LA CABANE A SUCRE

Moi, je suis comme l’eau : je m’adapte à n’importe quel récipient.

Tous ces gens accourus : clients de l’hôtel, personnel, mariniers, et qui demandent des explications parce qu’ils n’ont pas très bien pigé ce qui venait de se passer, faut leur faire front aimablement, leur fournir des amuse-curiosité. Les gens, c’est pas la vérité qui leur importe, c’est qu’on leur parle.

Ma version, corroborée par Béru est la suivante : j’ai trouvé un voleur dans ma chambre et me suis mis à le courser. L’ayant rattrapé, il m’a flanqué un coup de surin ! (voyez tout ce sang). Aidé de mon ami, j’ai nez en moins continué à le poursuivre. La décarrade s’est poursuivie à bord d’une barque, d’où il a chu. Malgré nos efforts inouïs, le courant a eu raison de lui et le voilà parti au fil du Saint-Laurent.

Ça va, non ? Correct ? Ça correspond ? C’est satisfaisant ? Ils s’en contentent. On me propose une ambulance que je décline. Je montre mon porte-carte lacéré qui m’a sauvé la vie. Une entaille peu profonde au bide, mais la mère et l’enfant sont saufs. Alors y a plus qu’à attendre la police. Pendant ce temps, je vais me faire panser.

Blanc et Pinaud sont sur le qui-vive. En deux ou trois belles phrases bien construites, je les affranchis. En conclusion, je leur indique que Mister Théodore Spiel, enchaîné dans sa salle de bains, est à disposition pour un interrogatoire musclé. Le Gros et moi, on ne peut pas broncher tant que les draupers québecois ne nous auront pas entendus, mais qu’ils ne perdent pas de temps, eux deux ! Cette fois que la collusion entre Spiel et le chef des pirates est prouvée, nous devons faire parler le philatéliste coûte que coûte. Au cas où ils devraient « délivrer » le bonhomme, je prie Béru de leur remettre la clé des cadennes.


C’est Louisiana qui me soigne. Assistante médicale, elle est tout indiquée, non ? Un chasseur (à pied) va à la pharmacie chercher le matériel nécessaire, après quoi elle se met au boulot. Lavage complet de ma partie basse. Nettoyage de la plaie à l’alcool à 90° (appelé plus communément alcool de l’angle droit). You youïe ! Ça te décoiffe les poils occultes ! Avec ses mains de fée qui savent si parfaitement manipuler une bite, elle rapproche les lèvres de la plaie et les maintient soudées par une gaze adhésive stérile, trempée dans un sérum glandothérapique. Ensuite, une large plaque de sparadrap pour coiffer l’ensemble.

Deux perdreaux en uniforme enregistrent nos dépositions tandis qu’elle s’active. Ça les borgnote que nous soyons flics français. Ils ont l’air de trouver la conjoncture un peu surprenante. M’enfin ils laissent à leurs hiérarchiques le soin de tirer des conclusions, et se retirent.

— Tu as mal ? s’inquiète la môme.

— Il me faudra renoncer à la baise jusqu’à ce que ça se cicatrise, m’empressé-je de déclarer.

— Penses-tu ! s’écrie-t-elle.

Elle me démontre qu’en levrette je peux m’exprimer pleinement, sans frotter ma blessure contre un ventre étranger. Elle suggère également la possibilité de limer à la duc d’Aumale, ou en se laissant chevaucher gentiment, style trot anglais dans la forêt viennoise.

En voilà une, vaut mieux être son amant que son époux, j’ai idée, sinon tu fais la pige aux élans des forêts canadoches.

Retour piteux du révérend père Pinaud. Il porte la tête basse et on sent que sa bitoune est également dans le prolongement de sa cravate Hermès.

— Tu as davantage l’air de revenir de Waterloo que d’Austerlitz, noté-je, car j’ai de la culture plein mon sac à dos.

N’étant pas en reste de ce côté-là, César branle son vieux chef, déclenchant une pluie de pellicules rétives aux lotions. On dirait une boule de verre que ça représente un chalet savoyard sous la neige, quand t’agites.

— C’est hélas vrai, reconnaît-il. Waterloo sur toute la ligne !

— Eh bien, il ne nous reste qu’à écouter ce triste récit.

— Ton type était mort lorsque nous l’avons trouvé.

— Pardon ?

— Toujours fixés à la douche par les menottes que voici, mais décédé.

— De quoi ?

— Je crois d’un coup de candélabre en marbre vert ; il y en avait un dans sa baignoire et sa nuque se trouvait extrêmement défoncée !

— Mais qu’est-ce que ?…

Je me tais et me tourne vers Béru. II se tient accroupi devant le petit bar de la chambre, à la recherche de quelque chose à siffler.

Je vais le rejoindre et m’agenouille sur la moquette.

— Béru, soufflé-je, deviendrais-tu cachottier en grossissant ?

Il dit :

— Je croive qu’ j’vais me cogner un’ p’tite bibine av’c un coup de gin d’dans pour la muscler.

— Gros, reprends-je, lancinant comme le remords, c’est de toi, ce chef-d’œuvre ?

II chuchote :

— Quand est-ce v’s’avez z’eu sauté par la f’ nêt’, le vilain et toi, l’autre con s’a mis à pousser des cris d’orvet qu’auraient ameuté tout Québec. J’sus été l’faire taire avant d’m’lancer à ton s’cours. Dans mon hâte, j’ai p’t’êt dы l’ cigogner un peu fort.

— Un peu, oui. Tu deviens nerveux, Alexandre-Benoît, tu ne te contrôles plus.

Pinuche qui a tout pigé déclare :

— On lui a ôté les menottes et on l’a allongé dans la baignoire en plaçant sa nuque contre le rebord. J’ai mis une savonnette mouillée dans le fond, afin de donner à croire qu’il aura glissé en marchant dessus. Bien entendu, j’ai remis le chandelier à sa place sur la commode de la chambre.

— O.K., tout ça me paraît bien. Où est Jérémie ?

— Il m’a dit qu’il voulait contrôler quelque chose, sans préciser de quoi il s’agissait.

Le Gros se prépare un étonnant et détonant mélange, inconnu jusqu’à ce jour : bière, gin, whisky, chartreuse verte, alléguant qu’il a besoin de remontant.

— C’est pas sérieux, soupiré-je.

— T’sais, mon estom’ en a encaissé d’autres !

— C’est pas ton cocktail à la dynamite, mais ton comportement qui n’est pas sérieux. Tu as l’art et la manière de faire de la culture sur brûlis ! T’es le disciple d’Attila ! Désormais, on n’est pas vergifs pour continuer notre marche à la vérité. Tu parles d’une gomme à effacer, tézigue ! le général Montcalm a eu moins de pertes en défendant cette noble ville !

Ronfleur du téléphone. Louisiana décroche.

— C’est Jérémie ! annonce-t-elle.

Elle s’est incorporée mignonnement à notre équipe, la petite donzelle. Elle est au milieu de nous comme une mouche bleue sur un assortiment d’excréments.

Je lui cueille le combiné des doigts. Sa main s’attarde sur la mienne. Je lui plais trop, quoi, faut me faire une raison.

— Dis donc, grand chef, tu peux descendre ? me demanda M. Blanc.

— Pour quoi fiche ?

— Ça pourrait être intéressant.

— J’arrive.

Béru évite de me regarder, contrit jusqu’au slip, il est, le gros éméché.

Pinaud m’escorte d’instinct.

— Et moi ? demande Louisiana.

— Tu surveilles Bérurier, ricané-je, il a ses règles et ça le rend nerveux.


Je découvre Jérémie au milieu du hall, en converse avec un petit homme rougeaud, vêtu d’un grand cuir noir et tenant une casquette d’uniforme sous son bras.

— Je vous présente M. Basile Lemplâtré, dit le Noircicaut. Il est chauffeur de taxi. C’est lui qui a amené ici votre ami au manteau de vigogne.

Tiens donc ! J’adresse un sourire à M. Blanc.

— Tu l’as rencontré où cela ? comme disait M. Pierre Bellemare à l’époque où il nous offrait des « tranches horaires » divertissantes, que depuis lui, c’est plus pareil, moi je trouve.

— Je l’ai rencontré devant l’hôtel où il attendait le retour de son client.

— Esprit de déduction ?

— Tout à fait. Je me suis dit que ton bonhomme n’était pas venu pédestrement au Château Frontenac et qu’il devait avoir une voiture à sa disposition. Après avoir interrogé le portier, j’ai fait la connaissance de monsieur.

Le brave driver demande :

— Vous êtes certains que mon client n’a plus besoin de moi ?

Bon, sa maman ne lui a rien dit, et son petit doigt non plus.

— Absolument certain, réponds-je. Je vous affrète sans le moindre scrupule.

— Et où je vous mène-t-il ?

— A l’endroit où vous avez chargé le monsieur en question. Il vous avait mandé par téléphone ?

— Tout à fait. Il habite dans la banlieue, а Gros-Braquemard.

— Et bien ! allons-y !

Et nous voilà partis. Une neige fine s’est remise à tomber. Tout est fantomatique, ouaté, Québec ressemble à une immense carte de fin d’année. On a envie d’écrire « Joyeux Noël » en strass dans le ciel plombé. La grosse tire américaine produit un bruit feutré en roulant.

— Bravo, Jérémie, murmuré-je, pensif, c’était bien vu. Y a plus grand-chose à t’apprendre dans ce métier.

Il y a un sourire large et blanc comme l’ancien écran panoramique du Gaumont Palace.

— Qu’allons-nous faire à l’adresse de ton pirate ? questionne Pinaud.

— Un malheur, probablement, réponds-je. Maintenant c’est l’hallali, mes amis. Chaque seconde compte. On liquide et on s’en va.

Et je retombe en méditation.

Ma prostration inquiète mes amis.

— A quoi penses-tu ? demande Jérémie.

— A Genève.

— Très jolie ville, souscrit César. Sa rade, son jet d’eau, son Davidoif. Je ne fume que des Boyard, mais j’aime les acheter chez Davidoif, il me semble qu’elles sont meilleures.

— Quoi, Genève ? pousse le Noirpiot, impatient.

— Ç’a été le point de départ. J’y suis allé, Spiel aussi, le pirate et ses sbires également, ainsi qu’un mec des services secrets canadiens, le pauvre Aloïs Laubergiste dont j’ai malmené les bourses dans un réflexe de jalousie. Je cherche le lien entre ces différentes gens. Je suppose que ça devait être le général Chapedelin…

Ma voix tombe. Je ne veux plus que mes deux potes me questionnent. Un gros turbin de mise en place s’effectue dans mes méninges ; j’ai besoin de recueillement pour agencer les idées qui me viennent.

J’essaie de trouver le cheminement de tout ça. Admettons que le dénominateur commun soit en effet le défunt général Chapedelin… Oui, admettons. Ce mec fait de l’ombre au conseiller du Premier ministre, le dénommé Sébastien Branlomanche. Au point que l’autre — qui n’est pas étouffé par les scrupules — décide de le faire trucider. Il se met en rapport avec un coquin de haut vol (si je puis dire) qu’il a connu et pratiqué jadis, en l’occurrence Théodore Spiel. Spiel lui arrange l’équarrissage. Mort du général. Aloïs qui n’a pu le prévenir, découvre alors un élément qui l’induit à se précipiter à Genève. Mais que faisait-il au congrès des groupements charismatiques ? Surveillait-il quelqu’un ? Mystère. Aussitôt après la séance, il fait comme moi : s’embarque pour Montréal. Etait-ce moi qu’il filait ? Non, idiot, puisqu’il se trouvait déjà dans la salle du congrès lorsque je m’y suis présenté ! N’empêche qu’il a pris ce vol avec nous. Un vol à bord duquel tout était prêt pour une opération de détournement. Avait-il eu vent de la chose ? Si oui, il aurait prévenu les autorités suisses au lieu de courir un tel risque et de le faire courir à deux cents et quelques personnes !

Spiel, de son côté, avait pris l’avion de la veille. Etait-il en cheville avec l’homme aux tempes grises ? Probablement, puisque celui-ci est venu lui rendre visite à son hôtel ce matin.

— Ecoute… commence Pinaud.

— Non ! refoulé-je, je pense !

Il la verrouille illico, décide de s’allumer une cousue. Les Boyard, quoi qu’il en dise, c’est nouveau. Avant c’était des Gitane mais, voire d’humbles Gauloise…

Son opération, à l’homme aux tempes grises, était en chemin depuis lurette. L’équipe de pionniers envoyée à Axel Heiberg, c’est pas en quarante-huit heures qu’on l’a recrutée, et acheminée sur cette île de fin du monde. Donc, ça…

Attends ! Une giclée électrique m’a traversé le bulbe. Un éclair de précomprenette. Putain, j’hume le poteau rose ! Une hypothèse (d’école, comme ça leur prend de dire, tous ces cons, depuis quelque temps : la mode du parler glandu ; je les hais ! enfin presque).

Je développe. Suis-moi bien, je répéterai pas. Et peut-être même n’irai-je pas jusqu’au terme de mon raisonnement. C’est comme une bandaison : il suffit d’une mauvaise pensée pour la dissiper. Bon, alors je vois un truc comme ça… Vive m’sieur le médium ! А propos de l’opération du filliouz 14 expansé, suppose que M. le conseiller politique Branlomanche ait trempé dans le coup ! Voire qu’il en soit l’instigateur. Une affaire fabuleuse dont cette crapule retirera une goinfrade commak.

Mais il a dû commettre une imprudence et, depuis l’Europe le général Chapedelin a la puce à l’oreille. Il pose à Branlomanche des questions qui font froid aux noix à celui-ci. Tout risque de foirer. Il va falloir zinguer Chapedelin. La logique voudrait qu’il prévienne les organisateurs de l’opération Axel Heiberg. Seulement il se dit qu’une telle nouvelle risque de faire capoter le projet car ses partenaires prendront peur et renonceront. Alors il s’adresse ailleurs. A Spiel, ce bon vieux forban de Spiel, avec qui il a commis de juteuses arnaqueries à Saigon. Jamais mettre ses mains au même panier ! Ses fers au même feu, sa bite dans le même cul ! VOUAI !

J’ai dû lancer à pleine gorge ce cri de victoire car non seulement mes deux aminches réagissent, mais le chauffeur fait un écart pareil à celui du cheval au père d’Hugo quand ce saligaud d’Espanche en déroute lui a défouraillé dessus au lieu de prendre la gourde que lui tendait son hussard fidèle.

— Vouai ! n’hésité-je pas à répéter, manière de confirmer mon allégresse.

Je tiens la vérité. Je la reconnais. La renifle comme j’identifie un pet de Bérurier dans la foule.

— Ça s’est passé tel que je dis. M’sieur le grand conseiller a demandé la peau du général. Spiel, une chose de cette importance, il s’est dit que ça n’avait pas de prix. Avant d’organiser la mise à mort, il cherche ce qu’il peut tirer du marché. J’ignore les contacts qu’il a pu prendre, ni avec qui, mais il appert (de ce que tu voudras : de boucles d’oreilles, de chaussettes, de couilles, de manches, etc.) qu’on a dû lui filer un billet gagnant de la tombola pour qu’il aide à conditionner Branlomanche à propos de l’enregistreur.

— Te voilà reparti, observe Pinaud, toujours attentif aux autres.

Je lui chasse de la main l’importunance[13]. Je suis en train de me dire que si Branlomanche a bien agi comme je viens de le définir, il est stupide en conséquence de penser que Tempes Grises le pirate et Spiel se connaissaient. Seulement, mon joli praliné surfin, s’ils s’ignoraient, qu’est-ce que l’homme au pardingue de vigogne est venu foutre ce morninge dans la chambre de Spiel ?

— Voilà, vous êtes à destination ! annonce le chauffeur.


On regarde l’endroit.

Moi, pour tout t’exprimer, je pensais parvenir à une maison confortable. J’imaginais la résidence de classe, à colonnes et perron. En fait, nous sommes stoppés devant une construction basse, très pittoresque, mi-bois, mi-pierre, dont la cheminée dégage une épaisse fumée noire.

— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je au chauffeur.

Basile Lemplâtré déclare :

— Une cabane à sucre.

— Je vous demande pardon ?

— Oui, une cabane à sucre, réitère-t-il.

Et le digne homme m’explique que c’est ici qu’on fabrique le fameux sirop d’érable résultant de la récolte de la sève des érables sucriers. On incise l’arbre, on plante un tube dans la blessure et on suspend un godet au bout du tuyau pour recueillir le généreux liquide. On apporte ensuite la sève jusqu’à ces cabanes à sucre. Là, elle est versée dans d’énormes chaudrons placés sur des feux de bois. Après plusieurs jours d’ébullition on obtient ce léger sirop couleur d’ambre au goût délectable. Le rapport pouvant exister entre un aventurier sans vergogne et une cabane à sucre du Québec, franchement, de prime abord, je le vois mal.

— Vous êtes bien certain que c’était ici, insisté-je.

— Comme je vous vois ! Au sirop magique, on m’avait indiqué ; vous pouvez vérifier, c’est écrit au-dessus de la porte et aussi sur mon carnet de bord.

— On y va tous ? demande Jérémie.

— Non, restez en couverture, je m’y rends seul.


Cette taule artisanale a tout pour inspirer la rassurance. Elle est pimpante et dégage une odeur appétissante. Tu regrettes de ne pas être japonais pour la photographier sur toutes les coutures. J’entre. Ô merveille, un carillon composé de trois sonnettes aux timbres différents est fixé à la lourde. Gling gling glong. Very joli. Joyeux.

Je découvre un vaste local assez bas de plaftard où trois énormes chaudrons de cuivre confient leurs énormes culs aux flammes d’un enfer débonnaire. Des effluves de caramel et de forêt emplissent cet antre d’alchimiste-confiseur. Des bidons carrés sont empilés dans l’autre partie de la pièce. Face à la porte d’entrée, une lourde, coulissante, vitrée avec des culs de bouteille verts.

Un énorme chat castré, gris cendre (évidemment) se prélasse sur le sol, à faible distance des foyers. Il prend un pied terrible, malgré l’ablation de ses amygdales sud. Dans le fond, eunuque c’est une position enviable. La membrane farceuse ne te préoccupe plus. T'es rien qu’à toi. Tu te disposes totalement ! C’est cela la vraie jouissance !

Mais enfin, brèfle : quand on a des burnes, faut faire avec ! Moi, voilà plusieurs décades que je me résigne, en stoïcien pur fruit !

Quelques instants passent. Je ne perçois que le bruit d’ébullition du sirop dans les chaudrons. Et puis une femme fait coulisser la porte vitrée. Du genre pachyderme ou cétacé. Enorme, avec des jambes dont la circonférence dépasse de loin celle de ma taille. Quand elle arque ça fait un bruit de sacs de blé traînés sur un plancher. Le ventre, je te raconte pas. Si un jour elle nécessite une autopsie, les légistes auront l’impression de s’attaquer au tunnel sous la Manche. La trogne est en cascades, velue désagréablement, rougeaude, un peu scrofuleuse en passant. Elle a une coiffure extravagante : en tas de foin, surmontée de deux peignes aux dents voraces, piqués comme des fourches. A part ça, elle louche à s’en faire péter les joints de culasse des orbites, derrière des lunettes à ce point épaisses que leurs verres semblent avoir été taillés dans un bloc de glace.

— Vous daiisirrrrez ? elle grommelle, en souhaitant vraisemblablement que mes aspirations soient modestes.

— Vous mettez des lunettes spéciales pour lire, chère madame ? m’enquiers-je.

— Non, pourrrrquoué ?

— En ce cas vous pouvez prendre connaissance de ce qu’il y a d’écrit sur cette carte ?

Elle chope ma brémouze et la pose sur la pointe de son nez (qui, à vrai dire n’en comporte pas, tant il est large).

— Po… li… ce ! récite-t-elle.

— Bravo, complimenté-je, vous avez gagné !

J’enfouille ce précieux document sous plastique.

— Ce matin, un homme aux tempes grises, portant une casquette à carreaux et un pardessus beige a appelé un taxi depuis votre établissement ; vous vous en souvenez ?

— Non.

— Madame, je suis en mesure de prouver ce que j’avance, alors à quoi bon nier ?

Elle ouvre sa bouche. Y a des brèches dans sa denture. Sa gueule est pareille à une rue sinistrée à laquelle manquent des immeubles.

— Moi, je ne sais rien, faut que j’aille demander au fils ! fit-elle.

— Excellente décision, approuvé-je.

La voilà repartie. Mon guignol tait du trampoline, comme tout à l’heure au moment de retrouver Tempes Grises. L’état d’alerte. Dispositif number ouane ! Ça ne sent pas seulement la mélasse d’érable, dans cette taule, ça fouette également l’autre !

Deux fenêtres éclairent l’étrange local. Je vais ouvrir l’une d’elles, que tant pis pour le froid mordant du dehors, les foyers en ronflade le combattront. J’aperçois Jérémie, non loin, derrière la guinde stationnée. Lui adresse un signe qui signifie : gaffe !

II opine.

La lourde coulissante se rouvre sur un bizarre individu presque bossu. Plus exactement, il a la tête entre ses épaules très remontées. II porte un épais blouson doublé de mouton qui n’arrange pas son problo. Contrairement à sa mother, il est plutôt maigre, le cheveu noir tombant en aile de corbaque. Le nez long et plongeant, au point qu’il pourrait le gober avec sa lèvre inférieure s’il s’y exerçait.

— Ma mère n’a pas bien compris, dit-il d’une voix éraillée, qu’est-ce que vous désirez ?

Je rechante mon couplet du monsieur comme ci, comme ça, qui a demandé un taxi depuis la cabane.

— C’est exact, dit-il.

— Vous le connaissez ?

— Pas du tout.

— Que faisait-il chez vous ?

— Il est venu acheter du sirop.

Moi, j’en ai entendu des savoureuses, bien souvent, mais de cette nature, encore jamais ! Tu imagines Tempes Grises venant faire l’emplette de sirop d’érable avant de rendre visite à Spiel avec un pistolet dernier cri dans sa poche ?

— Il en a pris beaucoup ?

— Deux gallons.

— Et il vous a demandé d’appeler un taxi ?

— Oui, pourquoi ?

— Il est arrivé comment, chez vous ?

— Je n’en sais rien, sans doute habite-t-il le quartier ?

— Vous l’aviez déjà vu ?

— Non, jamais.

— Il est parti avec ses deux galions de sirop d’érable ?

— Oui, puisqu’il les avait achetés.

— Il est monté dans le taxi avec les deux bidons ?

— Je suppose.

Je dégaine la rapière (vide, mais qui le sait en dehors de moi ?) prise à Tempes Grises.

— J’aimerais visiter votre maison, dis-je.

Le bosco rebiffe :

— De quel droit ?

— La raison du plus fort est toujours la meilleure. Montrez-moi les lieux, l’ami, et cessez de me prendre pour un con. Je suis dans un jour à me livrer aux pires fantaisies !

Il déchiffre mon regard implacable et se soumet.

— Venez, soupire-t-il.

Nous franchissons le seuil d’une salle plus vaste que le local de traitement. La pièce commune. Très commune. Beaucoup de hardes et du mobilier sans goût ni grâce. La grosse éléphantiasée confectionne un ragoût de porc qui renifle plutôt bon.

Je traverse la pièce pour gagner les deux lourdes du fond. Celle de droite donne dans une chambre rudimentaire.

Au moment où je passe celle de gauche, j’ai juste le temps de constater qu’elle aussi donne accès à une chambre. Ma vue se brouille aussitôt car je viens de prendre un coup de je ne sais quoi en pleine figure. Batte de base-ball, tu vois ? Ou assimilé. Du gros contondant actionné latéralement. Je l’ai dérouillé en plein front et, crois-moi ou va te faire mettre, mais « j’entends » le bruit de l’impact. Ô honte : c’est un bruit creux. Me voici faiblard comme un limaceau frais sorti du ventre maternel. Je mets un genou en terre à la manière des preux chevaliers qui se faisaient sacrer connards d’élite par leur Suze (cassis) rain.

Dans un flou qui n’a rien d’artistique, je vois un surgissant lever une tringle de fer, non plus horizontalement, mais verticalement. Je roule sur le côté. Le choc me prend à la hanche et me coupe le souffle. C’est ma fête aujourd’hui. Le fabricant de sirop profite de ce que je n’ai pas l’air frais pour me savater la gueule. Trente-sept chandelles ! Comme pour les roses : toujours un nombre impair. J’obstine à demeurer lucide, mais franchement, le temps se gâte.

Qu’heureusement, le chevalier Blanc surgit. J’avais bien fait de l’avertir de mon pressentiment. Il est venu écouter, près de la fenêtre ouverte, s’est introduit dans la maison par cette voie plus discrète que la porte à sonnailles. Et il bondit comme une tornade noire, Jérémie ! De la hargne, il en revendrait à un gladiateur romain, ce bon bougre ! Tu verrais la manière qu’il arrache la tringle au voyou d’agresseur ! Puis lui en administre une infusion brûlante : vlan ! rran ! tchoc ! et boum ! pour terminer.

Il enchaîne avec le presque bossu qu’il cueille d’un coup de saton dans ses précieuses ridicules ! Qu’il en est noir de douleur, le zigoto au blouson fourré ! Ce ménage, ma doué ! Le temps de compter six, pas davantage.

— Ça boume, Antoine ? demande le natif du Sénégal.

— Presque ! Mais je crois bien avoir une dent cassée !

— Je t’en achèterai une en or, ricane l’invincible.

— Ça se fait plus que dans ton village, mec. Désormais on travaille dans une sorte de porcelaine plus vraie que la vraie !

Le zig estourbi, faut que je dise : il a son compte. Dans sa furia, Jéjé lui a écrasé le larynx, y compris le cartilage cricoïde, et le gonzier défunte, par étouffement accéléré.

— Je le reconnais, assuré-je, c’était le chef de l’expédition d’Axel Heiberg, celle qui s’est pointée avec les engins à chenilles. Je l’ai vu mitrailler froidement des Esquimaux.

— Le facteur sonne toujours deux fois, récite M. Blanc en guise d’oraison funèbre (l’oraison du plus fort est toujours la meilleure, me disait Jean).

La grosse vieille aux besicles en hublots de batyscaphe chougnasse devant son ragoût qu’elle continue de trouiller machinalement. Elle marmonne comme quoi tout ça ne lui disait rien de bon. Elle savait que ça humait le vilain caca. Elle le répétait « au » fils. Mais ce con n’a jamais su résister à l’appât du gain.

Elle psalmodie ensuite des « Qu’est-ce qu’on va devenir ? »

Moi, pendant ce temps, je vais me passer la frite à l’eau froide sur son évier. Je me le rappellerai, le Canada ! Dis donc, faut pas oublier son Rasurel quand on vient ici. Mettre son gilet pare-balles, pour les soirées fraîches. Se capitonner le cigare à moustaches. Jérémie vient d’empoigner « le » fils par les revers de son blouson.

— C’est maintenant qu’il va falloir tout nous raconter ! fait le Noirpioche. J’espère que tu en es convaincu ?

L’autre paraît égaré. Il a les lèvres montées sur ressort, le regard yoyoteur.

Pinaud survient un jour, qui cherchait aventure.

Il dit :

— Mes amis, le compteur tourne. En avez-vous encore pour longtemps ?

Deviendrait-il ladre, notre commanditaire ?

— A partir de maintenant la course est pour moi, le rassuré-je.

Le fabricant de sirop glagate de plus en plus.

— Mon ami t’a posé une question, interviens-je. Tu as trois secondes pour y répondre, sinon je te flanque la tête la première dans l’un de tes chaudrons.

— Je… j’ai voulu lui rendre service, fait-il en montrant le cher défunt qui tient beaucoup de place sur le plancher (tous les morts, quand ils ne se trouvent pas dans leur lit, sont des duc de Guise encombrants).

— Pourquoi lui rendre service ?

— C’est mon cousin !

— Le fils de mon pauvre frère, précise la grosse myoparde qui continue de tourner sa cuiller de bois dans le ragoût de lard d’un geste inconscient.

Pinaud renifle la marmite où mijote la chose.

— Je me suis laissé dire que vous mangiez cela avec des haricots et que vous arrosiez le tout de sirop d’érable ? interroge-t-il.

— Oui, c’est vrai, confirme la grosse ogresse.

— Au plan calorique ce doit être très riche ? objecte le vioque.

Il reglisse doucement dans la semoule d’où l’argent, gagné à flots, l’avait passagèrement sorti. Mais la nature reprend toujours ses imprescriptibles droits !

— On a besoin de combattre le froid, par ici, justifie la vachasse.

Marrant, cette discussion culinaire en présence d’un mort, et alors que la posture de ces deux personnages est assez angoissante.

— Quel service avez-vous rendu à votre cousin ?

— On l’a hébergé avec son ami Manson.

Manson ! Tempes Grises s’appelait (ou se faisait appeler) Manson. Faut venir dans cette « cabane à sucre » pour l’apprendre !

— Pourquoi n’habitaient-ils pas l’hôtel ?

— Ils avaient des problèmes et ne voulaient pas attirer l’attention.

— Ils étaient chez vous depuis longtemps ?

— Deux jours.

— Ils y faisaient quoi ?

— Rien. Manson téléphonait beaucoup.

— Ils vous ont expliqué pourquoi ils devaient se cacher ?

— Non.

— Vous n’êtes pas curieux. Je suppose que vous avez dû palper un paquet de fric, non ?

Il ne répond rien.

Moi, il ne me satisfait pas pleinement, ce vilain bougre. A cause du sale coup de latte qu’il m’a placé dans le maxillaire et qui va m’obliger à aller bâiller grand chez mon dentiste, chose que j’abomine. Tu sais comme je suis psychologue ? Si tu ne l’es pas, faut pas te faire médecin ou flic, sinon tu t’écrases. Ce gonzier, il est en train de tirer des calculs dans sa vilaine tronche. De peser le pour et le contre. Bref, il nous nique à sa manière.

— Allons dans le local а côté, décidé-je. Pinaud, tiens compagnie à madame, je suis convaincu qu’elle a d’autres recettes québécoises à te confier.

Une fois près des chaudrons odorants, j’écarte le blouson « du » fils et lui ôte sa ceinture. M’en sers pour lui maintenir les mains liées dans le dos.

— Cher siropteur, l’attaqué-je, je ne suis pas content de vous. Vous nous cachez des choses, ou du moins « quelque chose ». Vous hésitez à parler et nous perdons un temps précieux. Vous avez entendu mon vieil ami, à l’instant ? Le compteur du taxi tourne !

Pendant que j’exprime, je vais chercher deux tabourets de bois que j’approche d’un des trois chaudrons. Un signe à M. Blanc ; il avait déjà pigé. Nous nous saisissons du vilain en le prenant chacun par un bras et une jambe. L’élevons à la hauteur de la marmite infernale. La chaleur qu’elle dégage est folle, on se croit devenus soutiers à bord d’un vieux steamer de jadis.

— Vous parlez illico, ou c’est la tête dans la soupe, mon ami ! avertis-je.

— Non, non ! il s’affole.

— J’écoute.

— Le cousin et son ami m’ont amené un agent secret à garder !

— Un agent secret ?

Tiens, voilà du nouveau. On tombe de « charrette en syllabe », comme dit Alexandre-Benoît.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ! fais-je.

— Ils l’ont capturé et le gardent comme otage pour s’ils avaient des ennuis.

— Et où est-il cet agent se…

Pas le temps d’achever ma phrase. Ce turbin, mamma mia ! M’agine-toi que le pantalon du zigoto, inretenu puisqu’il n’a plus de ceinture, nous reste dans les pognes, et le gus glisse à l’intérieur de son grimpant. Son poids est trop élevé pur qu’on ait le réflexe de le retenir avec une seule paluche et le malheureux va déguster son sirop en ébullition. Oh ! je te rassure, on le rattrape d’urgence ; mais sa frite est entrée en contact avec la sève en réduction. Il beugle comme un perdu ! Je le comprends étant ouvert aux vicissitudes de mes semblables. On le dépose sur le sol ! On court à la cuistance quérir une serviette et de l’huile. Est-ce une heureuse thérapie ? L’avenir le lui dira. Sa mammy joint ses hurlements à ceux du rejeton. Je calme le jeu de mon mieux en disant qu’on va transporter le pauvre gars à l’hosto ! Pinuche téléphone à des ambulations. Un accident ! Le mec touillait son putain de sirop. Le tabouret a ripé ! On n’aurait pas été présents pour le sortir de sa marmite, c’était la mort rassurée (comme dit toujours le Gros).

Le temps urge. Je prends la mère entre seize z’yeux (avec des verres comme elle en porte, tu peux multiplier par quatre).

— Où est le prisonnier ? Vite !

— Quel prisonnier ?

— Pas d’histoires, « le » fils m’a avoué que vous cachiez un agent secret.

Elle fait : « Oh ! oui ». Comme si elle venait juste d’y repenser.

— Dans la chambre du fils, sous le lit, il y a un trappon, révèle la vioque.

On se catapulte, M. Blanc et ma pomme et on dégage en force le plumard. Effectivement, une trappe apparaît, qu’on soulève grâce à son anneau de fer.

Une échelle plonge dans le noir.

— Il faudrait de la lumière ! déclare Jérémie.

II demande une lampe à la maman éplorée, laquelle lui indique une énorme loupiote à pile, de teinte orange, avec un faisceau de D.C.A. Ladite doit servir à éclairer le caveau, quand ils descendent, je suppose.

Nous dévalons. L’endroit est exigu : deux mètres sur trois à peine. Le mobilier, je t’en fais cadeau : un tas de paille avec une couverture et un seau hygiénique ancien modèle. Une forme gît sur la paille, entortillée dans la couvrante car il fait un froid d’enfer laguche. La frime de l’agent disparaît sous deux larges plaques de sparadrap : l’une pour l’aveugler, l’autre pour lui fermer la bouche.

Le pauvre mec doit être saucissonné car il reste foncièrement immobile.

Je m’agenouille auprès de lui.

— Eclaire-le, Noirpiot, je vais lui arracher ce bordel. Comment peut-il respirer ! C’est à peine si on lui a laissé une narine de libre.

Je dis au prisonnier :

— Serrez les dents, mon vieux, je vais arracher ces bandes d’un coup sec, c’est ce qui fait le moins souffrir.

J’empare le sparadrap couvrant les yeux, et rrran ! Ensuite, celui qui masque la bouche, et rran !

Puis je demeure sans voix. Sans réaction. Sans pensée. C’est vide et blanc sous ma coiffe.

— Je savais que tu finirais par arriver, me dit Marie-Marie.

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