— On aurait dû amener ta frangine av’c nous, déclare Béru à M. Blanc.
— Quelle idée ! s’étonne Jérémie.
Le Gros sourit aux anges noirs qui volettent dans son esprit.
— C’t’ une gamine dont j’m’en ressens pour elle, avoue-t-il. Pure malgré qu’é soye noirpiote, entièrement à façonner, mais dont à laquelle je devine du répondant question de la lonche. C’te p’tite gazelle, un’ fois qu’elle a appris le béat bas du cul, é d’vient une pile anatomique, j’t’en réponds.
Jérémie pousse un grondement qui n’est pas sans rappeler la rupture du barrage de Malpasset, de triste mémoire. Ses énormes mains agrippent les revers du Mastar.
— Si un jour tu touches à ma sœur, je te massacre ! fait-il, ses dents carnassières serrées.
Alexandre-Benoît est déconcerté par cette brusque violence.
— Non, mais t’as pas pris ton huile d’morue, mec ! On peut plus causer, maint’nant ? J’ suppositionnais simp’ment. Ta frelote, c’est pas l’immatriculée contraception, que je suce ! Va bien falloir qu’elle prenne du paf un jour, non ? Qu’ ça s’ fasse av’c un homme d’grande espérience, c’est ce qu’on peut y souhaiter d’ mieux, non ? N’au lieu d’s’Iaisser déberlinguer par un p’tit glandu qui sait pas trop si son chibre lu sert s’l’ment à licebroquer ou à étendre l’ linge ! Faudrait pas qu’ tu vinsses nous manigancer du racciss à l’envers, Grand’, j’ supporterais pas ! On en a fait, nous aut’, du raciss quand ma Berthe a proposé à ton cousin Couci-Koussa, hier, de v’nir loger chez nous en attendant qu’y trouvasse une chamb’ en ville ?
L’objection fait sourire Jérémie Blanc.
— Non, c’est vrai, admet-il.
— Un garçon qui s’ pointe de son cocotier sans un laranqué en fouille et qui cherche du turf. Tu croives qu’ma Berthe va y rechigner la bouffe, la dorme, le lavement de ses hardes ? Tu la connais pas, Berthy. Couci-Koussa s’ra traité comm’ un seigneur !
— Je sais, répond Jérémie, convaincu.
— Bon, alors prends pas ombrelle si j’te dis qu’ta sister me porte aux sens et qu’j’y enquillerais volontiers quinze p’tits centimètres d’zob à l’essai dans le frifri, histoire qu’é s’fisse une idée de la vie.
Vaincu par cette grossière ingénuité, M. Blanc renonce à la colère. Celle-ci n’est de mise qu’entre gens qui peuvent l’apprécier, la comprendre. Bérurier est un porc à géographie humaine qui ne sait que son corps et ne croit qu’en ses instincts.
Pinaud sort de chez l’épicier en gros de Baie Renard-Clavel City. L’ultime magasin avant la toundra. L’on y vend de tout, y compris des vêtements fourrés. Il vient de s’acheter un équipement de trappeur qui le fait ressembler à une espèce de Jack London qui ne serait pas mort à quarante ans, tandis que Béru, pareillement équipé, évoque, lui, irrésistiblement Davy Croquette (de pomme de terre).
Dans le bar de l’héliport où ils se trouvent, règne cette chaleur excessive des habitations situées en pays très froids. Une grosse femme rousse habillée en homme demande à César ce qu’il souhaite boire.
— Je suppose que vous n’avez pas de vin blanc, déplore préalablement le milliardaire de la Poule.
— Quelle idée ! riposte la forte personne. Un petit muscadet sur lie, ça vous botterait ?
— Vous êtes française ! s’exclame l’ex-Débris.
— Si la Bretagne appartient encore à la France, alors oui, je le suis.
— Je l’eusse parié ! jubile Béru. Vot’élégance, la manière dont à laquelle vous êtes maquillée, c’est signé !
— Qu’est-ce que vous venez faire dans le secteur ? demande l’ogresse bretonnante ; la dernière fois que j’ai entendu parler français ici, c’était sur un disque de Tino Rossi.
— On cherche un ami.
— Il fait quoi, votre copain ?
— Naufragé.
La mère écarquille les bouffissures à travers lesquelles elle distingue les choses de la vie.
— Qu’est-ce que vous racontez, les gars ?
Le Mastar dresse un résumé suce seins des événements. Il en balance à la diable, mélangeant le sorcier sénégalais avec la Swissair, la piraterie aérienne avec le crash en mer, le Grand Nord canadien avec un bureau de la P.J., de telle façon que la ci-devant Bretonne en perd son gaélique.
— Je comprends pas grand-chose à cette histoire, fait-elle, sinon que, d’après vous, votre ami se trouverait dans les glaces extrêmes, c’est ça ?
— Textuel.
— Et vous espérez le retrouver ?
— On va le retrouver ! assure Alexandre-Benoît.
La grosse vioque flamboyante hoche la tête.
— Venez par ici !
Elle conduit le Gros à l’autre extrémité du local où il y a un bureau de fer et quelques classeurs. Lui désigne une vaste carte punaisée sur la cloison de bois. Elle présente ladite carte à son compatriote :
— Le Canada ! annonce-t-elle gravement.
— Et alors ? dit le Mastodonte.
— Regardez : Montréal est plus près de Paris que de la pointe nord du pays.
— Et alors ? continue d’imperturber Grasdube.
La daronne, ça lui fauche l’énergie.
— A partir de là, voyez-vous, poursuit-elle néanmoins en promenant sa main calleuse sur la carte, c’est plus que des étendues désertiques et glacées. Sur des milliers de kilomètres ! Et vous espérez retrouver quelqu’un dans cette immensité ? Vous avez la foi !
— Un peu, admet Sa Majesté, mais surtout, on aime notre pote.
C’est répondu avec tant de simplicité, ça révèle tant de tendresse que la Bretonne en a illico les larmes aux châsses.
— Qu’est-ce qui vous amenés jusqu’à Baie Renard-Clavel City ?
— On a vu que c’était I’ patelin le plus au nord, et qu’on pouvevait y louer un coléoptère longues distances, ce dont on a r’tenu par téléphone, explique Béru.
— Et en décollant de Baie Renard-Clavel City, vous allez faire quoi ?
— Regarder en dessous d’nous !
La matrone pousse un cri assez semblable à un hennissement de jument en couches.
— Il est complètement pincecomé, ce type ! Des milliers de kilomètres, je me tue à vous dire, bordel à cul ! Vous allez les survoler en détail ? Mais visez cette putain de carte, bon Dieu ! Ces baies, ces îles, ces étendues de taïga, de toundra, de rochers, de glaces, de lacs, de…
Il l’interrompt :
— Vous avez un jules, dites-moi, la mère ?
Surprise, elle se tait et regarde le gros dégueulasse.
— Il est mort voilà deux ans.
— Dites-moi pas qu’vous restez seulabre av’c une poitrine et un dargeot de ce gabarit ! Ça s’rait un’ offense à la race humaine. Moi qui raffole des gros roberts, j’peux vous dire qu’ si vous m’accordereriez un quart d’heure j’ me paye un’ séance de goinffrage qui rest’ra dans toutes les mémoires !
Elle rigole, mais il y a une lueur nostalgique dans sa prunelle diluée.
— Lui, alors, il est bien franchouillard ! s’exclame la cabaretière.
Gênée, elle rompt avec Béru pour rallier la table de ses compagnons d’équipée.
— Vous aussi, vous croyez aux mouches ? leur demande-t-elle. Vous allez survoler un peu de territoire au hasard en espérant repérer votre ami ! C’est la première fois de ma garce de vie que j’entends une balourdise de ce niveau !
Jérémie qui sait que la grosse matrone a raison, murmure :
— Croyez-vous que si nous étions demeurés à Paris nous aurions eu davantage de chances de réussir ?
Le ton plus que l’objection émeut la bonne grosse.
— Jefferson est le meilleur pilote d’hélico de la province, mais quand vous allez lui raconter que vous recherchez un ami « quelque part dans le Grand Nord », il va tellement rigoler que ça fera sauter les boutons de ses bretelles. Ecoutez, les scouts de France, j’ai un conseil à vous donner. Je ne suis pas certaine qu’il soit bon, mais je suis sûre qu’il n’est pas mauvais : allez trouver le père Lendeuillé. C’est un type comme il n’en existe pas deux. Un ermite, un sage. Vous m’avez parlé de sorcier, tout à l’heure, eh bien, lui aussi doit l’être, à sa manière. Il voit les choses qui sont derrière les choses, comme qui dirait. D’avoir passé la seconde moitié de sa vie dans la forêt, à pister du gibier et а réfléchir, ça lui a aiguisé l’esprit, à cet homme.
« Prenez la jeep, sous le hangar, et empruntez le chemin qui passe devant la colonne d’essence. Roulez sur dix kilomètres, jusqu’à ce que vous aperceviez une grosse cabane de rondins avec plein de chiens teigneux autour. Faites gaffe à vos miches. Et surtout n’envoyez pas de pierres aux cadors, sinon le vieux vous chasserait à coups de fusil. C’est en flattant ses bestioles que vous entrerez dans ses bonnes grâces ! »
Elle réfléchit encore un petit bout et déclare :
— Vous ne devriez pas y aller à trois, ça l’indisposerait. Je crois que monsieur (elle touche l’épaule de Jérémie), devrait s’y rendre seul : il adore les Noirs car il a été missionnaire en Afrique, jadis.
— Ah ! c’t’un cureton ! s’exclame Béru.
— C’est pourquoi je l’appelle père, mon gros. Mais il a quitté les ordres voici très longtemps, ou plutôt les ordres l’ont quitté parce qu’il avait fait une grosse tête à un cardinal africain.
— Merci du conseil, déclare Jérémie, je vais rendre visite à ce saint homme irascible.
— Vous n’auriez pas une seconde bouteille de cet excellent muscadet ? implore César Pinaud.
— Vous ne boirez pas toute ma réserve, promet la tenancière.
Béru, lui, songeur depuis un moment, déclare péremptoirement :
— V’savez pas, ma poule ? Du temps qu’Pépère écluserera sa potion magique, j’ai bien envie d’vous faire faire un p’tit voiliage d’agrément autour d’ma queue. Des nichemars et un joufflu tels que je voye, c’est dommage d’y laisser perd’.
La grosse roucoule, mi-gênée, mi-émoustillée :
— C’est un vrai obsédé, ce type !
— Plus encore qu’vous croiliez, ricane l’Enflure. Si vous voudriez m’indiquer l’ch’min d’vos appartements, belle princesse, vous risquez d’paumer l’contrôle de vot self en moins de jouge.
M. Blanc entend de loin un bruit de meute. Il ralentit. Le chemin, une piste, plutôt, tracée à travers la forêt, décrit une courbe autour d’un petit lac aux eaux d’un gris plombé prises par le gel. La maison de rondins s’inscrit dans un bout de clairière. Ma cabane au Canada ! C’est bon, de temps à autre, d’être confronté à des chromos ; rassurant ! Qu’à force de baguenauder dans le cosmique on a besoin de se réchauffer aux idées reçues.
Des chiens de tout poil (si je puis dire) tourniquent autour de la construction : des forts, des petits, des jaunes, des noirs, des blancs, des qu’ont des crocs infernaux, des qu’ont les yeux rouges, des qu’ont les yeux vairons, des а queue, des sans queue, des qu’ont les oreilles droites et des qui les ont pendantes. Et tout ça aboie à vous en déchirer les tympans. Les gentils de nature suivent l’exemple des féroces, comme chez les humains.
Bien que prévenu, Jérémie se sent tout intimidé. Il ne pensait pas que les chiens fussent aussi nombreux, ni aussi rébarbatifs. Lui, d’ordinaire entretient de bons rapports avec la gent canine, comme disent les écrivains qu’ont du talent à se chier dans le froc ! Malgré son odeur de Noir que les clébards occidentaux dénoncent à grandes gueulées, il sait leur parler, les calmer de son calme, les séduire par sa gentillesse. Mais là ! ô putain du ciel ! ils sont trop nombreux. Combien ? Aussi dur à dénombrer qu’une couvée de poussins.
Alors il stoppe la jeep à quelques mètres de l’entrée et klaxonne. La lourde s’ouvre et un curieux type s’inscrit dans l’encadrement. Un géant à la tignasse blanche qui ressemble au regretté Lee Marvin. Il porte un pantalon de velours et quinze pulls superposés, tellement en haillons qu’il les lui faut tous pour en reconstituer un et qu’on ne voie plus sa peau. Il toise Jérémie d’un air pas heureux, puis, constatant sa négritude, un vague sourire troue sa barbe profuse.
— Salut, mon gars ! lance-t-il. Qu’est-ce que tu fous dans ce pays maudit ?
— J’aimerais vous parler, répond M. Blanchouillard.
— Comment sais-tu que j’existe ?
— Par la patronne du bar de l’héliport.
— Ah ! la Marie-Dondon !
Il s’avance vers le véhicule en apaisant du geste et de la voix les ardeurs belliqueuses de sa meute.
Le père Lendeuillé ouvre lui-même la portière à l’arrivant. Puis lui tend une main qui pourrait servir de store à un hublot d’avion.
— D’où viens-tu, fiston ?
— De Paris !
— Ne me dis pas que tu es né au Parc Monceau !
— J’ai vu le jour sur les rives du fleuve Sénégal.
— Alors, tu es musulman ?
— Non, mon père, catholique.
— Catholique-paganiste ! rigole le grand vieillard, je connais !
— Est-ce important ? demande Jérémie avec innocence.
L’autre lui claque le dos.
— Ce qui est important, c’est de laisser sa chance à Dieu, fiston. La place du pauvre, comme aux tables d’autrefois.
Il l’entraîne dans sa cabane. Jérémie marche le fion serré à cause des dix-huit museaux mécontents qui se collent à ses jambes et à son fignedé. A l’intérieur de la masure, une chienne qui vient de mettre bas allaite ses chiots. Un poêle de fonte rafistolé, des caisses, un amas de peaux, des bidons de toutes sortes, un tableau représentant Jésus en plein chemin de croix, un placard sans porte débordant de toutes sortes de denrées plus ou moins alimentaires. Et puis un fauteuil et deux tabourets. Jérémie prend conscience de ce pauvre capharnaüm. Quelque chose le surprend qu’il ne sait pas définir d’emblée, mais ça y est, ça lui vient la musique ! La grande. Dans son bled, on est davantage porté sur le tam-tam que sur la Cinquième mais il est suffisamment cultivé, musicalement, pour identifier du Bach !
Les flots d’harmonie sortent d’un énorme radiocassette fixé au mur par deux grosses chevilles de bois. Le père Lendeuillé surprend son regard et va stopper la cassette.
— Tu veux un coup de rhum, fiston ? C’est une marotte que j’ai rapportée des Antilles.
Jérémie comprend qu’il désobligerait son hôte en refusant. Le père lui verse un demi-verre d’un liquide ambré dont rien que l’odeur chavire l’estomac de M. Blanc qui n’aime pas l’alcool. Ils trinquent en force, à en briser les godets.
— Vas-y, fiston, je t’écoute.
Le vieux ramasse un chiot qui a abandonné sa mamelle vide et le tient contre soi, dans la touffeur des pulls superposés.
Alors, mis en confiance et avec beaucoup de clarté, M. Blanc narre par le menu les événements récents. Il n’a pas honte de rapporter les paroles du beau-père sorcier. Il exprime sa conviction que leur ami San-Antonio vit encore et qu’il est en péril, quelque part dans un lieu escarpé du Grand Nord. Il fait part de ses propres déductions. La voix est grave, le débit sobre, l’éloquence assurée. Le père Lendeuillé écoute en reversant une giclée de rhum dans son glass avant que celui-ci ne soit vide. De temps à autre, il rote, c’est sa seule ponctuation sonore.
A la fin, Jérémie se tait. Le vieillard va chercher un deuxième flacon de rhum dans le placard fourre-tout. M. Blanc en profite pour vider le contenu de son verre dans une botte opportune qui se trouve à son côté. Le père Lendeuillé reprend sa place dans le fauteuil, débouche la nouvelle bouteille avec ses dents.
— Tu as de la chance, fiston, déclare-t-il. A te voir, on comprend tout de suite que le Seigneur t’a à la bonne. Ta gueule est celle d’un « protégé ».
Jérémie sourit d’un bonheur spontané, simple et vrai.
— Sais-tu pourquoi tu as de la chance, fiston ? reprend l’ancien missionnaire.
— Non, avoue Jérémie.
— Tu as de la chance parce que, bien que vivant en ermite — ou probablement à cause de cela —, j’écoute la radio à longueur de journée.
— Vraiment ? fait le Noirpiot parce qu’il ne sait quoi dire de mieux, et que c’est toujours ça.
— Cette histoire d’avion, je l’ai suivie attentivement. J’existe loin de tout, mais je continue de m’intéresser au sort de mes semblables, fiston.
— Par charité chrétienne, mon père ? demande poliment Jérémie.
— Non, fiston, par simple curiosité. ils sont si cons et démunis, et cependant si vaniteux, tous, que leurs heurs et malheurs ne peuvent me laisser indifférent. Pour t’en revenir au vol de la Swissair, dans un bulletin d’informations, on annonce qu’il a cessé d’émettre alors qu’il survolait le Labrador et que des recherches sont entreprises. Et puis, plusieurs heures plus tard, on déclare être toujours sans nouvelles de l’avion. Les recherches se poursuivent. On envisage même que l’appareil désemparé se soit englouti dans quelque baie ou quelque lac. Tard dans la nuit, un très vague communiqué déclare que des ouvriers travaillant à un barrage dans la terre de Baffin auraient entendu le ronron d’un avion, mais le plafond bas ne leur a pas permis de le distinguer. Le lendemain, des vedettes côtières repèrent l’épave au large de Terre-Neuve. L’avion est formellement identifié.
Jérémie se retient de faire remarquer au vieillard que tout cela, il vient de le lui dire lui-même dans son exposé, à la différence près qu’il n’était pas au courant du témoignage des « barragistes ». Le bon père Lendeuillé continue :
— Dix minutes avant que tu ne viennes me voir, fiston, on a signalé aux nouvelles que le mauvais temps sévissait sur l’île Axel Heiberg, la plus septentrionale du Canada, interrompant toute liaison avec le groupe des spécialistes qui sont en train d’y extraire ce nouveau minerai dont j’ai oublié le nom mais qui va révolutionner la technique nucléaire.
Il se tait, l’ancien missionnaire aux quinze pulls dépenaillés et aux dix-neuf chiens enférocés, se sert un nouveau gorgeon de tord-boyaux.
— Je ne t’en redonne plus : tu le jettes, fait le bon vieillard. Et dans mes bottes encore ! Tu ne chies pas la honte, fiston !
A cet instant crucial, M. Blanc regrette d'être noir et de ne pouvoir rougir autant qu’il le souhaiterait. Mais le père Lendeuillé ne s’attarde pas sur ces vétilles.
— On raisonne ? propose-t-il.
Jérémie opine (grosse comme ça !).
— Fiston, pourquoi un avion cesserait-il d’émettre, mais continuerait-il de voler ? Parce que des forbans en ont pris le contrôle, non ?
— Exact, approuve l’inspecteur Blanc.
— Pourquoi des pirates de l’air s’empareraient-ils d’un long-courrier au-dessus du Nord Canada ? Généralement, ils agissent ainsi pour exercer un chantage et opèrent à distance raisonnable d’une terre susceptible de les accueillir, O.K. ? Or, ce genre de pays n’existe pas sur notre continent. Conclusion, il s’agit d’autre chose. T’es bien d’accord, fiston ? D’autre chose !
— Tout à fait, assure vivement Jérémie.
— Là, on va phosphorer dans la fantaisie la plus délirante, mais nous vivons dans un monde où tout existe, où tout se produit, où rien n’est impossible. Supposons que des aventuriers à la solde d’une nation désireuse de s’approprier le minerai de merde dont je te parle (du machinchouette 14 je crois bien, un truc de ce tonneau !) montent une folle opération. Dans un premier temps, ils expédient sur place un commando qui rallie Axel Heiberg avec un zinc privé et qui nettoie la place. Une équipe de mercenaires en armes contre de braves techniciens, ça fait place nette en peu de temps. Le hic, ensuite, c’est pour transporter le minerai. Un petit jet n’y suffit pas. Alors…
— Oui, j’ai compris, assure M. Blanc. Un second commando s’empare d’un vol régulier, en l’occurrence un D.C. 10, commence par neutraliser la radio et se fait conduire dans votre fameuse île. Il a la possibilité de s’y poser ?
— Mon pauvre gars, il s’y trouve des étendues de glace à t’en flanquer le vertige, plates comme la main ! Le commando n° 2 vide les soutes du long-courrier, des bagages qui les emplissent, tandis que le commando n° 1, lui, amène le minerai, lequel doit se trouver dans des conteneurs, car il n’est pas concevable qu’il soit traité sur place.
— Après quoi, l’avion repart, en laissant les passagers sur la banquise ?
— Qu’en feraient-ils puisque le chantage n’est pas leur objectif ? Oh ! ils en auront probablement gardé quelques-uns, pour disposer d’une monnaie d’échange en cas de grabuge.
M. Blanc réfléchit à perdre haleine.
— Deux objections, murmure-t-il.
— Vas-y, fiston !
— Le carburant. Ce n’est pas sur votre île désolée qu’ils auront pu se ravitailler !
— Qu’en sais-tu ? Il y a fatalement une rotation d’avions pour assurer la liaison avec les travailleurs. Il leur faut tout : matériel, nourriture, kérosène. Ta seconde objection ?
— Mon ami San-Antonio, répond doucement Jérémie. Il n’est pas homme à subir un détournement d’avion sans réagir !
— Et qui te dit qu’il n’a pas réagi ?
— S’il avait réagi, il serait mort. Or, mon beau-père le voit en vie.
Lendeuillé sourit avec tendresse et passe sa large pogne dans la chevelure à ressort de M. Blanc.
— Tu obtiendras tout parce que tu as la foi, fiston, assure le défroqué. Le Seigneur ne se lasse pas des hommes comme toi !