JE CONFINE

La neige tombe à gros flacons, comme le dit si ingénument Béru. La lumière de nos phares se perd dans des tourbillons cotonneux. Les balais d’essuie-glace, surmenés, font un bruit agaçant et peu de boulot. Temps à autre, la grosse limousine que nous avons affrétée, grâce aux libéralités pinulciennes, décrit une légère embardée, vite récupérée par le chauffeur. Nous sommes comme dans un salon roulant : velours et acajou. Il y a même un bar — hélas vide — et un minuscule poste de télé — heureusement — débranché.

Notre chauffeur drive à une allure soutenue, compte tenu de la nature du véhicule et des intempéries. On double avec lenteur de lourds convois de camions dont les remorques chassent sur la neige. Les voitures des ponts et chaussées, gyrophares en action, dégagent l’autoroute tant mal que bien.

Au bout d’une plombe de trajet, César fait coulisser la vitre nous séparant du driver pour solliciter une halte-pipi imposée par le muscadet.

Docile, quelques kilomètres plus loin, l’homme se range sur un vaste terre-plein brillamment illuminé, où se dressent un motel avec restaurant et une station d’essence.

— J’ boirerais volontiers un p’tit què’que chose, déclare Bérurier.

Je lui réponds que je n’ai pas envie de plonger dans le froid pour aller affronter des routiers maussades autour d’un comptoir. Je vais mieux, d’accord, mais je n’ai pas récupéré totalement ma santé de jeune fille. M. Blanc partage mon point de vue. Nous sommes bien dans la confortable touffeur de la limousine. Isolés d’un monde pas bandant. On pense, on se poursuit dans une atmosphère indécise d’antichambre. Mais bon, Bérurier, tu l’empêcheras jamais de s’arroser les muqueuses quand il y a de l’alcool à « promiscuité ».

— Une p’tite bibine su’ l’ pouce m’arrangera la gueule de bois dont la morue qu’ j’ai briffée est la cause, affirme-t-il. Un shampooing d’ la glotte, y a qu’ ça !

Il descend patouiller dans la neige à la suite de César Pinaud. Notre chauffeur nous demande poliment si la fumée de sa cigarette nous « nuit ». C’est un bon gros rubicond, avec une tronche absolument ronde et de grands yeux clairs. On lui répond que, du moment que la vitre de séparation est tirée, il peut se carboniser la santé à sa guise.

Alors on retombe dans notre torpeur, M. Blanc et moi.

Au bout d’un instant, il soupire :

— Tu penses à elle ?

— Evidemment, réponds-je. Te rends-tu compte, Jérémie, que je l’ai délibérément entraînée vers la mort !

— Nous ne commandons pas au destin, Antoine, c’est lui qui décide. Nous ne sommes que ses instruments inconscients.

— Je pense aussi à tout ce que j’avais promis à Marie-Marie sans le lui donner jamais ! J’aurai joué à l’homme et à la souris avec elle, pendant toute sa courte vie. Le vilain jeu de l’amour pas tenu, de l’amour mirage… Elle a grandi dans l’espoir que nous deux cela allait exister pour de bon. Elle est devenue femme. Alors la désillusion s’est opérée. Elle a tenté de fuir. D’abord en épousant un petit toubib à la con, mais ce fut un mariage blanc, le mec étant zingué du calbute ; ensuite en se lançant dans une croisade en faveur de l’enfance malheureuse. Sa manière de devenir maman sans homme ! Fumier de moi-même ! Lâche ! Égoïste ! Jouisseur ! Ma maman, ma bite, mon métier ! Sainte Trinité de mon existence de salaud !

— Ne t’accable pas, Antoine. Chacun vit comme il le peut ; ce n’est pas facile. Laisse-moi te dire, moi qui commence à te bien connaître, que tu es un type mieux que pas mal !

Il pose sa main ombre sur la mienne qui disparaît dans le noir. Sa peau est froide. Toujours, les Noirpiots !

Je mate en direction du bar, mais les vitres embuées nous en cachent l’intérieur. Alors la somnolence du chagrin me rebiche. Mon esprit musarde dans la désœvrance de mes méninges en relâchement.

Je suis réveillé en sursaut par une bourrasque de neige.

— Montez, madm’selle, si vous voudrez vous en donner la peine ! M’sieur Pinaud va mett’ vot’ sac dans l’ coff’ ; n’est-ce pas, m’sieur Pinaud ? J’ vous présente deux amis. Ayez pas peur du grand négus : il a d’ grandes dents mais n’a jamais bouffé personne, pas vrai, m’sieur Jérémie ?

« L’ grand pensif dont il se vautre comme un pacha, c’est M’sieur Sanatonio, qui s’ croive I’ plus intelligent d’ent’ nous, n’est-ce pas, m’sieur Sanatonio ? Tenez posez-vous là, mon p’tit cœur, entre moi et Pinaud. »

Nous voyons pénétrer dans le salon mobile une petite jeune fille à la mine délurée, vêtue peu chaudement d’un jean, d’un pull et d’une doudoune brûlée par des incandescences de cigarettes. Elle a un minois rigolard et elle est coiffée très court. Regard noisette, nez à la retroussette agrémenté de taches de rousseur.

— C’te p’tite pêche fait du stop, nous commente le Gros. Un routier dégueulasse l’avait prise d’puis Montréal et voulait qu’elle lui chopine I’ gouvernail d’ profondeur du temps qu’il conduisait ; mais elle a refusesé, pas risquer un accident, av’c c’t’ neige ! V’s êtes bien, ma gosse ? A l’aise, Biaise ? Banco ! D’où c’est-il qu’vous v’nez ? Saint-Jérôme ? Et vous allez à Québec pour faire quoi ? Voir votre grand-mère malade ? Kif l’P’tit Chaperon Rouquinos ? V’s’y portez une galette et un p’tit pot de beurre aussi ? (Il rit fort.) Vous pouviez pas mieux tomber qu’av’c nous aut’, ma gosse. On est les moustiquaires de France, chacun d’nous a ses avantages : M’sieur Pinaud est l’plus riche, M’sieur Sanatonio I’plus mieux élevé, M’sieur Blanc l’plus nègre, et c’est moi qu’j’ai la plus grosse queue, à titre indicatif.

« L’était encore au bar du motel quand on est partis, vot’ routier abjec ? Non ? Dommage, j’y aurais fait une tronche gros comme sa calandre. Moi, des mecs qui prennent une jeune fille en stop soi-disant pour leur rend’ service, et qui cherchent à s’faire essorer l’intime, j’révulse. Faire grimper une gosse à son bord et tenter d’la grimper à son tour, j’dis non ! Vous v’s’app’lez comment t’est-ce ? Louisiana ? C’est joli, ça. Pas banal ! Et en dehors, d’aller voir vot’ grand-mère, vous branlez quoi dans la vie ? Assistante médicale ? Bravo !

« Faites-vous pas d’mouron si vous trouveriez qu’a comme une odeur : c’est M’sieur Jérémie qui fouette un peu l’Noirpiot, en tout bien tout honneur, vu qu’y s’brique l’fion comme un sou neuf ! Mais les Noirs, y schlinguent toujours un peu la ménagerie en sueur. Si vous auriez sommeil, vous pouvez poser vot’ mignonne tronche su’ mon épaule, c’est rembourré. (II rit très fort.) J’avais b’soin d’une bibine, une jolie rencontre telle qu’vous, ça r’met les idées en place. C’t’à vous ce gonflement ou si c’est vot’ pull qui fait des plis ? Vous permettez qu’j’vérifiasse ?

« Charogne ! Ah ! les frères Karamazov, comment qu’y z’ont d’la tenue, Lulu ! On m’avait prév’nu qu’ c’était beau, l’ Canada, mais à c’point, j’pouvais pas conc’voir ! Et pas un pour faire chier l’autre, hein ! Y jouent en double !

« Moi, voiliez-vous, général’ment d’ordinaire j’m’intéresse aux femmes rembourrées. J’raffole les vieilles salingues qu’ont l’ frifri en démolition à force d’avoir morflé du braque. Av’c elles, on sait où on va. Pas d’ pimbêcheries ni d’ temps perdu. C’est tout d’ sute la grosse algarade du mat’las. E’ z’ont plus l’ coeur à simagrer. E’ savent qu’é jouent la montre. Qu’y fait ramoner large, en déguster plein l’pot, d’entrée d’jeu, avant qu’ ça r’tombe. Moi, elles me régalent toujours, les vachasses ! J’les calce cosaque, sans présentations. Je timore jamais ! ça rent’ ou ça rent’ pas ! La littérature de poils, j’la laisse aux mondains comme M’sieur Sanatonio qui fait semblant d’assoupir d’vant vous, mais que, n’empêche, il a bel et bien vos cannes ent’ les siennes, si jeune Mabuse. Pour vous avouer, j’f’rais volontiers une exception en vot’ faveur.

« Donnez vot’ menotte… Elle est encore glacée d’avoir eu froid. Mettez-la lа qu’é s’réchauffe. Une main gelée, pour la récupérer rapidos, y a qu’une braguette d’homme, j’ai remarqué. L’ vrai chauffage central du mec, quoi ! Non, non, laissez-la-z’y ! C’qu’v’ sentez bouger, c’est pas un teckel à poils ras que je planque dans mon bénouze, mais ma camarade Coquette toujours à l’affût d’la mode. Si ça vous amus’rait d’faire l’tour du propriétaire, gênez-vous pas ! Belle bébête, hein ? Oh ! v’s’êtes pas gentille d’vous en aller des doigts comme ça. Ça meublait l’voiliage. Comment ? Qu’est-ce que vous dites ? Qu’j’sus aussi dégueu qu’le routier d’t’à l’heure ? alors là, v’s’êtes méchante, Louisiane. Dégueulasse, j’l’aye jamais été et l’serai jamais. Français, oui, j’ad’mets, dégueulasse, non ! Faut savoir écouter la différence, comme y disent.

« Oh ! bon, v’préférez v’s’asseoir ent’ le Noir et Sana ? Radasse, va ! Traîne-miches ! ça s’fait draguer par l’premier routier v’nu et ça vient vous insulter alors qu’on l’a empêchée d’périr d’froid. Morue ! On m’avait prév’nu qu’les Canadiennes étaient salopes, mais à c’point, si j’eusse pu m’gaffer ! J’sus là, à m’retenir d’loufer par discrétion, et ça va tortiller son cul cont’ çui d’un négro que, plus sombre, même l’encr’ de Chine y arrive pas ! »

Il tire un pet roulé, en se plaçant un peu en biais pour dégager la ligne.

— Y a des situations, dans l’éguesistance, qu’ je peux pas les résumer plus clairement ! affirme l’ulcéré.

Et il s’endort.

La nuit est avancée pour son âge lorsque nous atteignons Québec. Néanmoins, le Château Frontenac brille de tous ses feux car il s’y est donné un grand raout et les derniers invités, blindés sur les bords, s’attardent inutilement en débloquant. Le réceptionniste de nuit nous déniche tant bien que mal, deux chambres à deux lits, vu que l’établissement est presque complet. Pinaud et Béru emménagent (à deux) dans une carrée du troisième, alors que M. Blanc et ma pomme, nous nous partageons une piaule du quatrième.

— Je vais vous faire conduire chez votre grand-mère par le chauffeur, dis-je à la gentille Louisiane.

Elle a des yeux couleur « tout de suite », la môme, qui scintillent joliment à la lumière du hall.

— Elle ferait une crise cardiaque si je débarquais à pareille heure ! assure-t-elle. Elle a le cœur fragile. Vous croyez qu’on me laisserait attendre le petit jour dans l’un des salons de l’hôtel ?

— Hum, c’est pas le genre des palaces, ma petite fille. Je pense que vous aunez meilleur compte de partager notre chambre, en tout bien tout honneur. On trouvera sûrement le moyen de vous confectionner un lit de fortune.

Elle accepte avec empressement. Pas bégueule, la mère ! Son berlingue, si toutefois elle l’a encore, n’a pas l’air d’être placé en tête de ses préoccupations. Bon, on s’installe. Bien sûr, Béru grommelle des insanités à propos de sa stoppeuse. Il aime pas qu’on le prend pour un con, Bébé rose. Il sort les petits culs du feu et c’est d’autres qui les emplâtrent, merci bien toujours les mêmes qui s’la font tirer !

Nous le larguons à son étage et poursuivons notre élévation. Louisiana, dans la limousine pénombreuse, j’avais pas pu constater l’à quel point elle est roulée impec ! Charmante, gracieuse, avec d’adorables fossettes, des duvets blonds exquis, des regards à la fois puérils et magnétiques de petite fille curieuse. On aménage une couche d’appoint sur la moquette, en utilisant les coussins des fauteuils, le dessus-de-lit et une couvrante de renfort dénichée dans un placard.

Pendant qu’on lui bricole ce nid douillet, M’mzelle opère ses ablutions dans la salle de bains. Jérémie et moi, nous nous efforçons de n’y pas prêter attention afin de conserver nos manières civiles. On se prépare au bivouac vaillamment. Moi, j’ai tellement le chagrin atroce de Marie-Marie que je me sens rayé des cadres du radada à vie !

Au bout d’un temps assez long, la mignonnette réapparaît, nue comme une huître dans sa coquille. Superbe ! Je te raconte pas, ça me ferait goder malgré tout ! Des seins de madone, des hanches de violoncelle, un triangle où tu t’engloutirais plus facilement que dans celui des Bermudes ! Et une peau satinée ! Des genoux parfaits, ce qui est rarissime chez les femmes. Généralement, elles clochent par les rotules !

La gosseline fredonne. L’impudeur poussée à ce point rejoint l’innocence. Et alors, tu sais quoi, Eloi ?

Au lieu de s’allonger sur le lit que nous venons de lui construire si savamment, elle se glisse dans le vrai.

— J’espère que je ne vous ai pas trop fait attendre ? murmure-t-elle.

On vacille un peu des claouis, Jérémie et moi. On est pris au dépourvu. Lard ou cochon ? Les regards que nous échangeons ressemblent aux S.O.S. du Titanic, en plus pressants.

— Je prends la salle de bains ! finit par bégayer M. Blanc.

Je t’imite pas son bégaiement par écrit, car ça fait toujours con : tu te crois dans du George Sand, et même pas dans un feuilleton de La Veillée des Chaumières d’avant la 14–18.

Lui faut pas longuet pour se détartrer les nougats et rendre clean les noix de coco lui tenant lieu de burnes. Bon, à ma pomme ! Je me bâcle en quatre minutes vingt.

Lorsque je ressors, je trouve le grand déjà endormi sur le lit de (bonne) fortune. Tu penses, cézigue, l’hérédité l’emporte ! Coucher par terre, il allait pas rater l’occase. Retour aux sources ! Par contre, la Louisiana est dressée sur un coude, superbe dans la clarté ocre de la lampe de chevet, les seins à l’air, l’un de ses fameux genoux (elle en possède deux) sorti de sous le drap. Visiblement, elle m’attend. Mieux : m’espère. Pire : me convoite !

Faut que je me mette à jour avec elle.

— Ecoute, petite, chuchoté-je. Ma fiancée que j’adore vient de disparaître dans un accident d’avion et je me sens absolument inapte pour une partie de trous.

Elle a une moue compatissante.

— C’est terrible, murmure-t-elle. Mais votre vie à vous continue.

— Pour le moment, elle est au point mort.

Insensiblement, elle a dégagé toute sa jambe des couvertures et revoilà son triangle de panne à(septième) ciel ouvert ! Tantale, je déteste. C’est pas digne, comprends-tu ?

« Très bien, me fais-je en aparté, elle m’excite. Je lui saute dessus. La fourre princesse. Grimpe au fade… Metz ensuite, Antoine ? Plus saumâtre sera le réveil et plus molle la chute ! »

Mes yeux tombent (sans dommage) sur le poste téléphonique. Le recours ! La branche à quoi s’accrocher. Saisir le combiné et le tenir fortement. Je consulte mon carnet qui a survécu à l’odyssée. Compose des chiffres sur les touches du cadran. Ça serait des touches de piano, je recomposais une valse de Chopin !

En France, il doit être environ 9 plombes du matin.

— Ici Police judiciaire de Nice, j’écoute.

Une bouffée d’ail malgré le ton un peu rogue. Le gazier qui me répond s’est farci des tomates à la provençale au dîner hier soir, et il lui subsiste des exhalaisons.

— Le commissaire Laviani, je vous prie.

— De la part ?

La Louisiana, c’est une obstinée.

Pendant que j’exprime, assis au bord du lit, elle frotte sa tête linottière contre le peignoir de bain dans lequel je suis drapé. Ses mains m’enserrent la taille voluptueusement. M’est avis qu’elle doit championner, question baizouille. C’est le style de gisquette à faire étinceler son partenaire dans la simplicité, tout résidant dans l’ardeur qu’elle apporte.

— De la part ? s’impatiente mon correspondant.

— Commissaire San-Antonio.

— Quittez pas !

« On ne peut payer l’amour qu’avec l’amour », m’affirmait un vieux Calabrais. L’amour de Marie-Marie, je ne puis le sanctifier qu’en lui étant fidèle. Adieu la bête ! Tout dans le cœur ! Mon âme dans les bras, tel un gamin qu’on évacue du lieu d’un sinistre, je courrai le placer en lieu sûr, hors des funestes atteintes !

— Ecoute, Louisiana, je conçois que cette promiscuité, ajoutée à la fatigue, te mette les nerfs en effervescence. Sois gentille, va turluter le chinois de Jérémie. Tu te rends compte d’un réveil exquis ? Sans bruit tu t’agenouilles devant lui, tu lui extrapoles la membrane et le fais monter en mayonnaise.

— C’est toi qui me plais ! riposte-t-elle.

— Je te dis que je suis hors circuit, petite… Allô ! Alphonse ?

J’ai Laviani en ligne. Tout proche. Le Corsico est pimpant, je devine sa couenne bleue rasée de frais, son regard d’aigle, affligé d’un mignon strabisme convergent, plus coincé que d’ordinaire.

— C’est toi, Antoine ? Ben dis donc, il t’en arrive des fumantes ! Ce que je suis heureux que tu te sois arraché à cette sale affaire ! D’où appelles-tu ?

— Québec ! J’ai besoin de toi.

— Tu es sûr que Québec relève des Alpes-Maritimes ?

Mais je ne suis pas tellement partant pour la débloque.

— Ecoute-moi, Alphonse, Théodore Spiel, expert en philatélie, demeurant à Saint-Paul-de-Vence, ça te dit quelque chose ?

— Pourquoi me poses-tu cette question ?

— Parce que ce type m’intéresse.

II répond sourdement :

— Moi aussi !

— Alors, je t’écoute.

— Explique-toi d’abord.

— Ce serait trop long et le temps presse, mais tu ne perds rien pour attendre. Sache que ce mec est dans le même hôtel que moi en ce moment et qu’il me paraît tremper dans une sombre béchamel.

— C’est un pourri à qui j’aimerais arracher la tête, assure mon confrère.

— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

— Il nous prend pour des cons.

— Peut-être a-t-il ses raisons, ricané-je inopportunément.

Mais Laviani n’a pas de susceptibilité mal placée.

— C’est un mec tout-terrain, affirme-t-il. On le soupçonne de toucher а tout : la came, le trafic des bagnoles de luxe volées, le blanchiment du fric illégal, les faux talbins, tout, je te dis ! Un touche-à-tout de génie. Le Jean Cocteau du crime. Impossible de le coincer. II a un passeport helvétique, bien qu’il soit un mec étrange venu d’ailleurs. Sa véritable identité, c’est le jeu des Sept Erreurs ! Une charade ! Un rébus inextricable. Dix fois on a failli le coincer, dix fois il s’en est sorti avec les excuses de nos services ! Il a des protections en or massif !

— Côté canadien, quelque chose de particulier à signaler ?

— Je n’ai rien appris, mais avec cette charogne ambulante ça ne veut rien dire.

— A quoi ressemble-t-il ?

— Comment ! Tu me dis que vous êtes dans le même hôtel et tu ne le connais pas ?

— Je viens d’arriver.

— La quarantaine. Beau gosse. Bronzé, élégant, le regard ensorceleur. Il couche les gonzesses sur son passage comme un moissonneur les épis de blé. Bagnoles sport. Golf. Yachting ! Tu vois le genre ?

— Je vois. Alphonse, tu vas me rendre un service.

Ça y est ! L’impulsion ! un phénomène purement san-antoniesque. Des décisions prises sans l’ombre d’une réflexion, tout à trac. Ça m’arrive d’où ? L’inspiration ?

— De quoi s’agite-t-il ? demande Laviani avec humour ; car je ne suis pas le seul à en avoir dans la police.

— Tu as déjà eu affaire personnellement à Spiel ?

— Je l’ai rencontré plusieurs fois, en effet.

— Donc, il te connaît ?

— Comme le houblon.

— Parfait. Tu vas l’appeler à l’hôtel Château Frontenac où nous résidons, voici le numéro.

Il prend note.

— Et je lui dis quoi ?

— Que sa Lotus qui se trouve au parking de l’aéroport de Genève vient d’être dynamitée, et que le autorités helvétiques cherchent à le joindre.

— Il ne va pas piger que j’aie son numéro au Canada.

— Dis-lui que tu as su qu’il se trouvait à Québec par un monsieur de sa villa, je crois qu’il s’agit de son dabe, mais reste évasif. Au besoin, s’il te pose trop de questions, coupe la communication.

Je consulte ma montre.

— Appelle-le d’ici une demi-heure, j’ai certaines dispositions à prendre.


Voilà. Entièrement récupéré, ton Antoine. Paré pour l’action.

Je me resaboule vite fait. Jérémie en écrase avec application. La petite Louisiana, déconfite, est assise en tailleuse (en aucun cas elle ne saurait passer pour un tailleur dans la posture où elle se tient et qui révèle le centre géographique de ses charmes) sur le lit, le dos au montant. Elle me considère avec curiosité.

— Vous êtes de la police ?

— Dans les grandes lignes.

— Française ?

— Oui, mais depuis Jacques Cartier nous marchons main dans la main avec la police canadienne.

— Où allez-vous ?

Voilà qu’elle s’est remise а me voussoyer : la considération.

— Si on te le demande, réponds que je ne t’ai rien précisé.

Je sors.

L’immense hôtel, solennel, avec ses boiseries, ses tentures opulentes, ses grandes fenêtres, donne, à cette heure nuiteuse, un sentiment de solitude compassée. Désert et silence ! Seul bruit : le léger cliquetis de l’ascenseur qui me descend.

Dans le hall, c’est le Sahara. Les lumières ont été placées en position « nuit », c’est-à-dire qu’il en subsiste un cinquième environ. Le comptoir de la réception est vide. J’explore les lieux et découvre le central téléphonique. Un préposé dort, renversé dans un fauteuil, la bouche ouverte. C’est un homme chauve, au crâne carré. Ses mains potelées d’honnête homme sont croisées sur son ventre. Près de lui, se trouve une bière entamée et les restes d’un sandwich pain de mie au jambon-moutarde.

J’ouvre la porte vitrée, doucement, mais ça le fait sursauter néanmoins.

— Pardonnez-moi, murmuré-je.

Il me visite la frite et ses yeux s’agrandissent.

— Saperlipopette ![11] dit-il, n’êtes-vous pas celui que les journaux et la télé appellent « Le rescapé d’Axel Heiberg » ?

— Si fait. Bravo, vous êtes bougrement physionomiste.

Il l’admet avec un brave sourire.

— Je vous croyais à l’hôpital de Montréal ? s’étonne-t-il.

— J’en suis sorti, lui apprends-je, n’au cas où il en douterait. Vous connaissez ma profession ?

— Il paraît que vous seriez un as de la Police française ?

— Oh ! un as, n’exagérons rien, disons simplement que je constitue son meilleur élément.

Je lui montre ma carte. Il la regarde avec dévotion, se retient de la baiser comme il le ferait d’une image pieuse, et soupire.

— On vous aime beaucoup au Québec.

— Et moi, je vénère le Québec. C’est l’un des ultimes bastions de la langue française. Vous permettez ?

Du doigt, je consulte la liste des clients. En regard des noms figure le numéro de leur chambre.

Spiel ! Suite 627-28.

— Vous vous prénommez bien Albert ? fais-je au standardiste.

— Non : Cyprien.

— Mande pardon, je confondais avec le mari de ma pédicure. Eh bien, Cyprien, vous voyez ce nom ?

Il regarde, lit « Spiel » opine.

— D’ici cinq minutes, cet homme va recevoir un appel de France.

— Comment le savez-vous ?

— Allons au plus pressé, ami : je sais tout ! Y compris survivre à un détournement d’avion.

Légère tape amicale à sa nuque.

— Lorsque cet homme aura reçu la communication dont je vous parle, il est probable qu’il composera un ou plusieurs appels depuis sa suite.

— Vous croyez ?

— Cyprien, mon grand, je t’ai dit que je savais tout ! Ou presque, car il y a un détail que j’ignore. Est-il possible d’écouter ici, les communications passées depuis une chambre ?

Ça paraît presque l’indigner, une telle question.

— Oh ! non, vous n’y pensez pas !

Je ressors ma carte de police et la lui montre de nouveau. Faut que ça devienne obsessionnel, comprends-tu ? Magique ! Sinon, l’homme oublie à l’instant.

— Si je te disais, Cyprien, que des choses terribles risquent de se produire dans l’hypothèse où je n’interviendrai pas d’urgence, tu me croirais, n’est-ce pas ? Prends ton temps, regarde-moi au fond des yeux, comme notre bon Giscard regardait la France au point de lui flanquer une conjonctivite, et réponds à ma question.

— Oui, je vous crois, fervente le digne Québécois.

— Alors débranche les lignes 627-28 de manière à ce que M. Spiel soit obligé de passer par toi pour obtenir une communication. Il va s’étonner. Tu lui répondras alors que le service des téléphones profite de la nuit pour améliorer le réseau de l’hôtel, mais que la ligne du standard reste en service et qu’il suffit de passer par elle.

Visiblement, je le subjugue, ce chéri.

Il étend la main vers son tableau constellé de trous et de petits clapets, abaisse deux de ces derniers.

— Cyprien, dis-je. Je pense que, par ce simple geste, tu viens de faire beaucoup pour ton pays.

Le plus fort c’est que je suis sincère. Mes pressentiments, tu connais ?

Quand je franchis l’arceau de sécurité pour foncer dans mes impulsiveries, c’est que mon lutin intérieur a pris le relais. Que ma personnalité est en pilotage automatique.

— Vous croyez ? souffle mon nouvel ami, gagné à ma cause jusqu’aux sphincters.

Pour toute réponse, je le prends par l’épaule.

— On m’avait prévenu que les Québécois étaient sympas ; mais sympas à ce point, je crois rêver.

Et alors, pile, le turlu turlute. Cyprien dégoupille la valve d’admission pour se laisser beurrer le tympan. Il écoute et me vote un clin d’œil admiratif.

— Ne quittez pas !

Branche une fiche au 628 (la partie roupillette de la suite).

— Un appel téléphonique en provenance de France, monsieur Spiel.

Il m’interroge du regard pour me demander s’il doit conserver l’écoute. J’opine. Pudique, il me tend le combiné.

Théodore possède une belle voix de basse noble (à moins qu’elle ne soit l’effet du sommeil).

— Ici Théodore Spiel, fait-il.

II prononce « Chpiel ». Mon confrère niçois (ô niçois qui bien y pense) déclare, la voix extrêmement professionnelle :

— Ici le commissaire Laviani, de la Police judiciaire de Nice.

Stupeur du pseudo philatéliste qui déverse des points de suspension, entrecoupés de points d’interrogation comme s’il en pleuvait.

— Comment avez-vous eu mon adresse ? finit-il par béer.

— Par un monsieur de votre villa, âgé m’a-t-il paru. Je suis chargé de vous prévenir, de la part de la police genevoise, que votre voiture que vous aviez laissée au parking de l’aéroport a été plastiquée.

— Ma Lotus ! il s’écrie, le Spiel.

T’as beau être plein d’osier, quand tu es amoureux des tires sport, ça t’arrache le cœur et les couilles d’apprendre qu’on t’a nazé ton beau jouet.

— Il n’en reste qu’une plaque d’immatriculation, appuie méchamment Laviani, pas mécontent de faire chier ce vilain retors. C’est grâce à elle que nous avons pu découvrir que vous étiez le propriétaire de la voiture. Dites-moi, j’ai l’impression que vous avez des ennemis un peu partout, Spiel !

Silence.

— On est sûr que l’attentat s’est exercé sur ma voiture, ou bien a-t-elle été sinistrée lors d’une explosion plus généralisée ?

Un phraseur ! II porte et parle beau. Cherche ses mots, les veut de qualité.

— Non, non, Spiel, c’est bien votre Lotus qu’on a pulvérisée !

Laviani aussi trouve des mots éloquents.

— Des voyous, fait Théo, la voix éteinte.

— Je souhaite pour vous que vous ayez raison, déclare Laviani. Vous rentrez bientôt ?

— D’ici deux ou trois jours.

— Faites attention à vos os, mon cher ! Numérotez-les, on ne sait jamais, des fois que vous subissiez le sort de la Lotus !

Et Laviani raccroche. Bravo ! Il mérite la note maximale. L’autre doit les avoir au caca maintenant. Se perdre en sinistres conjectures. De toute façon, il va réagir dans les minutes qui viennent ! C’est humain. Il ne peut se recoucher et pioncer après une telle nouvelle.

J’attends, crispé, l’œil sur la vaste cadran du merveilleux palace. « Le Château Frontenac » : célebrissimo. Cyprien tortille ses larges meules sur son siège.

— Vous croyez qu’il ?

— Oui, Cyprien. II va te sonner avant que tu aies eu le temps de lire la magnifique Encyclopédie du Canada que vient d’éditer mon ami Alain Stanké.

Drinng !

C’est bien Spiel.

Déjа !

Je flanque une bourrade à Cyprien. II se marre silencieusement. On s’adore déjà, les deux.

Le Théodore, il renaude mochement. Invective que qu’est-ce que c’est que ce travail, on ne peut plus composer un téléphone depuis sa chambre, maintenant ? Le plus réputé hôtel du continent américain ! On se moque, ou bien ?

Mon Cyprien, de plus en plus parfait, récite son compliment : des travaux de réfection nocturnes au central pour que les clients soient mieux servis, plus complètement comblés. On les effectue de nuit afin de moins perturber les usagers, mais il peut obtenir n’importe quel numéro dans le monde grâce aux trois lignes privées de l’hôtel qui, elles, demeurent en service.

Ça calme le nergumène. Il veut dare-dare le huit cents, cent quatre-vingt-huit, mille trois cent trente-trois. Et que ça saute !

— A votre service, monsieur Spiel !

Je fais signe à mon pote Cyprien de composer. Pendant qu’il pianote, je plonge dans l’annuaire téléphonique répertorié par numéros. Celui que Spiel vient de réclamer correspond à un service neurologique de l’hôpital Sainte-Folasse de Québec. Une dame décroche. Spiel lui réclame le docteur Electre Hochok de toute urgerie. Mon sentiment c’est que la préposée de nuit va l’envoyer ramasser des pelosses avec son petit panier d’osier, mais point du tout. Juste elle s’informe de la part de qui est-ce.

— Docteur Théo Dhor ! répond Théodore.

Et bon, le voici en contact auditif avec le médecin demandé, lequel est une doctoresse, comme son prénom pouvait le donner à penser. Et ça donne ceci :

— Pourquoi m’appelez-vous ?

Au lieu de répondre, le zig à la Lotus demande :

— C’est toujours prévu pour tout à l’heure ?

— Nous sommes en pleins préparatifs. Pourquoi ?

— Je n’irai pas vous rejoindre.

— Sans vous l’opération est impossible, vous le savez bien.

— On vient de me téléphoner d’Europe pour m’annoncer qu’on a plastiqué ma voiture dans le parking de l’aéroport de Genève.

Tu crois que la toubibesse Electre Hochok ça lui fait pisser du poivre en grains, cette nouvelle ? Calmos, elle répond :

— Et après ?

— Comment, après ! Vous ne comprenez donc pas que quelqu’un veut me nuire ?

— Ça change quoi, dans le cas présent ? Ne seriez-vous pas en train de perdre les pédales, Théo ? Que des vilains vous cherchent noise en Europe ne peut modifier votre mission au Canada. Vos sales boulots de là-bas vous ont valu des inimitiés, probablement ; mais je suppose qu’ici vous êtes à peu près clean, non ? Venez le plus tôt possible, j’aimerais vous administrer un sédatif avant l’opération. Elle est prévue pour sept heures. Maintenant, vous allez m’excuser, mais le devoir m’appelle.


Y a des gens, pour un oui, un non, ils sont capables de t’entonner la Marseillaise et de te la chanter juste de part en part, sans en rater un couplet. Des vieux surtout, qui firent partie, comme beaucoup de Français, de la manécanterie du Maréchal Pétain, puis, tout de suite après, de celle de Charles de Gaulle. Y a jamais eu mieux que ces deux-là pour marseiller en foule. Je sais des mecs qui sont passés de l’un à l’autre sans s’en apercevoir, tant ils poussaient notre hymne national haut et fort, les yeux clos d’extase patriarde.

En regagnant ma turne, je fredonne l’Allonzenfants d’allégresse. Je suis content de moi. Je confine, y a pas. Au génie. Au sublime ! Je pourrais me mettre devin, un jour, si le foutre me prend. Marc de café et de Bourgogne, tarot, taches d’encre, lancé de sperme, ligne (à haute tension) de la main !

Je m’attends à trouver Louisiana et Jérémie zonés ensemble, mais non ; les choses sont inchangées : le Noirpiot pionce, et la gosse m’attend. C’est le monstre coup de cœur que je lui inspire ! Elle me veut tout cru. Navré de la décevoir. J’eusse aimé laisser un meilleur souvenir de mon passage au Canada. Ça m’aurait comblé que quelques belles se chuchotent mes prouesses, le soir à la chandelle (de remplacement). Qu’elles me perpétuent la légende et aillent dire partout l’à quel point il l’a forte et vibrante, Sana ! Le combien il sait s’en servir pour battre les œufs en neige ! Mais la mort de Marie-Marie, ma petite chérie de toujours, m’émascule.

Je donne une tape sur la joue de Louisiana et une seconde sur son derrière de chérubine.

— Ta grand-mère, je lui dis, a la plus ravissante petite fille du Canada, de Québec à Vancouver.

Elle répond :

— J’ai plus de grand-mère.

— Alors c’est du flan, ta visite chez elle ?

— Ça inspire confiance.

— En réalité, tu viens faire quoi, ici ?

— Chercher du travail. Je commençais à m’ennuyer ferme à Saint-Jérôme.

— C’est vrai que tu es assistante médicale ?

— Tout à fait exact.

— Tu connais, toi, un chirurgien femelle nommée Electre Hochok ?

— Oui, de réputation. Elle a publié des ouvrages sur le cerveau qui font autorité. Elle travaille souvent aux Etats-Unis et donne des conférences dans le monde entier.

— Tu as déjà travaillé dans des hôpitaux ?

— J’y ai fait ma formation.

— Tu serais partante pour m’aider à réaliser un travail assez particulier ?

Elle répond, avec son adorable accent sous cellophane :

— Quand on a le béguin d’un homme, on fait tout ce qu’il désire !

Ils vont encore me traiter de macho, mais j’aime bien qu’une frangine me tienne ce langage !

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