LES CADEAUX DU CIEL

C’est un frangin, Cyprien. L’élan du cœur, le don de soi, il connaît, il pratique. Avec lui, foin de fallacieuses promesses : il sonne avant que tu demandes. S’est mis en quatre et en tire-bouchon pour me fournir tout ce dont j’avais besoin, jusqu’à y compris sa bagnole. De nos jours, les mecs te prêtent plus volontiers leur gerce que leur tire. ils savent qu’une petite chevauchée sur une monture de Jacob-Delafon répare les éventuels dégâts infligés à leur compagne ; tandis qu’une chignole, si tu l’infliges un gnon ou joues au nœud volant avec la boîte de vitesses, ça laisse des traces coûteuses.

Mais Cyprien, c’est ma belle rencontre. Mon pote d’une nuit, à conserver toute la vie. Faudra qu’il vienne passer ses vacances à Saint-Coud ! M’man l’initiera aux « oiseaux sans tête » et à la « blanquette de veau ». Moi, je l’ingurgiterai de l’Yquem en lui expliquant bien l’en quoi ça consiste. Donc, il nous fournit tout le bidule souhaitable. il m’aurait pas raconté qu’il est marida, gentil à ce point, j’allais le croire chevalier de la rondelle, messire ! Amoureux de ma pomme, comme la Miss Louisiana. Mais non, c’est juste de la sympathie admirative. Un besoin de ferveur.

Alors nous voilà sur le sentier de la guerre : la gosse, Jérémie et ma pomme.

Le temps est venu de te raconter Théodore Spiel. Il en crache, cézigo ! Frime d’aristocrate bronzé, tempes un tantisoit poivre et sel sous la casquette sport à carreaux. Il porte un lardingue en poil de chameau, une écharpe de lainage beige assortie à la gâpette, des gants fourrés ! J’ai pas le loisir de bien le flasher, depuis la petite Chevrolet de Cyprien où je le guignoche, mais il me semble que son visage est vachement crispé sous la visière de sa casquette. Il descend de son taxoche et s’engouffre, le dos rond, dans le porche de l’hôpital.

Ça fait une demi-plombe au moins que Jérémie et Louisiana y ont déjà pénétré, vêtus de blouses blanches procurées par le standardiste de nuit.

Je déquille de ma voiture et entre а mon tour. Le « philatéliste » s’annonce à l’entrée où une dame bourrée d’heures de vol, la chevelure d’un blanc bleuté, affublée d’énormes lunettes également bleues est en train d’écluser un caoua frais tiré au distributeur du hall. Je laisse Spiel se présenter.

La préposée moule son caoua pour lui montrer le chemin, vu qu’à cette heure hyper-matinale l’établissement fonctionne au ralenti, sur la pointe des pinceaux. Ils sortent par une double porte battante (comme une pluie d’été).

Je fais ni une ni plus : je les suis. Moi aussi je porte une blouse blanche, avec mon pardingue jeté par-dessus et j’ai un cache-nez, pour cacher mon nez, et des lunettes fumées pour celer mon regard pétillant d’esprit.

Le couple disparaît au détour du large couloir où des lits vides, montés sur roulettes, sont stationnés dans l’attente de malades. Juste comme j’atteins le couloir transversal, la dame aux crins bleutés me surgit contre. Elle marque un arrêt et demande :

— Qui êtes-vous, je vous prie ?

Et moi, sans défaillir d’un cil :

— Docteur Montesquieu. J’ai rendez-vous avec le docteur Hochok pour lui apporter l’esprit d’Eloi aux fins de transplantation cérébrale.

— Troisième porte à gauche, mais le docteur s’apprête à opérer.

— Je sais, c’est bien pour cela que je suis ici.

Une marque de vif intérêt éclaire son doux visage maternel qu’on imagine penché sur le berceau de ses petits-enfants, leur faisant des « arre, agre » de vieille connasse.

— Vous êtes peut-être le médecin traitant de M. le conseiller politique ?

— En effet, sautapiedjointé-je.

— Votre visage me disait quelque chose. J’ai dû vous voir dans la presse, photographié au moment de l’hospitalisation de M. le conseiller politique.

— Peut-être. Merci infiniment, chère madame.

Le docteur Electre Hochok, je vais te dire : c’est une réelle beauté. Une gerce brune, roulée impec, dans la tradition des Juliette Greco, Anouk Aimé, Françoise Fabian, Carole Bouquet, pour te situer la gerce. Tout en elle est sombre et ardent. Juste, je lui reprocherais de pas s’épiler les sourcils qui, très fournis, noircissent un peu trop son visage. Elle a subi une cruelle mutilation, puisqu’il lui manque le bras gauche. A sa place, on lui a affublé[12] une prothèse pas bandante le moindre, articulée sans sophistication. Juste elle peut tenir un sac à main plaqué contre elle avec ce bras bidon, mais s’épiler la chatte ou trier les lentilles avec cette vilaine pattoune rigide, en matière lisse, légèrement verdouillarde — et ô tristesse, ornée d’une bagouze aussi en toc que la main qui la porte —, faut point trop y compter.

Elle n’est pas en blouse blanche mais en tailleur simili Chanel. Et s’est équipée d’une lampe frontale au rayon mince et intense, genre laser. Elle tient un dossier de sa main valide.

— Vous y êtes ? demande-t-elle à Spiel.

Celui-ci est assis dans une chaise roulante. On lui a fixé une sangle autour de la poitrine afin qu’il ne tombe pas de la chaise si, d’aventure, quelque faiblesse l’amenait à piquer du nez. Il est en bras de chemise et semble un peu flottant.

— Oui, j’y suis, répondit-il assez fermement tout de même.

Un infirmier baraqué comme un rugbyman se met à pousser la chaise. Le docteur suit.

Je te précise nos positions. Jérémie, en blouse blanche, ressemble à un éclair au chocolat qui serait tombé dans une jatte de milk. Un badge fixé à son revers le donne pour le « Docteur Thomas ». La petite Louisiana, également badgée, est donnée comme étant l’aide soignante Dorothée Tère. Jérémie a un stéthoscope au cou, Louisiana un tableau de température à crochets sous le bras et cinq crayons dans la poche supérieure de sa blouse.

Comment qu’ils se sont démerdavés pour investir l’hosto et y faire leur trou, ces deux-là, faudra qu’ils me le racontent plus tard, je le mentionnerai dans mes mémoires. N’en tout cas, chapeau !

Pour ma petite part, je cherche à me faire oublier. Dans un établissement de ce genre, à partir du moment où tu es loqué d’une blouse, plus personne ne s’occupe de toi. Faut dire aussi que nous sommes favorisés par l’heure extra-matinale. L’hosto n’a pas encore adopté sa vitesse de croisière « jour ». C’est plein de femmes de peine et d’hommes de joie qui promènent des pattemouilles sur le carrelage ou qui fourbissent les vitres а la peau d’siamois (comme dit Béru).

Le docteur Hochok, Théodore Spiel et son cornac gagnent l’ascenseur et descendent au niveau « P ». J’attends que leur cabine soit arrivée à destination pour en affréter une seconde. Jérémie et Louisiana, quant à eux, se sont déjà élancés dans l’escalier.

Au « P » c’est carrément la solitude des grands espaces. Juste une grosse Noire qui lave avec l’énergie du désespoir un sol plus brillant qu’un solitaire de quinze carats dans la vitrine de Cartier.

J’entends le bon docteur Thomas demander à cette personne de sa couleur si elle n’a pas vu passer le docteur Hochok. La dame qui lave plus blanc que le propre répond d’un ton plein de « me faites pas chier, merde, si vous croyez déjà que c’est marrant de fourbir un couloir qui n’en a pas besoin, avec mes varices, mon fibrome, mes cinquante-cinq ans de galère, ma négritude perdue dans les froidures canadiennes, mon fils qui se shoote au L.S.D., ma fille qui se laisse tromboner par toutes les bites volantes passant à portée de miches, mon époux ivrogne, ma bagnole qui a besoin de pneus neufs, ma vieille chienne Dolly qu’il va falloir piquer » que la doctoresse est en salle 8.

Le couple Jéjé-Louisiana remercie d’un double sourire à la noix de coco-framboise et s’en va. Je le suis.

Je pige, en arpentant le large couloir, qu’il dessert les blocs opératoires. Chacun comporte un sas, suivi d’un vestiaire stérile et de la salle d’opération. Je le constate car des techniciens travaillent dans l’un d’eux pour y aménager du matériel nouveau et les lourdes béent.

Je recolle au duo afin de composer un trio de qualité. Le Noirpiot et ma pomme, on se regarde.

Perplexes.

Dans ce genre d’aventure, y a toujours le moment où tu te dis « Et maintenant, Fernand ? », même si tu te prénommes Antoine, Jérémie ou Balthazar. Or donc, « et maintenant » ?

— Tu as des idées ? murmure M. Blanc.

— Non, réponds-je, et pas de pétrole non plus.

— Ils sont au « 8 », m’informe cet inestimable auxiliaire.

— Je sais, j’ai entendu.

Et voilà qu’il me vient, non pas une idée de génie, mais une démangeaison dans l’oreille. La nature ayant prévu ce genre de tracas, je m’auricule du petit doigt.

A ce moment pathétique, la porte du bloc 8 s’ouvre, sortent trois personnes : deux femmes et un homme. Ce dernier étant l’infirmier qui poussait le fauteuil roulant de Spiel.

Ils maugréent, ces gens. L’une des deux gonzesses surtout.

— C’est la première fois que je vois ça !

— Ça doit rester top secret, philosophe l’infirmier, vu les fonctions de Sébastien Branlomanche.

— Elle nous a dit d’aller attendre à la cafétéria, reprend la grincheuse.

— Eh bien, allons-y, fait le rugbyman, philosophe.

La fille qui n’a encore rien dit, murmure :

— Je voudrais me marrer si la panthère noire avait un problème et qu’on apprenne qu’elle a renvoyé l’anesthésiste pendant l’opération. Avec son bras pourri, elle est même pas foutue de faire une piqûre.

Ils se dirigent vers les ascenseurs.

— Penses-tu, c’est bénin comme opération, déclare l’autre femelle grincheuse.

— Rien ne l’est ! objecte sa potesse. Tu connais la devise de notre job : « tout acte clinique comporte des risques. » Ah ! s’il pouvait y avoir un os, ça lui ferait les pieds ! J’aimerais que le conseiller ait une crise, qu’on rigole.

Et bon, ils sont partis après nous avoir enveloppés de leurs regards indécis. Tout le monde se fout de tout le monde : ça aide. Tu peux crever sur le trottoir sans déranger personne !

— Dieu est avec nous ! déclare gravement Jérémie en déponnant l’épaisse porte du bloc « 8 ».

Le sas est vide. On s’y faufile. Seconde porte. Je l’écarte tout juste. Ça fouette le désinfectant et aussi d’autres odeurs chavirantes. Le vestiaire est également vide. On s’y coule. Troisième porte. Elle est munie d’un hublot, à hauteur de regard. Je virgule un z’œil. Alors, bon, ça se présente de la façon suivante. Au centre, une table d’opération avec le large réflecteur à facettes multiples comme ciel de lit. Un gonzier est attaché à la table. Il est sous perfusion. Je n’aperçois que la plante de ses pieds et son nez, très long, érigé entre ses pinceaux, comme un clocher, dans le lointain, au fond d’un vallon. Il doit posséder un tarbouif monumental M. le conseiller politique. Le pique-bise des grands baiseurs.

Le docteur Electre Hochok est assise à sa droite. Le fauteuil roulant de Spiel se trouve à sa gauche.

Aucun bruit ne nous parvient. Les montants de la porte au hublot sont garnis de caoutchouc. Je sors mon stylo à bille, le démonte rapidement pour obtenir un tube que j’enfonce lentement dans l’épaisseur du gros joint. Ensuite ne me reste plus que d’amener ma meilleure oreille à l’orifice de mon conduit improvisé.

Géniale idée ! J’entends tout comme avec un cornet acoustique. Pour ton gouvernail, comme dit Béru, je te répète fidèlement les paroles de la panthère noire, comme l’a surnommée l’une de ses assistantes, et ce sobriquet doit lui convenir admirablement.

— Vous vous sentez à l’aise, monsieur le conseiller ?

Une voix qui m’est à peine perceptible répond qu’oui.

— Détendez-vous au maximum, reprend Electre Hochok. Tout va bien… Tout va très bien… Vous nagez dans la félicité…

Elle avance la main vers une petite table chromée et branche un appareil. Une musique suave retentit.

— Vous vous rappelez votre ami Théo Spiel, monsieur le conseiller ?

— Oui…

— Il est ici. II va vous prendre la main. Prenez la main de M. le conseiller, Théo. Et pressez-la-lui chaleureusement. Vous êtes très amis, n’est-ce pas ? De bons amis à la vie à la mort. Vous pouvez tout vous dire, tout vous demander. Vous vous souvenez de Saigon, n’est-ce pas ? C’est là-bas que vous vous êtes connus et vous avez gagné énormément d’argent ensemble en évacuant les fonds des gens riches, que la situation effrayait. Votre statut de diplomate vous permettait de les transférer au Canada, c’est exact, n’est-ce pas ?

Elle fait un signe à Spiel.

Ce dernier a dû apprendre sa leçon parce qu’il demande, d’une voix neutre :

— Tu te souviens, Bastien ? C’était le bon temps. J’organisais des partouzes à la maison. On s’envoyait des pépées pas ordinaires, des petites Viets au corps de garçon, sans compter les garçons eux-mêmes ! Tu te rappelles Tong-Sing ? Tu le fourrais comme un dieu !

— Oui, c’était le bon temps ! murmure « l’opéré ».

— J’ai des photos de ce temps-là, Bastien. On te voit enfiler Tong-Sing tandis qu’une gamine nubile lèche tes roustons féerique.

Il rit. L’autre rit également.

— Je te les montrerai. C’est vraiment des clichés artistiques.

— Oui, tu me les montreras !

Un temps. La doctoresse pose son unique main sur les yeux de son patient (qui doivent être clos, je présume).

— Vous êtes bien, monsieur le conseiller. Jamais vous ne vous êtes senti dans une telle forme. Votre check-up, pour lequel vous êtes venu à l’hôpital Sainte-Folasse, est excellent. Vous allez vivre jusqu’à cent ans ! Vous êtes content ?

— Très content.

— Maintenant, Théo va vous parler du général Chapedein, d’accord ? Surtout ne vous énervez pas, tout s’est bien passé : le général est mort et vous voilà à l’abri du grand danger qu’il représentait pour vous. C’est grâce à Théo. Vous en convenez ?

— Oui, grâce à Théo, fait le médium.

— Sans lui, vous seriez en prison. Vous vous rendez compte, monsieur le conseiller ? Un homme de votre réputation ? En prison ! C’est Théo qui a organisé l’attentat contre ce salaud de général. Vous ne l’oubliez pas ?

— Non, non, c’est Théo.

— Et tu sais, Bastien, reprend Spiel, ça n’a pas été facile à mettre sur pied, et ça a coûté un saladier. Par les temps qui courent, les tueurs à gages réclament des fortunes. Tu te souviens qu’au début j’ai refusé de m’occuper de ça ; mais tu as tellement insisté… D’ailleurs j’ai un enregistrement de notre conversation, je te le ferai écouter. Tu me suppliais d’intervenir. Tu me promettais la lune. En quelque sorte, tu me délivrais un chèque en blanc. C’est juste ou pas ?

— Juste, Théo ! Juste !

— Parfait. Heureux que tu le reconnaisses !


Parvenu à ce point de mon indiscrétion, je me dis que j’ai mis le doigt sur un fameux sac de nœuds ! Ça vaut le coup de se faire mal aux genoux et de bicher le torticolis du siècle pour assister à pareille séance. Comme Jérémie, lui, reste sur sa faim, je brandis mon pouce levé en ponctuant d’une mimique éloquente, qu’il pige bien qu’on est en train de puiser du premier grand cru classé au tonneau de la vérité, comme le disait Canuet, de son temps, et qu’il prenne patience, je l’affranchirai très bientôt.

— Si on a profité de ce check-up que tu es venu faire pratiquer discrètement à Québec pour avoir cette conversation, poursuit Spiel, c’est parce qu’il faut mettre les pendules à l’heure, Bastien. Tu as une ardoise monumentale à régler, tu ne nies pas la chose, j’espère ?

— Non, non, je suis d’accord.

— Bravo. Le docteur va t’expliquer ce que nous attendons de toi. A vous, Doc !

Un silence. Je suppose que la dame à la main bidon doit régler sa musique car les sonorités diffèrent. Ce qui sort du diffuseur fait songer à de la musique chinoise. C’est nasillard, mélopesque, percutif, persécuteur et te lime un tantisoit la nervouze.

Electre Hochok prend une voix encore plus extraterrestre qu’auparavant. Là, fais confiance, j’assiste purement et humblement à un dédoublement de la personne alitée. On est en train de manœuvrer le subconscient du conseiller politique, de conditionner ses méninges pour obtenir de lui un truc pas extrêmement catholique.

— Monsieur le conseiller, demain soir, vous allez dîner en compagnie du Premier ministre dans un salon particulier du Ritz Carlton. Il y aura là le ministre des Affaires étrangères, son homologue japonais ainsi que deux hommes d’affaires nippons très importants, exact ?

— Exact, chuchote le « patient ».

— Nous vous remettrons un petit appareil enregistreur pas plus gros que deux paquets de cigarettes et muni d’une ventouse spéciale. En cours de repas, vous vous arrangerez pour fixer l’appareil sous la table. La chose n’aura rien de compliqué. Vous aurez simplement à enclencher un bouton noir avant de poser l’enregistreur.

« Ensuite, ne vous occupez plus de rien. II sera récupéré par quelqu’un du service puisque les mesures de protection cesseront au départ des invités. Etes-vous d’accord ? »

Un silence.

— Je vous demande si vous êtes d’accord, monsieur le conseiller ?

Re-silence. Je devine que ce qui subsiste de conscience à cet homme ramène sa fraise. Même les gredins ont des états d’âme.

— Pourquoi enregistrer la conversation ? demande-t-il. Je pourrais aussi bien la rapporter ensuite ?

— Vous le feriez dans ses grandes lignes, mais, c’est du mot à mot que nous voulons, monsieur le conseiller.

Spiel intervient :

— Bastien, je t’ai prévenu que le moment de payer la note était venu. Les gens qui ont réglé ton problème Chapedelin ne plaisantent pas. Si on ne leur accorde pas satisfaction, il y aura du vilain pour toi et pour moi. Tu n’as pas envie de te faire mettre en l’air, à ton tour au moment où tu montes en voiture ? En tout cas, moi non ! N’oublie pas ces bonnes vieilles photos de Saigon, Bastien, non plus que l’enregistrement de notre conversation au cours de laquelle tu m’as supplié de faire équarrir le général. Ton foyer et ta situation ne résisteraient ni aux images pieuses, ni à la bande sonore ! Tu comprends que tu n’as plus le choix !

Silence.

Le docteur Hochok prend le relais :

— Il n’y a pas à hésiter, monsieur le conseiller. Ce qui vous est demandé est bien peu de chose en regard du service très particulier qui vous a été rendu. Enregistrer une conversation, même relevant du secret d’Etat, n’est rien, comparé à l’assassinat d’un général.

— C’est vrai, fait enfin Sébastien Branlomanche, comme frappé par cette évidence.

— Alors, vous acceptez ?

— J’accepte.

— Dites-nous ce que vous ferez, quand, où et comment ! insiste le docteur.

Le « médium » hésite puis se risque :

— Un petit enregistrement dans ma poche… Je l’en sors au début du repas, discrètement…

— Très discrètement. Je vous conseille de l’envelopper dans votre mouchoir et, une fois qu’il sera hors de votre poche, de le placer dans votre serviette de table. Procédez lentement.

— D’accord, j’agirai avec prudence.

— Parfait. Ensuite ?

— Il y aura une ventouse fixée à l’appareil, j’appliquerai celle-ci sous la table.

— Vous oubliez quelque chose d’important.

— Je… Oh ! oui, brancher le bouton noir.

— Capital ! Sinon tout cela ne servirait de rien.

— Je le brancherai.

— Ecoutez-moi, monsieur le conseiller : vous ne devez rien oublier ! Vous le promettez ?

— Oui, je le promets.

Spiel intervient de nouveau :

— Tu as de la chance, Bastien ! Tu sais que tu as de la chance ? Tu te paies un check-up extra clean alors que tu craignais pour ta santé et on te réclame une misère pour remercier les gens qui t’ont délivré du général ! Donne ta main, vieux frère ! Voilà. Serre-moi fort. Je suis ton ami de toujours. Je ne te laisserai jamais tomber.

— Merci.

J’entends un bruit de pas. Pour me refaire une épine dorsale, je me remets debout non sans m’accrocher au bras du Noirpiot. Regard par le hublot. La doctoresse Moncul va prendre une boîte noire dans une trousse et l’apporte à « M. le conseiller véreux ». Alors, je reprends vite mon écoute.

— Ça, c’est l’appareil qui vous sera remis demain, au moment où vous quitterez votre domicile pour aller rejoindre le Premier ministre. Soupesez : il est léger comme tout.

— Oui, très léger.

— Enclenchez le bouton. Facile, n’est-ce pas ? II y a une petite flèche blanche qui indique dans quel sens pousser. Là, ça tourne. Son bruit est pratiquement inexistant. Portez-le à votre oreille, entendez-vous quelque chose ?

— Non, rien.

— Donnez !

Elle doit s’être elle-même initiée à l’appareil car elle le rembobine et le met en « play » sans tâtonnements. On entend, grossies, les répliques qui viennent de s’échanger : « … n’est-ce pas ? II y a une petite flèche blanche qui indique dans quel sens pousser. Là, ça tourne. Son bruit est pratiquement inexistant. Portez-le à votre… » Elle coupe l’enregistrement.

— Vous rendez-vous compte de la puissance d’émission et de retransmission, monsieur le conseiller ? Demain, il sera réglé judicieusement et vous ne devrez plus y toucher avant de le poser, sauf évidemment pour le glisser dans votre poche. Maintenant, répétez les directives, bien qu’elles soient simples. Vous devez vous en pénétrer de manière qu’au moment de la réalisation, tout vous paraisse presque routinier…

— Attention ! chuchote brusquement Jérémie. On vient !

J’arrache le corps du stylo des lèvres caoutchoutées, l’enfouit dans ma poche. La porte s’ouvre et c’est la gringrin de tout à l’heure, celle qui renaudait parce que la mère Hochok se passait de sa présence.

Elle a un haut-le-cul en nous apercevant, biscotte je te parie un œuf du jour contre l’extrait de naissance d’Alice Sapritch qu’elle ramenait sa griotte pour mater un peu ce qui se magouillait dans le bloc 8. La curiosité a été la plus forte.

— Qui êtes-vous et qu’est-ce que vous faites ici ? elle bafouille.

— Et vous, riposté-je. La panthère noire ne vous a pas demandé d’évacuer les lieux, non ? Bon, je ne veux pas la mort de la pécheresse, surtout quand elle est aussi bien roulée. Disparaissez et ça restera entre nous !

Elle pique son fard. Puis les deux.

Mais, pour elle, le mystère nous concernant reste entier. A la porte, elle s’arrête. Je la rejoins.

— Je ne vous ai jamais vus ici ! note-t-elle.

— Et le malade, vous l’aviez déjà vu ici, ma poule ?

Je baisse le son :

— Service de sécurité ; circulez, y a rien à voir !

J’attrape son bras, nu sous le bout de manche de cinq centimètres, et l’entraîne.

— Vous savez que vous me portez aux sens avec cette blouse exquise qui raconte tout ce qu’elle contient ?

Ça la fait rire d’aise.

— Vous avez l’air d’un drôle de minoucheur ! elle gazouille.

Que minoucheur, c’est un canadianisme qui signifie flatteur, baratineur, un truc commak, je te signale, au cas où t’irais frivoliser dans le Québec.

Le minoucheur, il a d’autres chattes à fouetter ! Aussi remonte-t-il dans le char (l’auto) de ce bon Cyprien pour rallier l’hôtel.

Un coin de voile est déjà levé : c’est sur les instances du conseiller politique de M. le Premier ministre qu’on a zingué le général. Toujours ça d’acquis. Mais ce qui me rebute et tarabuste (de Napoléon), c’est qu’on fasse tout ce travail de suggestion pour décider le vilain Branlomanche à poser un enregistreur sous la table autour de laquelle doivent s’échanger des propos confidentiels entre les gouvernements canadien et japonouille. A quoi bon prendre un tel risque alors que l’un des participants est un traître que les adversaires du Premier ministre tiennent par la barbichette ? Ne peut-il — ainsi qu’il l’a fait remarquer lui-même, d’ailleurs — assurer le compte rendu de la séance ?

A voir. Réfléchir très en profondeur sur le sujet. Je retourne au Château Frontenac, laisse la guinde du standardiste là où je l’ai prise et regagne ma chambre. Je profite de ce que je suis seul pour me désaper et me couler dans le lit. Si mes potes pouvaient m’accorder une heure de répit avant de rappliquer, ça me permettrait de récupérer un brin. Je me sens si complètement épuisé. Les remèdes de sorcier, c’est sans doute efficace, mais faut pas trop tirer sur la corde de l’arc tout de même ! Que sinon il débande.


Une sensation voluptueuse vient enchanter mon sommeil. Je ne te dirai pas quel rêve il déclenche en moi à cause de ces questions de probité professionnelle évoquée plus avant. Toujours est-il que mon zigomar à tête chercheuse et à balancier double corps se met à sauter haut, comme le footeur quand on tire un corner. Me semble que Miss Coquette était frileuse et qu’on vient de lui confectionner une chaude pelisse à col de fourrure.

L’émotion que j’en éprouve me fait bondir du sommeil et mon parachute s’ouvre comme par enchantement. II est en toile blanche. Du coton, alors que, d’ordinaire, ils sont en soie. Je distingue, au-dessus de mon hémisphère sud, une corolle immaculée qui monte et descend. Faut te rendre à l’évidence, Antoine : Miss Louisiana a profité de ta dorme pour parvenir à ses fins. Au plus fort de mon anéantissement, elle m’a chipolaté la membrane, portant icelle au point de dureté de l’iridium ; puis, jugeant ce panoche paré pour les entreprises les plus hardies, s’est désaboulée les régions lunaires pour une chevauchée en comparaison de laquelle, celles de John Wayne dans ses ouesternes de mes deux n’étaient que courses en fauteuil roulant d’hémiplégique.

— Non ! protesté-je. Je t’ai dit que je ne voulais pas !

En guise de réponse, la gosse force l’allure, passant du galop à la prouesse de rodéo (et Juliette). Une chevauchée infernale !

Ai-je le droit de saccager les sens neufs de cette presque adolescente en la désarçonnant au moment où elle produit son ultime effort ? Ne serait-ce pas de la mutilation ? Le signe d’un égoïsme puant ? « Pour l’amour du ciel, pense aux autres, Sana ! » m’exhorté-je. « Tu es quelque part (et c’est pile le cas d’y dire) responsable des désirs que tu provoques. Si ton charme met le feu, il t’appartient de l’éteindre. »

Alors, l’abnégation triomphant de mes arrière-pensées douloureuses, par pure charité chrétienne, j’empoigne les fesses de la jeune fille à travers l’étoffe de sa blouse blanche. Je les serre à y enfoncer mes doigts. Cette opportune et bénéfique douleur la fait crier. Son allure trouve une frénésie supplémentaire. Louisiana module un long cri éperdu d’animal nuiteux jouissant sous les étoiles. Elle franchit en trombe la ligne tarifée. Gloire sensorielle dont le rayonnement bénéficie à tout le genre humain. Je la cite à l’ordre de la nation canadienne, cette intrépide chevaucheuse de pafs endormis. Lui décerne la chagatte d’or, le clito de vermeil, le frifri de diamant, la cramouile d’argent, la moule de platine, la moniche de bronze et, bien entendu, le chibre d’airain.

Elle s’est déchaussée de moi, mais reste de mon part et d’autre, les genoux flageolants.

— Je te demande pardon, balbutie-t-elle. C’est mal ce que j’ai fait. J’ai profité de ton sommeil pour te violer, en somme.

— Je ne porterai pas plainte, rassuré-je.

Et je lui souris avec la tendresse mansuète de l’abbé Soury, dont on ne parle plus guère et qui, s’il n’a pas fait grand-chose pour le clergé, a tant œuvré pour les dames aux règles chiantes.

— La chair a ses exigences, soupiré-je. Va en paix, mon enfant, et que ton opiniâtreté te permette d’explorer plus loin que dans la braguette des hommes. Cela dit, qu’as-tu fait de mon sombre Jérémie ?

— Il est chez tes copains : le gros dégueu et le vieux branlant.

Je passe dans la salle d’eau pour redonner l’éclat du neuf à mon Frédéric et c’est alors que mon regard s’égare (Saint-Lazare) à travers le fenestron sommant le lavabo. Ce que je découvre est féerique, plus que sublime. A hurler d’admiration. Le Saint-Laurent, mon neveu ! Le Saint-Laurent en partie pris dans les glaces, avec le faubourg de Lévis, sur l’autre rive, pareil à une agglomération sculptée dans le cristal. Des radeaux de glace couverts de neige fraîche dérivent lentement et les bateaux se fraient un passage à travers la somptueuse débâcle. Bateaux de pêche ou de transport, bateaux transbordeurs véhiculant les passagers d’une berge à l’autre. Inoubliable.

Me voilà transporté dans un autre monde. Moi qui, pourtant, suis saturé de froid, de neige et de gelate, après mon effroyable équipée du Grand Nord. Mais chez moi, la poésie ne perd jamais ses droits. N’importe la gravité des circonstances, un spectacle rare et beau m’arrête un instant et me fait mouiller l’âme.

Là-dessus, je fonce rejoindre mes potes.


« As-tu remarqué, me dis-je dans l’ascenseur dévalant, combien l’homme est aisément violable dans son sommeil ? »

« Oui, me réponds-je. C’est l’instant où ses sens, déconnectés de son esprit, sont à libre disposition. Ils se trouvent en état d’autonomie, ce qui en facilite l’usage. »

Dans la chambre de mes chers compagnons, je trouve Jérémie et Pinaud. L’un prend un solide petit déjeuner sous le regard bienveillant de l’autre, lequel, en pyjama de soie blanche, sirote son premier verre de muscadet coupé d’un exquis croissant croustillant à souhait.

Jéjé m’explique qu’à leur retour, me voyant endormi, il a conseillé à la petite Louisiana de se payer une pioncette sur le matelas tandis qu’il venait narrer aux autres les péripéties que nous venons de connaître.

— Et Béru ? m’enquiers-je.

— II était d’humeur sombre, ce matin, révèle César. il a déclaré qu’il allait respirer l’air frais.

Quelque chose fait tilt dans mon caberluche. Respirer l’air frais, le Gros ? Pas son style de vie. Lui, bien que d’origine plébéienne, nature et santé, il laisse ça aux autres !

— Qu’est-il advenu de Théodore Spiel ? demandé-je au Noircicaud.

— II est rentré à l’hôtel.

M. Blanc murmure.

— Curieuse, cette séance de suggestion, tu ne trouves pas ? Hypnose et chantage réunis, ils jouent sur les deux tableaux !

J’écoute son appréciation d’une esgourde distraite. L’absence de Bérurier me turluzobe.

— Tu as raconté au Gros notre équipée matinale, Jérémie ?

— Certes ; il ne fallait pas ?

— Comment a-t-il réagi ?

— Il était furieux qu’on ne l’ait pas mis dans le coup.

Le père Pinuche se ramone les conduits par des raclements de gorge qui font songer au laborieux démarrage d’une Dedion-Bouton participant à un grand prix de voitures anciennes.

— Il est de fait, dit-il, que je trouve un peu cavalier de votre part de nous laisser sur la touche au moment de l’action.

Je lui fais valoir que, pour cette opération, il fallait marner en équipe réduite et que nous nous serions pris les pieds dans le tapis en travaillant au complet. En homme sage, il en convient.

— Il n’empêche qu’Alexandre-Benoît n’est pas près de vous le pardonner, prophétise l’Ancêtre.

De plus en plus convaincu que le goret, ulcéré, a voulu prendre sa revanche, je plante (à genêt) mes amis pour me livrer à une petite vérification.


Pendant un laps de temps assez long, je ne perçois rien. Seul, le ronron ouaté de l’hôtel prenant peu à peu sa vitesse de croisière me parvient. Je m’obstine à tendre ma baffle.

Une ravissante femme de chambre, bien de son cul, de ses jambes, de ses oreilles (le reste n’est pas très joyce) passe auprès de moi et me sourit maternellement (elle pourrait être ma mère).

— Vous avez oublié votre clé ? qu’elle me demande en désignant la porte.

— Textuel, fais-je-t-il. Je suis très étourdi.

— Attendez, j’ai le passe.

Et la voilà qui m’ouvre la porte du sieur Spiel. Je murmure « Merci ». Lui remets un dollar tout pimpant, bien qu’il y ait l’effigie de la reine d’Angleterre dessus, et pénètre avec impudence et détermination dans la pièce.

Vide !

Pourtant j’entends un bruit régulier en provenance de la salle de bains. Ces appartements somptueux du Château Frontenac sont parfaitement isolationnés et je ne percevais rien depuis le couloir. Entre la salle d’eau et la chambre est un dressing-room dans lequel je me coule.

Le bruit perçu ressemble à de grandes claques aqueuses, pareilles à celles que produisaient les lavandières de jadis en frappant leur linge tordu contre la pierre inclinée du lavoir. J’ai des remémorances de ma grand-mère, agenouillée sur un sac à pommes de terre plié en quatre, les manches retroussées haut, s’expliquant rudement avec un drap déguisé en boa blanc dégorgeant une eau savonneuse. Et puis, le révérend Arthur Martin est arrivé avec ses camarades Electrolux, Miele, et consorts, pour désagenouiller nos vieilles des lavoirs.

Les chéries ont gagné en confort ce qu’elles ont perdu en noblesse. Elles ne prient plus le dieu Savon-de-Marseille. Et peut-être plus beaucoup l’Autre non plus ; sainte mère Denis, veillez sur elles !

Des gémissements ponctuent les claques mentionnées. Elles se poursuivent longtemps encore. Les plaintes s’accroissent.

Et puis, la voix somptueuse de Béru :

— Ça m’flanque un rhumatiss à l’épaule, c’commerce. Alors, moui ? Non ? Tu causes ou on change d’ discipline ? J’veux tout savoir sur c’ qu’vous maquillez av’c le conseiller, la raison d’c’ circus. J’sus un mec déterminé, mon pote. Les grands moiliens n’ m’font pas peur. Jamais un gazier dont j’ai entrepris d’faire causer m’a résisté. Quand faut qu’ j’susse, je sache. Le mec l’plus coriace, l’moment vient qu’y m’ d’mande pardon d’eguesister.

Un qui est pétrifié dans son dressinge, c’est ton infortuné Sana. L’horreur me fait dresser les poils du cul sous les bras. O Seigneur, protégez-moi de mes amis, je m’occuperai de mes ennemis ! Cette banane de Jérémie qui court faire son rapport à Laurel et Hardy ! Et Hardy, con du premier degré, con épidermique, de piquer sa rogne et de vouloir surenchérir sans consulter personne ! L’affreux ! L’immonde ! L’intense ! L’irrécupérable à jamais ! Le sombre ! Le louche ! Le désespérant ! L’irréversible !

Fou d’une rage incommensurable, j’ouvre la porte à la volée.

Pas joli ! Et même très moche ! Un Bérurier peut être à la fois de la crème de brave homme et de l’extrait de gestapiste, selon les circonstances.

Tu sais quoi ? Il a déloqué Spiel. L’a suspendu grâce à des menottes d’acier au crochet supportant le bec de la douche. Il a trempé une serviette de toilette dans l’eau, l’a tordue serrée (toujours mes chères lavandières) et s’en sert comme d’un nerf de bœuf pour frapper les génitoires du philatéliste. Que le mec en a les roustons gonflés comme des balises portuaires à l’instar de ce pauvre Laubergiste.

Moi, atterré, comprenant que tout est foutu, y compris l’honneur, j’exclame misérablement :

— Béru, bordel ! Arrête !

Mais lui, hargneux :

— Je t’en prille ! J’aime pas qu’on m’interrompe dans l’ boulot !

— T’appelles ça du boulot, Sac à merde ! Viens par ici, que je te parle !

II hésite, mais la voix de son maître, chez un clébard, c’est sacré. Alors il me suit dans la chambre.

— Tu as tout gâché, figure d'hémorroïdes ! Même si tu parviens à faire parler Spiel, maintenant qu’il sait que nous savons, il va alerter « les autres » et tout sera annulé. Et nous n’avons aucune preuve contre lui ! Mon témoignage compte pour du beurre, celui de Blanc idem.

— Jockey, monseigneur, c’est bien pourquoive faut qu’ j’ l’y tire les vers du nez. S’il s’affale, on aura la situasse en main.

— Qu’en sais-tu ? En quoi ce qu’il peut nous apprendre va-t-il modifier les choses ? Si au moins nous le tenions à disposition dans un endroit discret. Mais ici ! Dans l’hôtel le plus prestigieux du Québec ! Qu’une communication téléphonique arrive pour lui, ou un visiteur, voire le service des chambres, et nous l’aurons dans le prose !

Juste que je dis, on frappe discrètement à l’huis. Je pose mon index droit (celui qui va en renfort de mon médius pour les explorations amoureuses) perpendiculairement à mes lèvres voraces : intimer l’ordre au (triste) Sire de Béruroche d’avoir à clore son clapet.

Mais Alexandre-Benoît est lancé. Il surchauffe, comprends-tu ? C’est pas un timoré. D’une bourrade, il m’expédie dans le dressing dont il tire la tenture de séparation, après quoi il va délourder.

J’entends son organe qui prélude à l’après-midi d’un aphone, demander :

— Vous désirerez ?

Une voix d’homme, métallique :

— Ce n’est pas l’appartement de M. Spiel ?

— Sifflet, d’quoi s’agite-t-il ?

— Où est M. Spiel ?

— C’t’à propos d’quoi est-ce ?

— Je dois rencontrer M. Spiel, s’impatiente le visiteur ; nous avons rendez-vous.

— Il est dans son bain.

— Je vais l’attendre.

— Faisez s’l’ment.

— Puis-je vous demander qui vous êtes ? demande-t-on à Bérurier.

— J’travaille pour lui.

— En qualité de… ?

— Oh ! j’ai pas qu’des qualités, rigole Bérurier, j’ai aussi des défauts. Disons qu’ j’veille à sa sécurité.

— Je vois.

— Tant mieux.

Un léger temps, lourd de malaise indécis.

— Et vous, si qu’j’oserais m’permett, v’ s’êtes qui ?

— Une relation d’affaires.

— J’peux savoir vot’ nom ?

— Il ne vous dirait rien.

— On n’sait jamais.


« Bien, me fais-je en aparté, ce genre de scène ne conduit jamais très loin. Ça va se craqueler avant pas longtemps. Ce gros lourdingue de Béru est, une fois de plus, en train de corrompre les choses. Il défèque dans les nouilles, le veau !

« Nous sommes, poursuis-je, dans une sombre impasse. Là où il fallait un jongleur chinois, nous avons touché Bérurier : l’éléphant dans le magasin de porcelaine ! Nous avançons dès lors sur un pont en verre filé de Murano. Et nous nous y déplaçons à bord d’un tracteur ! »


— Si vous voudrez pas m’ casser vot’ blaze, reprend le chevalier Paillard, dites-moins z’au moins ce dont vous venez faire. M’occupant de Théo, j’ sus t’obligé de veiller aux graines, comprenez-vous-t-il ?

— Cela vous contrarierait de le prévenir que je l’attends ? coupe le visiteur, impatienté. Je suis pressé.

— Comment le préviendrais-je-t-il d’ vot’ aimab’ visite puisque j’ignore vot’ nom ? objecte le Pertinent.

— Dites-lui simplement que son « rendez-vous » est arrivé, il saura de quoi il retourne.

L’homme s’exprime avec un accent bizarre qu’il me semble confusément avoir entendu auparavant. Léger, mais particulier. Un mélange de slave et d’Europe centrale, ou alors sont-ce des inflexions levantines couplées avec l’usage d’un langage guttural ?

Il passe dans le dressinge où je me tiens, et là, enfin, consent à m’interroger du regard.

Mais tu voudrais que je lui réponde quoi, toi ? Que faire ? Neutraliser l’arrivant également et jouer le tout pour le tout en faisant subir le troisième degré aux deux messieurs ? Vachement dangereux compte tenu de l’endroit. On risque, de se retrouver au bigntz, le Gros et mézigue, démontés par la police montée !

— Fais comme tu le sens, carteblanché-je à voix imperceptible et en haussant les épaules, ce qui est parfaitement réalisable, essaie, tu verras, j’y parviens du premier coup.

L’Adipeux va toquer à la salle de bains. Il lance, à la cantonade :

— Va falloir vous remuer le dargeot, m’sieur Théo, la personne dont avec laquelle v’s’avez rancard est à tome !

Un temps léger. Béru retourne au salon.

— Y va viendre incessamment et p’t’être avant ! annonce-t-il.

Et c’est sur sa réplique que retentissent deux mots qui valent leur pesant de voyelles et de consonnes : « Au secours » !

Le sieur Spiel qui joue son va-tout. On le comprend.

Que se passe-t-il au salon ? Brève période de confusion. Depuis la salle d’eau, le pseudo philatéliste balance un second avertissement : « Attention ! »

J’entends la voix bizarre de l’arrivant moduler :

— Très haut, les mains, sinon je lâche la soupe ! Une seule balle de cette arme fait des trous larges comme une soucoupe.

J’imagine que le Gravos, sans arme et pris au dépourvu, attrape les nuages. Je cherche autour de moi quelque chose susceptible de m’aider à assainir la situation. Tout ce que je trouve, c’est une très longue corne à chaussures métallique posée sur un serviteur muet, cet accessoire pour obèses, croulants ou fainéants invétérés me paraît bien dérisoire. Néanmoins je l’empare et me blottis contre les plis du rideau.

— Salle de bains ! fait le visiteur. Et pas de mauvaises intentions !

Ils se pointent ! Sa Majesté devant, les battoirs levés, ce qui élargit, encore son dos en forme de cabine téléphonique. Vient ensuite le canon du feu. A moi d’intervenir. Je ne dispose que de deux secondes à tout casser. Heureusement que mon esprit de décision fonctionne à la vitesse de la lumière !

Vlan ! De toutes mes forces sur le canon du flingue. Lequel choit de la main de son maître. A travers le rideau, je pique une boule dans le volume qui commençait de se présenter. Ça part à la renverse. Je ramasse le flingue. Béru me saute-moutonne avec une agilité que j’étais loin de lui soupçonner.

Troisième connerie de l’Enflure, en cette matinée québécoise : il s’interpose entre moi et le visiteur, ce qui m’empêche de coucher en joue celui-ci. Le mec subit l’assaut du Mammouth avec une maestria de forban chevronné. Il pare calmement le taquet monstrueux que lui votait Alexandre-Benoît. Mieux : il riposte d’une manchette foudroyante à la gorge.


— Mrrrrouhhhavrouaaaaahhhh, exhale mon gros biquet vinasseux.

Alexandre-Benoît titube, fléchit, se redresse alors qu’il allait choir.

Moi, je suis déjà à la porte. Cette fois je peux enfin braquer l’intrus.

— On se calme ! m’écrié-je. II paraît qu’une seule balle de cette babiole fait des trous plus larges qu’une…

Et puis je la ferme. A triple tour !

L’effarement ! Pire ! Quel superlatif trouver pour te rendre compte de ce que je ressens ? Disons que je me trouve dans un état d’inhibition motrice d’origine psychique, tu vois ? Et encore, je suis loin du compte !

L’homme planté en face de moi est vêtu d’un pardingue en vigogne qui doit valoir un saladier et il est coiffé d’une toque de fourrure. Il porte des lunettes légèrement teintées. II me fixe et son regard contient pas mal de stupeur également. Disons que nos stupeurs sont à l’unisson.

Le Mastar qui a retrouvé souffle et vigueur s’avance en massacreur de charme.

— Ça l’ami, tu vas me l’payer ! éructe mon pachyderme.

— Mais tire-toi de devant, sale con ! glapis-je (car je parle couramment renard dans les cas désespérés).

L’épouvantable homme des bars volte.

— C’t’à moi qu’ tu causerais, Antoine ?

L’enfoiré ! Le sale porc (épique). Tu crois qu’il se tirerait la couenne ? Que tchi ! Il déliquescente, le flic puant ! Tu parles que notre homme met à profit. Il est déjà à la fenêtre, sur le balcon dominant la vue féerique décrite plus avant dans le chef-d’œuvre du jour.

Sans hésiter, je tire. Mais ce flingue est une arme particulière (partie culière), de conception nouvelle. La détente ne se trouve pas là où elle figure sur les revolvers, pistolets, mitraillettes traditionnels. En réalité, elle est constituée par une pression sur le côté de la crosse. Que, sincèrement, je trouve la combine un peu conne car le mec gaucher ne peut l’utiliser, or, des gauchers, y en a plein la vie. (Moi j’ai la chance d’être gaucher de la main droite, ce qui est rarissime, paraît-il.)

Le temps que je réalise la particularité du feu et le gonzier enjambe la balustrade. Saute ! En un éclair je cherche à me rappeler l’étage où nous sommes. Je déboule au balcon sans me l’être rat pelé. C’est haut ! Mais je réalise que l’audace de mon mec est tempérée par l’énorme tas de neige accumulée sous la fenêtre. Les chasse-neige chargés de dégager la promenade ont amoncelé leurs blancs déblais dans cette zone interdite.

L’homme au manteau de vigogne a plongé, les paturons en flèche. Il s’est enfoncé jusqu’à la poitrine dans la neige, et s’agite comme un perdu pour se dégager.

Moi, trois alternatives, mec ! Je te les numère, mais dans ma tronche, ça va plus vite que sur le papelard ! Premier choix : je canarde le gussman depuis mon balcon, posément. Second choix : je lui intime de ne pas bouger sous peine de mort et j’envoie le Mastar le récupérer. Troisième choix : je plonge à mon tour.

Qu’est-ce que je viens te parler d’alternative, grand glandu qu’I am ! Ma décision est prise à mon insu (mon nain sue) puisque me voilà qu’enjambe le balcon. Je lève haut la main tenant l’arme pour éviter un accident, je vise la montagne de neige et je saute à mon tour.

Tu parles d’une secousse mahousse ! Mes flûtes sont rengainées dans mon buste comme deux antennes radio ! J’ai le souffle coupé. Parfois, quand tu ramasses une monstre pelle, à ski, tu éprouves une sensation du même type. J’ébroue, ébouriffe, crachote.

J’ai de la snow jusqu’au menton. Nos deux tronches se trouvent à un mètre vingt l’une de l’autre, au vilain et а moi. Il s’est enquillé moins profondément, because il porte un pardingue, lequel s’est gonflé en cours de chute, amortissant mieux l’aneigissage. Alors il me surplombe d’un buste. Il se démène avec tant de vigueur qu’il élargit le cratère blanc au creux duquel il se trouve fiché.

Moi, tout ce que je parviens à remuer dans ma cangue glacée, c’est mon bras dressé, toujours terminé par l’arme.

— Ne bougez plus ! dis-je à l’homme. Sinon je vous tue.

Il s’immobilise. Nous restons là, face à face, nos regards enchevêtrés. Fou de haine, je me sens. Comme jamais éprouvé ! C’est ensorcelant, à ce point ! Vertigineux ! Une ivresse formidable. Pourquoi le menacé-je de le tuer, alors que je vais le faire ! C’est un fabuleux cadeau du ciel, cette rencontre. Je bénis maintenant Bérurier grâce auquel elle s’est effectuée. Sinon je l’aurais ratée.

LUI !

Que je croyais si loin, si hors de toutes les atteintes !

LUI !

Le chef des pirates de l’avion ! L’homme aux tempes grises ! L’homme qui a assassiné directement ou non plusieurs centaines de personnes ! L’homme qui m’a tué Marie-Marie !

L’imaginais en Papouasie, en Ursse, au Gratémoila, а Pétaouchnock, dans le fin fond des steppes de l’Asie centrale, (à gauche en sortant de la mosquée). Le supposais en Libye, en Syrie, au Salvador (Dali), dans un monastère tibétain. Et puis non. Il est là, « contre moi » !

Une joie sauvage me donne envie de rugir, de m’éclater les ficelles dans un cri surhumain. J’ai même pas envie de le buter, non plus que de le torturer. La vengeance, vois-tu, faut pas trop y penser. Quand tu la désires à ce point, le moment venu tu ne sais plus qu’en faire, ni par quel bout l’attraper. T'es tout empêtré dedans, gauche et con, presque intimidé par ta trop grande haine. T’as les larmes aux yeux d’assouvissement possible. Tu voudrais te régénérer pour le perpétrer autrement.

J’aimerais t’expliquer, te faire comprendre qu’à cet instant, lui arracher les yeux avec une cuiller à café et mettre du piment rouge dans les trous, ce n’est plus mon problème. Lui ouvrir le ventre sur cinquante centimètres et en extirper dix mètres de tripes fumantes (dans la neige, tu penses !) et malodorante, j’en n’ai pas l’appétit. Pour l’instant, c’est le regarder, que je veux. Essayer de réaliser que c’est bien lui, qu’il est là, à libre disposition.

Et puis me demander comment un homme né d’une maman (fatalement), un homme qui a mal ici ou là, qui voit le soleil se lever et se coucher, qui court sous la pluie, qui sort sa queue pour enfiler une dame ou un monsieur, qui mange des spaghetti bolognaise, qui se marre aux films de Chaplin, qui écoute Mozart les yeux fermés, qui chantonne en se rasant, qui a sans doute peur de la mort, oui, comment cet être en vie peut-il perpétrer d’aussi abominables forfaits ? Et continuer d’exister après les avoir commis ? Comment ? Comment ? Comment ?

Et l’ironie veut que nous nous trouvions ainsi, l’un devant l’autre après ce double saut insensé. Plantés dans cette colline de neige durcie par son accumulation.

Il lâche mon regard pour vérifier où j’en suis avec son arme sophistiquée. Il la voit briller au soleil. Se dit que, de deux choses l’une : ou bien je tente de me dégager, auquel cas je vais avoir besoin de tous mes membres, ou bien je reste ainsi, le revolver levé, attendant du renfort, et je risque de fatiguer. Il semble, à la qualité du silence régnant sur l’immense promenade, que personne n’ait remarqué notre double cabriole insensée. Alors il comprend que bientôt, il va me falloir prendre une décision. Et à la lueur d’enfer qui élargit mes yeux, il sait déjà laquelle.

Je murmure :

— C’est fini.

Mon épaule droite devient cuisante. Le flingue pèse de plus en plus lourd au-dessus de nos tronches. Je redis, comme si j’étais en train de me laisser anesthésier par une substance hypnotique :

— C’est fini.

Et puis le diable bondit. II a rassemblé son énergie pour ce sursaut de fauve piégé.

Pas fastoche, de jouer les brochets en frai jaillissant de l’onde, quand tu es enfoncé dans la neige. Et cependant (d’oreilles) il y parvient. Pas de beaucoup, certes, mais suffisamment pour planter dans ma poitrine le couteau à lame mince qu’il brandit. Et il n’y va pas de main morte, l’horrible ! Il sait que le coup doit être décisif, sinon il est foutu. Je ressens un choc violent, ponctué d’une brûlure. Un bref instant, j’en ai le souffle coupé, et puis ça se rétablit. « La lame a dû glisser sur une côte », me dis-je.

Le mec est tout contre moi, à présent. Nous sommes joue contre joue. Il voit qu’il a raté le coche. Ses mains (il a lâché son ya) se nouent autour de mon cou. Alors je fais pivoter le feu que je n’en peux plus de brandir.

— Fais pas l’con ! grogne la voix du Mastar.

II radine à la rescousse. Sa bouille rubiconde sur cette neige immatriculée ressemble à une lanterne chinoise. Deux gros battoirs s’avancent sur mon tagoniste pour le happer.

— Tire-toi, grosse merde ! j’égosille, à nouveau fou de rage contre mon pote imperturbablement malencontreux.

Mais rappelle-t-on le fauve lorsqu’il se saisit de sa proie ? Il tire à soi (comme le vers). L’homme aux tempes grises est arraché de la cangue épaisse. Béru le jette sur le sol gelé et lui talonne la gueule.

Pendant cette explication, je profite du chenal produit par le dégagement du gars pour m’extraire à mon tour. Le type est en train de rouler à toute vitesse sur le sol glacé. D’une détente il se relève et fuit.

— Rattrape-le, bordel ! hurlé-je au Mammouth, c’est lui qui a tué Marie-Marie.

Je porte la main à mon poitrail. Constat : la lame de la saccagne a rencontré mon porte-carte de plastique (très modeste), a dérapé dessus et s’est plantée verticalement dans ma viande, un peu au-dessous de l’estomac, causant une large entaille dans ma chair. Je l’arrache. Mon sang pisse dru. M’en fous. L’homme fonce maintenant le long de la promenade romantique bordant le Saint-Laurent. Des kiosques à musique pétrifiés, ainsi que des lampadaires aux grosses boules blanches ajoutent à la délicate poésie du panorama.

Béru fonce à la suite du gars ; mais là, ses deux cent vingts livres (qui ne sont pas sterling, hélas) le gênent. D’autant qu’il vocifère en cavalant, ce qui entrave la respiration du coureur de fond.

Je m’élance à mon tour. Me déploie du coté de l’hôtel afin de couper la retraite au fuyard. Si je laisse s’échapper cet homme, je ne m’adresserai jamais plus la parole de toute ma vie ! J’ai pour moi dix ans de moins que lui et pas de pardessus ! J’ai contre moi ma faiblesse d’homme se relevant d’une cruelle épreuve et venant d’essuyer un coup de rapière dans le burlingue. J’ai contre moi la volonté farouche du terroriste traqué. Mais j’ai pour moi ma haine ! Ce levier si puissant. Et puis aussi, le flingue du mec.

Halt ! Je suis parvenu à m’écarter du Gros, sur la droite, ménageant un angle de tir propice. Alors je me fige. Le canon de l’arme ne frémit pas au bout de mon bras. Je vise le gars aux cannes. Rrrrrraâ ! Combien de bastos viennent de s’envoler ? Il fait une embardée, continue de s’enfuir en titubant et en traînant la patte. Touché ! Ça décuple ma rapidité.

Comprenant qu’il va être rejoint, l’homme bifurque carrément en direction du fleuve, enjambe la balustrade et disparaît de ma vue. Y a des chiées d’embarcations amarrées sur les berges, des embarcadères pour les navettes assurant la traversée du fleuve malgré le défilé des glaces, des canots de plaisance, d’autres pour la pêche, des barques privées, toute une flottille.

Lorsque j’atteins la balustrade à mon tour, j’aperçois mon type déjà à bord d’une barque qu’il se hâte de détacher. Je saute. Béru saute. Je me pointe sur la rive. L’homme achève de débiter l’amarre. « Seigneur, L’interpellé-je, reste-t-il encore des balles à bord de ce feu ? » J’ai défouraillé à deux reprises, et il m’a semblé qu’il sortait pas mal de camelote de l’engin. Inutile de virguler des sommations ; au point où il en est, le bandit n’en tiendra plus compte car il a franchi le point de non-retour.

Je praline. Trois ou quatre « clac ». Puis plus rien. L’homme est toujours à bord. Il a pris une rame et pousse dessus pour éloigner l’esquif de la berge. Alors, j’assiste aux coulisses de l’exploit sur écran large. Une prouesse que tu n’as pu voir accomplir que par Belmondo. La cascade grand style ! La performance sidérante. Signée Bérurier !

Tonton a pris un élan fantastique et s’est jeté sur la barque. Tu croirais qu’il s’envole, baudruche gonflée à l’hélium. Le temps suspend son vol, mais pas Béru. Un instant je me dis qu’il va se fraiser la gueule contre le plat-bord. Mais non. Sa volonté est si intense qu’elle lui permet de prolonger son saut de quelques centimètres encore et il choit dans le canot, renversant le fuyard.

Est-il estourbi ? Un crâne d’acier comme celui d’Alexandre-Benoît peut affronter les chocs les plus rudes. A preuve : il se met déjà à genoux. L’autre de même.

— Ah ! salope ! gronde Béru. Sale salope ! Je vais te… je vais te… je vais te MANGER !

Les voies de la vendetta restent comestibles, chez le Dodu.

Etrange spectacle que celui de deux antagonistes qui se battent agenouillés dans une barque en tram de dériver parmi la débâcle des glaces. Il y va à la boule, le Mafflu, comme toujours chez les taureaux. L’autre, qui n’est pas manchot, balance des crochets sauvages.

Je héle un mec emmitouflé dans des lainages à bord d’un canot à moteur. Il suit le film avec passion, bien qu’ayant raté le début, se promettant de rester pour la séance suivante.

— Vite, venez me prendre ! Police ! lui crié-je.

Gentil, comme tous les Québécois décidément, il met son canot en marche.

A bord de la barque, c’est la tuerie. Les coups retentissent dans l’air glacé qui les amplifie, les répercute. On voit les deux combattants se tenir par la gorge. Toujours la suprême ressource chez les hommes et chez les loups : la gorge. Ils se dressent. Béru donne encore du front. L’autre a la frime ensanglantée.

— Je… vais… te… man… ger ! éructe encore mon ami.

Et il a un élan terrible pour saisir le nez de son adversaire avec les dents. L’autre hurle un râle (ou râle un hurlement, comme tu préfères, moi je m’en tape, c’est le même prix !). Ses mains tombent pour protéger son visage. Trop tard. Le Gros crache un morceau de chair. Puis il plante son râtelier dans la pommette de ce qui commence à devenir sa victime. C’est d’une sauvagerie éperdue ! Y a de la grandeur dans tant de férocité. Un dépassement qui doit inciter le Seigneur à se gratter la tête en se demandant pourquoi « tout ça » dégénère pareillement. C’est ailé un peu plus loin qu’Il n’avait prévu.

Alexandre-Benoît crache derechef. Encore heureux qu’il ne « consomme » pas. Il lâche à son tour le cou de Tempes Grises, mais c’est pour lui infliger un supplice plus terrible : les deux doigts en fourche dans les carreaux. Alors là, c’est extrême comme sévice ! Va lui falloir une canne blanche, au gonzier, pour assister à son procès. L’acte d’accusation, il le relira en braille ! Le choc a été rude. Il voile sa face ruisselante de ses deux mains. Il ne lutte plus. Il cherche à esquiver une nouvelle charge de l’adversaire, trébuche et tombe à l’eau.

— Repêche-le ! enjoins-je à mon pote. Nous devons coûte que coûte le récupérer.

Le canot de l’obligeant marinier ronronne et nous nous dirigeons vers la barque qui, privée de rames, gagne le milieu du fleuve en tournoyant parmi les glaces.

— Je le tiens ! me crie Bérurier. Prends tout ton temps, grand !

Mon dévoué pilote coupe la dérive de la barque en s’interposant entre elle et le courant.

— Attachez-la au canot ! me conseille-t-il.

Je parviens а exécuter la délicate manœuvre.

— Prends bien ton temps, l’artiss, recommande à nouveau Béru, j’te dis qu’j’l’ai en main.

Quand la proue de l’embarcation béruréenne est attachée à la poupe de la nôtre, je passe de l’une à l’autre pour aider le Mastar à hisser le naufragé dans la barque. L’ayant rejoint, je m’aperçois qu’il tient bel et bien l’homme, en effet.

Par les pieds !

Le buste du salopard est enfoncé dans l’eau glacée. Sa face mutilée est semblable à une figure de film d’épouvante. Son nez coupé, sa pommette entaillée, sa bouche éclatée grande ouverte, comme pour boire toute l’eau du Saint-Laurent, et surtout son regard crevé composent une image que je ne suis pas près d’oublier. Marie-Marie est-elle vengée ? La mort de l’assassin venge-t-elle sa victime ?

— Tu voyes qu’j’le tiens bien ! fait Béru en état de prédémence. T’as tout ton temps, mec !

— Lâche-le, chuchoté-je.

— Quoi ?

— Lâche-le, putain de toi ! Tu ne veux pas qu’on ramène sa carcasse dans cet état ! Qu’il aille donc au fil du courant régaler les poissons et s’abîmer davantage.

Convaincu, le Mastar ouvre ses lourdes paluches et le cadavre disparaît sous la barque. Je passe à tribord pour guetter sa réapparition. Je distingue le pardessus de vigogne gonflé de flotte qui forme une masse entre deux eaux, style vache crevée. Puis le courant le saisit, l’emporte avec des radeaux de glace.

Bérurier s’assoit, accablé :

— C’est ben la fatalité qu’y s’ soye noyé, murmure-t-il, j’eusse tant voulu l’ buter !

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