— Louiiise !

Il n’existait pas deux personnel au monde susceptibles de prononcer mon nom de cette manière. On eût dit un cri de paon. Je me suis assise dans mon lit. J’étais étourdie de fatigue, et ma première pensée ç’a été « Thelma est morte ». Mais je n’ai pas ressenti de regrets. J’y pensais déjà au passé. D’un geste brusque, j’ai repoussé les volets. Cet orage de la nuit avait purgé le ciel. Il ne faisait pas soleil parce qu’il était trop tôt pour ça et que par chez nous, le soleil fait la grasse matinée même à la belle époque. Maman se tenait en bas, devant la porte.

— Je descends !

La perspective plongeante lui allait mal. On aurait dit une naine difforme et son visage tendu vers moi m’a paru laid et ingrat. Derrière elle, dans le sable roux de l’allée, on voyait, en creux, les traces laissées par la Dodge verte. L’auto aussi était morte. Cette belle auto si séduisante !

Tout mourrait donc ? Pourtant maman avait l’air bien vivante, et même un peu cupide. Je n’avais jamais remarqué ça auparavant. Pour moi c’était maman, quoi ! Un personnage « comme ça » tout fini, complet, qu’il était inutile de juger.

Je suis descendue ouvrir. Au passage, j’ai coulé un regard craintif par la porte ouverte du salon, m’attendant à voir rôder le souvenir de Thelma. La pièce était nouvelle. Elle avait déjà oublié l’Américaine. C’était redevenu un salon bourgeois.

— Bonjour, maman !

Elle est entrée en vitesse, les yeux rapides, jaugeant tout avec un curieux frémissement dans tout son individu.

— J’ai appris, c’est horrible ! Alors ta patronne est morte ?

— Oui.

— Ça s’est passé comment ?

Au fait je l’ignorais, personne ne m’ayant raconté les péripéties de l’accident. Naturellement, j’avais vu la locomotive, l’auto démantelée sur le remblai. Mais des détails, de la précision, je n’en possédais pas. Pour comble d’ironie, maman qui me questionnait deux secondes avant me les a fournis. En venant ici, elle avait rencontré des gens informés. Elle ne m’avait donc questionné que pour obtenir une surenchère sur ses tuyaux.

— Il paraît que le passage à niveau était ouvert. La Magnin jure que non, mais les faits sont là.

La Magnin, c’était la grosse garde-barrière adipeuse. Elle était du même pays que maman, de l’autre côté de la Seine. Elle s’était mise avec un marlou retraité, jadis, pour tenir une boîte à friture dans une île des environs. Des mauvaises langues assuraient même qu’à l’époque elle avait des bontés pour les clients généreux. Son homme était mort en braconnant le brochet une nuit d’hiver et comme l’affaire était à son nom seul, la Magnin s’était retrouvée sans un sou. Elle avait alors séduit un employé de la S.N.C.F., s’était mise à grossir exagérément et avait fini comme garde-barrière à Léopoldville.

— Ç’a été épouvantable, ai-je soupiré.

— Je savais, a dit maman en s’avançant jusqu’à la porte du salon pour examiner la pièce.

— Tu savais quoi ?

— Que ça finirait mal. Quelque chose me disait que tu ne devais pas te placer dans cette maison ! Te voilà sans travail maintenant.

À un tel moment, son matérialisme et son ton sentencieux étaient intolérables.

— Je te défends de parler comme ça, c’est honteux !

— Quoi !

— Parfaitement ! Et d’abord je ne suis pas sans emploi. M. Rooland n’est pas mort.

— Tu ne te figures pas que je vais laisser ma fille chez un homme seul !

— Pourquoi ?

— Comment, pourquoi ? Un homme seul, c’est un homme seul, non ?

Devant cette vérité fondamentale, j’ai haussé les épaules.

— Tu le prends pour qui ? C’est un homme correct. Tu t’imagines qu’il va sauter sur sa bonniche parce que sa femme est morte ?

— C’est une question de principe !

À cette minute-là, maman n’avait guère la tête à en avoir, des principes. Maintenant elle rôdait dans la cuisine.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc-là ?

— Un mixer.

— Ça sert à quoi ?

— À faire des jus de fruits ou des légumes, des mayonnaises…

— Ce qu’ils vont chercher ! On l’enterre où, ta patronne, en France ou en Amérique ?

— Je l’ignore.

— Ton M. Rooland va peut-être rentrer dans son pays maintenant qu’il est veuf ?

Je n’avais pas envisagé cette hypothèse et j’ai reçu cette idée comme une paire de gifles.

— Tu crois ? ai-je balbutié, désemparée.

— Ben ! Après un coup pareil, la France, tu sais, ça va lui peser… Dis voir, Louise, si ta patronne avait de vieilles robes ou bien des choses, enfin n’importe quoi qu’il veuille se défaire, pense à moi.

Comme je ne répondais pas, elle a insisté :

— T’entends ?

— Oui, maman.

— T’as l’air toute bizarre…

— Il y a de quoi, non ?

Mais elle suivait son idée.

— Tu ne sais pas ce que je m’étais imaginée au début ?

— Au début de quoi ?

— De ton entrée à leur service.

— Dis voir.

— Qu’il y avait quelque chose entre toi et l’Américain. Tu paraissais en extase devant cet homme. Et puis cette façon de venir t’engager toi-même, toute seule, sans m’en avoir causé…

Elle m’a saisi le bras.

— C’est à cause que je ne tiens pas à ce que tu restes à son service s’il ne repart pas en Amérique. Je veux bien que tu attendes son retour de l’hôpital et que pour les obsèques tu « l’aides », mais après faudra rentrer à la maison, Louise.

— On verra, ai-je murmuré.

— C’est tout vu.

Désinvolte, culottée même, elle avait ouvert le grand placard aux provisions et admirait respectueusement les pyramides de boîtes provenant des magasins du Shape.

— C’est des conserves américaines ?

— Oui.

— Toutes ?

— Toutes !

— Tu crois que je peux en prendre une ou deux, manière de les faire goûter à Arthur ?

— Je ne crois pas.

— Elles sont comptées ?

— C’est parce qu’elles ne le sont pas que je ne veux pas que tu en prennes.

Ça l’a vexée.

— Ma pauvre Louise, va !

— Pourquoi pauvre ?

— Il me semble que tu as changée. Tu n’es plus toi-même.

Il me semblait la même chose, à moi aussi. Elle a fini par s’en aller tout de même en me répétant de préparer mon baluchon.

* * *

J’étais troublée par ce que maman m’avait dit. Cette allusion à mon admiration pour Jess me déconcertait. Ça se voyait donc que j’en tenais terriblement pour lui ? Cet étrange sentiment que je ne m’avouais pas à moi-même échappait à mon contrôle et, par cela même, devenait quelque chose de vulnérable, quelque chose constituant une proie pour les autres.

En outre, je pensais à cette possibilité d’un départ de Rooland avec effroi. Elle n’avait pas tort, maman : c’était une suite logique des événements.

Pour chasser mon cafard, je me suis mise à ranger dans la maison. Pendant quelque temps au moins celle-ci m’appartiendrait. J’étais la nouvelle maîtresse de « l’île ».

C’est pendant que je battais mes tapis qu’il est rentré de l’hôpital, à un moment où franchement je ne l’espérais pas. J’étais dans le jardin, cognant sur une carpette à bras raccourcis, lorsqu’une ambulance a stoppé devant la barrière. L’homme qui est descendu de cette voiture ressemblait à Jess Rooland comme un frère, mais pas davantage. Il avait maigri et sa figure donnait l’impression de s’être allongée. Et puis, à la lumière du jour, on s’apercevait qu’il avait des bleus partout. Le lendemain de son combat, j’ai idée qu’un boxeur doit ressembler à ça.

Il avait une épaule bandée, avec sa veste jetée simplement par-dessus, et sa jambe blessée était raide comme un bout de bois dans sa gouttière en fil de fer. Jess a refusé le bras de l’infirmier qui le convoyait. À cloche-pied il a gagné le perron et c’est seulement pour gravir les quatre marches qu’il s’est appuyé sur moi de sa main valide. Il m’avait adressé un hochement de tête en guise de salut. Je lui trouvais l’air préoccupé et pressé d’un monsieur qu’on est allé chercher en lui disant que quelqu’un le demande au téléphone. Une fois dans le couloir, il m’a lâchée et, s’aidant du mur, il est entré dans le salon.

L’infirmier est reparti, l’air grognon. Peut-être s’attendait-il à un pourboire, mais Jess n’a pas songé à le lui donner. Il s’est assis sur le fameux canapé où il batifolait avec Madame.

— Je suis très heureuse que vous soyez rentré, Monsieur…

Silence. Son regard désenchanté faisait le tour de la pièce. Il n’allait pas se mettre à fixer les plafonds d’ici tout de même !

— Vous vous sentez comment ?

Il faut vivre avec des étrangers pour mesurer à quel point la langue française est vicieuse. Quand une personne apprend notre langue, on lui enseigne par exemple que le verbe sentir concerne l’odorat. On ne songe pas à lui expliquer qu’exceptionnellement « se sentir bien » a une signification tout à fait spéciale.

Jess parlait bien le français, mais certaines expressions comme celle-là lui échappaient.

— Je… Comment dites-vous ?

— Vous souffrez ?

— Oh ! ce n’est rien…

Et il a ajouté cette chose stupéfiante :

— Quand je jouais au base-ball j’en ai vu d’autres !

— Je voudrais vous demander quelque chose, Monsieur…

Son regard intelligent !

— Est-ce que vous comptez repartir en Amérique ?

— Pourquoi ?

— Eh bien, étant donné que Madame…

— Non, Louise. Je reste.

J’ai eu brusquement comme de la musique plein ma tête.

Il a souri, un sourire aussi pâle que lui.

— Ma mère sort d’ici, Monsieur.

— Ah ?

— Elle venait rapport aux condoléances.

— Merci.

— Et aussi elle veut que je rentre à la maison.

J’avais besoin d’aller tout de suite au cœur du problème. Je refusais ces menaces suspendues au-dessus de ma tête. Place nette pour prendre les mesures qui s’imposaient et ensuite avoir l’esprit libre.

— Pourquoi veut-elle que vous partiez d’ici ?

— Elle dit que ça n’est pas correct une fille seule chez un homme seul.

— Pourquoi ?

Il était candide, Jess Rooland. Je regrettais que maman n’ait pas entendu sa question.

— Eh bien…

J’ai eu honte. J’ai pensé que le corps de Thelma n’était pas encore en terre, ni même dans un cercueil, et que j’étais là à parler de choses puériles avec un rien de coquetterie hypocrite.

— Oh ! oui, je vois, a soupiré Jess.

Il a caressé son menton pas rasé où brillait un début de barbe rousse.

— Vous avez l’intention d’obéir à votre maman ?

— Non, monsieur. Je resterai ici aussi longtemps que vous le voudrez.

— Eh bien alors…

— Seulement je suis mineure, si ma mère insiste…

De sa main libre, il a fait un geste comme pour donner une tape à un animal invisible.

— Elle n’insistera pas. Vous savez très bien qu’il y a moyen de lui faire entendre raison.

Sans pudeur il a frotté son pouce sur le bout de son index.

Le fric ! C’est fou ce que les Américains connaissent bien la vraie puissance du dollar.

— Merci, ai-je fait en baissant la tête. Voulez-vous monter vous coucher, Monsieur ?

— Non, je dois m’occuper de certaines choses…

— Naturellement. Si je peux vous aider ?

— Vous pouvez. Nous allons avoir beaucoup de travail tous les deux.

— Est-ce que… Est-ce que Madame sera enterrée en Amérique ?

— Oui.

— Vous n’irez pas aux obsèques ?

— Non. Il y aura un service ici par l’aumônier du Shape.

Il s’est dressé à grand-peine et a marché jusqu’à l’électrophone. Celui-ci était prêt à fonctionner, avec sa pile de disques sur le bras du changeur. J’ai cru qu’il voulait le brancher et j’étais médusée. Mais Jess a saisi les disques et les a jetés dans la cheminée.

— Ce sera pour tout la même chose, Louise.

— Je ne comprends pas.

— Il faudra faire un paquet des vêtements de ma femme et les donner à des pauvres.

— Tous ses vêtements ?

— Oui, tous. Ainsi que ses objets, sa lingerie… Tout !

Il s’est accoudé à la cheminée, il a posé son front dans le repli de son bras et il s’est mis à réciter des trucs en anglais. Ce devait être des vers car les phrases étaient bien rythmées. Ça m’a fait pleurer. Un chagrin brusque, impossible à endiguer. Il avait une manière d’être malheureux, Jess, qui n’appartenait qu’à lui.

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