MERCI D’ÊTRE VELU !

— Qu’est-ce y dit ? demande Bérurier qui, bien qu’étant persuadé du contraire, n’entend pas l’anglais.

— Que nous sommes des enculés ! traduit M. Blanc.

— Et si j’y filais un kilo avec os dans la gueule, on d’viendrerait quoi-ce ?

— Des morts, répond Jérémie, car il perdrait connaissance et l’hélico chuterait comme une merde d’oiseau.

Convaincu par la justesse de ce raisonnement sans faille, le Gros grommeluche :

— Et pourquoi c’te tronche de paf nous traite-t-il-t-elle d’enculés ?

— II dit que ce que nous faisons est fou !

— Et pourquoi qu’il a accepté, si c’est si dingue ? Parce que Mister Pinuche y a filé un paquet d’osier si monumental que ce nœud volant va pouvoir s’monter toute une compagnie de coléoptères en r’v’nant.

L’autre continue de maugréer, voire de vitupérer.

— Qu’est-ce y dit ? renouvelle Bérurier, engoncé dans ses fourrures, mais qui a tenu à conserver son vieux feutre de combat.

— Il dit qu’en admettant qu’on puisse atteindre l’île d’Axel Heiberg, si on n’y trouve pas de carburant, on ne pourra pas en revenir.

Sa Majesté hausse les épaules.

— Ce gazier me court : y veut l’beurre et l’argent du beurre, c’est pas corrèque, mec. Dis-le-lui-le d’ma part ! On en est loin t’encore ?

Jérémie pose la question au pilote, lequel balance une rebufferie.

— Qu’est-ce y dit ?

— Il dit que si on est pressés, on n’a qu’à y aller à pied.

Là, le Gravos s’emporte. Très loin, dans les colères congestives, opiniâtres et vasculaires.

— Tu sais qu’on va au grabuge, Noirpiot ! Ce tordu, pilote pas pilote, j’vas y faire bouffer ses dents. Moi qu’on m’avait assuré les Canadiens si braves mecs, merci bien !

— Il n’est pas canadien, mais américain !

— Ah bon, tout s’esplique. Ces gonziers-là, on les croive sympas, mais y a pas plus pot de merde ! Je te jure que j’y mettrai une toise quand on sera su’la terre ferme. Se laisser chambrer par un gus qui se trimbale une zézette d’enfant de troupe dans le calbute, c’t’inadmissable.

— Qu’est-ce qui te donne à penser qu’il soit démuni sexuellement ?

— J’sais c’qu’j’cause, mec !

Il remâche encore des rancœurs puis, tout de go :

— T’sais qu’j’ai voulu m’faire la taulière de l’aréoport ? Eh ben, mon vieux : impossib’ !

— Elle n’a pas voulu ?

Le Gravos s’indigne :

— Pas voulu ! Non, mais tu me connais pas ! Y a une chose dont y faut qu’tu suces un’fois pour toutes, Jéjé, c’est que quand Alexandre-Benoît jette son révolu sur une gonzesse et déballe sa marchandise, ces dames se foutent à la renverse, pointe а la ligne !

Le Modeste hausse les épaules.

— On n’a pas pu, voilà la vérité. La Marie-Dondon a beau ét’ forte question gabarit, elle a la chatte pas plus large qu’une pâquerette ; c’t’une malformance génitale. Tout d’sute qu’elle a avisé mon braque, elle a été catégorique : « Alors là, mon bonhomme, tu peux remballer l’outil. Même av’c un pot d’vaseine et des démonte-pneus, je serais incapable de t’en assumer cinq centimètres ! J’sus étroite comme les gorges du Fier. » « Mais alors, j’l’ai déplorée, tu peux jamais trouver chaussure pour prend’ ton pied ? » « Rarement. Depuis mon défunt, je n’ai trouvé que Jefferson, le pilote, pour m’envoyer à dame. »

Et Bérurier jubile en désignant le driver d’hélico qui porte un gros blouson de cuir fourré sur lequel on a peint un aigle aux ailes déployées.

— Alors tu comprendreras, Jéjé, que ce guignolo-là n’a pas le droit d’pavoiser, malgré son bestiau dans l’dos !

* * *

Et justement, ô ironie, à plusieurs centaines de kilomètres de là, celui qui motive tout ce déploiement d’énergie, San-Antonio le Fabuleux (en espagnol El Fabuloso) évoque une chatte étroite, tout comme son compère Béru. En marchand dans la neige crissante, il regarde le mignon, l’exquis, le faramineux petit prose de Margret.

En songeant à Marie-Marie !

Et c’est comme ça, l’existence ; oui, aussi fétide qu’on te la raconte en ces pages graveleuses. Pas autrement ! Et s’il évoque une chatte ondulant à un mètre de lui, le fameux, le fumeux, c’est parce qu’il lui faut coûte que coûte fixer sa pensée pour ne pas la laisser dériver dans l’océan du désespoir. La fuite est une fatigue. Le renoncement, un flirt avec la mort. Garder à tout prix des idées rayonnantes, des idées chaleureuses.

Voilà, il évoque la frigounette exquise de Margret, l’Antoine, celle plus désinvolte et un tantisoit vorace de Selma. Il marche derrière sa bite comblée, en soutenant le chafouin en péril.


Lorsque nous sommes sortis de la grotte, nous avons constaté qu’il ne neigeait plus. La nuit était si claire qu’elle ressemblait à un jour sans soleil. On a tous regardé nos montres. A peu de chose près, elles étaient unanimes à proclamer trois heures vingt. On s’est remis en marche, malgré les protestations d’Aloïs qui voulait qu’on le laisse là, à l’abri. Je lui ai sorti la théorie comme quoi un homme en marche était supérieur à un homme couché. Je lui ai également fait valoir que la bourrasque s’était dissipée et qu’on finirait par retrouver la zone d’extraction du filliouz 14 expansé. Il n’avait qu’à s’appuyer sur mon bras, comme la jeune épousée au sortir de l’église.

Il soufflait fort et grommelait des « Toi, alors, pour avoir la santé, on peut dire que tu as la santé ! Enfiler ces filles alors qu’on crève de froid et de faim, franchement tu devrais léguer tes burnes à la science. »

— Justement, ai-je opportunisé, pour que la science puisse les étudier à microscope reposé, il faut que je les sauve ! Et les tiennes avec !

— Ne parle pas des miennes, salaud ! Après ce que tu leur as fait !

Il s’était mis à me tutoyer ; de m’avoir vu baiser avait aboli les frontières bienséantes. Moi, j’étais tracassé de n’avoir aperçu, à notre réveil, aucun des passagers d’arrière-garde, ni aucune trace de leur passage. J’essayais de me remémorer la route ardue que nous avions parcourue : nulle part, avant d’atteindre la grotte, je n’avais découvert d’endroit pouvant convenir à une halte. ils devaient être morts gelés, les malheureux ; mais à quoi bon glisser dans le désespoir ?

Alors je m’accrochais (si je puis dire) à la toison de Margret. Elle devait être d’un joli blond seyant, mais je n’avais pas eu l’opportunité de m’en assurer formellement à la lumière frugale et fugace de la loupiote.

Nous avons arqué trois heures. Descendre est plus douloureux que monter. Tu as l’impression que tes cannes s’enfoncent dans ton buste et que tu deviens gentiment nain au fur et à mesure que tu te déplaces.

Le vrai jour s’est levé enfin. D’un coup, d’un seul, comme quand on ouvre les voilages masquant une baie vitrée ; tu constates alors que la lumière qui précédait ce geste n’était pas la vraie lumière, mais un projet seulement.

Margret qui marchait en tête s’est arrêtée pile. Elle a crié :

Look ! en pointant le doigt en direction de la vallée.

Nous nous sommes aperçus alors que cette dernière était toute proche. Quelques trois ou quatre kilomètres nous en séparaient. Une espèce de joie ardente m’a mordu le ventre. Je tremblais et des sanglots me tordaient la gorge. Ma bonne étoile, une fois de plus ! Mais les autres ?

J’ai dit au chafouin :

— Tu vois bien, tête de con, qu’il faut avancer ! L’inertie, c’est la mort !

II a répondu :

— Je t’emmerde !

Mais il pleurait comme un gosse. Son bras a lâché le mien pour s’appuyer sur mon épaule. Je sentais qu’il avait envie de m’embrasser, grosses couilles. Les deux gonzesses restaient calmos. Ces Scandinaves femelles ne réagissaient humainement qu’en dérouillant un chibraque dans la moniche. Là, elles se départissaient un brin ! Sinon, pis que des majors britanniques à leur club, ces pétasses !

Nous nous sommes mis à presser le pas. Les roches effritées glissaient sous nos pieds, malgré la couche de neige.

Une plombe plus tard, on se trouvait sur du plat. Une plaine morne comme un film de Marguerite Duraille. Des lichens, des touffes de ceci-cela, des roches, des étendues de glace. Pas la joie. Fallait-il prendre à gauche, à droite, ou continuer tout droit ?

Selma a déclaré :

— On extrait le filliouz 14 expansé de rochers ; donc le filon se trouve à flanc de montagne.

Bien vu. Restait plus que deux possibilités : droite ou gauche. Cette fois, c’est Aloïs qui y a mis du sien.

Il s’était avancé dans la plaine pour considérer point d’arrivée, et a déclaré :

— Nous devons déblayer la neige pour retrouver la trace des engins !

Pas plus con que ça. L’œuf de Christophe Colomb !

On s’est mis au tapin. Sans outils, je te recommande. Givrés de bas en haut comme nous étions ! D’autant que la neige fraîchement tombée avait durci. Oh ! la sinécure, Arthur !

J’ai pris une roche plate pour touiller. J’ai mis tant d’ardeur au boulot que je n’avais plus froid et qu’en peu de temps je me suis trouvé en nage.

— Là ! j ai exulté en désignant la droite.

On s’est remis à marcher.

* * *

— Qu’est-ce y dit ?

— Il dit qu’on va tomber en panne d’essence, traduit M. Blanc.

— Bientôt ?

— Il n’a plus qu’une demi-heure d’autonomie.

— C’est toujours ça.

Pinaud, qui avait dormi pendant le plus clair du long trajet réprime un bâillement de sa main gantée de fourrure.

— Pourquoi ne va-t-il pas vers ces baraquements ? s’informe paisiblement le commanditaire de l’expédition.

— Quels baraquements ? demande M. Blanc.

La Pine brandit son index en direction d’une chaîne montagneuse.

— Ceux que j’aperçois là-bas !

Jérémie sonde l’horizon et n’y distingue que la masse imposante de la montagne.

— Je ne vois pas de baraquement !

— Il est encore dans les vapes, Pépère, gouaille l’Enflure. Il a du sirop de dorme dans les châsses !

— Mais pas du tout. C’est vous qui êtes aveugles, proteste I’Ephémère. Je distingue une carrière, et des baraquements. Il y en a… cinq ! Un grand et quatre plus petits. Et aussi une longue antenne de radio.

Bérurier mange l’espace de ses énormes lotos injectés de vin.

— T'es louftingue, César ! Y a ballepeau !

Mais Pinuchet s’anime :

— Dites au pilote de foncer dans cette direction, voilà que nous nous en éloignons.

— La pilote, ronchonne Béru, il les a а la caille biscotte son réservoir d’tisane sonne le creux.

— Justement, c’est de la folie ! crie Pinaud. Please, my dear Jefferson, go to the right quickly !

Jérémie vient au secours de César pour enjoindre au sous-membré. Lui explique que son ami « voit » un camp sur la droite. L’autre mirade et entrave que pouic. Alors il ne prend pas en considération. Mais César Pinaud se fâche. Il explique que, dans les airs, il a une acuité visuelle deux fois supérieure à celle d’un homme doté d’une excellente vue. Ils tiennent ce don de famille. Son papa était guetteur à bord d’une saucisse[8] pendant la quatorze-dix-huit. M. Blanc parlemente avec le pilote. Fait valoir que s’il ne reste plus que vingt minutes d’autonomie, après tout, pourquoi ne pas faire confiance à Pinaud ?

Jefferson finit par céder, pestant contre le vioque qu’il estime plus gâteux que le doyen d’un asile gériatique, et que qu’est-ce qu’il lui a pris d’accepter une « course » aussi folle, misère de Dieu ! Des fous, tous plus avachis des méninges l’un que l’autre !

L’hélico continue de mouliner l’air glacial pendant une dizaine de minutes. Et puis, le gars Jefferson, avec son aigle déplumé dans le dos et sa nuque de rouquin, pousse un juron. II vient de mater au loin à la jumelle et, croyez-en le diable, mais c’est vrai, qu’il y a un camp tout là-bas ! Il est abasourdi. Où il est allé se chercher une vue d’une telle amplitude, le vieux bougre ? II ressemble à un condor déplumé, il est tout cloaqueux, glauque de partout et paraît gâtouillard à déféquer sous soi, et il distingue l’indiscernable. Seul hic, va-t-il avoir suffisamment de coco pour gagner le camp ? II surveille le cadran de la jauge.

— Quand il s’allumera, déclare-t-il, je devrai impérieusement me poser.

— Qu’est-ce y dit ? s’inquiète Béru.

Jérémie, tendu, chasse la question comme une volée de mouches convoitant une tarte aux fraises.

Le zinc approche des baraquements. Tout est désert alentour. Nulle trace de vie.

Pinaud en fait la remarque. Il existe de puissantes machines dont les mâchoires de requin sont prêtes à mordre la montagne déjà grevée d’une large saignée, mais onc ne les actionne. De la fumée sort d’une cheminée. Quelques véhicules se trouvent groupés sous un hangar. Le vieux Pinuche assure qu’il distingue des barils surmontés de pompes : du hérosène, probable ?

La neige (faut pas rater le cliché), met une sorte de linceul sur le camp.

— Hurrah ! lance Jefferson.

Le voyant rouge du carburant commence de palpiter, mais ils sont presque parvenus au camp !

* * *

— Cette fois, je suis vidé, m’assure le chafouin. Filez sans moi. Si vous dénichez ce foutu camp, vous m’enverrez chercher, peut-être que je vivrai encore, avec un peu de bol !

Pas la peine de l’exhorter davantage, il est vraiment rincé, l’amigo ; et pas seulement lui, mais Selma vient de flancher à son tour. Faut dire qu’il est près de deux plombes de l’après-midi. On a marché pendant onze heures sans pratiquement nous arrêter, le ventre complètement vide, juste on s’est mis un peu de neige à fondre dans la clape pour s’hydrater de temps а autre.

— Très bien, dis-je, nous allons vous laisser. Prenez mon pardessus et blotissez-vous contre ces rochers. N’oubliez pas de boire, surtout.

Le gars Alois soupire :

— J’ai déjà vu des gens avoir la santé, mais comme toi, jamais ! Tu es hors série, mon gars ! On dirait que plus tu marches, plus tu as de forces !

— Je fais semblant ! ricané-je.

— Peut-être, mais faut pouvoir. Ecoute quelque chose, l’ami.

Il m’attire à l’écart des oreilles féminines, bien que les deux Norvégiennes ne pigent apparemment pas le français.

— Si j’ai bien compris, tu es un flic, n’est-ce pas ? chuchote-t-il.

— Un peu, oui. Pourquoi ?

— Moi aussi.

— Pardon ?

— Enfin, disons que je travaille dans cette branche. J’appartiens aux services de sécurité canadiens. J’étais chargé d’assurer celle du général Boniface Chapedelin, à Bruxelles.

Dis, il me scie, cézigo !

— Je crois que là, t’as pas gagné le canard ! ricané-je.

— Non, reconnaît Alois. Quand l’attentat s’est produit, je n’ai pas pu intervenir. Du moins ai-je eu une piste.

— Quelle piste ?

— Si tu permets, ça ne concerne que mes supérieurs.

— Si toi, tu me permets, je te fais remarquer que je ne te demandais rien, mon pote !

— Alors ne commence pas. Simplement, si tu arrives à trouver ce campement fantôme ou tout autre lieu où il y aurait une radio, préviens en priorité les autorités canadiennes que la vie du Premier ministre est en danger. Annonce-leur ça de ma part. Mon numéro de code est B.H. 141. Je peux compter sur toi ?

— Si tu me charges de cette petite commission, c’est que tu es déjà convaincu que oui !

Il acquiesce. Je lui serre la louche.

— Si t’as trop froid, risque-toi à une petite baise avec Selma, conseillé-je. Comme tu as pu le voir, elle raffole de ce genre de sport.

— T'oublies mes couilles grosses comme des citrouilles !

— Abondance de biens ne nuit pas ! plaisanté-je.

Mais ma boutade ne le fait pas pouffer, alors je biche Margret par la taille et on continue la route tous les deux. Juste on se retourne de temps à autre, par politesse, histoire d’adresser des baisers à nos compagnons fourbus.

* * *

— Y a quéqu’un ? lance le Mammouth en poussant la lourde.

Il avise une espèce de dortoir, avec six lits de fer bien faits. Des placards individuels, une grande table commune flanquée de tabourets, des posters sur les murs représentant des nanas dépoilées. Parmi elles y a une hyper-obèse а qui ont pourrait faire l’amour entre ses plis ! Béru admire ces dames, s’attarde sur des blondes marilynmonroènes, des Noires style panthère qui, penchées en avant, te regardent à l’envers entre leurs jambes écartées, et puis des gros plans de sexes féminins ouverts à deux mains par leurs aimables propriétaires aux ongles carmin ou rose pâle.

Silence.

— Non, y a personne ! constate le Gros, se causant à lui-même personnellement.

Jérémie qui sort d’un autre baraquement lui crie :

— II n’y a personne !

Et Jefferson, le pilote, avec son aigle à la gomme dans le dos, hurle sur le seuil d’un troisième :

Nobody.

Les trois gus ont l’air de tourner une nouvelle mouture de Il était une fois dans l’Ouest d’Eden. Manque plus que le trappeur Pinaud. Justement, le voici-voilà, Messire le très fortuné. Lui, c’est du principal bâtiment qu’il émerge. D’une allure molle, flottante. Il fait deux pauvres pas dans la neige fraiche et s’écroule, évanoui.

Alors, les deux autres se précipitent et s’agenouillent, comme autour du Jésus de la crèche, les trois rois mages. Que, justement, avec Jérémie, I’illuse est totale. Pinuche est pâle, pincé, pas évanoui en plein, mais dans les vapes, avec la frime d’un opéré de frais qui passe par le sas de la réanimation.

Le cher vioque a abdiqué sa superbe et se montre égrotant, flatulent, pauvret.

— On dirait qu’il veut causer ! note Béru. Hein qu’tu veux causer, Césarpion ?

Le fossilisé bat des cils.

— J’l’avais d’viné : y veut causer ! Et qu’est-ce que tu veux dire, ma pauv’ Pine ?

Œillée désespérée de Pinaud pour marquer son éperduance.

— Quéqu’un t’a dérouillé ? insiste le Gros.

Regard négatif.

— Mais y a un sale turbin dans c’te boutique ?

Affirmatif.

— Quoi-ce ?

Mutisme.

— J’vas voir, décide Goliath.

— Non ! N’y va pas ! lance Jérémie, alarmé par l’expression de l’Ancêtre.

Bérurier le Vaillant stoppe.

— Ne le bousculons pas, plaide M. Blanc ; il a l’air d’aller mieux et va bientôt pouvoir nous dire.

Effectivement, Pinaud tente de remuer les lèvres tandis qu’une plainte nasale essaie de s’organiser en cohérence.

— Il y a du danger, Pinaud ? questionne M. Blanc.

— Heinmrrr ! répond l’excentré.

Il produit un effort éperdu.

— Aaaaaaz ! il dit.

— Répète un peu qu’on voye ! lui enjoint Béru.

— Aaaz !

— Du gaz ! s’exclame Jérémie.

Battements de cils heureux du commotionné. Soulagé. Le message est passé !

Le Noirpiot traduit cette fois-ci pour Jefferson. Le pilote au rapace déteint paraît incrédule. Il répond que c’est de la foutaise et qu’il va y aller voir, merde, assez de ces simagrées ! Ça lui apprendra à convoyer des vieillards et des ahuris à l’extrémité du monde. Pourquoi pas dans le cosmos du temps qu’ils y étaient, ces trois navetons !

Au moment où il saisit la poignée de la lourde, Pinaud que l’altruisme survolte s’arrache un « Non on on ! » qui stopperait une tire de formule I lancée plein pot dans la ligne droite des tribunes. Dès lors, il retrouve l’usage de la parabole, l’Ancêtre.

— Ils sont tous morts ! dit-il d’une voix enrouée jusqu’à la trame.

Béru, pas si con que vous en avez l’air, contourne le bâtiment et se met à mater à travers les doubles vitrages des rares fenêtres.

Il gueule :

— La vache ! C’est vrai qu’y sont scrafés ! Ce travail, ma doué ! Un… deux… six… dix… quatorze… dix-sept ! Dix-sept gus écroulagas ! Y en a qu’sont affalés su’ la tab’ : la plus part. D’aut’ qu’sont tombés d’leur chaise. Y d’vaient conférer ! Et pis on leur a injectionné un gaz tout c’qu’a d’mauvais, kif les nazis dans les écrémoires. J’espère qu’la Pine a pas eu l’temps d’en respirer un fagot, av’c sa foutue manie d’toujours renifler, Mister Goutte-au-Pif !

Jérémie se prend la tête à deux mains.

— Mon Dieu, dit-il, le père Lendeuillé avait pressenti la vérité !

Et il met Jefferson au courant de la situation.

Pinaud se refait un bout de santé. Le gaz utilisé depuis un certain temps avait dû s’évaporer partiellement et perdre de son efficacité. Mais néanmoins Baderne-Baderne se racle la gargane et glaviote comme un vieux tubar de jadis dans un sana des Carpates.

Tandis qu’il se remet, ses compagnons explorent le camp. Ils constatent plusieurs faits importants : tout d’abord qu’on a saccagé le poste émetteur de radio, ensuite que de lourds engins à chenilles ont disparu (il subsiste leurs traces sur le sol des hangars) de même que des barils de carburant (sur le panneau qui les comptabilise, on peut constater que les deux tiers du stock sont absents). Mais de San-Antonio nulle trace, non plus que de passagers hypothétiquement débarqués. Exceptés les gazés de la baraque qui sert de P.C. pour les réunions de travail, il n’y a âme qui vive dans le camp, sinon un gros chat ronronneur blotti dans l’un des lits. La cantine est solidement approvisionnée et comporte des réserves de vivres qui permettraient de nourrir la Grande Armée (à l’aller, vu qu’au retour elle était moins nombreuse).

Jérémie consulte ses deux compagnons et les trois décident de partir à la recherche d’éventuels robinsons des glaces ; seulement, quand ils informent Jefferson de leur décision, l’aiglé leur tire un bras d’honneur.

— Ecoute, négro, déclare-t-il au brave Jérémie, j’ai suffisamment rigolé comme ça. Moi, je fais mon plein et je pars pour les îles de la Reine Elizabeth, après avoir balancé un message radio pour indiquer ce qui s’est passé ici. D’ailleurs, il est grand temps que je donne l’alerte. J’aurais dû commencer par là. Mon appareil de bord n’a pas une portée considérable, mais j’arriverai bien à accrocher une radio qui me relaiera.

— Qu’est-ce y dit ? s’inquiète Béru.

M. Blanc traduit.

— J’l’eusse eu parié, déclare le Gros. Ce gus, c’t’un enviandé.

— Propose-lui dix mille dollars, fait le pauvre Pinuche.

Mais Jefferson répond que les dollars c’est pas toute la vie et qu’ils n’ont jamais fait bander un mort. Lui, il repart, point à la ligne, et ceux qui veulent demeurer sur place sont libres !

* * *

Ça s’opère bizarrement.

Elle marchait. Lentement, certes, mais quoi, bien que titubante, elle avançait. Et puis la voilà qui s’arrête, toute dodelinante. Elle est blafarde, les lèvres vidées de sang. Ses orbites se sont élargies et forment deux immenses cavités ovales dans le sens de la hauteur.

— Je pense que je vais mourir, chuchote Margret.

J’ai que l’opportunité de la saisir pour la faire s’allonger dans la neige. Elle reste prostrée, son regard bleu perdu dans le ciel du Nord. C’est vrai qu’elle paraît entrer en agonie, cette petite (toute petite) chatte ! Elle s’est dépassée au-delà des extrêmes limites. Comme ils disent dans certains beaux livres, mieux écrits mais plus chiants que celui-là : elle a trop puisé dans ses réserves. Elle est allée aussi loin qu’elle a pu, parce qu’il n’y avait rien de mieux à faire, mais l’inexorable se produit : elle est à bout. Accepte sa fin. Se meurt !

Je m’allonge à son coté, la serre contre moi. Je lui murmure :

— Nous allons nous reposer, petite fille. Le temps qu’il faudra. Ensuite nous donnerons un ultime coup de collier et nous arriverons au camp, je te le jure !

Elle n’a plus la possibilité de réagir. Nous restons enlacés. Mes propres forces (les ultimes) me lâchent également. Un engourdissement doucereux me pénètre. C’est une sorte de lente et suave paralysie. Un sommeil cosmique. Je me minéralise. Plus rien n’a d’importance. L’existence, c’est comme une ronde d’enfants autour d’un feu de broussailles, aperçue de très haut. Il y a longtemps.

* * *

Le radio de la base du Grand Stanké sortit sur le pas de la porte et cria :

— Sergent ! Vous pouvez venir tout de suite, je suis en train de capter un drôle de message.

L’interpellé qui faisait manœuvrer une escouade sur le terre-plein, ordonna le « Rompez » et s’avança à grandes enjambées en direction de la salle des communications. C’était un long échassier dans un pantalon bouffant du haut qui pouvait lui permettre d’exister un mois sans avoir à poser son grimpant pour se rendre aux tartisses. Il avait le teint brique, le nez crochu, le menton en portemanteau et le regard pincé.

— Que se passe-t-il, Red ?

— Un pilote d’hélico qui vient de se poser dans un camp de l’île Axel Heiberg déclare que tous ses occupants sont morts asphyxiés par un gaz.

— Qu’est-ce que c’est que cette connerie, Red ? Un charlot qui fait joujou avec une radio d’amateur ?

— Il a annoncé ses coordonnées. Il s’agit d’un appareil de Baie Renard-Clavel City, le pilote se nomme Sammy Jefferson. Tout semble O.K.

— Passez-moi ce tordu !.. Ici sergent Alex Mortimer, de Grand Stanké, qu’est-ce que vous nous vendez comme salades, mon vieux ?

A l’autre bout de l’espace, une voix hargneuse se mit à gueuler plus fort que le sergent, assurant que Jefferson en avait plein le cul de ce bigntz. Il avait accepté une course insensée, la pire de sa carrière de pilote, à la demande d’un trio de French men bourrés de fric mais totalement givrés. Il se pointait à Axel Heiberg avec un réservoir dans lequel on n’aurait pas trouvé une cuiller à thé de carburant ; et parvenu au chantier d’extraction d’il ne savait quel minerai à la gomme, il tombait sur une hécatombe de mecs gazés, de quoi remplir un cimetière. La radio était détruite et il appelait avec celle de son appareil. Alors lui, il allait refaire son plein grâce aux réserves emmagasinées dans ce foutu camp et repartir vite fait, avec ou sans les Français.

Red, le radio, toucha la manche du sergent et chuchota :

— Il est exact que l’émetteur d’Axel Heiberg ne fonctionne plus depuis deux jours, sergent.

Mortimer opina.

— Ecoutez, vieux, fit-il à Jefferson, je répercute votre message aux autorités. En attendant vous allez rester sur place.

— Vous pouvez vous l’arrondir ! gronda l’aiglé de frais. J’ai déjà donné !

— Non, mon vieux, je ne me l’arrondirai pas ! hurla le sergent qui était un tantisoit hypocondriaque sur le pourtour. Quand on se pointe dans un endroit truffé de macchabées, on attend la venue des autorités, même un demeuré sait cela. Si vous filez avant leur arrivée, vous risquez de sales ennuis.

Il coupa délibérément le contact, le silence lui paraissant plus persuasif que tout ce qu’il pourrait ajouter.

* * *

Béru était, comme toujours, partisan de la manière forte et souhaitait démolir le portrait de Jefferson, alléguant que la nature avait déjà fait le plus gros ; la sagesse de Pinaud le retint sur cette pente néfaste.

Furax à la fin de sa liaison radio, Jefferson avait bouclaré son appareil, il était allé ensuite chercher des provises à la cambuse : conserves et bourbon avant de s’enfermer dans l’une des baraques. Maintenant, il haïssait les Français au point de ne plus pouvoir les regarder. Jérémie vint toquer à la porte, prétextant qu’il voulait lui parler, mais le rouquin lui déclara que si quelqu’un s’avisait de vouloir entrer de force, il le fendrait en deux avec la hache d’incendie fixée à la cloison, comme un Suisse fit avec Charles le Téméraire. Pour tromper l’attente, il décapsula la bouteille de Four Roses et se mit à picoler comme un sauvage.

Pinaud, complètement récupéré, marchait hors du camp, courbé en deux, ce qui le faisait paraître plus âgé. Avec sa veste de fourrure qui lui arrivait aux genoux, il ressemblait à un vénérable loup qui aurait décidé d’apprendre à marcher sur ses pattes arrière avant de crever.

Béru le considérait, maussade, en biberonnant lui aussi du bourbon.

— Quand je pense que Sana est probablement sur cette île et qu’c’t’emmanché d’pilote refuse qu’on va à sa recherche !

— Nous allons y aller tout de même, déclara M. Blanc.

— T’sais piloter un coléoptère, toi ?

— Non, mais conduire une jeep, oui. Et il y en a deux sous le hangar.

Pinaud revint comme il sortait l’un des véhicules après y avoir placé un jerrican de secours, des vivres et de l’alcool. Non seulement il comprit le dessein de ses amis mais il dit :

— Ils sont partis par là !


M. Blanc pilotait. Pinaud se tenait debout, agrippé au pare-brise, car le véhicule était décapoté. Son regard de lynx sondait l’horizon. Béru démolissait posément sa boutanche de raide (afin de se réchauffer, prétendait-il, car il craignait d’avoir chopé un coup de froid).

L’auto tout-terrain cabriolait sur les caillasses et faisait des ripettes sur les plaques de neige glacée. Ils parlaient peu. La peur de l’irréparable les mordait au ventre. Ils sentaient que le commissaire se trouvait sur cette terre hostile mais, justement, elle l’était trop pour qu’ils espèrent le retrouver vivant.

A un moment donné, Jérémie se mit à chialer en conduisant. Ses larmes brouillaient sa vue. II balbutia, pour soi plus que pour ses collègues :

— Je ne le sens plus !

II avait l’abominable impression que tout contact venait de se rompre entre lui et San-Antonio, un peu comme lorsque tu te prends en flagrant délit d’oubli après la mort d’un être cher.

Pinaud pleurait également, mais apparemment c’était à cause du froid tranchant.

Soudain, il torcha ses yeux d’un revers de manche, ce qui ne fit qu’aggraver son problo car il s’était foutu des poils de loup dans les lotos.

— Il me semble avoir aperçu quelque chose ! assura l’homme au regard d’aigle.

— Quoi ?

— Un tas de vêtements. Mais c’est peut-être parce que je me suggestionne.

Jérémie força l’allure. Béru en lâcha sa boutanche dont une partie du contenu se répandit sur sa braguette en délire.

— Une qui m’taillerait un’ p’tite pipe en c’moment, j’peux y assurer l’ivresse, ricana le Débonnaire.

Mais cette boutade, bien qu’excellente et classée de force 4 sur l’échelle de Vermot, n’obtint aucun succès.

La Vieillasse a repris son attitude de vigie, cramponné au pare-brise. Il plisse ses paupières fanées, force sa vue de surdoué.

— Oui, oui ! C’est bien des corps que je distingue !

La distance diminue. A présent, les trois amis peuvent regarder à l’unisson.

— Un homme et une femme enlacés ! annonce la Pine.

— N’en c’cas, c’est fatal’ment Sana ! affirme Alexandre-Benoît.


Ils atteignent l’objectif. Deux corps raides. Jérémie saute de la jeep pour se ruer sur le couple. II pousse un rugissement en reconnaissant le commissaire. Il palpe.

— Mort ! hurle-t-il.

Le calme vient de Béru :

— Attends qu’on voye, Négus !

Il s’agenouille devant son ami. Noue sa main au cou du « Fabulos » pour essayer de trouver la veine jugulaire. Ne sent plus rien. Alors il frotte sa grosse patte dégantée sur son genou afin de la réchauffer et de recouvrer ainsi un peu de son sens tactile. Puis la glisse sous les vêtements du commissaire. Il ferme les yeux pour se concentrer pleinement, ne pas risquer de confondre les battements de son propre cœur avec ceux, hypothétiques, du cœur san-antonien.

Les deux autres se taisent, fous d’anxiété. On perçoit une voix d’outre-tombe, celle de Pinaud qui prie :

— Seigneur, s’il est encore en vie, je Vous ferai bâtir une chapelle. Où Vous la voudrez, Vous n’aurez qu’à me le dire.

Béru soupire :

— J’croive qu’c’est bon, les mecs.

Il défait sa veste de fourrure et la pose sur le commissaire, puis il verse un filet de gnole entre ses lèvres.

De son côté, Jérémie palpe la fille qu’il ne peut se retenir d’admirer. Elle est superbe. Pile comme il en rêve, les soirs de mal endormance, quand Ramadé a ses conneries et qu’il doit faire ballon de zob.

— Pour elle, c’est fini, soupire le Noir, et ça l’est depuis pas mal de temps car elle est raide.

Pinaud se signe. En pleine ferveur mystique, décidément.

— Paix à son âme qui devait être charmante, murmure-t-il. Mais maintenant il faut que nous sauvions Antoine coûte que coûte. Il est impossible que nous ayons accompli tout ce chemin pour arriver trop tard !

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