CHAPITRE VI

Rosa Choumanik vint ouvrir la porte vitrée masquée d’un rideau à fleurs qui donnait sur la galerie. Son regard alla de l’un à l’autre tandis que sa poitrine trahissait son émotion.

— Signora, nous sommes des fonctionnaires de la préfecture provinciale, dit Luigi de Megli. Pouvons-nous vous entretenir un instant ?

Trois gosses immobilisés à moitié escalier, la serviette autour du cou et barbouillés de sauce tomate, suivaient la scène les yeux ronds.

— Entrez, dit la jeune femme.

L’unique pièce était éclairée par une étroite fenêtre donnant sur un terrain vague. Malgré la pauvreté des meubles et la vétusté des murs, l’endroit n’était pas désagréable. Quelques couleurs vives, un bouquet de fleurs, une bonne odeur de cuisine lui donnaient du charme…

— Asseyez-vous, murmura-t-elle tandis qu’elle restait debout de l’autre côté de la table. Maintenant, son visage s’était complètement décoloré et les marques d’une vie difficile s’y faisaient plus visibles encore.

— Vous avez quitté votre pays, la Yougoslavie, voici cinq ans, dit Luigi en faisant mine de consulter son calepin.

Elle répondit d’un signe de tête.

— Pour des raisons politiques ?

— Oui. J’étais sur le point d’être arrêtée pour propagande antigouvernementale.

D’une voix mal assurée elle ajouta :

— Mais, depuis que je suis en Italie…

— Nous savons. En fait jusqu’à présent vous avez bénéficié d’une certaine indulgence due certainement à l’incurie de quelque fonctionnaire.

Très inquiète, elle attendait la sentence.

— Il est une règle qui dit qu’un réfugié politique ne peut habiter à moine de cent kilomètres de la frontière de son pays d’origine. Ici, vous transgressez fortement cette loi, puisque la Yougoslavie n’est qu’à quelques kilomètres.

Ils eurent l’impression qu’elle était soulagée.

— Vous voulez dire qu’il me faudra partir ?

— Oui, sous quarante-huit heures certainement.

La jeune femme inclina la tête.

— Bien. On dois-je aller ?

L’un et l’autre furent frappés par cette résignation et cette bonne volonté. Luigi de Megli paraissait assez embarrassé.

— C’est en faisant un contrôle des étrangers que nous avons relevé votre nom. Vous n’êtes absolument pas soupçonnée d’activités politiques et la police locale n’a pas à se plaindre de vous. Nous allons demander des instructions détaillées avant de vous préciser ce que vous devez faire. Vous travaillez ici et avez un logement. Il vous sera peut-être dur de quitter tout cela ?

Elle sourit doucement.

— J’ai aussi quitté mon pays et mon emploi.

— Que faisiez-vous là-bas ?

— J’étais médecin.

Luigi baissa les yeux vers son carnet et ils restèrent silencieux tous les trois, troublés par ce que le mot évoquait. Serge Kovask regardait les longs doigts de la jeune femme. Ils avaient dû être très élégants autrefois avant de former, notamment le pouce et l’index, une sorte de spatule durillonnée.

— Ici, je n’ai pas le droit d’exercer.

— En quoi consiste votre travail ? demanda Kovask en s’efforçant de dissimuler son accent.

— Je monte tout le petit appareillage, là on, paraît-il, il faut les doigts d’une femme, répondit-elle avec une imperceptible amertume. Mais tout de suite elle se hâta d’ajouter :

— Je ne me plains pas et je me plaisais même ici.

Luigi décida d’aller plus loin, espérant que son collègue américain serait d’accord :

— N’avez-vous jamais été contactée par des organisations politiques, voire par des individus aux intentions louches ?

Il ajouta précipitamment :

— Je ne veux pas dire, intéresses par votre qualité de femme.

Rosa sourit.

— Des exilés ont essayé de m’entraîner dans leur cercle, mais ces réunions sont tristes. Je n’y suis allée qu’une fois. Pour le reste, je ne vois pas ce que vous voulez dire.

Kovask, désireux de montrer son accord à l’Italien, précisa lui-même :

— Les chantiers de l’Adriatique travaillent pour la défense nationale italienne. Vous ne l’ignorez pas ?

— Non. Nous sommes étroitement surveillés par les gardiens.

— Ne vous a-t-on jamais demandé des précisions sur les constructions en cours ?

Elle réfléchit. Son visage avait retrouvé son calme et elle était vraiment belle.

— Non. D’ailleurs n’importe qui peut avoir une idée de ce qui se passe sur les chantiers.

— Certains détails sont gardés secrets par les promoteurs. N’a-t-on jamais essayé de vous faire parler ?

— Des voisins, des relations. Mais rien de grave.

Les deux hommes se levèrent.

— Dois-je me tenir prête à quitter les lieux sous quarante-huit heures ? demanda-t-elle.

Les deux hommes se regardèrent.

— Oui, répondit Luigi, mais ne donnez aucun congé, ni à votre propriétaire, ni à votre employeur.

— Bien, dit-elle. Je ferai selon vos conseils.

Ce ne fut que dans la voiture qu’ils échangèrent leurs réflexions, tout en roulant vers leur hôtel.

— Je la crois innocente, dit Luigi. Mais, ce n’est qu’une intuition. Avec tout ce qu’elle a vécu elle peut être devenue une parfaite comédienne dans l’art de la dissimulation.

— De toute façon il lui faudra prendre une décision durant ces quarante-huit heures. Nous avons besoin du chef de la police pour la faire filer.

Luigi rangeait la Giulietta devant leur hôtel.

— Nous essayerons de le trouver à l’heure de la sieste.

Sacchi avait les yeux lourds de sommeil, lorsqu’ils furent introduits dans son bureau.

— Vous avez du nouveau ?

— Pas grand-chose. Nous avons besoin de vous pour surveiller la Yougoslave à la sortie des chantiers ce soir.

Le policier les regardait l’un et l’autre avec curiosité.

— Et Galtore ?

— Nous allons nous en occuper, dit de Megli, Sacchi hésita puis sortit un papier d’un tiroir.

— Ce matin, après votre départ, je me suis permis de me livrer à une petite enquête auprès du propriétaire de notre individu.

Il se gratta la gorge avec une certaine gêne, car ses visiteurs lui opposaient des visages fermés.

— Il paraît qu’il se livre chez lui à des expériences. Il dispose de tout un matériel qu’il commande, chaque fin de mois, à Rome, dans une maison spécialisée. Le propriétaire reçoit les colis, et un jour Galtore s’est fâché parce que le contenu avait été brisé.

Il eut un rire gêné.

— Le propriétaire craint même qu’il ne fasse exploser la maison, un de ces jours.

De Megli se pencha en avant.

— J’espère que vous n’avez pas demandé à visiter son logement ? Si notre homme est suspect, il doit être sur ses gardes et disposer des indices lui permettant de savoir si quelqu’un est entré chez lui.

Sacchi protesta en levant les bras vers le plafond.

— Non, bien sûr. Je connais l’importance de cette affaire et je ne voudrais pas en compromettre la conclusion.

Les deux hommes n’en étaient pas tellement persuadés, et en sortant de Megli murmura, les dents serrées :

— Quel imbécile ! Si jamais l’autre se doute de quelque chose…

— Espérons qu’il ne revient pas à midi et qu’il déjeune à la cantine.

Le même soir ils procédèrent pour Giovanni Galtore comme pour Rosa Choumanik. Le technicien en isolation thermique et acoustique habitait au-dessus d’un petit café. Sa chambre était au deuxième étage et on y accédait par un corridor qui s’ouvrait à côté de l’ostéria.

— Dernière fenêtre à gauche, dit de Megli. Un instant.

Il sortit de la voiture et revint le visage soucieux.

— Une sorte de lucarne donne sur le toit de la maison voisine qui n’a qu’un étage. Facile de filer par là, de descendre dans les cours arrière et d’atteindre les champs. Il ne faudrait pas qu’il se débine.

— Allons nous planquer un peu plus loin. La voiture est un peu trop voyante dans le coin. Nous pénétrerons dans l’immeuble derrière lui, et ne lui laisserons pas le temps de réaliser.

À six heures, ils commençaient de s’inquiéter sérieusement.

— Même en scooter, il lui faut à peine dix minutes. À moins qu’il ne soit allé se baigner ou faire un tour dans la campagne.

Un quart d’heure plus tard, alors qu’ils allaient démarrer pour avertir le chef de la police, Giovanni arriva avec son scooter. Il ne fit pas attention à eux, poussa l’engin dans le corridor.

— Allons-y, dit Kovask.

Une fois dans le couloir, ils purent entendre les marches craquer sous le poids d’un homme pressé.

— Vite ! dit Kovask.

Ils escaladèrent l’étroit escalier, arrivèrent au deuxième palier comme une porte se refermait. L’Américain alla frapper, tournant en même temps la poignée.

Galtore était au milieu de la pièce en train d’ôter son blouson de toile. Il pivota sur ses talons, ouvrit la bouche, puis soudain vif comme la foudre fonça vers la porte de la petite cuisine. Le lieutenant commander se rua également en avant, poussant devant lui la petite table centrale qui vint heureusement à point pour bloquer la porte de la cuisine. Kovask se laissa glisser dessus, attrapa le technicien à bras-le-corps. Il se débattait comme un beau diable, frappant maladroitement.

— Laissez-moi !

De Megli arriva à la rescousse et gifla Galtore. Ils le poussèrent vers la plus grande pièce, surveillant la porto et la fenêtre. L’homme alla s’asseoir sur son lit-divan et regarda devant lui, hébété.

— Nous venions vous rendre une visite inoffensive, dit le capitaine de corvette et vous essayez de nous échapper. Que vous a-t-il pris et que redoutez-vous donc ?

Les yeux brûlants, il les examinait avec suspicion.

— Où vouliez-vous aller ? À qui vouliez-vous échapper, mon vieux ?

Kovask eut l’impression qu’en agissant ainsi et sans le vouloir, de Megli préparait le technicien à répondre. Il décida d’y aller plus franchement.

— Tu as compris que c’est fini, hein ? Bien joli de donner le change quelque temps. Maintenant, la comédie est finie.

Il marchait sur lui, grand, large, impressionnant. Galtore se recroquevilla.

— Non, laissez-moi. Je ne veux pas retourner là-bas.

Enfin, ils tenaient quelque chose. Tout au moins une explication logique de l’attitude du garçon.

— Non, pas à Ronco. Qui êtes-vous ?

— Des fonctionnaires de la préfecture, répondit Kovask ne se compromettant pas.

Le visage du garçon se couvrit de méfiance.

— Et vous n’êtes venus à Monfalcone que pour moi ?

Cette question était assez surprenante. Giovanni s’assit au bord du divan.

— Je demande à être examiné par deux médecins avant de retourner dans une clinique. Lorsque je me suis évadé, j’étais guéri. Aussi sain d’esprit que maintenant, mais on ne voulait pas me croire.

Kovask pivota d’un quart de tour et découvrit sur la figure de son compagnon le reflet de sa propre stupéfaction. Lui, arrivait encore à se maîtriser, mais de Megli se laissait aller à son tempérament latin.

— Voici deux ans que je me dissimule, que je vis comme un traqué. Voilà pourquoi j’ai essayé de m’enfuir, lorsque vous êtes entrés aussi précipitamment.

L’Américain restait silencieux. Galtore pouvait toujours invoquer en effet sa peur de retourner dans un asile psychiatrique, mais, était-ce la véritable raison ?

— Pourquoi avez-vous dit que vous aviez passé deux ans dans un sanatorium français ?

Galtore tendit ses mains, paumes en l’air, doigts écartés et tremblants.

— Il fallait que j’explique. Je n’ai de mon métier qu’une formation livresque, pas du tout de pratique. Au début, c’était dur et on se fichait de moi. Maintenant, grâce à mes connaissances, je me défends. Et puis, il n’était pas question de parler de l’asile et je n’avais aucun certificat d’employeur.

— Pourquoi avez-vous été interné ? L’homme baissa les yeux et referma ses mains.

Il avait des poings de petite taille mais certainement durs.

— On m’a accusé de… d’avoir tué ma fiancée. Ce n’était pas vrai. Nous nous sommes disputés. J’étais jaloux. Elle s’est jetée à l’eau et s’est noyée. On m’a reconnu coupable mais irresponsable. J’ai eu une dépression horrible dont je ne me suis réveillé qu’un an plus tard. J’ai crié que j’étais guéri. On ne me croyait pas.

— Est-ce pour cela que vous n’avez pas porté secours au jeune garçon qui se noyait dans le port ? demanda Kovask.

Galtore frissonna.

— Oui… Je ne voulais surtout pas qu’on parle de moi, qu’on publie ma photographie dans le journal.

— Même chose, pour le blessé sur la route cet hiver ?

— Oui, murmura le garçon.

De Megli alla ouvrir les deux portes d’un placard et resta silencieux devant le matériel de chimiste installé sur des rayons profonds. Un système ingénieux permettait de faire pivoter ces rayons et de travailler à l’aise devant.

— Pourquoi ces recherches ?

— J’analyse tous les matériaux susceptibles de servir d’isolants. J’avais négligé le côté chimie de ma formation.

— Mais où avez-vous appris votre métier ? demanda Kovask.

Il étudiait les réactions du garçon.

— En clinique. Durant un an j’ai travaillé comme un… enfin très dur. J’ai absorbé, en douze mois, le programme de près de trois ans.

Kovask sentait qu’il brûlait.

— Mais avec quels professeurs ?

— Oh ! une école par correspondance.

Le capitaine de corvette examinait chaque flacon, les cornues, les différents appareils.

— Bigre, vous avez un beau microscope.

— J’économise pour en acheter un électronique. Une maison allemande vient d’en sortir un sur le marché, de taille et de prix raisonnables.

— Quelle école ? demanda Kovask.

— Une école anglaise, la Technical and scientific academy.

Les deux amis évitèrent de se regarder. Kovask aurait donné cher pour savoir où se trouvait la clinique psychiatrique de Ronco. Poser la question ne pouvait que rendre le garçon encore plus méfiant.

— Maintenant, je vis normalement. J’ai été aidé par cette école qui m’a fourni un bon métier.

— Oui, j’en ai entendu parler, dit Kovask, car j’ai eu affaire à un certain Ugo Montale qui dirige l’agence de la T.A.S.A. à Gênes.

Le visage de Giovanni Galtore s’illumina.

— Vous le connaissez ? Un chic type hein ? C’est lui qui m’a aidé à obtenir cette place ici. Sans son intervention, je n’aurais jamais été engagé.

Kovask se sentait des impatiences dans le corps. Il aurait voulu faire parler cet idiot qui, certainement, ne s’était pas rendu compte de l’intérêt que lui portait Ugo Montale.

— C’est lui qui m’a conseillé d’étudier également la chimie pour mon métier.

Le capitaine de corvette fouinait toujours dans le laboratoire minuscule, et était en train d’examiner avec attention une sorte de bouilloire en cuivre surmontée d’un thermomètre.

— Vous rencontrez souvent Ugo Montale ?

— Je ne l’ai vu que deux fois. Il doit prochainement venir ici.

Kovask retint sa respiration et il eut l’impression que Luigi en faisait autant.

— Cette semaine. Je dois recevoir une précision, aujourd’hui ou demain. Croyez que je m’en réjouis.

Le pauvre garçon ne savait pas que l’espion venait pour lui mettre le marché en main : ou il le dénonçait ou il acceptait de saboter le cargo OLBIA.

— Pas aujourd’hui, dit plaisamment Kovask. À moins qu’il ne vous téléphone.

— Cela lui arrive, dit Galtore qui désirait qu’on le prenne au sérieux. Puis son visage se fit craintif.

— Qu’allez-vous faire de moi ? Sur ce que j’ai de plus sacré au monde, je vous jure que je suis guéri.

— De toute façon votre situation est irrégulière, dit Kovask après un clin d’œil à de Megli. Je pense qu’un examen par deux médecins assermentés vous tirera d’affaire.

La joie de Galtore fut extraordinaire. Il se leva, d’excitation, et fit quelques pas dans la pièce.

— Si je comprends bien, dit de Megli, cette sorte de cafetière est ce que l’on appelle un appareil de Mackey ?

Kovask nota quelque chose d’insolite dans cette question.

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