Il neigeait.
On était vaincu par sa conquête.
Pour la première fois, Sana baissait la tête.
Je vais, trébuchant et remâchant mes tourments. Des pensées glaciales, pointues comme des stalactites me traversent la caberle. Marie-Marie dans l’avion, pauvre visage flou derrière le hublot ! M’man qui doit boire de l’eau en Roumanie, en compagnie de la dame Pinuche régénérée. Ces étendues infinies que nous arpentons, mes compagnons de groupe et moi. Eclaireurs que nous sommes. Eclaireurs sans loupiote. Plus de flamme, fût-ce au cœur ! On marche par habitude. Nous sommes quatre : le chafouin, Selma, Margret et moi. J’avance le premier. Faut assurer mon commandement tacite. Un dos de chef se doit de rester éloquent. Force et énergie, vigueur et virilité. Gaffe à ta partie pile, Antoine ! C’est ta nuque, tes omoplates, ton torse et ton cul qui t’expriment au cours de cette interminable marche.
Par chiasse, des rafales de neige nous embrasent la gueule comme des coups de lance-flammes. Elles brouillent la piste des engins. C’est en tâtonnant du pied qu’on continue de les identifier sous la couche qui reste ouatée un moment. Plus loin, elle se sera épaissie et durcie et on l’aura dans l’œuf ! Ciao bambino ! Fin des haricots !
J’imagine nos camarades de randonnée, loin derrière, exténués, paumés, aveuglés par le blizzard (oui, j’ai bien dit blizzard). Les imagine, cohorte en détresse, boitillante, trébuchante, vannée. Combien tiennent encore debout, depuis dix heures que nous marchons ? Les vieux, les gosses, les mal foutus, les anémiés, les handicapés… Fourbus, affamés, aveuglés, transis ! Ah ! les salauds qui ont plongé tant d’innocents dans cette barbare infortune ! Ah ! comme je voudrais leur faire payer à petit feu cet inqualifiable forfait !
Je m’obstine à avancer. Derrière moi, les pas de mes compagnons crissent dans la neige. Je continue de tâter le sol avec mes putains de souliers de ville détrempés pour tenter d’identifier les larges crénelures imprimées dans la glace par les chenilles des engins.
Un lambeau d’espoir : depuis un moment, nous descendons. Le sol s’infléchit et nous découvrons tant bien que mal à travers l’horizon obscurci par la neige, un vaste panorama aux limites rapprochées, mais qu’on pressent immense.
Un choc sourd (comme un pot). Je m’arrête. C’est Aloïs qui vient de tomber. Les deux filles déjà se précipitent pour l’assister. Elles ont une résistance phénoménale, ces sauteuses ! Des sportives aguerries ! Des intrépides habituées au froid, aux bourrasques, au blizzard.
Le chafouin me coule un regard vitreux.
— Je suis au bout du rouleau, me dit-il faiblement. Avec mes baloches Dunlopilo, je ne peux plus marcher. Je ne vais pas vous faire le coup de l’image d’Epinal, mais vrai, poursuivez sans moi !
— Moi, je vais vous le faire, Aloïs ! réponds-je. Appuyez-vous sur moi. On va ralentir encore l’allure et chercher un coin pour se reposer. Il faut tenir ! Vous l’avez remarqué : nous avons amorcé la descente ; à présent, même si nous perdons les empreintes, ça n’a plus d’importance : nous sommes sur la voie du salut, amigo !
Je le laisse reprendre souffle. La neige ressemble à du grésil. Elle nous fouaille la chair. Mes jambes tremblent comme deux pics pneumatiques qui ne seraient pas synchrones. La faiblesse ! Tu parles qu’on se décalorise à la vitesse grand V, à un régime pareil ! Rien bouffé depuis hier, et quelques trentes bornes parcourues à pincebroque dans la neige et le froid. Merci, papa ; merci, maman, pour les jolies colonies de vacances, que chante mon ami Pierrot !
— Vous y êtes, Aloïs ?
— Si peu !
— Prenez mon bras !
L’une des petites Norvégiennes qui vient d’examiner le flanc de la montagne déclare qu’on devrait trouver un semblant de grotte. A la nature de la roche, elle constate la chose, cette précieuse girl-scout ! Des fières de ce calibre, tu peux m’en expédier encore deux fourgons, je suis preneur !
On repart en clopinant. On cahin-cahate comme la Grande Armée après que Napo a fui Moscou en flammes. Pas chibrante, l’aventure. Je ne sens plus mes pinceaux. J’arque à l’aide de deux blocs de glace ; pas l’idéal, pour un marathon.
A présent, c’est Margret, la plus grande des deux gerces qui ouvre la marche. Elle longe la paroi pour profiter du relatif abri que celle-ci constitue.
— Je songe aux autres, à l’arrière, balbutie Laubergiste. Ils crèveront tous.
Je ne réponds rien car ce présage funeste me paraît assez fondé.
— Vous aunez dû les laisser sur place, dit-il. A l’abri relatif des carcasses d’engins, ils auraient fait brûler les valises.
— Et après ?
A son tour de la boucler. Car, j’ai raison : « Et après ? »
— Voilà ! s’écrie soudain notre cheftaine.
Elle est en arrêt devant un trou béant. Cela ressemble à un petit tunnel, comme ceux qui conduisent les fauves de leurs cages à la piste du cirque. Elle y pénètre en se courbant bas. Disparaît.
Un temps.
Elle crie :
— Venez !
Et on va ! C’est long. Je compte vingt et un pas dans le noir. Dur de marcher dans des éboulis de rocher. C’est plein de creux et de bosses où la main de l’homme n’a encore jamais mis les pieds. Qu’à la fin, on parvient dans une vraie grotte circulaire, vaste comme le bureau du président de la République, mais c’est pas meublé pareil.
Selma a une lampe électrique et l’utilise pour nous montrer les lieux. Elle désigne une anfractuosité tout au fond de la grotte.
— Blottissons-nous là-dedans pour récupérer, fait-elle.
Je balise le sol de mon mieux. Le chafouin aux couilles délabrées s’allonge en gémissant. Ici, la température est sensiblement plus clémente. Selma nous tend à chacun un gros comprimé jaune.
— Croquez-le ! nous conseille-t-elle. Ce sont des vitamines ; elles nous tiendront lieu de repas !
On ne peut pas appeler cela du sommeil. C’est plutôt de l’anéantissement. Nous nous sommes mutuellement frotté les pieds à t’en faire gicler des étincelles et la circulation s’est quelque peu rétablie. Ensuite, on s’est couchés en tas, mais tête-bêche, chacun mettant ses pinceaux entre les cuisses d’un autre et lycée de Versailles. Les panards, c’est le point crucial quand il fait froid à morfondre. Moi, j’ai carré mes targettes contre la chatte de Margret (de canard) qui, réciproquement, a entouré mes baloches des siens.
Peu à peu, l’exténuation jouant, on a sombré dans les bras de l’orfèvre. Combien de temps, je ne peux te le préciser. Pour ma part, c’est le tricotin qui m’a réveillé. Une bandaison fantastique, telle qu’au grand jamais je m’en étais enregistré une pareille sur l’échelle de Richter. La trique du siècle ! Et même, faudrait sans doute remonter aux Gaulois pour trouver la même. Une chopine d’éléphant comme en rêvent les malbandants. Du braque supersonique ! En panarovision. Si tant ardent, féroce et tout, qu’il faisait éclater mon bénouze ! Du goume impraticable. Au point de rupture. Ça me faisait mal tellement il tirait de partout ! J’en eusse crié de souffrance. J’osais plus y porter la main, craignant que le moindre contact me l’explose dans la culotte. A en mourir, t’entends ? Ma grosse veine bleue, si elle s’était mise en rapport, devait ressembler au Nil sur les grandes cartes d’Afrique. Certes, j’avais froid, mais ça passait au second plan, te dire ! Ça devenait l’incident mineur, négligeable !
Depuis un moment, la mère Margret devait être réveillée idem car elle me tâtait le Pollux de ses orteils. Elle parvenait pas à faire le tour du propriétaire. Elle devait s’imaginer dans du fantastique, ayant affaire à un monstre antédiluvien, cousin du diplodocus ou je ne sais pas quoi. A la fin, elle a chuchoté :
— Dites-moi que je ne rêve pas !
Je lui ai confirmé. Alors elle s’est dressée, agenouillée à mon côté et ses doigts de mains ont pris le relais de ses doigts de pieds.
— O Seigneur, elle a psalmodié, simplement, parce qu’elle était croyante.
Luthérienne peut-être, mais croyante, ça n’empêche pas.
Et puis, pour affronter la réalité, en femme pratique :
— Qu’allez-vous faire de ça ?
J’étais pile en train de me le demander. Me trouvais dans un embarras singulier. Ça me serait arrivé à Paris, j’appelais le SAMU ! Mais dans cette grotte de l’île Axe ! Heiberg, tu voyais une solution, toi ?
— Je ne sais pas, ai-je répondu. C’est si énorme, si important…
— Je ne me doutais même pas que ce fût possible a-t-elle assuré.
Elle s’est penchée courageusement sur mon problème. Assistance à personne en danger, elle rechignait pas, la Margret. Ces Scandinaves, on dira ce que je voudrai : qu’ils sont rudes, bien cons comme il faut, n’empêche que pour l’altruisme, ils ne craignent personne. Elle m’a dépolarisé le bénoche et extradé Popaul du kangourou comme une grande. Ça relevait de la chirurgie, quasiment. J’ai vu le moment qu’elle allait devoir me cisailler les hardes, et puis non, ses gestes habiles ont eu raison de l’obstacle. Bientôt, j’ai eu le grand cacatois dressé, vibrant, fouettant l’air froid et dressant haut sa crête. Une meveille.
Elle a allumé un instant la loupiote pour pouvoir l’admirer dans toute son ampleur. Sa potesse, réveillée à son tour, a elle aussi invoqué le Seigneur. Y avait rien d’autre à formuler devant une telle force de nature ! Mon paf, caréné par Farina, avait des allures de prototype ; je l’aurais bien vu sur un podium gainé de velours, au Salon de la Découverte, par exemple, dans la lumière de savants projecteurs.
Les deux gerces ont conciliabulé à mi-voix dans leur jargon de merde. Y a des dialectes, je te jure, qu’on se demande s’ils parviennent réellement à transmettre des idées !
Elles dressaient un plan de secours. Organisaient des manœuvres de première urgence pour me conjurer la bandoche dans les meilleurs délais et conditions. Je regrettais, à cet instant, de ne pas parler le norvégien, bien que je n’aie jamais eu à déplorer cette lacune jusqu’alors. J’étais parvenu à accomplir ma pauvre existence sans connaître ce triste patois. Selon moi, elles discutaient les dimensions de leurs chattes, il s’agissait de deux bonnes copines qui savaient à peu près tout l’une de l’autre. La Selma a dû faire valoir que sa case-bonheur était davantage réceptrice que celle de Margret, qu’elle offrait plus de possibilités, car au bout de l’échange verbal, elle est passée aux actes et a ôté sa jupe et sa culotte, malgré le froid polaire. Margret, assistante aussi dévouée que bénévole, m’a préparé pendant ce décarpillage en m’enduisant le mât de cocagne de salive.
Quand Selma s’est apportée à quatre pattes pour se placer à califourchon sur le délit de mon corps (qui s’apprêtait à devenir le corps du délit), elle ressemblait à une louve. Le faisceau de la loupiote l’éclairait superbement. Elle s’est dressée, à genoux de mon part et d’autre, une paluche manœuvrant par-derrière pour l’entrée du cortège. N’après quoi, elle s’est laissée descendre avec une lenteur infinie autant qu’exquise le long de mon périscope. Y avait dans ce mouvement une savante précision de grue géante mettant une poutrelle de fer en place dans l’armature d’un édifice. Elle me dévalait de plus en plus vite.
Sa potesse, inquiète, suivait les opérations avec une attention opiniâtre. Elle questionnait par monosyllabes :
— Gut ?
— Ja !
— Bobo ?
— Nix !
Qu’à la fin, elle m’est arrivée à bon port sur les roustons, la chérie. Là, elle a pris un temps mort pour se remettre du parcours. Souffler un peu. Laisser se calmer les profonds frissons qui agitaient la surface de son ventre plat, comme la brise du soir fronce l’eau tranquille d’un étang.
Moi, tu sais quoi ? Je contemplais un de mes pieds, là-bas, derrière le fabuleux michier de la géologue ; je me disais qu’on a raison de dire « bête comme ses pieds » ; c’est ce qui subsiste de plus animal en nous. Pis que la bite, moi je trouve. C’est con, mesquin, un panard, y a encore de l’herbe des savanes collée après.
Mais j’ai pas eu le temps de philosopher lurette à propos de mes pinceaux : Miss Selma a déclenché sa grande offensive d’hiver. Elle a remonté son contrepoids à fleur de tête, puis a piqué dans I’Aubisque, la frime dans le guidon. D’ailleurs, elle me tenait aux épaules, ce qui renforçait l’illuse. Elle a démarré si vite qu’elle a pris tout le monde de court. J’en suis resté pantois, et Margret a poussé un cri de surprise. Elle a filoché du prose comme une dingue ! En force ! Malgré notre longue marche épuisante dans le polaire et notre dénutrition, elle gardait la moelle, la môme ! Quelle impétuosité ! Quelle fougue étourdissante !
Au bout de cinq minutes, elle n’avait toujours pas baissé de régime et sa copine a eu peur qu’elle me bâcle en deux coups les miches, sans rien lui laisser à elle. Je l’ai entendue qui revendiquait d’un petit ton presque suppliant. Alors la jument folle s’est calmée un peu. Elle a couru sur son erre, puis m’a désenjambé pour laisser sa place à l’autre, en bonne petite camarade partageuse pour le pire et le meilleur.
Je me suis alors aperçu le combien elle avait été chaleureusement inspirée de laisser débuter Selma. Elle était étroite comme une aiguille, Margret ! Prétendre s’encastrer mon goume dans le fignedé relevait de l’utopie… Elle a eu beau s’escrimer sur mon moignon, bernique pour l’admission d’urgence ! Lui aurait fallu une césarienne à l’envers, Margret ! Ou alors qu’on passe nos vacances au Val-de-Grâce ou а La Pitié, dans des services compétents. Elle s’efforçait en pleurant de déception, comme quoi il fallait qu’elle arrive à ses fins (et aux miennes, donc !). Mais zob ! si je puis dire. Elle me recevait zéro virgule deux sur cinq, à tout casser ! Promenait sa moniche sur mon pourtour ! En pure perte ! Si elle avait forcé, on allait à la cata. Elle se déchirait les intimités à pierre fendre !
— N’insistez pas, je lui ai préconisé, sinon vous pourrez plus marcher quand nous repartirons.
Elle a bien pigé que c’était pas du parti pris. Que je faisais pas de préférence mais parlais de raison ; alors bon, elle a rendu sa place à Selma. Gentiment, sa camarade m’a prié de compenser la déconvenue de Margret en lui broutant le parterre du temps qu’elle repartait en fantasia sur mon chibroque.
Ainsi fut fait. Bien fait, même.
Si tu passes par l’île d’Axel Machinchouette, fais un pèlerinage dans notre grotte. Dis-toi que les voûtes naturelles, vierges jusqu’alors, ont réverbéré de bien étranges cris, de très belles et nobles plaintes.
Qui m’aurait dit, Seigneur ! Comme la vie est déconcertante et effroyablement belle. Tu me vois, en plein dénuement moral et physique, tout au bout du rouleau, presque dans l’antichambre de la mort, et voilà que me pousse le chibre le plus infernal qui se soit jamais érigé à l’intersection des deux jambes d’un homme !
Le mot de la fin (et de la faim aussi) c’est le pauvre chafouin qui le prononce, à la fin de nos triangulaires ébats.
— Quand on saccage les couilles des gens, dit-il, c’est honteux de les faire assister ensuite à des séances pareilles !