Ça n’était pas compliqué. Mais ne sont-ce pas les idées les plus élémentaires qui ont les plus grandes conséquences ?
Je suis montée dans ma chambre. L’électrophone de Thelma s’y trouvait — sous le lit — avec les disques que j’avais récupérés dans la cheminée. Quand on a passé sa jeunesse chez un Arthur, on ne jette rien. Avec mon hérédité, je ne pouvais pas me permettre des fantaisies américaines. Il me restait aussi le peignoir de bain de mon ancienne patronne et jusqu’à un paquet de cigarettes entamé (son dernier !). Je me suis déshabillée en un tournemain. J’ai enfilé le peignoir en dominant l’obscure répulsion qu’il m’inspirait, après quoi, j’ai ramassé le pick-up et les disques et je suis descendue au salon en faisant un détour par la cuisine pour y prendre une bouteille de Scotch.
C’était fantastique, j’avais brusquement l’impression d’être la véritable réincarnation de Thelma. En accomplissant ses gestes, en prenant ses attitudes, je la comprenais un peu. Je jouais à être Thelma. Je me sentais américaine, j’aimais l’alcool et je voulais m’étendre sur le canapé, écouter de la musique de chez moi et essayer d’oublier ce pays qui n’était pas le mien, cette banlieue grise et cette attente interminable d’un homme que j’avais déçu en n’assurant point sa descendance.
Oui, elle était avec moi, Thelma, ce soir-là. Mieux : elle était en moi…
J’ai branché l’électrophone et la voix envoûtante de Presley s’est élevée dans le silence :
Loving you
Just loving you…
Le chant caressant et triste avait l’allure d’un cantique. J’ai allumé une Camel. Ce tabac avait un goût sucré pas déplaisant. Je me suis versé un verre de whisky. Ç’a été plus difficile à avaler et j’ai failli perdre « le contact » avec Thelma, mais j’ai tenu bon et l’alcool a produit comme une explosion chaude dans tout mon être.
Loving you…
Entendait-il bien, Jess ? La musique n’allait donc pas le chercher ? Ou bien les bras savants de cette garce étaient-ils plus puissants que le souvenir ?
Le morceau s’est achevé. Il n’était pas là… J’ai bu une nouvelle rasade de Scotch et j’ai replacé le bras du pick-up à son point de départ.
Loving you !
Loving you,
Just loving you…
La porte s’est ouverte à la volée. Jess se tenait debout dans l’encadrement. En m’apercevant sur le canapé, drapée dans le peignoir à rayures, une cigarette au bec, il a fermé les yeux, exactement comme à l’aéroport lorsque l’avion s’était envolé avec le cercueil de Thelma. Son corps a eu le même fléchissement.
— Jess, ai-je soupiré.
J’ai ouvert les yeux. Une seconde, la pièce de se briser en lui. Un instant, j’ai cru qu’il allait se précipiter sur moi et me rouer de coups, mais il a refermé la porte. Presley a continué de chanter pour rien. Au bout d’un moment, j’ai entendu le doux ronron de l’auto. Ils partaient ! J’ai fini mon verre d’alcool et me suis laissé couler dans l’ivresse.
— Louise !
J’ai rouvert les yeux. Une seconde, la pièce a tourné autour du canapé, puis elle s’est fixée. Jess se tenait encore dans l’encadrement. Si je n’avais conservé le souvenir de l’auto en marche, j’aurais cru qu’il n’avait pas quitté la pose.
Le voyant rouge de l’électrophone que je n’avais pas éteint répandait une lueur opaline dans la pièce maintenant obscure.
Le moteur de l’appareil produisait un zonzon sifflant.
— Louise !
Il s’est avancé. Son visage avait une dureté que j’ignorais.
— Louise !
— Oui, Monsieur !
— Pourquoi avez-vous fait cette ignoble chose ?
J’avais de la peine à parler, car ma langue collait à mon palais.
— Elle est repartie ?
— Je l’ai ramenée chez elle, oui. Alors ?
— Vous lui avez dit quoi ?
— Là n’est pas la question, répondez ! Pourquoi ce théâtral mise en scène ?
— Je ne voulais pas qu’elle reste !
— Vraiment !
J’ai relevé une jambe, le pan du peignoir a glissé, me dénudant en partie. C’était la première fois de ma vie que j’avais physiquement envie d’un homme.
— Jess !
Je lui ai tendu les bras.
— Jess ! ai-je à nouveau gémi.
— Relevez-vous. Montez dans votre chambre…
Sa voix avait un accent qui ne pouvait tromper une fille, même une fille vierge. J’ai eu un élan pour saisir sa veste. J’ai attrapé le vêtement de toile et l’ai attiré à moi dans un geste farouche de femelle !
— Jess ! Oh ! Jess…
Il est tombé à genoux près du canapé et sa bouche a enfin écrasé la mienne.
Ce qui a suivi, même si ma vie en dépendait, je ne pourrais pas vous le raconter. Allez donc expliquer l’extase avec des mots, vous autres !