LA QUESTION DES TONNEAUX

Ils sont venus un peu plus tard. ils étaient deux. Quand ils ont pénétré dans ma chambre, une grappe humaine s’est formée dans l’encadrement de la lourde. Des flashes ont crépité, un projo volant a inondé la pièce d’une lumière cruelle. Ça jactait comme dans une volière bondée de cacatoès. Et puis les deux arrivants ont repoussé la porte en criant :

— Messieurs ! Je vous en prie ! S’il vous plaît ! S’il vous plaît !

Ensuite, ouf ! un relatif silence s’est établi.

Les deux types se ressemblaient un peu. Ils étaient l’un et l’autre assez bien balancés. Le plus âgé (la quarantaine) s’amorçait un durillon de comptoir, le plus jeune portait un collier de barbe qui n’était pas de la même couleur que ses cheveux.

— Lieutenant Laburne, s’est-il présenté, et voici mon adjoint, l’inspecteur Creuse.

On s’est serré la louche sans y mettre beaucoup de détermination. Pour une fois, dans l’administration, c’était le moins âgé qui faisait chef. Sympa. Toujours les birbes premiers de cordée, merde à force !

Ils ont pris les deux chaises et les ont placées à ma droite. Ça tombait bien, il n’y en avait que deux !

Et alors le lieutenant Labume m’a parlé d’Aloïs Laubergiste. Il voulait savoir comment nous nous étions connus, pourquoi nous avions lié connaissance et ce qu’il m’avait révélé très exactement à propos du général Chapedelin et du Premier ministre. Moi, routier incomparable de cette profession démesurée, j’ai vite pigé que ce qui les chicanait le plus dans l’aventure, c’était Genève. Ils pigeaient mal ce qu’Aloïs, préposé à la sécurité du général canadien à Bruxelles, venait branler en Suisse au surlendemain de la mort fâcheuse dudit général.

— Vous dites qu’il assistait à une conférence sur le paupérisme dans le monde ? a repris Laburne lorsque je me suis tu.

— Exactement !

Tiens, voilà encore un adverbe de bonne venue et qui t’évite bien des couilles : exactement. Le nombre de mots oiseux économisés grâce à lui ! Pas besoin d’en balancer une tartinée. Un mec te développe son argutie, tu laisses filer le bouchon et, quand il parvient à bout de course, tu y vas de ton « exactement » salvateur (Dali).

— Et vous y assistiez aussi, vous, commissaire des services spéciaux français ?

Un futé, l’homme au collier de poils. Il voulait en savoir davantage sur les Français qui bougent.

— J’avais une raison particulière de me rendre à cette conférence : ma fiancée y participait et je venais la chercher pour partir au Canada avec moi.

— En touriste ?

Je suis l’homme des décisions rapides : une rétine limpide dans une orbite saine, Sana ! Mon regard candide planté dans celui de Laburne, j’ai répondu :

— Dans mon métier, il est quelques fois nécessaire de faire son voyage de noces avant le mariage plutôt qu’après !

Il a baissé la voix :

— Et cette jeune fille est hélas ! décédée dans l’aventure ?

— Hélas ! ai-je répété en écho.

Mon cœur saignait, comme écrit si bellement M. Robbe-Grillet de l’Académie des Rosiers Grimpants de Puteaux et banlieue ! Je revoyais la chère frimousse derrière le hublot opalescent ! Ce regard en forme de trait sombre qui devait me chercher et qui n’eut que le temps de m’accrocher pour un suprême adieu.

— Comment s’appelait-elle ?

Là, ils me pompaient l’atmosphère avec une pompe à merde modèle 1933, les Zig et Puce des services secrets.

— Dites, les gars, ai-je croassé, vous me les gonflez un tantisoit avec cet interrogatoire.

C’est l’auxiliaire de Laburne qui s’est décidé à prendre la raquette pour un retour de volée.

— Vous êtes l’unique survivant de ce vol, commissaire, il est normal que nous cherchions à apprendre de vous le maximum d’éléments. Votre réputation atteste que si quelqu’un peut comprendre nos questions, c’est surtout un homme comme vous !

Et toc ! Pas mal emmanché ! Compétent, le grossissant. Trop de farineux, certes, mais ses méninges n’étaient pas encore noyées dans la graisse !

J’ai joué le jeu ; presque entièrement, à savoir que je leur ai celé simplement les raisons qui m’avaient incité à prendre l’avion pour Montréal. Je pouvais pas leur bonnir que moi aussi je m’intéressais à l’assassinat du général Chapedelin et que j’avais une piste grâce à l’esprit civique de Justin Petipeux, fermier à Goguenars, Ardèche. Notre cuisine interne n’appartient qu’à nous. Avant de mettre nos billes en commun avec les confrères étrangers, faut conclure des alliances prélavables (comme dit Béru). Je leur ai seulement avoué la vérité sur mon comportement dans l’avion, ma découverte de l’arme dans les chiches, la manière dont j’ai prévenu le commandant. Et eux, ça les a fait tiquer moche que le chef pilote n’ait pas prévenu immédiatement la terre de cet incident. Moi aussi, ça me turluqueutait, mais mon avis était que les pirates disposaient d’un système pour rompre la liaison radio depuis leur siège, avant toute intervention. En me voyant gagner le poste de pilotage, ils ont fait gaffe que ça pouvait virer au caca, et ont interrompu les émissions de l’appareil avec le sol, ce qui expliquerait que le premier acte de l’homme aux tempes grises ait été de flinguer le radio ; probable qu’il devait faire du suif.

J’ai développé le récit, tout bien. Quand j’en suis venu au départ de l’avion, ils ont eu, ensemble, la même question :

— Pourquoi ont-ils embarqué votre fiancée ?

J’ai haussé les épaules.

— Je suppose qu’ils voulaient s’assurer d’un otage en cas de besoin et ils l’ont choisie, elle, pour me punir d’avoir tenté de contrecarrer leurs projets.

— Mouais, fait l’empoilé, pas extrêmement convaincu.

— Mouais, répète le durillonneur, pratiquement sceptique.

— Dites, fais-je, a-t-on des précisions sur le crash de l’avion ?

L’inspecteur consulte son chef mal-aimé du regard ; autant répondre à la loyale puisque c’est écrit dans tous les journaux, comme les mots Port Salut, sur du port-salut.

— Des pêcheurs de Saint-Pierre-et-Miquelon ont perçu une explosion à haute altitude, mais le plafond étant bas, ils n’ont rien vu. D’autres cadavres ont été repêchés : ceux du commandant de bord et du deuxième pilote, plus celui d’un second pirate ou d’un passager qui aurait été probablement embarqué en même temps que votre fiancée. En collationnant la liste des occupants de l’avion retrouvés morts de froid à Axel Heiberg, et en la comparant avec celle du départ, on constate qu’il manque dix personnes parmi lesquelles figurent votre fiancée, un steward de la Swissair, les deux pilotes, les six autres étant les pirates et des passagers éventuels.

— Aucun cadavre de femme ?

— Non, commissaire.

— Une explosion, donc il y avait une bombe à bord ?

Elle devait se trouver dans la région des first, car c’est uniquement l’avant de l’appareil qui a été récupéré, le reste a coulé ; lesté du minerai, ça n’a pas dû être long !

Je frissonne.

Marie-Marie attachée à son siège. L’avion éclate. Anéantissement ! Elle n’a pas dû souffrir à cause de la dépressurisation instantanée. Peut-être même ne s’est-elle rendu compte de rien ? Mais existe-t-il des trépas suffisamment rapides pour que l’esprit humain, si fulgurant, n’ait pas la possibilité de les enregistrer ? La mort hideuse ne lui est-elle pas apparue, à ma chère chérie, en un flash que la relativité du temps décompose, élargit, étale dans un infini monstrueux qui équivaut au plus lent des ralentis cinématographiques ?

Je dois chialer car ils paraissent gênés, les cowboys du sirop d’érable ! Le chef au collier a même une sorte de tape bourrue sur ma main.

— On va vous laisser, fait-il, le médecin pense que vous en avez pour cinq à six jours de soins attentifs avant de pouvoir sortir. Nous repasserons vous voir demain.

Le zig au ventre naissant ajouta :

— On aurait bien aimé, auparavant, éclaircir la question des barils.

— Oh ! oui, fait Barbenrond. Commissaire, depuis le poste de pilotage où l’on vous avait ligoté, vous nous dites avoir vu arriver les engins de neige ?

— Effectivement, réadverbé-je.

— Outre les conteneurs dans lesquels se trouvait le minerai, ils apportaient des barils de kérosène destinés à réapprovisionner les réservoirs du D.C. 10 ; seriez-vous en mesure de formuler une estimation quant au nombre de ces barils ?

Je réfléchis, ou plus exactement me remémore la caravane chenillarde surgie des glaces. Je revois le chargement. L’un des véhicules contenait les gros barils métalliques aux reflets de poissons morts. Ils s’y trouvaient arrimés avec des sangles. Combien pouvait-il y en avoir ? Une cinquantaine ? Peut-être davantage ? Je vois très bien à quoi ils veulent en venir, les deux poulets. Ils étudient la nouvelle autonomie dont disposait l’avion, après ce réapprovisionnement.

— Impossible de vous accorder quelque précision, dis-je, j’étais dans le poste de pilotage et les barils ont été conduits près des ailes puisqu’elles servent également de réservoir.

Ils reniflent ma mauvaise foi et s’emportent, maussades, en me réitérant qu’ils reviendront me voir le lendemain.

Un peu plus tard, le Vieux fait un come-back sur la pointe des pieds, ombre rasante, silhouette savonnée et furtive, prompt suppositoire paré pour les plus sombres explorations intestines ou intestinales.

— San-Antonio, fait-il en déposant son illustre fessier sur ma modeste couche, vous savez ce que je vais vous demander ?

— Oui, monsieur le directeur, je le sais.

— Dites !

— Vous voulez que j’enquête à propos de l’affaire Chapedelin ; ça vous agace que je joue trop longtemps le miraculé ; vous me préférez dans le rôle beaucoup plus avantageux de Sherlock Holmes.

Il pose sa main douce d’archevêque manucuré sur la mienne, plus énergique, d’homme d’action.

— Vous m’avez compris ! Nos gentils cousins québécois prennent, vis-à-vis de mes services, des airs d’en avoir deux que j’apprécie modérément. Il me serait agréable que nous leur livrions la solution de l’énigme, clés en main ! Puisque vous voici sur place, avec votre fine équipe, prenez le problème à bras le corps et faites des étincelles.

— Entendu, monsieur le directeur. Mais pour agir, il me faut sortir d’ici au plus vite !

— J’y ai déjà songé : une ambulance privée vous attend dans la cour. J’ai prétendu que je vous faisais rapatrier en France par avion sanitaire. Ils ont protesté un peu, pour la forme, alléguant que votre état de santé, nani nanère. Mais moi, je suis certain qu’avec quelques grogs bien chauds et un peu d’aspirine vous serez en mesure de redevenir performant. Je me trompe ?

— Je ne pense pas, monsieur le directeur.

— A la bonne heure ! Je vous connais bien, Antoine ! D’ailleurs ne vous ai-je pas fait ?

Il soupire :

— Je suis ravi de vous retrouver vivant, naturellement, mais quand je repense à mon discours, mon cher petit ! Je vous le donnerai à lire. Je vous jure que le président avait des larmes au bord des cils. Et lui, ce n’est pas son style, les chougneries ! Vous l’avez vu pleurer en 88, quand Chirac lui a présenté sa démission ? Et quand il a nommé Rocard Premier ministre, a-t-il versé la moindre larme, Antoine ? Non, n’est-ce pas ?

— Vous savez combien contient un baril de produit pétrolier, monsieur le directeur ?

Cette contre-question le déconcerte.

— Je… heu… Un baril, dites-vous ? Non, pourquoi ?

— II contient cent cinquante-neuf litres, monsieur le directeur.

— Ah bien ! Je suis enchanté de l’apprendre. Je…

II quitte mon lit pour aller consulter ma feuille de température fixée au pied d’icelui.

— Ah ! vous tapez tout de même un bon 39, Antoine. Et mais oui : 39,2, c’est un peu de température, ça. Je vous administrerai carrément deux aspirines. Bon, vous vous préparez ?

— Soixante fois cent cinquante-neuf, cela fait combien, monsieur le directeur ?

De plus en plus déconcerté, le Vieux s’abîme dans un calcul mental au-dessus de ses moyens.

— Voyons, marmonne le Vénérable, zéro ne multiplie pas, je l’abaisse ; six fois neuf cinquante-quatre, je pose quatre et je retiens… C’est si important que cela, San-Antonio ?

— Capital, monsieur le directeur.

Avec un soupir, il tire son agenda Hermès, tout en peau de saurien massacré, ainsi que son Parker en or, et fait le calcul.

— Neuf mille cinq cent quarante litres, mon ami, ça vous va ?

— Un pet, dis-je, un bond, un saut à cloche-pied.

— Pardon ? Voulez-vous que je sonne l’infirmière, Antoine ? s’affole Achille.

— Savez-vous combien contiennent les réservoirs d’un D.C. 10, patron ?

— J’ai dû l’oublier, San-Antonio. Mais on demandera le renseignement chez Douglas dès que vous irez mieux ! Maintenant, je vais faire monter les infirmiers pour vous transbahuter jusqu’à l’ambulance affrétée par mes soins. Elle est très jolie, vous verrez ! Blanche, avec des raies rouges et une feuille d’érable peinte sur les portières ; je suis convaincu qu’elle vous plaira.

— Je crois me rappeler, dis-je, que le plein d’un D.C. 10 représente un peu moins de cent quarante mille litres.

— You youille ! Vous m’en direz tant ! Il ne fait pas bon s’arrêter à la pompe ! Bon, voilà les infirmiers. Je vous en conjure, Antoine, pour les médias qui emplissent le couloir, ayez l’air davantage éprouvé physiquement ! Grabataire, carrément ! Fin de parcours, si vous voyez le topo ? Vous devez sembler out, shooté à mort. C’est un moribond que j’emballe, vu ?

— Patron, murmuré-je, si le plein d’un D.C. 10 est de cent quarante mille litres, quel trajet peut-il espérer accomplir avec neuf mille cinq cents ?

— Ah ça ! je vous le demande ! Alors là, c’est dérisoire ! Bon, doucement, messieurs, il est fragile. Attendez, je vais mettre ses vêtements sur le brancard. Certes, ils se trouvent dans un état pitoyable eux aussi, mais bien nettoyés et repassés, ils peuvent encore faire plaisir à quelque clochard ; parce que pour ce qui concerne ce pauvre malheureux, hein ? Bon, n’épiloguons pas trop devant lui il a encore sa connaissance ! Pas beaucoup, mais il perçoit encore un peu les choses. En route !

Ils me trimbalent par d’opulents couloirs. Ça flashe à tout berzingue, j’en ai les carreaux carbonisés. Pas dur de chiquer au moribond avec un régime pareil. Je ferme les châsses, m’oublie, me ratatine.

Dans le hall, la vive lumière me fait rallumer mes fanaux ; dès lors, j’avise une immense carte du Canada sur le mur qu’elle décore pimpantement.

— Attendez ! balbutié-je.

Mes cornacs s’immobilisent.

Je fais signe au vioque d’approcher son esgourde de ma bouche.

— Monsieur le directeur, fais-je, jetez un œil à cette carte et vous comprendrez qu’il était impossible à l’avion d’aller d’Axel Heiberg, là-haut, tout au nord, jusqu’à Terre-Neuve où on l’a retrouvé. Il lui a fallu reprendre du combustible en cours de route ; c’est évident !

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