CHAPITRE III

Ce soir-là, dans ma chambre minable, j’ai longuement pleuré. Il me semblait que j’étais définitivement prisonnière de Léopoldville et que mon destin ce serait toujours l’usine, des hommes saouls de vin et de fatigue, l’odeur âcre des choux et un écran de télévision devant lequel nous serions à jamais alignés sur nos chaises dépaillées, Maman, Arthur et moi.

Le lendemain, chez Ridel, j’ai fait mon travail sans m’en rendre compte. Il n’avait rien de compliqué. On confectionnait des sièges de voiture. J’étais au « garnissage » et je cousais des joncs en matière plastique au bord des banquettes. À six heures j’ai eu un élan pour prendre le chemin qui passait devant chez les Rooland, mais je me suis retenue. Ma vraie route, dorénavant, c’était celle du passage à niveau, avec le flot des ouvriers et le nuage bleuâtre de leurs vélomoteurs dont les pétarades me cassaient la tête.

Je suis arrivée à la maison plus tôt que d’habitude. Et alors je vous prie de croire que mon cœur a fait une drôle de cabriole !

Devant chez nous, il y avait l’auto de M. Rooland. Elle occupait quasiment toute la rue. Au passage, j’ai flanqué une mornifle au gosse des Coindet, les voisins d’en face, parce qu’il essayait d’écrire « merde » dans la poussière de la belle carrosserie.

Je suis entrée chez nous comme une folle. M. Rooland était là, assis sur la meilleure chaise (une vieille à pieds tournés qui nous vient de Mémé), son chapeau sur l’arrière de la tête. Maman se tenait debout devant lui, l’air emprunté comme tout. D’habitude elle se pomponne, mais on était vendredi, son jour de lessive, si bien qu’elle portait une vieille blouse dépenaillée avec un morceau de toile à matelas noué à la taille en guise de tablier. Ça faisait riche ! J’ai eu honte de la lessiveuse qui bavait tout ce qu’elle savait sur le fourneau, honte du mobilier miteux, de l’abat-jour de perles plein de chiures de mouches ; honte aussi, je l’avoue, du bec de lièvre de maman.

— Tenez ! la voilà ! a-t-elle dit.

Et vite elle m’a demandé, d’un ton tout frémissant d’indignation :

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Louise ? Tu es allée proposer tes services à ces messieurs-dames ?

— Oui.

— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?

J’ai haussé les épaules. M. Rooland souriait d’un air gêné. Pour cacher ma honte je m’en suis pris à lui.

— Comment avez-vous su où j’habitais ?

— C’est l’homme du bureau de tabac en face de chez moi qui m’a dit qui vous étiez…

— Pourquoi êtes-vous venu ?

— Parce que nous avons réfléchi, ma femme et moi. Nous sommes disposés à vous engager.

Je n’ai plus pensé à rien d’autre. Je ne sais pas si ça vous est arrivé, à vous autres, d’être vraiment heureux, de l’être complètement, de l’être partout. Moi je me suis sentie couler à pic dans du chaud, dans de la lumière…

— Vous m’engagez ?

— Si vous êtes toujours d’accord, oui !

Son accent était pareil à de la musique, à celle du moins que jouait son poste portable avec la grosse antenne.

— Louise, tu es folle ! Tu as une bonne place chez Ridel… Tu es bien notée…

Elle ne se laissait pas éblouir par la belle auto, ou par le chapeau de paille noire de M. Rooland, maman. Elle avait les pieds sur la terre, comme elle disait. Elle pensait que bonniche, c’est pas un travail reluisant, et puis aussi que servir chez ces Américains ne me mènerait nulle part car ils allaient rentrer un jour ou l’autre dans leur pays et ils me laisseraient sur le pavé.

Seulement mon idée à moi, c’était juste le contraire. Je me voyais déjà m’embarquant avec eux, à bord du Liberté pour cirer leurs chaussures en Amérique.

— Je veux y aller, maman !

Jamais je ne lui avais parlé sur ce ton. Sa main fripée et décomposée par la lessive tortillait la toile à matelas. Elle m’aurait volontiers giflée. Comment elle a réussi à se dominer, je me le demande encore. Maintenant que tout ça est arrivé, je me dis que si elle m’avait mis sa main sur la figure à cet instant, elle aurait accompli la plus belle action de sa vie.

Je me suis tournée vers M. Rooland. Il avait retroussé les manches de sa veste de toile, comme si ç’avait été celles d’une vulgaire chemise. Il portait au poignet une grosse montre en or qui était moins brillante que ses taches de rousseur.

— Dites quelque chose, m’sieur Rooland ! ai-je imploré.

Il était Américain, alors il a dit ce que pouvait dire un Américain en pareil cas :

— Combien gagnez-vous à l’usine ?

Maman m’a coiffée au poteau.

— Trente mille francs !

Ce n’était pas vrai. Du moins pas tout à fait. J’arrivais à trente mille au moment du Salon de l’Auto lorsqu’il y avait le coup de feu et des heures supplémentaires en pagaïe, mais la plupart du temps je faisais vingt-deux à vingt-cinq mille francs par mois !

Il a puisé dans sa poche une cigarette. Je crois que c’est sa manière de l’allumer plus que tout le reste qui a eu raison de maman. Il a raclé une allumette sur son talon, juste un petit coup et l’allumette s’est enflammée comme jamais vous n’arriverez à enflammer une allumette.

— Je donne trente mille et la nourriture, correct ?

Maman n’a plus su quoi dire.

— Tu sais, ai-je murmuré, l’usine, j’aurai pas de mal à y retourner si je ne faisais pas l’affaire…

Et c’est ainsi que ç’a été conclu. Maman a haussé les épaules pour montrer qu’elle se déclarait d’accord et elle a soupiré :

— Je me demande ce qu’Arthur va dire ?

Avec lui, ç’a été un peu plus compliqué en effet.

Il est un peu communiste je crois et sur les prospectus qu’il recevait il y avait des titres grands comme ça comme quoi les Américains étaient tous des pendeurs de nègres, des exploiteurs d’ouvriers et des fauteurs de guerre. Je n’ai jamais su ce que ça voulait dire « fauteurs », Arthur non plus, mais il le criait bien haut, comme si c’était lui qui l’avait inventé !

Quand on lui a appris la nouvelle, il a déclaré que si j’allais chez les Amerlocks je ne remettrais jamais les pieds à la maison et bien d’autres choses plus dures encore ; seulement il était à jeun et je vous parie n’importe quoi qu’un type faible, s’il n’a pas un verre dans le nez, est incapable de résister à l’obstination de deux femmes. Arthur a fini par céder parce qu’il y avait un match de catch à la télé (le Bourreau de Béthune contre le Docteur Kaiser) et qu’il ne voulait rater ça à aucun prix.

Le lendemain, j’ai demandé mon compte chez Ridel. M. Rooland m’avait dit que sa femme m’attendrait toute la journée. Le temps de porter ma paie à maman pour lui attirer un sourire et j’ai foncé chez les Américains. Je me sentais comme qui dirait en route pour New York, et quand j’ai aperçu Mme Rooland sur son perron, je me suis presque demandé si ce n’était pas la statue de la Liberté.

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