Ave Caesar, Marie Curie te salutant.
Tel le gladiateur romain défilant devant la loge impériale, je lance cette phrase légendaire du fond de mon aimable subconscient.
Je dois m’endormir ! Oui, au plus fort du drame, il me faut roupiller vraiment pour déconnecter l’adversaire. Quelle plus cinglante leçon de courage donner à ce foie blanc ? Il braque un revolver sur ma figure, et Sana, superbe, s’endort.
Je ferme les yeux. Compter des moutons ? Rien de plus stupide. Je préfère délirer. Tiens, j’imagine un restaurant pour scatophages. Compose le menu qu’on pourrait y servir : excréments de bébé sur toasts ; étrons de jouvencelle sauce hollandaise ; colombins de manar braisés ; diarrhée norvégienne flambée au rhum ; entremerdes glacés.
La marotte scatologique de l’Antonio ! Je vois d’ici discourir les cadémiciens, juste que se dessinait un courant bienveillant en ma faveur ! Suicidaire, l’apôtre. Incorrigible. Se néfaste la carrière. Une plume pareille, tout lui était promis, et voilà qu’il se la carre dans le fion et fait « Cocorico ». Faut être estampillé du sceau du sot, je vous jure. Ou du sceau du secret ! Du saut du lit, du seau du puits. On le comprendra jamais, Santonio ! C’est un vrai bizarre. Un mortifié ! Un obscène ingénu ! Il gaspille ses lauriers. Les ôte de son chef pour les flanquer dans le civet ! Des comme lui, on en retouchera jamais plus.
Un instant, il y a un vacillement dans mon caberlot, un flou artistique. Mais je réalise en pensant à Marie-Marie que j’ai entrainée presque de force dans cette équipée. N’aura-t-elle donc tant vécu notre amour que pour cette infamie ? Après tous ces jours passés loin de moi, toutes ces tentatives infructueuses pour m’oublier, elle me retrouve. Je décide de m’unir à elle, comme on écrit dans les très jolis livres où on se masturbe que d’un doigt en gardant l’auriculaire levé ; et puis la tuile ! Ce zef impensable ! La malédiction des Romanov !
Ça s’estompe. Ma douleur s’atténue. Je commence à somnoler pour de bon. Mais presque tout de suite, la voix du commandant Ziebenthal :
— Ici votre commandant de bord. Nous commençons notre descente, et allons nous poser en catastrophe sur un terrain gelé. Attachez vos ceintures, déchaussez-vous, mettez le dossier de votre siège en position verticale et tenez-vous penchés en avant.
Là, on commence à percevoir des cris. Un vieux gonzier bronzé à l’hépatite virale demande à mon garde la permission d’aller aux chiches. Ça urge, c’est peut-être même trop tard, y a commencement d’exécution. Le supporter de Liverpool va pour refuser mais l’odeur qui se dégage du vieux l’incite à la clémence et il consent.
Moi, je me dis très exactement ceci, sans y changer une virgule : « Mon Sana, tu tiens peut-être l’occasion tant espérée. » Je remonte le dossier de mon fauteuil d’une main. J’ai, dans ma manche le tournevis emprunté à la caisse à outils de bord. En ai coincé l’extrémité dans mon poignet mousquetaire. Le vieux crabe au foie malade quitte sa place en marchant comme un pauvre bonhomme salement emmerdé. Il va devoir passer entre le rouillé et moi. Mais l’autre, dont la méfiance est restée intacte, lui ordonne de se courber pour passer. Le pauvre zigus aux tripes en débandade obtempère. Moi, juste comme il va longer mon siège, discrétos, je lui fais un croche-pied (que l’on appelle également croc-enjambe dans le grand monde et croque-en-bouche chez les négresses а plateau).
Le bonze trébuche et s’accroche à tu sais quoi ? La braguette du hooligan ! Instinctivement. L’autre le rebuffe d’un coup de genou dans la gueule. Quelque chose en moi, mon ordinateur de cervelle sans doute, a su que c’était the moment (en anglais « le » moment). J’ai rien décidé. Simplement mes réflexes ont agi. Je me fends comme Lagardère lorsque l’heure est venue d’aller t’ à lui.
Et voilà mon adversaire tout con avec un énorme tournevis en travers de la gorge. Tu sais, les fakirs de music-hall qui se traversent la peau du cou avec une brochette à merguez ? Eh bien, ça ! Sauf que j’ai pas déterminé les points neutres. Le gonzier a pris l’outil jusqu’au manche. Ça ressort derrière lui. Probable que ça a dû toucher des nerfs vachement importants car il est paralysé. N’a même pas le spasme pour presser la détente de son presse-purée ! II ne peut plus rien foutre d’autre que de déguster son horreur, Cézarin. Jusqu’à la lie. Jusqu’à l’hallali. Ou que mort s’en suif.
Je cueille délicatement le Colt encore accroché à sa main et qui ne tient que par la boucle protégeant la détente. Il ne lui sert plus que de bague, en somme. Ça fait efféminé.
Maintenant, la situasse s’est un peu modifiée. Les mauvaises trajectoires se sont un tantisoit corrigées. Qu’à ce propos notre zinc pique de plus en plus vers le sol. Il est temps que j’intervienne dans la cabine. J’adresse un signe rassurant à Marie-Marie et fonce à l’avant.
Une jolie hôtesse, livide sous sa blondeur naturelle, avec de longues jambes et un mignon fessier, délicatement accroché, me murmure :
— Attachez-vous ! On se pose !
— Non, on ne se posera pas ! réponds-je à mi-voix.
— II a tué le radio ! fait-elle, et elle éclate en sanglots.
Ses nerfs qui lâchent, à Ludï Matchmaker de Spitz (ses parents tiennent le grand magasin de fleurs sur la place).
Cette annonce accroît ma rogne. Je saute sur la poignée de la lourde et dépone. Malheureusement, l’homme aux tempes grises défouraille dans la porte sitôt que je l’entrouvre. Heureusement, c’est l’instant où le train d’atterrissage touche le sol et l’avion prend un chtar qui le fait rebondir, si bien que la valda du gonzier me rate. Malheureusement, le rude impact m’a renvoyé à l’extérieur du poste de pilotage. Heureusement, je tombe entre les jambes de l’hôtesse attachée à son strapontin. Malheureusement, étourdi par l’impact, je n’ai pas le privilège de mater son entrejambe, que, de toute manière, avec leurs saloperies de collants j’aurai fait tintin de paysage !
Le zinc retrouve son assiette grâce à la maestria du pilote. Il roule en soubresautant sur une plaine gelée. L’homme aux tifs gris a eu la présence d’esprit de me subtiliser le Colt du hooligan à la gorge tournevissée. L’appareil cahote terriblement. Ça gueule à l’intérieur. Les gens s’offrent des crises de nerfs carabinées. Pourtant, merde, ils viennent de retrouver la terre ferme ! Ils devraient applaudir et prier, au contraire.
Le pirate me dit :
— Enlevez le radio de son siège et asseyez-vous à sa place.
Le pauvre radio pend par-dessus sa ceinture. Il a eu droit à une praline dans l’oreille et ce qui subsiste de sa physionomie n’est plus photographiable. Je passe ma main sous son buste pour faire jouer le fermoir de la ceinture. Et poum ! Il s’écroule sur la plancher. Docile, je me love entre les accoudoirs de son siège.
— Mettez les mains derrière votre dossier ! enjoint le détourneur d’avion.
Il s’adresse alors au copilote :
— Prenez votre cravate et, au besoin, celle du commandant, et liez-lui solidement les poignets. Je vérifierai. Si c’est bâclé, je vous tue.
Tout se déroule selon ses instructions. L’homme est très calme, presque froid, lointain. Il jacte avec détachement.
— Commandant, fait-il, donnez l’ordre d’évacuation de l’appareil. Tout le monde doit descendre, excepté vous et le second pilote.
Le chef de bord décroche son micro.
— Ici votre commandant. Nous venons de nous poser dans une contrée inconnue et les pirates de l’air exigent que tout le monde débarque !
La lourde du poste de pilotage se rouvre, l’Indien surgit.
— II a égorgé Jerry ! dit-il aux temps grises en me désignant.
Ce self, ma doué ! Il ne réagit pas, le big chief ! Simplement, il présente le Colt au gars.
— Prends celui-ci qui fonctionne.
L’autre obéit.
— Une fois les passager débarqués, donne-leur l’ordre de vider les soutes de l’avion. N’hésite pas à mettre au pli les récalcitrants, s’il en est. Vous, commandant, actionnez le système d’ouverture des soutes !
Net, précis, sans bavures. Cela dit, je pige mal à quoi correspond cette opération.
Le commandant qui partage ma perplexité questionne :
— Je peux vous demander ce que vous comptez faire ?
L’autre regarde par les vitres étroites du cockpit :
— Vous le verrez bien. Pour l’instant, récupérez un peu car nous allons repartir.
— Impossible ! fait l’officier.
— Vraiment ?
— Nous sommes en limite de carburant et n’avons même plus mille kilomètres d’autonomie, ce qui revient à dire que, par rapport à notre position présente, si nous décollons, nous serons contraints de nous poser rapidement dans quelque autre étendue glacée.
Le pirate hausse les épaules. II paraît sûr de lui.
Moi, je me caille la laitance pour Marie-Marie.
Un froid mordant envahit l’avion par les portes ouvertes. Dehors, il fait largement moins 30° ! Ma merveilleuse doit claquer des chailles dans son élégant tailleur parme.
On perçoit des heurts nombreux : les passagers et membres d’équipage qui s’activent pour décharger l’avion.
De mon siège, je n’aperçois qu’une vertigineuse étendue privée de toute végétation. Le ciel est bas, lourd, plombé. Et soudain, à l’extrémité de l’horizon, un sombre frémissement se constitue. Cela ressemble à ces mirages tremblants, au fond des sables. Ici, cela a lieu au fond des glaces. C’est mouvant et flou. Il y a des ondulations. Et peu à peu le phénomène se précise jusqu’à cesser d’en constituer un. Je finis par réaliser qu’il s’agit d’une espèce de caravane qui s’avance vers nous.
— Qu’est-ce que c’est ? demande le commandant au chef pirate.
— Des amis, répond celui-ci.
Ziebenthal murmure :
— Seigneur ! Mais d’où viennent-ils ?
— De l’enfer ! répond l’autre en souriant.
Moi, ce qui me turlupine (ou turluzobe, ou turlupafe, ou turluqueute, tu biffes les mentions superflues), c’est le fait que je sois encore vivant malgré les désagréments que j’ai causés à cette équipe : voies de fait sur le chef, égorgement d’un participant, neutralisation d’un pistolet. Ces hommes décidés, qui trucident sans sourciller les gens du bord, s’obstinent à me garder en vie. S’ils se comportent ainsi c’est donc qu’ils envisagent d’avoir besoin de moi à un moment de l’action.
Là-bas, le cortège se précise. Je commence à distinguer quatre gros véhicules à chenilles. Ils se déplacent sur une ligne. Des hommes occupent les cabines avancées des engins lestés d’énormes conteneurs ou réservoirs.
— Vous devriez vous restaurer, commandant, invite Tempes Grises ; et votre copilote de même. Mangez et détendez-vous pendant cette phase d’inactivité.
Le commandant décide que l’autre n’a pas tort et se lève pour aller chercher à bouffer.
— Non ! s’interpose Tempes Grises.
Il fait coulisser un étroit volet de plexiglas ménagé dans le cockpit et crie :
— Une hôtesse, s’il vous plaît !
Au bout de peu, la fille dont je n’ai pas eu l’opportunité d’admirer l’entrejambe se présente, transie de froid. Elle frissonne à ce point qu’elle n’arrive pas à parler.
— Ces gens vont mourir de froid, dis-je au pirate. C’est cela que vous souhaitez ?
— Je ne souhaite rien, je m’en moque. Puisqu’ils débarquent leurs bagages, ils n’auront qu’à y prendre des vêtements chauds.
Et il enjoint а la blonde hôtesse d’aller chercher deux plateaux-repas.
A présent, on perçoit le ronflement des moteurs de la caravane surgie du néant. Les engins à chenilles ont l’air de monstres patauds. Ils se déplacent avec une vélocité imprécise de chars d’assaut. Des vrais monuments ! Qui, telles des chauves-souris, se dirigeraient par écholocation.
J’essaie de dénombrer les hommes qui assument le convoi. Il y en a trois par véhicule. Certains sont des Esquimaux au faciès mongolien.
— Je peux savoir ce qui se prépare ? questionne le commandant.
J’enrogne, mézigue. Se laisser fabriquer comme des bleus par deux types ! Oui, deux mecs, pas davantage : l’indien et Tempes Grises. On est près de deux cents passagers à obéir comme des moutons à deux pistolets. Il doit se tenir vachement sur le qui-vive, le barbichu de l’extérieur. Ce qui conditionne la peur, c’est la présence constante du chef pirate dans le poste de pilotage. Il détient l’âme de l’avion, sa substance, si je puis dire. (Et il ferait beau voir — comme disait Sartre — que j’en sois empêché !) La foule grelottante qui se bat les flancs autour de l’appareil aurait facilement raison de l’Indien. Mais ensuite ? Il faudrait attaquer le poste et ce serait la cata !
Ziebenthal répète :
— Que va-t-il se passer ?
— Vous le verrez bien ! rétorque l’autre.
Le commandant, ça finit par lui battre les couilles. Trop c’est trop !
— C’est moi qui suis le maître à bord, monsieur !
— Ah oui ? ricane Tempes Grises d’un ton super-ironique.
— Oui, monsieur. Que vous me menaciez d’une arme et assassiniez mon radio ne change rien à cette évidence. Je suis le maître et si je refuse, même sous la torture, de piloter cet appareil, vous vous trouverez immobilisé dans ces glaces.
— Vous me laisseriez abattre les passagers les uns après les autres ?
Le commandant se tait, vaincu par l’argument.
Le terrorisme, c’est ça : la folie contre la raison ! La minorité armée contre la foule aux mains vides.
Les quatre trucks des solitudes nordes se rangent le long des flancs de l’avion. L’un des arrivants, dont on ne distingue pas les traits tellement il est emmitouflé de fourrures, s’avance vers la proue du D.C. 10. Tempes Grises lui crie, en anglais, de commencer les opérations. Ensuite il se tourne vers le copilote.
— Mes amis nous amènent du kérosène. Allez vous occuper de la manœuvre !
L’autre se dresse.
— Un instant ! fait Tempes Grises. Sachez que le moindre manquement à mes ordres déclencherait une hécatombe.
Peu après, un zig fourré paraît. Probablement le chef de l’opération terrestre. Tempes Grises va dans le couloir, sans cesser de nous braquer. Les deux mecs palabrent à voix basse. L’arrivant fait des signes d’approbation.
Dehors, le ronron d’une pompe se fait entendre. Ils possèdent un appareil à air comprimé pour injecter le kérosène en fûts dans les ailes du zinc.
De toute évidence, cette opération de grande envergure a été minutieusement préparée. Et il doit s’agir d’un coup fumant pour que soit mis en œuvre un tel déploiement de matériel.
A nouveau, le grand navire des airs, comme j’ai lu dans un merveilleux bouquin, vibre sous des heurts nombreux. Rivé à l’avant comme me voilà je ne puis voir ce qui se déroule, mais je gage qu’on charge les soutes vidées par les passagers d’un nouveau fret. Et c’est bien entendu ce fret qui motive l’emparement de l’avion par ces bandits hors pair.
Ces hommes sont venus dans le Grand Nord canadien, récupérer une précieuse denrée. Pour l’emmener où ? Mystère.
Le commandant mange stoïquement. J’admire qu’il puisse claper dans de telles conditions. C’est un battant. Il sait qu’il doit coûte que coûte demeurer opérationnel, non pas pour donner satisfaction aux pirates, mais pour préserver l’appareil qui lui est confié et surtout la vie de ses passagers. Alors, bravement, il fait son plein, lui aussi.
Pendant qu’il clape et qu’on bourre les flancs du monstre de je ne sais trop quoi de lourd et de volumineux, je songe que le dispositif pour rechercher l’avion doit être en place depuis un bon moment déjà. Un avion de ligne ne cesse pas d’émettre sans qu’il y ait branle-bas dans les zones concernées. Nous avons « disparu » au-dessus du Labrador, ça doit être la monstre effervescence dans cette partie du Canada.
Le temps s’écoule avec lenteur. Mille pensées sinistres m’assaillent. Qu’advient-il de Marie-Marie ? Où vont-ils nous emporter une fois le chargement accompli ? Puis-je espérer conserver la vie sauve ? Bien d’autres motifs d’angoisse encore me pilonnent l’esprit.
J’ignore combien de temps s’écoule dans cette torpeur effroyable. Tempes Grises, homme d’acier comme il m’est rarement arrivé d’en rencontrer, n’a pas changé d’attitude. Toujours calme, froid, relaxe. Lui aussi attend.
Enfin, son collaborateur qui dirigeait l’expédition glaciaire réapparaît, flanqué du pilote en second, complètement frigorifié.
— Paré ! dit-il.
Tempes Grises opine. Il tend son feu à l’homme aux fourrures, lui enjoignant d’un hochement de tête de nous tenir à l’œil, et quitte le poste de pilotage.
Le nouveau venu a la peau couleur aubergine. Le froid l’a tannée comme du cuir. Sous les longs poils de son capuchon, il a un regard de singe. Tu croirais l’un des protagonistes de La Guerre du feu. Je me dis que si j’avais l’usage de mes paluches, il me serait fastoche de le désarmer. C’est un homme des grands espaces, tout con dans l’étroit habitacle du poste. Gêné aux entournures. Zorro dans une cabine téléphonique ! Ça coince ! Mais cet empafé de copilote, consciencieux de partout, m’a bel et bien ligoté serré, à tel point que l’ankylose me gagne.
A l’extérieur, il se passe des choses, je te garantis. Les hommes de main de Tempes Grises éloignent les quatre énormes engins de l’avion, les arrosent d’essence et y mettent le feu. Ni plus ni moins !
Ensuite, il se passe quelque chose de beaucoup plus intrabiliaire ! Je t’ai dit que, dans la caravane se trouvaient des Esquimaux. Quatre. A un moment donné, et tandis qu’ils regardent cramer leurs véhicules, quatre autres gus de l’expédition passent derrière eux et leur tirent quelques balles dans la nuque. Les malheureux Esquimaux, la tronche pétée comme courge trop mûre, se mettent à raisiner à gros bouillons sur la glace. J’ai déjà eu affaire à des brigands de grands chemins, mais j’ai jamais vu à l’œuvre des gens aussi déterminés dans l’assassinat. ils éliminent délibérément. La solution finale des nazis ! Comme les Esquimaux ont cessé de leur être utiles, ils les anéantissent pour s’assurer de leur silence. Simple comme adieu !
Tempes Grises revient. Le jour a pâli, mais sa lumière demeure encore très vive.
— Préparez-vous à redécoller, commandant, enjoint-il à l’officier.
— Pour où ?
— Je vous donnerai le cap lorsque nous serons en l’air.
Puis, se penchant sur moi.
— Je vais vous faire un cadeau, me dit-il : votre peau !
— Trop aimable.
— Vous allez rester ici en compagnie des passagers. L’homme étant un animal ingénieux, je gage que vous saurez vous organiser pour survivre au froid et à la faim en attendant des secours.
— Vous pensez que les vieillards, les enfants, les mal portants résisteront aux quelque moins quarante degrés qui doivent régner la nuit sur cette terre désolée ?
— Je le pense, puisque je vous laisse pour que vous vous en occupiez. Vous êtes un homme déterminé et ingénieux. En vous accordant la vie sauve, je paie mon tribut à l’humanité.
— Vous avez une conception plutôt simpliste de l’altruisme !
— Lancez les moteurs, commandant ! Et procédez aux opérations de décollage.
— Le sol comporte des dénivellations, je ne réponds de rien, objecte l’officier.
— Si, riposte Tempes Grises, vous répondez de la vie de tous ces gens, car si nous devions être immobilisés ici, vous assisteriez à un carnage.
Ça se met à ronronner, et l’avion est parcouru d’un long frisson. Le copilote a repris son poste. Tempes Grises donne un ordre pour que les morts soient jetés hors de l’avion avant le départ. II ne m’a toujours pas délié, attendant probablement l’ultime moment pour le faire. Il va, vient, du poste de pilotage à la partie passagers.
— Décollage dans combien de temps, commandant ?
— Je suis paré.
— O.K.
Il lève son arme et me balance un coup de crosse sur la tempe. La vue se brouille, l’avion se craquelle. Je perçois pourtant qu’on me bricole. Mes liens sont tranchés. On me traîne par les pieds sur la moquette de l’appareil. L’air coupant entre à foison par la porte béante. Mon corps se pétrifie. J’ai du mal à respirer. Je parviens à retrouver quarante pour cent de mes esprits et à entrouvrir les yeux. Une vision tragique ! Une quantité de gens agonisent au pied de l’appareil. Privés de la passerelle d’aéroport pour quitter le bord, ils ont dû sauter. Nombre d’entre eux sont éclopés et gisent sur la glace où ils agonisent après ces quelques heures d’immobilisation.
On me virgule par l’ouverture. Je chois sur des gens inanimés, ce qui amortit mon valdingue, mais tout de même, j’en morfle un coup dans la tubulure. Une échelle métallique pliable qui servait aux pirates pour leur accès à bord est retirée, la porte refermée.
Apercevant l’énorme train d’atterrissage non loin de moi, je concentre mon énergie pour me soustraire à ce rouleau compresseur qui va écraser les malheureux étalés sur son passage. Me mets à rouler sur moi-même, comme un gosse dans un pré en pente.
Le D.C. 10 s’ébranle avec lenteur. Ça y est, il roule. J’aperçois la masse des passagers hébétés, à une cinquantaine de mètres. Frigorifiés, dépassés par les événements, terrifiés par ces morts épars, ils se sont mis en essaim. Et ma douce Marie-Marie ? Je vais courir à elle et la serrer dans mes bras. Je l’arracherai à l’enfer glacé. Oui, je saurai la sauver. Une énergie démesurée me revigore.
Les roues impitoyables font éclater les corps étalés sur leur trajectoire. Les réacteurs grondent comme cent trains à pleine vitesse. L’air vibre. Un souffle ardent réchauffe fugitivement cet espace sidéral. L’avion roule de plus en plus vite. Mais comme il semble lourd ! Une baleine épuisée ! Va-t-il pouvoir s’arracher ?
Le commandant le conduit à plus d’un kilomètre de nous, sondant le sol sous ses boudins. Et puis il freine et décrit un arc de cercle, comprenant qu’il a intérêt, pour redécoller, à emprunter la zone qui lui a servi à atterrir. II sait que, sans être fameuse, cette piste de fortune est relativement praticable.
La bacchanale noire des moteurs lancés à plein régime fait miauler le Grand Nord. A nouveau, la masse blanche, dont la queue est marquée de la croix helvétique repart pour une conquête insensée du plus lourd que l’air (qui tant épatait mon papa). Elle arrive de plus en plus vite, passe en rafale devant moi qui suis agenouillé sur la glace, impuissant.
Et alors je reçois un coup d’épée en plein cœur. La cohorte des hublots vides est interrompue par un visage collé au plexiglas de l’un d’eux : celui de Marie-Marie !