G.-J. ARNAUD Mainmise

CHAPITRE PREMIER

Une pluie fine venue de la mer tombait depuis le matin sur Gênes et la région. Les chantiers maritimes de la Scafola, situés à une dizaine de kilomètres du grand port, n’échappaient pas à ce temps maussade et le terrain irrégulier tout autour de la principale cale sèche s’égalisait de flaques huileuses et noires.

Le chef des vigiles chargés de la garde et surveillance des chantiers se nommait Cesare Onorelli. Gros et grand, vêtu d’un ciré luisant dont le capuchon encadrait un visage lourd et méfiant, il avait accueilli Serge Kovask à la conciergerie. L’Américain avait tout de suite noté la tension qui régnait sur les lieux. Le planton de l’entrée ne l’avait pas quitté des yeux un seul instant et, maintenant, c’était cette masse de muscles qui prenait la relève de la suspicion.

— Que voulez-vous voir ? grogna Onorelli.

— Eh bien ! Faisons le tour de la cale sèche où se trouve l’ELBA. Nous verrons ensuite.

Le chef des vigiles baissa ses yeux vers les chaussures du visiteur et tiqua. Kovask avait chaussé des bottes caoutchoutées en prévision de la longue promenade.

— Allons-y !

L’Américain suivait tranquillement, examinant tout autour de lui : les grosses machines-outils sous abri, les grues et les palans, les multiples chariots qui circulaient sur des voies Decauville. La Scafola n’était pas une très importante société, mais son capital d’investissements représentait tout de même pas mal de millions de lires, et le nombre total des ouvriers et employés s’élevait à près de quatre cents.

Le gros Italien se retourna vers lui.

— Voilà.

Ils étaient auprès de la cale sèche et Kovask pouvait se rendre compte des dégâts causés au cargo par l’incendie qui s’était déclaré dans le fond, huit jours plus tôt. Un travail acharné n’avait pu dissimuler totalement encore, les tôles noircies, l’éventration latérale provoquée par le mouvement de la coque basculant sur le côté quand les tins de soutènement avaient brûlé.

— La peinture était, tout au bout du bassin, dans 4 grands bidons spéciaux prévus pour la projection pneumatique.

Kovask avait en la veille une entrevue avec le directeur technique de la Scafola et avec les ingénieurs du génie maritime. Il savait que l’additif rendant incombustible les peintures utilisées devait être incorpora le jour même de l’incendie.

— Le chimiste avait eu un empêchement, expliqua le chef des vigiles. Normalement, les bidons de peinture auraient dû être retirés.

— N’est-ce pas votre travail ?

Le gros homme rougit sons son capuchon.

— Il y a un service de sécurité. Je n’ai connu l’absence du chimiste que le lendemain, alors que la coque était dans un lac de peinture en feu.

— Avez-vous une opinion personnelle sur cet accident ?

— Oui, dit l’Italien en le fixant dans les yeux. S’il y a eu sabotage, les organisateurs ont été rudement malins.

Kovask pencha son chapeau imperméable vers l’avant, de façon à protéger de la pluie la cigarette qu’il allumait. Le chef des vigiles avait refusé d’en prendre une.

— J’aimerais connaître votre sentiment exact.

— Bien. Allons jusqu’à l’abri des petits appareillages électriques.

Un auvent de tôle ondulée protégeait un espace suffisant de terrain sec, mais, de chaque ondulation, tombait une gouttière fournie qui, multipliée par vingt-cinq à trente, faisait un véritable rideau liquide.

— Là-bas, vous voyez les réservoirs de peinture. Pour moi, un gars a voulu essayer le système. Il a laissé de l’air comprimé dans l’appareil, en oubliant de le vidanger. La soupape de sécurité n’a pas bien fonctionné et il y a eu une fuite.

Kovask écoutait avec attention.

— Et qu’est-ce qui a provoqué l’incendie ?

— L’électricité statique. La nuit, quand nous faisons notre ronde, nous apercevons parfois des étincelles de dix à vingt centimètres. Les diverses substances accumulées ici expliquent ce phénomène.

— Mais la coque était reliée à la terre ?

— Oui, maugréa Onorelli. Les enquêteurs ont établi que le feu avait pris dans le fond du bassin pour remonter jusqu’à la peinture. Les réservoirs ont alors, toujours d’après les policiers, éclaté et toute la peinture en feu s’est déversée dans le bassin.

— Vous n’êtes pas d’accord ?

Le gros homme eut un geste violent de sa main.

— J’ai bien entendu les explosions. Nous nous sommes précipités. Mais, comment le feu serait-il remonté jusqu’au stock de peinture ? Quand nous sommes arrivés, et nous représentons, mes quatre hommes et moi, les premiers témoins, le mur du fond était une véritable cascade de feu. Tout s’est donc déclaré très rapidement. Les enquêteurs ont retrouvé une lampe à souder dans le fond. Ils disent qu’elle avait dû rester allumée, braquée sur une musette d’ouvrier en plastique. Au bout de quelques heures le plastique, bien qu’éloigné de trois mètres, se serait enflammé projetant des particules jusqu’au mur.

— Et le mur se serait enflammé ?

Cesare Onorelli ricana tout en rajustant son baudrier. Il avait défait son ciré. Dessous, il portait un pantalon noir et une chemise d’un bleu très clair. L’uniforme des vigiles, pensa Kovask. Onorelli avait en tout dix hommes sous ses ordres. Lui et ses gardes étaient fournis à la Scafola par une compagnie privée de surveillance. Mais, la désignation du gros homme venait de plus loin encore, du Department of the Navy à Washington. L’Italien avait passé vingt ans de sa vie aux États-Unis, en avait été expulsé pour une affaire un peu louche avec le bureau des narcotiques. Il aurait donné dix ans de sa vie pour retourner en Amérique.

Kovask jugea le moment favorable pour mettre les choses au point avec lui.

— Vous savez pourquoi on vous a demandé de surveiller la construction de l’ELBA ?

Onorelli lui dédia un regard en coin.

— Oui. La Navy s’y intéresse.

— Et vous avez laissé commettre un sabotage.

L’Italien jura :

— Je suis persuadé qu’il ne s’agit que d’un accident.

— Pourquoi défendez-vous cette thèse ? Il y a trop de coïncidences dans cette affaire pour que des types comme vous et moi y donnent quelque crédit. Dans votre désir de retourner à Bleeker Street, vous finissez par perdre la tête et par prendre les autres pour des imbéciles, moi y compris.

Il jeta son mégot dans le rideau de pluie, avec une rage feinte. Le chef des vigiles soupira.

— Inutile de me faire un topo de la suite. Je sais que c’est cuit pour moi et que je n’y retournerai pas. Même si rien n’était arrivé à l’ELBA, même s’il flottait en ce moment en pleine mer, « ils » n’auraient pas tenu promesse, exigeant autre chose de moi.

Kovask se planta devant lui.

— En somme, il y a déjà quelque temps que vous n’aviez plus confiance ?

Le lourd visage de l’homme parut s’assombrir. Peut-être, parce que Kovask s’interposait entre lui et la lumière ?

— Écoutez…

— On vous a peut-être monté le cou également ?

L’autre prit une expression brutale.

— Vous m’accusez ?

— Non. Je vous demande votre collaboration, simplement. Et ne me parlez plus d’accident. Expliquez-moi pourquoi le mur n’aurait pas pu s’enflammer, alors que les enquêteurs prétendent le contraire.

Onorelli mit quelque temps à recouvrer son calme.

— Ils parlent des projections huileuses. Il y en a toujours évidemment. Mais, tout de même, le mur n’était pas gluant d’huile, si vous voyez ce que je veux dire.

— Vous pensez que lorsque le premier filet de peinture est tombé dans la cale sèche il était déjà enflammé ?

— Oui.

Kovask alluma une autre cigarette, se déplaça pour faire face à nouveau à la pluie.

— Pourquoi ?

— Parce que si un gars avait laissé une lampe à souder dans le fond, nous l’aurions entendue. Une fois les ouvriers partis, le chantier est très silencieux.

— Durant votre ronde vous descendez au fond de la cale ?

— Non. Ce n’est pas prévu au cahier des instructions établies par la direction et les compagnies d’assurance. Pourtant, il arrive que nous allions quand même faire un tour dans le bas. Vous savez, dans le coin, il y a pas mal de chapardeurs à l’affût de quelques kilos de cuivre ou de plomb. Et ils sont malins.

— Allons examiner l’un de ces réservoirs de peinture.

Cesare Onorelli le retint.

— Tous ont brûlé ou explosé. Les enquêteurs les ont fait mettre de côté. Du moins ce qu’il en reste. C’est dans un local tout à fait au fond du chantier.

— Allons-y quand même, dit Kovask. Pendant quelques minutes, ils pataugèrent dans une boue noirâtre, contournèrent des carcasses de vedettes et de yachts à moteur.

— Il se construit ici également des bateaux de moindre tonnage, expliquait l’Italien.

— Avez-vous une idée de l’importance de l’ELBA ?

Ils marchèrent en silence avant que Cesare Onorelli ne se décide.

— Je m’en doute un peu. Des diesels développant plus de trois mille chevaux pour une coque, somme toute assez moyenne, cela donne à réfléchir. Ce sera un beau cargo qui filera comme un transatlantique et, en cas de guerre, un beau ravitailleur, capable d’aller n’importe où et sans se faire trop remarquer.

Kovask se souvenait des paroles de son chef direct, le commodore Gary Rice.

— Dix-huit bâtiments du type ELBA sont en construction, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Norvège et au Danemark. Dix-huit cargos qui seront laissés, en temps de paix, à la libre disposition des armateurs qui les ont commandés, mais qui, à la moindre alerte, seront à la disposition de l’état-major de l’O.T.A.N. Nous avons financé pour 50 % leur construction. Nous les faisons monter dans les meilleurs chantiers, les plus sûrs également, sous surveillance constante. Plus confidentiel encore : N’oubliez pas que certains transporteront des têtes nucléaires, soit pour ravitailler les sous-marins en pleine mer, soit pour servir eux-mêmes de base de lancement. Des caissons spéciaux sont prévus à cet usage. L’ELBA a failli brûler entièrement. Sans une intervention rapide des pompiers, il n’en restait rien. Malgré tout, sa mise à l’eau est retardée de deux mois. D’autres incidents se sont produits dans la plupart des chantiers qui construisent ce type de bateau. Il faut en découvrir l’origine.

Cesare Onorelli s’était tu et paraissait embarrassé. Kovask ne lui accorda pas un regard, mais prononça froidement :

— Vous avez une excellente imagination, signore.

— Un peu de raisonnement seulement. Pourquoi surveiller avec tant de soin ce rafiot ? Et puis j’ai aussi appris que les Lloyds n’avaient fait aucune difficulté pour réassurer la compagnie italienne, ce qui est, quand même, assez rare.

Là, il estomaqua un peu Kovask :

— D’où sortez-vous ça ?

— Un des inspecteurs d’assurance qui me l’a glissé dans le creux de l’oreille. Pour justifier, peut-être, le soin qu’ils ont apporté à leur enquête. Ils sont assez forts, ces gars-là. Ils étaient deux.

Il sortit un trousseau de sa poche en arrivant devant un bâtiment très bas en béton, percé de rares ouvertures semblables souvent à des meurtrières.

— Je vous demanderai de ne pas fumer. Tout ce qui est susceptible de s’enflammer sur le chantier est stocké ici, les vernis, les peintures, et tout ce qui n’a pas été ignifugé.

Les réservoirs avaient été empilés dans une petite pièce sans jour. Seule, une forte ampoule éclairait l’endroit. Kovask fit la grimace en voyant les containers en acier très épais, crevés, boursouflés, difficiles à identifier.

— Je peux vous donner quelques tuyaux. L’air arrivait ici, expliquait Cesare Onorelli.

— Pas de manomètre ?

— Sur le compresseur seulement. La soupape est là.

Kovask lui demanda comment les réservoirs étaient posés sur le sol.

— Eh bien ! ainsi.

L’Américain recula de quelques pas et réfléchit.

— Facile de bloquer la soupape ainsi ! Suffit de trouver un poids qui fasse équilibre à la pression intérieure. Savez-vous si les réservoirs étaient restés reliés an compresseur ?

Onorelli se gratta le front et rejeta en arrière son capuchon. Il portait une casquette plate. Il l’ôta et Kovask qui s’attendait à un crâne chauve fut surpris de lui voir de beaux cheveux noirs et frisés.

— Il faudrait demander à l’ingénieur Galli, responsable de la sécurité. Son équipe te met au travail une heure avant la cessation du travail et ratisse le chantier, pour arriver à la cale sèche lorsque les derniers chaudronniers, peintres et électriciens, sont remontés.

Le lieutenant commander se pencha vers les multiples débris. La peinture en brûlant avait déposé sur les fragments d’acier une sorte de vernis noir qui poissait encore aux doigts.

— Connaissez-vous le résultat de l’analyse ?

— Non, dit le chef des vigiles.

Kovask avait pris connaissance du rapport des services scientifiques de la police. Rien de particulier n’était signalé, mais, évidemment, ils n’avaient pu analyser tous les morceaux de métal. Six containers de plusieurs mètres cubes avaient explosé.

Un bruit de pas les fit se retourner. Un homme de petite taille, aux yeux très noirs et à la peau du visage et des mains très blanche, pénétrait dans le magasin. Kovask remarqua qu’il ne portait pas de vêtements de pluie et que ses cheveux ruisselaient d’eau.

— Pietro Galli. Ingénieur. Je suppose que vous avez besoin de moi.

Kovask serra une petite main nerveuse, une sorte de poignée électrique.

— Vous tombez bien, reconnut-il. Je viens de demander au signore Onorelli si les réservoirs étaient restés reliés au compresseur, cette nuit-là.

L’ingénieur sursauta, comme piqué au vif.

— Certainement pas. Je sais que c’est la thèse admise, mais mon équipe est assez efficiente pour ne pas commettre ce genre de bourde.

Avec perfidie, Onorelli insinua qu’on avait cependant retrouvé des bouts de tuyauterie un peu partout.

— Evidemment, fulmina Galli. Le compresseur n’était pas très loin de là. C’est explicable. La seule erreur qui ait pu être commise, à mon avis, se résume à un oubli, celui de vidanger l’un des réservoirs encore sous pression.

— On pouvait aussi bloquer une soupape, dit Kovask.

Le petit homme se redressa :

— Certainement… Mais après notre départ.

— Voilà, grogna Onorelli. Je suis allé prendre une belle masse en plomb ou en fonte et je l’ai collée sur la soupape. Est-ce ce que vous voulez laisser entendre, signore ?

Galli recula d’un pas malgré lui. La masse du chef des vigiles était impressionnante. Kovask suivait la scène avec attention. L’ingénieur finit par hausser les épaules.

— Les responsabilités sont partagées. À quoi bon essayer de les rejeter sur l’un ou sur l’autre.

— Ravi de vous l’entendre dire, dit Onorelli.

— Un instant, fit Kovask. Qui coupe l’alimentation en courant industriel sur le chantier ?

— Moi, dit Galli. Il n’y a que le courant ordinaire qui fonctionne pour les éclairages divers.

— Vous ne travaillez jamais de nuit ?

— Pas pour l’instant. Nous étions en avance, jusqu’à cet accident. Dès que le temps le permettra, nous travaillerons certainement de nuit.

Au-dehors, il pleuvait toujours. Galli serra hâtivement la main de Kovask et se précipita vers un bâtiment très long situé sur la droite.

— Bureaux d’études et laboratoire.

— Bruno Fordoro, le chimiste, travaillait là ? Onorelli inclina la tête. Il avait remis son capuchon et sa casquette.

— C’est un accident d’automobile qui l’a empêché de venir ajouter l’additif qui rend la peinture incombustible ?

Le gros homme le regarda avec reproche.

— Il est à l’hôpital avec une jambe brisée. C’est un gentil garçon.

— Marié, je crois ?

Onorelli approuva de la tête.

— Depuis un an.

À cette époque-là, la construction de l’ELBA état déjà commencée.

— Vous connaissez son adresse personnelle ?

— Oui, fit Onorelli avec mauvaise grâce, mais vous n’y trouverez personne. Lui est à l’hôpital et elle travaille dans une école privée. Mais, si voua voulez savoir, c’est au 117 de la via Cairoli au deuxième étage. Vous ne frappez pas à la porte palière mais vous entrez. Leur studio est la deuxième porte à gauche.

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