VIVRE, D’ACCORD, MAIS POUR QUOI FAIRE ?

Paraît qu’ils m’ont rattrapé de justesse. Que j’étais déjà avec un pied dans le cosmos et un autre sur une peau de banane. Que je suis resté plusieurs jours inconscient, à délirer vachement. A causer de Marie-Marie, de Félicie, de mes trois mousquetaires tant aimés.

Je voyais des choses, j’en prévoyais d’autres. D’abord, ils ont dû me dégeler à la lampe à souder, ou presque. Par la suite, le doc de Montréal où je me trouve présentement rapatrié par avion sanitaire, m’a expliqué que le froid avait risqué de me tuer, mais que, d’un autre côté, il m’avait gardé en hibernation, tout ça. Des trucs vaseux que seuls les toubibs osent prétendre et que tu fais semblant de croire !

Et je te renoue avec moi-même au moment où, après des soins, des transports, des manipulations extrêmes, je reviens dans le circuit, la tronche cloaqueuse, la vie incertaine, encore un peu beaucoup dans les ailleurs mystérieux qu’on peut appeler les limbes.

Une gonzesse coiffée à l’ananas, avec des lunettes et un accent québecois pour série canadienne télévisée, est penchée sur moi. Elle dit :

— D’crrrois bien qu’reprrrrend conscince !

Alors l’obscurité s’étale sur ma couche, biscotte le légendaire trio se penche sur mon augusterie renaissante. Trois merveilleux personnages : Portos (Béru), Athos en négatif (M. Blanc), Aramis dans « Cinquante ans après » (Pinaud).

Les chéris ont leurs chères faces baignées de chères larmes. Ils balbutient de concert (ou de conserve) :

— Sana !

Et c’est un instant plus fort que la Déclaration des Droits de l’Homme, plus intense que quand la petite secrétaire de « La Production en folie », film porno d’une haute tenue esthétique, parvient à s’en laisser carrer une dans le frifri, une autre dans l’œil de bronze, une troisième dans le clapoir et une quatrième entre les loloches. Oui, le moment est superbe, rond, plein, rayonnant comme un soleil d’Austerlitz redoré à la feuille et frotté à la peau de chamois.

Je tente de parler. Chuchote :

— Vous !

Et comme effectivement c’est eux, ils affirment que c’est bien eux.

Après quoi, le coup classique :

— Où suis-je ?

— A l’hôpital de Montréal.

— C’est grave ?

Question sottement égoïste s’il en est. Moi, moi, MOI ! Toujours et partout, en tout lieu, à tout moment. Moi ! MOUA !

— Just’ les orteils des doigts d’pied un peu gelés, mais ça va reviendre.

Ça, c’est Alexandre-Benoît.

— Plus une génuflexion de poitrine, poursuit-il. Mais comme t’es aux antibrotiques, ça va passer !

Je laisse s’affermir mon entendement. Des bribes de la tragédie me reviennent. C’est flou comme l’enregistrement d’une vidéo de magasin. Si tu veux confondre un voleur avec, la bande, t’as le bonjour, vu que ça ressemble à un congrès d’ectoplasmes dans le brouillard.

— Et les autres ?

Un silence crispé, peureux.

Pile à ce moment tendu, la porte s’ouvre. Une odeur de lotion coûteuse me rafale les naseaux. Un monsieur portant une pelisse à col d’astrakan, un chapeau de feutre style Sacha Guitry et des gants de pécari noir s’approche.

— Le voilà, mon rescapé ! Mon héros de légende ! Unique dans les annales : j’aurai prononcé son éloge funèbre de son vivant. Et en présence du président de la République. II en avait la larme à l’œil, le cher grand homme, si magnanime, si intensément complet, dont la sagesse est exemplaire et qui est le phare de l’Europe !

Je reconnais le Vieux. Lui, au Canada !

Il vient s’asseoir familièrement sur ma jambe droite, avance sa main fraîchement dégantée en direction de mon oreille qu’il napoléone entre le pouce et l’index.

— Ah ! San-Antonio ! Quelle aventure ! Quelle épopée ! L’univers ne parle plus que de ça ! Que de vous ! Savez-vous combien il y a de médias dans le couloir, devant votre porte ? Quatorze ! Je les ai comptés. Télé, radio, presse écrite ! Vous avez la vedette ! Dаme, LE seul rescapé du vol 1018. Vous seul vivant, Antoine, mon tout petit, mon chérubin coiffé des lauriers de la chance. Vous tout seul ! Rien que vous ! Ils ont bien retrouvé une vieille dame encore vivante sur le lieu d’atterrissage, qui n’avait pas voulu quitter la dépouille de son époux mort en déféquant, mais elle n’a pas survécu longtemps, bien qu’elle se fût emmitouflée dans toutes les fringues abandonnées par les passagers !

« UN rescapé sur près de deux cents personnes ! Et il faut que ce soit vous ! Grâce à votre équipe d’inspecteurs que j’avais chargés de vous retrouver, donc grâce à moi, car je sentais bien que vous viviez toujours, Antoine, mon loulou tout petit que j’adore. C’est à mon cœur défendant que j’ai prononcé ce discours funèbre dans la cour de la Préfecture. N’empêche qu’il avait du jus ! La vache ! Ça reniflait tous azimuts ! »

Je le laisse baderner à sa guise. Tout ce que je garde de sa bavasse insipide, c’est que tout le monde a laissé sa vie dans l’aventure. Je revois des visages : mes jolies Norvégiennes, le chafouin, d’autres…

Merde ! Aloïs !

— Monsieur le directeur, articulé-je, le Premier ministre canadien vit-il toujours ?

Le dirluche regarde les frimes hostiles des trois officiers de police, lesquels sont outrés de le voir s’approprier le mérite de leur folle expédition.

— Il délire ? murmure Achille.

La petite infirmière qui continue d’être présente, bien qu’à l’écart, intervient :

— D’pinse pas qu’délire ! L’a l’airrr d’voirrrr récupairrrrer !

Je confirme :

— Je ne délire pas, patron. J’ai un message de la plus haute importance à transmettre aux services de sécurité d’ici. Usez de votre autorité pour leur dire que les jours du Premier ministre sont en danger. Qu’ils adoptent immédiatement un dispositif d’exception. Cet avertissement leur est donné par un de leurs agents qui se trouvait parmi les passagers. Il se faisait appeler Aloïs Laubergiste, mais son chiffre de code est B.H. 141. L’affaire est liée à l’assassinat du général Boniface Chapedelin а Bruxelles. Faites vite !

Le Dabe fonce en bousculant mes potes.

— Tu parles qu’il va tirer encore les marrons du feu, ce croquant, déclare Jérémie avec dégoût. Quand je pense qu’il n’a pas voulu nous entendre quand nous lui avons demandé d’organiser des recherches pour te retrouver !

Je fais un geste fataliste.

— Quelle importance, fils ? Y aura toujours les uns et les autres, les cons et les autres, les gentils et les autres, les minables et les autres, nous et les autres !

Béru me prend la main.

— N’en tout cas, Marie-Marie te tient à coeur, mec, ce dont ça me touche profondément. Dans tes délireries, tu f’ sais qu’d’I’appeler, comme quoi tu voulais l’épouser, qu’t’étais fou d’elle et d’autres jolies choses poétales et sentimentiques. J’croive qu’on va êt’ d’noces avant lulure, hein ?

— Auparavant, il faudra la récupérer, soupiré-je.

— Fastoche : l’est à Genève où qu’é s’occupe d’son organiss.

— Hélas non, fais-je, elle a pris l’avion avec moi pour Montréal.

Jérémie crie :

— Elle était parmi les passagers ?

— Oui, et les pirates l’ont emmenée avec eux après le transfert du chargement.

Pinaud coiffe sa bouche de sa main comme pour réprimer un bâillement ou un mauvais rot.

Bérurier balbutie :

— Elle est repartie av’c les détourneurs ?

— Hélas oui, je ne sais à quelles fins, sans doute pour s’en servir de monnaie d’échange éventuellement.

Il est blanc, pour la toute première fois depuis sa première communion, le Mammouth.

— Elle était dans l’avion ! ânonne-t-il.

Il a une espèce de hoquet à répétition. Son beau regard plus limpide que le côte-du-Rhône nouveau, se retourne et ça fait comme les vignettes tournicotantes des appareils à sous. Mais ce ne sont ni les prunes, ni les cerises, ni les citrons qui apparaissent. Seulement du blanc. Un blanc laiteux, avec des filaments bleus et d’autres rouges. Il fléchit sur ses genoux et sa grosse tronche perd l’inséparable feutre qui la rend unique au monde.

Bérurier s’est évanoui, comme une gentille demoiselle de la noblesse, au siècle dernier, lorsque ses parents découvraient qu’elle se faisait mettre en levrette par le palefrenier.

— Pauvre cher ami, fais-je. Il ignorait que Marie-Marie était de cet effroyable voyage.

Les deux autres baissent la tête. La gentille infirmière va chercher des collègues costauds pour manipuler le Mastar.

Moi, brusquement, voilà ma rate, mon foie, mon gésier et jusqu’à mon testicule droit (celui que je préfère) qui m’affluent dans le corgnolon.

— Y a du suif ? je parviens à balbutialer, appréhendant le pire du pire.

— Ecoute, mon petit, reste calme, fait le suave César Pinaud, nous allons essayer de t’expliquer.

Ils ont « essayé ». Y sont parvenus.

C’était si terrible que je n’ai pas proféré un mot, pas un son. Je regardais par la fenêtre, des bâtiments enneigés entre de grands arbres sombres.

C’est Pinaud qui a entrepris le récit, M. Blanc qui l’a terminé. Comme c’était sans espoir, ils n’ont pas voulu m’en laisser une miette, pas que je cascade dans la désespérance. Le malheur, ça s’avale d’un trait courageux, comme une potion dégueulasse. Jérémie m’a expliqué qu’il n’y avait pas de doute sur l’identité de l’avion. C’était bien le D.C. 10 de la merveilleuse compagnie Swissair (classée la meilleure du monde à ce que je me suis laissé dire[9]), dont on avait repêché des restes. Des morceaux importants, plus deux cadavres : celui d’un steward que les bandits avaient emmené aussi, et celui d’un gonzier de leur équipe. Des experts étudiaient les épaves pour tenter de définir les causes de l’accident. On pensait que les pirates devaient posséder des grenades pour perpétrer leur fantastique coup de main, et que l’une d’elles avaient dû exploser accidentellement pendant le vol de retour. A l’aide de sonars, on avait situé le gros de l’avion au fond de l’océan, à plus de trois mille mètres de profondeur !

On n’espérait pas pouvoir récupérer le minerai dans ces conditions.

Et moi, figé, glacé, à demi mort cérébralement, j’imagine ma tendre Marie-Marie engloutie au fond des abysses, toujours liée à son siège si ça se trouve, avec ses cheveux faisant des algues sombres dans la carlingue inondée. Je la revois à la tribune de Genève, parlant des autres, parlant des hommes, parlant des pauvres, et ce avec des accents qui enthousiasmaient l’auditoire. Et moi, sombre con, de l’arracher à sa mission humanitaire, la douce et merveilleuse chérie, pour l’embarquer, presque de force, la conduire vers le plus terrifiant des trépas !


Ils se sont tus.

Une plainte de loup qu’on châtre sans anesthésie nous parvient à travers la cloison : celle de Béru qui pleure sa nièce.

— Il aurait mieux valu que vous arriviez trop tard, les gars, murmuré-je enfin. Si l’on ne m’avait pas récupéré, je n’aurais jamais su cette terrible chose, lapalissé-je connement, car le chagrin est une ivresse comme les autres qui incite aux niaiseries les plus lamentables.

Pinaud proteste :

— Et ta chère maman serait morte de chagrin. Et notre vie à tous les trois ressemblerait à un dimanche après-midi à Saint-André-le-Gaz ! Ce qui est arrivé est horrible, mon petit Antoine, mais il reste les gens qui t’aiment, d’autres à aider, du bien à faire, des crapules à neutraliser !

La porte se rouvre sur le Majestueux, plus dindonnesque que toujours et jamais, dans toute la planture de son orgueil incommensurable.

— Voilà qui est fait, annonce le Vieux. Les autorités les plus hautes se sont confondues en congratulations, les instances les plus suprêmes organisent un dîner en mon honneur et je vais être reçu par le Premier ministre soi-même.

« A propos, San-Antonio, vous savez que vous êtes titulaire de la Légion d’honneur ? Si, si, si ! Vous avez été décoré à titre posthume ; mais que vous soyez toujours vivant ne change rien au fait d’armes qui vous a valu cette distinction, donc, vous restez chevalier, mon petit. Félicitations ! Ah ! je vous préviens que nos homologues canadiens vont venir enregistrer vos déclarations. Je compte sur vous pour souligner notre constante efficacité, mon cher ! Nos services sur la brèche, vingt-cinq heures sur vingt-quatre ! Mon esprit d’organisation, ma détermination, ma main de fer sous un gant de velours… »

Je ferme les yeux. Il faut absolument que je contienne ma peine. Papa, quand j’étais moujingue, m’assurait sans cesse « qu’un homme ça ne pleure pas ». Et il m’avait gratifié d’un sobriquet, mon vieux : il m’appelait « l’homme ». Quand il rentrait chez nous, le soir, il me demandait : « Alors, l’homme, tu as fait tes devoirs, appris tes leçons ? Tu as eu des notes aujourd’hui à l’école ? »

Ç’aurait été chouette qu’il vive vieux, mon dabe. On aurait eu des choses à se dire, de plus en plus, à mesure que le temps aurait passé. Et puis non, tu vois, il est mort. Et « son absence vive » comme dit mon génial Attali, m’aura tenu lieu de père.

Le Vieux cesse de débloquer quand il s’aperçoit que j’ai les yeux clos et la tête tournée du côté du mur.

— Qu’a-t-il ? demande le Déplumé à M. Blanc. Un malaise ?

— Vous devriez le laisser, déclare Jérémie, je crois que vous le faites chier !

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