Si un jour quelqu’un te demande l’endroit où le fameux San-Antonio aura été le plus heureux, sans hésiter, réponds-lui que ça a été dans un trou glacial des environs de Québec. Un vrai trou creusé dans une terre argileuse. Un trou pareil à une tombe. Si le même curieux insiste et veut savoir pourquoi le bonheur s’est épanoui pour lui en un tel endroit, sois compatissant, car la curiosité est un tourment, vois-tu, et l’être en quête de vérité est aussi mal dans sa peau que celui qui fait de la rétention d’urine ou qui souffre d’un calcul rénal (dos âne).
Explique-lui, que, dans ce fameux trou, San-Antonio, l’illustre, a eu le formidable bonheur de retrouver la femme qu’il aimait et qu’il croyait morte. Morte par sa faute. Raconte-lui que ça été flamboyant comme une apparition céleste. Archisublime. Tellement grandiose que le commissaire aurait pu interrompre là sa carrière, voire même sa vie, parce que tout ce qui pouvait suivre désormais serait de la barbe à papa.
Oui, dis-lui, l’ami. Dis-lui bien ! Dis-lui tout.
Quand, débarrassée de ses large bandes de sparadrap et aveuglée par l’éclat intense de la lampe, Marie-Marie a eu cette phrase qui résume si tant bellement sa confiance, sa foi en moi, il m’a semblé que la planète Terre se mettait à girer à toute pompe, qu’elle partait se perdre dans des galaxies inconnues, là où le temps ne ressemble plus à ce que nous en savons ni les gens à ce qui tant nous débecte.
Je l’ai serrée contre moi. Son cœur cognait contre le mien. Progressivement, ils se sont alignés sur la même heure pour battre de concert.
Je crois que Jérémie a déposé la loupiote sur le sol et qu’il est monté rejoindre Pinuche, lui annoncer la grande nouvelle éclatante !
Combien de temps s’est écoulé dans le sauvage bonheur, bestial et lumineux à la fois, de nos retrouvailles inespérées ?
Je ne songeais même pas а lui ôter les liens qui l’entravaient. C’est elle qui m’a chuchoté, d’un ton presque d’excuse :
— Tu veux bien me détacher ?
Je l’ai détachée. Ensuite massée.
Enfin baisée, à la langoureuse, dans la paille glacée de son cachot-sépulcre. C’était pas cochon le moindre. Une baise fervente comme une prière dite au bénéfice d’un malade gravement atteint. Si lente, si douce, si musicale. Du violon plus que de l’embroque, si tu peux piger ça, le cartésien. Le beau Danube Bleu, l’air de musique roi ! Qu’il n’y a rien de plus formide, de plus tout. Ils l’ont pris comme musique dans Odyssée 2001 et je les comprends. Ça exprime ce qu’il peut y avoir de plus intensément secret en nous. Tsoin tsoin, tsoin tsoin… Oui, j’ai limé Marie-Marie pour nous remercier le ciel de s’être enfin rejoints[14].
Il y avait un cadavre au-dessus de nos têtes et un brûlé du dernier degré qui criait « chaud les érables » avec l’accent québécois. Mais n’importait. Fallait qu’on cède à l’harmonie du monde. Qu’on se mêlasse (c’est le cas d’y dire) au grand concert. C’était grandiose.
Après cet hymne à l’amour, on est restés inertes dans la paille. J’avais des fétus qui me chatouillaient sous les burnes. Malgré le froid, on transpirait. J’ai éteint la lampe qui mettait des irréalités dans la fosse.
— Raconte ! ai-je chuchoté à son oreille.
Le moment était venu. Alors elle m’a tout dit.
C’était si stupéfiant que je la croyais par amour seulement, tant y avait de quoi incréduler. T’es sûr que je dois te résumer ? Comment ? Du moment que t’as acquis ce book, je suis obligé de livrer ? Oui, bien sûr. Romancier, c’est téméraire comme turbin, si on réfléchit. Ça t’engage. Tu prends des responsabilités.
Figure-toi qu’elle me lâche le grand navet, Marie-Marie, je veux dire, pardon, le grand aveu. Voilà plusieurs années qu’elle a largué l’enseignement. Pas pour faire secrétaire dans un organisme caritatif international, mais pour entrer dans les services secrets français. Par amour de moi. Elle a voulu faire un métier similaire au mien. Elle a convaincu les hauts responsables de ses capacités. A fait ses classes, s’est montrée brillante !
Tu juges ? C’est pas de l’amour fanatique, ça ? Totalement engagé ? J’en chiale. Tu peux pas voir dans le noir, mais touche ma gueule : on dirait les pampers d’un bébé après plusieurs heures d’usage. Elle a déjà rendu de grands services aux Services, la miss. Surdouée, la cachottière ! et moi, bonne pomme, je continuais de la croire dans un boulot planplan. Certes, comme façade, elle s’occupait effectivement de son organisation de charité. Les chiares du tiers monde, les affamés du Bangladesh ou de I’Ethiopie, elle y allait corps et âme, ma merveilleuse. Mais dans l’ombre, tu parles d’un turf ! En passe de devenir la Jeanne d’Arc des services secrets, ma toute belle !
C’est elle qui a appris que le conseiller Branlomanche était en contact avec un mec pas frais, insaisissable et machiavélique nommé Manson. Un type au pedigree mal cernable. Plus ou moins anglais, plus ou moins bulgare. Il a dirigé un commando de mercenaires en Afrique. Ensuite, on le retrouve dans une affaire de détournement d’avion qui se termine en Algérie, où il disparaît. Puis il y a des histoires de documents volés aux Nations unies. D’autres trucs encore. C’est, en grand et en sanglant, ce qu’était Spiel aux magouilles ténébreuses. Messieurs « Pas vus pas pris ! » et « Cours-moi après, je t’attrape » !
Marie-Marie qui séjourne à Bruxelles, informe le général Chapedelin qu’il se manigance du louche à Ottawa (Ottawa de là que je m’humecte)[15].
Boniface Chapedelin commet l’imprudence de contacter directo Sébastien Branlomanche pour lui demander de se justifier, et tu connais la Suisse. Pardon : la suite. Branlomanche s’adresse à Spiel, lequel lui nettoie le plancher. Mort du général canadien.
Après l’assassinat, Aloïs Laubergiste (dit le chafouin), qui est au courant de la démarche de Marie-Marie auprès de son « défunt protégé » (sic), se met en quête de Marie-Marie pour connaître ses sources et mener une enquête. Il la déniche à Genève. Ce qui fait, tiens-toi bien, Germain, qu’en réalité, c’est elle qui a motivé son voyage à Genève et son départ pour Montréal à bord de notre avion !
La fatalité, le hasard, les exigences de mon bouquin, tout a concouru pour que nous prenions le vol que Manson et sa funeste équipe se préparaient à détourner aux fins que tu sais. Etonnant, non ? Dis-moi que c’est étonnant, ça me ferait plaisir ! C’est étonnant ? T’es sincère ? Merci.
Bon, la suite, je te l’ai tellement racontée par le menu que ça te filerait la gerbe si je revenais sur ces péripéties effroyables. Sache qu’après Axel Heiberg, le grand forban abominable a fait poser le D.C. 10 dans un flot situé au nord-est du Canada. Un coin appelé l’île de Santambour ; endroit désolé s’il en est. On y a déchargé les trois quarts du minerai. Manson a fait procéder à un plein véritable (le carburant y était stocké). Il a alors donné l’ordre à l’avion de repartir, en sacrifiant deux de ses comparses chargés de braquer les pilotes, ainsi que quelques autres personnes qu’il avait emmenées. L’avion était piégé et devait exploser au-dessus de l’océan, assez près des terres toutefois pour qu’on pût repérer l’épave et retrouver accessoirement une partie du minerai. Ainsi on allait conclure, après cette catastrophe, à la faillite du coup. L’action policière s’éteignait. Un avion privé est venu récupérer Manson, ainsi qu’un de ses lieutenants (lequel gît sur le plancher de la vieille) et Marie-Marie.
— Il savait qui tu étais ? l’ai-je interrompue.
— Oui.
— Comment ?
Elle a baissé le nez dans l’échancrure de ma chemise. Son aveu a été formulé dans mes poils pectoraux, assez touffus, comme chez les vrais bandants.
— Parce que je lui ai dit. Il m’a torturée et je n’ai pas eu la force de résister ; d’ailleurs cet aveu n’avait pas grande importance et ne compromettait rien… que moi.
— Pourquoi t’a-t-il emmenée d’Axel Heiberg, si à ce moment-là il ignorait tes occupations ?
— Il les soupçonnait. Le fait que je sois en ta compagnie lui a mis la puce à l’oreille.
— C’est toi qui lui as parlé du conseiller Branlomanche ?
Un gazouillis de libellule me répond.
— Oui, j’ai honte. Il m’a brûlé la plante des pieds. J’ai encore très mal, tu sais.
— Je comprends. Il s’est pointé ici pour s’entretenir avec Branlomanche, lequel, à la suite de petits ennuis de santé, venait y faire un check-up discret.
Le reste, c’est à mécolle pâteux que je le récite :
Il a aperçu Spiel auprès de Branlomanche. Il aura filoché le gazier jusqu’au Frontenac et a décidé d’avoir une converse avec lui pour découvrir ce qu’il maquillait avec son complice. Mais quand il lui a rendu visite, nous étions dans la place, Béru et moi.
— En somme, dis-je après réflexion, les conteneurs de minerai se trouvent toujours en territoire canadien ?
— A moins qu’on ne soit allé les récupérer ces deux derniers jours.
— Je ne le pense pas. Ils auraient été transférés dans la foulée ! Sais-tu pourquoi ils sont ici ? Parce que la bande compte les revendre… aux Canadiens, ma chérie ! Aux Canadiens, tout simplement !
« C’est ça la seconde trouvaille géniale de Manson : on accrédite l’idée que le butin est anéanti, mais on le laisse dans le pays ! Ensuite, on a tout son temps pour négocier ! Toi, on te gardait par mesure de sécurité jusqu’à la conclusion des tractations, comme éventuelle monnaie d’échange au cas où Manson se serait fait alpaguer ! Du très grand travail effectué par une très grande crapule. La pire peut-être que j’aurai connue ! »
— Je vous demande pardon de vous importuner, tombe la voix affectueuse de Jérémie, mais voilà les ambulanciers. On leur fait emporter aussi le macchabe pendant qu’ils sont disponibles ?
— Attends un instant dans le couloir, mon adorée, dis-je à Marie-Marie. Il faut que je prévienne tonton que tu vis toujours, sinon il va tomber raide !
Sage précaution.
Raide, il l’est déjà, oncle Béru. Le braque des très grands galas culiers. Un monument érigé (tu parles) à la gloire du pénis humain !
La môme Louisiana est crucifiée sur le lit (croix de Saint-André seulement), mais quel tableau !
Le Chevalier du Panet est agenouillé dans la partie inférieure de la croix, ce qui est logique. Notre arrivée tempestive interrompt une intromission qu’on pouvait espérer fougueuse.
— Ah ! v’v’là les mousqu’taires ! Cette frangine, l’est duraille à décider, mais une fois lancée, faut pas y en promett’. J’l’entr’prends pour la quatrième édition du con sécutive. J’craindre qu’j’vas finir par y défoncer l’entresol ! ‘rheusement qu’il a du répondant, le Sandre !
« Oh ! faut qu’j’vais vous faire marrer. V’s’avez comment qu’é s’appelle d’son nom d’famille, Louisiana ? V’s’allez pas m’croire, mais c’est testuel : j’ai vu ses fafs : Bérurier ! Louisiana Bérurier. On a étudié notr’ arb’ zoologique. On n’est pas parents, d’après nos origegines. Moi c’est la branche alcoolique d’Normandie, elle c’est la branche syphilitique des Ardennes ; c’qui vous esplique que, pour la bouillave, on peut y aller franco de porc : aucune sanguignolité ent’ nous. Bon, si vous pourreriez m’la laisser finir à tète r’posée et fermer la porte en partant… »
— Non ! fais-je. Tu termineras mademoiselle plus tard, Gros. Rentre dans ton bénouze, je t’amène du monde !
Et puis alors là, ça se passe plus tard, tu vois ?
Au bar luxueux de l’hôtel devant les dry martinis comme Germain Lapierre sait les réussir : trois tiers gin, deux tiers Martini, un zeste de citron et une cerise confite en dévotion pour couronner.
Le lieutenant Laburne, de la police de Montréal et son adjoint, l’inspecteur Creuse, nous ont rejoints. Ils se sont pointés en fin d’après-midi. Pas contents que je me sois taillé de l’hosto d’abord, de Montréal ensuite, sans les avoir prévenus. Ils renaudaient mochement, les deux. Emettaient des miasmes en vociférant, nous fouettaient les frimes de postillons acérés, que même dans le Courrier de Lyon Hossein n’a pas trouvé les pareils !
Mais quand on leur raconte tout bien, qu’on leur montre Marie-Marie, qu’on leur annonce que le minerai est retrouvé et qu’ils ont l’occase de coincer le conseiller félon, ce soir, au moment où il récupérera l’appareil enregistreur ; quand on leur livre un aussi beau paquet en leur affirmant qu’ils en auront la faveur, vu que nous, le Canada, c’est pas notre terrain d’action, et qu’on les laissera se pavaner des plumes au cul du paon, alors voui, là, ils dodelinent, mettent la pédale douce, nous expriment leurs compliments émus, leur entière satisfaction ; nous montrent les photos de leurs madames et de leurs ravissants lardons.
On dry-martinise donc en chœur. Au troisième, on se pompette déjà. Ce soir, on se couchera dûment blindés, je pressens. Il est des circonstances où t’as pas le droit de passer à côté d’une monstre biture, moi je pense. Franchouillard, comme démarche intellectuelle, dis-tu ? Sans doute. Mais je t’emmerde, ce qui constitue le plus gros gain de temps jamais réalisé d’un point à un autre.
Béru est au comble.
De tout. De la liesse affective et physique. Il a récupéré sa nièce et embroqué une pétroleuse portant son nom !
A téléphoné а Berthe la première nouvelle. Et revenu de la cabine avec une troisième : la Gravosse s’est mise à la colle avec le jeune Couci-Koussa, le cousin de Jérémie débarqué du Sénégal. Il trouve la chose extrêmement farce, Alexandre-Benoît. Sa morue se faisant tirer par un négro, ça manquait à son palmarès !
Bref, la joie roule dans le bar.
Jérémie est le seul à ne pas partager l’euphorie collective. Certes il biche qu’on ait récupéré la Musaraigne, mais il est plein d’arrière-pensées.
Soudain, il demande :
— On sait, au fait, sur quoi doivent porter les entretiens nippo-canadiens de ce soir ?
— Officiellement pas, répond le lieutenant Laburne, mais on chuchote qu’ils ont trait précisément au filliouz 14 expansé. Les Japonais proposeraient à notre Premier ministre une association pour sa mise en exploitation sur grande échelle.
— Voilà pourquoi « on » est intéressé par l’enregistrement clandestin de ces pourparlers secrets, dis-je.
On commande une quatrième tournée. Marie-Marie, ma douce, a posé sa joue contre mon bras. Elle est épuisée. Louisiana Bérurier la contemple avec quelque envie, mais elle a touché un lot de consolation somptueux avec le chibre surdimensionné du tonton, aussi laisse-t-elle vaquer sa sympathie pour la rescapée.
— V’v’rendez-t-il compte, déclare soudain Béru, que si c’t’enfoiré d’Spiel avait pas licebroqué sur les caillettes à Justin, on s’rait passé à côté d’l’affaire du sièc ?
Tout à coup, Jérémie se lève comme. Attends que je te trouve une image forte et neuve… ça y est, je la tiens ! Il se lève comme mû par un ressort. Pas triste, hein ?
Il a renversé deux godets de dry-martini mais n’en a cure.
— Antoine ! m’appelle-t-il. Ho ! Antoine ! Te souviens-tu des paroles qu’il a adressées, tout en pissant, à la personne qui l’accompagnait, concernant son voyage au Canada ?
Pris au dépourvu, je gamberge. Mais ça fulmigène dans mes méninges. Elles font relâche, sais-tu. Le bonheur engourdit.
C’est M. Blanc qui répond а sa propre question :
— N’a-t-il pas dit que ça risquait de saigner dur au Canada ?
— Exactement ! exulté-je. Il voulait parler de l’avion…
Jérémie pointe sur moi son index, couleur chocolat sur le dessus et caramel sur le dessous.
Accusateur !
— L’avion ! Quel avion ? Il n’était pas au courant. Crois-tu que Branlomanche qui chocotait à cause du général Chapedelin aurait eu la sottise de lui en parler ? Et savait-il lui-même qu’une effusion de sang aurait lieu ?
Jérémie consulte sa montre.
— A quelle heure, le dîner des Japs et de votre Premier ministre ? s’informe-t-il.
— Huit heures !
— Il est moins vingt ! Appelez immédiatement vos collègues en planque au Carlton pour qu’ils interceptent Branlomanche avant qu’il ne branche son poste ! Je parie que si la doctoresse lui a appris son maniement, c’est pour qu’il n’ait pas la curiosité d’y toucher avant de le poser. Faites viiiiite ! Et attention, ça peut être terrible !
Il est à ce point trémolant, mon M. Blanc, noir de partout, qu’il escorte le lieutenant jusqu’au bigophone.
Les deux policiers émérites restent longtemps partis. Béru égaie les clients du bar en leur interprétant Les Matelassiers (il s’accompagne en pétant et en faisant tinter les verres vides par chiquenaudes). Pinaud dort. Marie-Marie a coulé sa dextre entre mes cuisses, ce qui est osé de sa part mais témoigne du sentiment de propriété qu’elle affiche, ce faisant. Louisiana continue de biberonner sec, parce que c’est ainsi chez les Bérurier, n’importe leur « branche » originelle. Pour ma part, j’attends en priant.
Quand les deux poulets reviennent, ils se déplacent comme des statues sévillanes sur leurs palanquins pendant la semaine sainte. Lumineux, dodelinateurs, rayonnants.
— C’était une bombe ! me crie Jérémie du plus loin.
Mais ça, je l’avais déjà compris.
— Bon, ben ça s’arrose, déclare le Mammouth. Si on boirerait du vin rouge pour changer ?
Ce soir, je sens qu’on va parler québécois de bonne heure.