CHAPITRE IV

Kovask avait invité son collègue à dîner à son hôtel et c’est, dans la salle à manger, qu’on vint le prévenir de l’appel téléphonique de Cesare Onorelli.

— J’ai suivi mon gars. Il a essayé de racoler une fille mais n’en a pas trouvé à son goût. Il vient de rentrer chez lui, corso Solferino.

— Nous vous retrouvons d’ici une demi-heure…

Luigi de Megli arrêta sa voiture à une centaine de mètres et ils continuèrent à pied dans la nuit, jusqu’à ce que le gros chef des vigiles se signale.

— Il est toujours chez lui en train de jouer du piano. Il me paraît nerveux.

Comme la plupart des villas de l’endroit, celle de l’ingénieur était construite en surplomb. Un jardin à la forte pente l’entourait mais pour accéder à l’habitation il fallait, une fois passé le mur, escalader une vingtaine de marches. Pietro Galli jouait, la fenêtre ouverte, mais des morceaux sans suite.

— J’estime, dit Kovask que le bonhomme n’a qu’une importance relative. Nous avons besoin de lui pour établir la culpabilité de Montale. Il n’a été qu’un occasionnel dans toute cette histoire. Pourquoi ne pas lui mettre le marché en main ? Ses confidences, contre une accusation en règle de son patron.

— Essayons, dit de Megli. Cesare, à vous de jouer.

Le gros homme alla sonner au porche arrondi. Le piano cessa de jouer et l’ingénieur se pencha par la fenêtre :

— Qui est là ?

— Onorelli.

Le petit homme resta immobile penché vers le bas de sa maison. Les deux officiers de marine restaient invisibles.

— Que se passe-t-il ?

— Je ne peux pas le crier, dit Cesare. Est-ce que vous m’ouvrez, oui ou non ?

— J’arrive.

Bientôt le visage blanc de Galli apparut en haut des marches. L’ingénieur descendait lentement.

— Je ne comprends pas votre visite nocturne.

— Quand je vous l’aurai expliquée, vous ne regretterez pas, dit Cesare avec un ton mystérieux.

L’homme portait une robe de chambre en tissu léger et gardait une main dans sa poche. Il eut un petit rire forcé mais intentionné.

— L’endroit est assez désert et lorsque je reçois des visites aussi tardives je prends toujours une arme, annonça-t-il. On ne sait jamais.

Le chef des vigiles ne s’en laissa pas compter.

— Vous pensez me recevoir dans la rue ?

— J’ouvre.

Ce fut rapide et Kovask admira la technique de Cesare. En se faufilant dans l’ouverture restreinte du portail il avait coincé le bras du chef de la sécurité. Le pistolet tomba sur l’allée cimentée qui conduisait au garage construit dans la roche.

— Vous êtes fou ! piailla Galli.

— Du calme, mon vieux, dit Kovask en ramassant l’arme tandis que de Megli encadrait le petit homme. Nous avons à discuter.

— Ce sont des méthodes inadmissibles.

— Pas plus que de recevoir un collègue de travail avec un 6.35, répondit Cesare. Allons, montons là-haut.

Encadrant l’ingénieur, ils escaladèrent les marches, pénétrèrent dans une sorte de patio puis dans la pièce encore éclairée, un petit salon meublé avec une certaine mignardise, c’est du moins ce que pensa Kovask. Un piano à queue était installé au centre.

— Rendez-moi mon arme ! glapit l’ingénieur une fois au centre de la pièce. Sinon j’appelle la police.

— Elle sera ravie d’avoir l’occasion de pénétrer ici, dit Luigi de Megli.

L’homme se troubla, essaya de donner le change.

— Je ne vous connais pas, vous.

— Capitaine de corvette de Megli, en mission spéciale pour le compte de l’amirauté.

— Ah ! C’est pour l’histoire de l’ELBA. était inutile d’assiéger ma villa et de me briser le poignet pour me prendre cette arme. Onorelli, rendez-la-moi.

Le gros homme la faisait sauter dans sa large main. Les deux officiers regardaient l’ingénieur en silence et ce dernier finit par se sentir mal à son aise.

— Que me voulez-vous ?

— À combien était réglé le compresseur, le 2 juin au soir ? demanda Kovask. Quelle pression ?

Galli fronça le sourcil.

— Je n’en sais rien. Entre six et dix basa.

— Ce compresseur peut donner davantage. Jusqu’à cinquante bars, je crois.

Ce qui fit hausser les épaules de Galli.

— Pour la peinture c’est inutile. Huit bars sont largement suffisants.

— Combien faudrait-il pour l’enflammer ?

— Je l’ignore. Peut-être plus de cinquante bars.

Kovask sourit. De Megli aussi et Cesare concentrait toute son attention.

— Mais si une couche de fuel avait été déposée sur la peinture ? Il suffit de trente-cinq bars pour l’enflammer, lui ?

Onorelli comprenait vite. Il fit un pas en avant.

— Fumier, je sais maintenant comment tu t’y es pris. Rien de plus facile, hein ? Soupape bloquée, pression anormale en réglant le compresseur sur quarante ou cinquante.

— Attendez, Onorelli, vous n’y êtes pas tout à fait. À quelle heure allumez-vous les projecteurs du chantier ?

— À la tombée de la nuit. Le 2 juin, vers huit heures et demie, neuf heures.

— Ce qui a mis le compresseur en route. Au ralenti puisque seulement branché sur le courant ordinaire par le signore Galli. Mais la pression s’élevait suffisamment pour obtenir une belle explosion une heure plus tard. Le bruit fait par l’appareil était infime. Onorelli explosa.

— De plus il est protégé par un bâti. Même à pleine puissance il fait moins de bruit que les autres. Alors mon salaud ? Le compresseur n’était pas relié aux réservoirs ?

— Un seul l’était, dit Kovask. Il a explosé et le feu a dû se transmettre par les soupapes aux autres containers. Ouvertes celles-là bien sûr.

Galli, très pâle, le front luisant de sueur, les regardait avec des yeux exorbités.

— Mais vous êtes fous. Et vous m’accusez de ça ?

— Il fallait un technicien et une peinture inflammable. Ne soyez pas plus royaliste que le roi mon vieux, ajoutait Kovask. Bruno Fordoro a avoué qu’il ne s’était pas cassé la jambe dans un accident. On la lui a cassée.

Kovask fit deux pas vers le petit homme.

— Ugo Montale, votre patron.

— Je ne connais pas cet homme. L’Américain éclata de rire.

— Vous expliquerez pourquoi on a relevé votre nom dans ses papiers.

— C’est faux.

Il criait d’une curieuse voix de fausset qui amenait un sourire méprisant sur les lèvres lippues de Cesare.

— Vous ne pouvez nier. On poursuit les recherches et on découvrira combien il vous a payé pour ce sabotage. Un ou deux millions certainement.

Galli trépignait sur place.

— Vous essayez de me faire avouer ce que je n’ai jamais fait. Sortez d’ici ! Sortez !

— Nous attendons la police qui doit nous rejoindre ici, dit Luigi de Megli. Nous espérions pouvoir nous entendre, mais du moment que vous vous obstinez, il n’y a plus qu’à laisser l’affaire se développer. Vous avez déjà eu maille à partie avec elle ?

— C’est ce salaud qui vous a renseigné ? dit Pietro Galli en désignant le chef des vigiles. Il est jaloux. Il est trop avare pour payer une fille et trop hideux pour les avoir à l’œil.

Onorelli sursauta et leva la main. La gifle projeta le petit homme sur le clavier ouvert du piano, et plusieurs notes retentirent lugubrement.

— Restons tranquilles, dit Kovask. Installons-nous dans ces fauteuils et attendons la police.

Galli se redressa, frottant sa joue. La grosse main de Cesare y avait laissé une trace d’un rouge sang, alors que le reste du visage restait blafard.

— Pourquoi vous en prenez-vous à moi ? gémit-il en se laissant tomber sur le tabouret.

— Nous voulions gagner du temps. Nous supposons que c’est la première fois que vous vous laissez aller à un acte aussi regrettable. Nous ne sommes pas là pour traquer les exécutants. Il nous faut la tête. Essayez de nous aider. Est-ce Emma Fordoro qui vous a aguiché ?

L’homme détourna les yeux.

— Oui n’est-ce pas ? Et puis, ils vous ont certainement payé.

Cesare alluma un de ses petits cigares. Kovask sortît une cigarette et se leva pour en offrir une à l’ingénieur.

— Vous allez lutter pourquoi ? L’affaire passera au contre-espionnage, au S.I.M., vous serez arrêté. Ils peuvent vous retenir des jours et des jours ; la direction de la Scafola ne vous reprendra pas.

L’Américain revint s’asseoir.

— Pourquoi ? Pour qui ?

D’un clin d’œil, l’officier italien lui fit comprendre qu’il était sur la bonne voie.

— Nous cherchons plus haut, mon vieux. Dans tous les pays de l’Europe, des cargos du type ELBA sont en construction.

— Je sais, dit l’ingénieur. J’ai visité un chantier anglais à Glasgow. Un mois avant que ne commence la construction de l’ELBA. Vu les circonstances spéciales de cette entreprise, la direction voulait appliquer de nouvelles mesures de sécurité.

— Un peu partout il y a eu des incidents bizarres à propos de ces navires en chantier. Le plus grave est celui qui est arrivé ici. Nous voulons empêcher les autres.

Galli fumait sa cigarette avec des mines qui énervaient Cesare Onorelli. Kovask surveillait ce dernier du coin de l’œil et, quand il le vit marcher vers l’ingénieur, il s’interposa.

— Laissez-moi lui faire une grosse tête à ce singe-là. Il se fout de nous et, avec vos propositions, il va s’en tirer blanc comme neige.

— Allez vous asseoir, fit Kovask durement. L’ingénieur soupira de soulagement. Il avait certainement peur des coups.

— Nous ne disposons plus guère de temps, signore Galli. Reconnaissez-vous les faits tels que je vous les ai exposés ?

Le petit Italien passa un doigt sur ses lèvres sèches, éteignit sa cigarette dans un cendrier.

— Je connais les Fordoro, dit-il. Depuis plusieurs mois. Emma est venue me voir ici, un après-midi. Son mari avait dû se rendre à Rome. Elle est restée jusqu’au lendemain matin.

Il parut sourire légèrement au souvenir des heures passées en compagnie de la jeune femme.

— C’est peu de temps après, que j’ai eu cette malheureuse histoire avec une petite prostituée du port. Bien sûr, elle n’avait que quinze ans.

— Peut-être moins, ricana Onorelli. Kovask le regarda fixement et le gros vigile se tut.

— Maintenant que j’y songe, il se pourrait que cette petite m’ait été envoyée. J’ai eu l’impression de tomber dans un traquenard. Elle accepte moyennant vingt mille lires de me suivre ici. Nous étions sur ce canapé lorsqu’elle se met à crier. Les parents surgissent, le père, un homme terrible, m’a même frappé. La police est arrivée. J’étais coincé. J’ai signé une reconnaissance de dettes de deux millions.

Le lieutenant commander songeait que les méthodes de ce réseau inconnu se ressemblaient. Bruno Fordoro d’abord, puis Galli. Ils étudiaient longuement chaque cas, découvraient le point faible des hommes dont ils avaient besoin.

— C’est assez classique, reconnaissait Galli. Emma m’a dit qu’elle pouvait me procurer un million tout de suite et l’autre, au bout de quelque temps. J’étais quand même aux abois. Je ne l’ai pas tellement crue, lorsqu’un jour elle m’a apporté cent billets de dix mille lires de la part de son patron, Ugo Montale.

— Vous l’avez rencontré alors ?

— Deux jours plus tard.

Galli se leva et Cesare se ramassa sur lui-même, prêt à bondir.

— Je boirais bien un verre.

— J’y vais, dit le chef des vigiles. À la cuisine ? Bien.

L’ingénieur poursuivit.

— Cet homme m’a expliqué très franchement que, tout en travaillant pour l’école internationale par correspondance, il faisait également du renseignement économique et commercial pour une société anglaise. Nos méthodes de travail et nos secrets l’intéressaient. Je lui ai fourni quelques détails sur la soudure des coques, et également sur l’élimination de l’électricité statique dans une construction où de si nombreux métaux sont employés. Rien de bien grave.

Cesare revenait avec une bouteille de Cinzano blanc sortant du réfrigérateur et couverte de buée, et quatre verres. Il déboucha la bouteille, fit bonne mesure avant de servir chacun, même Galli. Ce dernier but presque d’un trait, et le chef des vigiles lui remplit à nouveau son verre.

— Oui, rien de bien grave. De quoi me faire ficher à la porte, malgré tout, mais ces petites astuces que j’indiquais m’appartenaient autant qu’à la société. Malgré tout, ces révélations me liaient et, quand j’ai eu besoin du deuxième million, pour les parents de la petite garce, Ugo Montale m’a demandé de saboter la construction de l’ELBA.

Il se tut, avala une gorgée de Cinzano et prit ses cigarettes.

— Il y a cinq semaines de cela. J’ai d’abord refusé. Une semaine durant ils ont fait pression sur moi. Un jour j’ai été convoqué à la Direction. On m’a demandé des précisions sur mes rencontres avec des agents de sociétés étrangères. Je me suis affolé, j’ai vu qu’ils iraient jusqu’au bout. En même temps le père de la fille me menaçait. Je le rencontrais tous les jours devant chez moi, en ville. J’ai cédé et j’ai proposé plusieurs plans. Ce fut celui du fuel à la surface de la peinture qui a été accepté. Tout a été combiné pour que Fordoro soit mis hors de combat.

Galli haussa ses épaules fluettes.

— Emma l’avait jugé inutilisable. Je ne sais pas comment ils s’y sont pris, mais le jour J, il s’est cassé la jambe. La suite, vous la connaissez.

— Cet après-midi vous avez reçu un coup de fil d’Ugo Montale.

L’ingénieur le regarda avec attention.

— Vous savez beaucoup de choses.

— Il vous a dit que je me doutais de quelque chose et vous êtes allé renverser un bidon de fuel dans le bâtiment E ?

— Voilà. Dès le débat j’ai pensé que vous n’étiez pas un enquêteur ordinaire. Vous vous moquiez de certains détails pour vous pencher sur d’autres.

Kovask ne chercha pas à duper plus longtemps ses compagnons.

— Une telle affaire s’est déjà produite voici quelques années à bord d’un porte-avions. Le même procédé a été utilisé pour détruire une partie de la catapulte. Je n’avais pas participé à l’enquête, mais j’en ai lu le compte rendu.

Un silence suivit. Galli fumait nerveusement en regardant les deux officiers de marine. À la fin il n’y tint plus.

— Qu’allez-vous faire de moi ?

— Vous avez de la chance, répondit de Megli. L’enquête des assurances est pratiquement close et elles vont payer. Vous allez vous remettre au travail et essayer de rattraper le temps perdu. Évidemment, il me faut l’accord de mon collègue. Kovask inclina la tête, se fit ironique.

— Oui, puisque j’économise ainsi les crédite du département.

— Vous vous en tirerez avec une déclaration authentifiée par les témoins présents, ajouta de Megli.

Onorelli grogna. Il n’était certainement pas d’accord. Sa haine de l’ingénieur ne désarmait pas et il aurait aimé que Galli soit traîné devant la justice.

— Vous êtes plus cléments que les types du F.B.I., dit-il soudain à Kovask qui savait à quoi il faisait allusion.

De Megli intervint.

— J’espère que le signer Galli comprendra cette mesure. Ce qu’il a fait mérite cinq ans de prison. Et je doute qu’il retrouve ensuite un emploi quelconque.

— Que ferez-vous si Montale vous téléphone ? Galli tressaillit.

— Rien. Faut-il vous prévenir ?

— Inutile. Je vous conseille de vous enfermer chez vous, jusqu’à demain matin. Nous espérons en avoir terminé d’ici là.

Kovask se savait exagérément optimiste. Depuis son coup de téléphone à la clinique, Ugo Montale devait être ma ses gardes. Peut-être, avait-il même quitté Gênes. Le retrouver ne serait pas aisé, mais il restait une faible chance de remonter jusqu’à la tête du réseau.

— Lorsque vous aviez des entrevues avec Ugo Montale, à quel endroit se passaient-elles ?

— Toujours à son bureau de la rue du vingt-cinq avril.

— Vous ne connaissez pas son adresse personnelle ?

— Non.

Ils ne l’avaient pas demandée à Bruno Fordoro. Quand ils furent sortis de la villa, Cesare se retourna vers lui et resta immobile durant quelques secondes.

— Allons, mon vieux, dit Kovask. Vous allez pouvoir songer à votre prochain retour aux U.S.A.

Le gros Italien consentit à sourire.

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