CHAPITRE II

Kovask prit les coupures de journaux que lui tendait la jeune femme du chimiste Fordoro.

— Vous les avez collectionnées ?

Elle le regarda tranquillement. Emma Fordoro était une jolie fille brune, pas très grande, avec des yeux expressifs. Les trois articles qu’elle venait de lui apporter relataient l’accident dont avait été victime son mari.

— L’accident a eu lieu en banlieue sur la route des chantiers Scafola. Votre mari emprunte toujours ce trajet ?

— Il trouve qu’il est moins encombré.

La Fiat 600 du chimiste avait percuté une vieille bâtisse après avoir dérapé sur du gravier. Kovask lui rendit les coupures. Il avait l’impression qu’elle les avait tenues prêtes.

— En quoi cela intéresse-t-il les assurances des chantiers ?

L’Américain sourit.

— Nous sommes des fouineurs qui nous attachons au moindre détail. Si votre mari n’avait pas eu la jambe brisée, il aurait pu se rendre à son travail et ajouter, à cette peinture, un additif qui la rend ininflammable. Le hasard ne l’a pas voulu, et l’ELBA a failli brûler entièrement.

Elle fit quelques pas en direction de l’une des fenêtres. Le studio était aménagé dans une pièce immense d’un vieil appartement aristocratique. Une cloison délimitait un petit espace pour la cuisine et un cabinet de toilette.

— Avez-vous une photographie de votre mari ? Ce fut plus long que pour les coupures de journaux, mais elle finit par trouver une sorte de livre en cuir. C’était un cadre pour photo de mariage. Bruno Fordoro, pas plus grand que sa femme, avait un visage rayonnant. Il n’était pas très beau et n’avait rien d’un athlète.

— Si mes renseignements sont exacts, vous vous êtes mariés l’année dernière, à peu près à la même époque ?

Le visage régulier d’Emma Fordoro se fit maussade et ses lèvres rondes eurent une moue significative.

— Oui. La date est inscrite au dos de la photographie, je crois.

Étonné, il la dégagea du cadre et lut : 12 juin 1962.

— Puis-je vous demander comment vous vous êtes connus ? Elle soupira.

— Je suis secrétaire réceptionniste dans une école par correspondance qui a une agence à Gênes. Bruno s’était fait inscrire pour des cours supérieurs de chimie.

— Il travaillait déjà aux chantiers ?

— Depuis dix ans.

Songeur, Kovask se demandait quelles raisons avaient pu pousser le chimiste à se perfectionner. La jeune femme allait et venait, évitait de s’asseoir pour ne pas risquer de prolonger l’entretien. Kovask referma le faux livre de cuir, le déposa sur la petite table non loin de lui.

— J’irai rendre visite à votre mari cet après-midi. À quelle heure reprenez-vous votre travail ?

— J’ai tous mes après-midi libres. Le lieutenant commander sourit.

— Nous risquons donc de nous rencontrer au chevet de votre mari ?

— Je n’irai certainement pas aujourd’hui. Elle paraissait embarrassée.

— J’ai des courses à faire.

— Je peux donc lui dire de ne pas vous attendre ?

Les yeux de la fille étincelèrent.

— Et puis, je ne sais pas ce que je ferai, dit-elle avec Irritation. Voua n’avez plus rien à me demander ?

Kovask se leva.

— Si, le nom de cette école par correspondance.

— Il s’agit de la T.A.S.A., Technical and Scientific Academy dont le siège est à Londres. Une grande école par correspondance. Il y a une direction à Rome.

— Et l’agence locale ?

Il se dirigeait lentement vers la porte et elle répondit plus aimablement.

— Elle n’est pas très importante et se contente de prospecter la région. Par la suite, les élèves ne s’adressent à nous que dans de rares occasions. Notre principal travail, outre le recrutement, consiste à veiller au paiement des mensualités, ce qui n’est pas toujours facile.

— Vous êtes plusieurs ?

— Le directeur et moi-même.

Quand elle eut refermé sa porte, Kovask se dirigea vers l’entrée palière, ouvrit puis referma le lourd battant en chêne travaillé et attendit quelques minutes. Emma Fordoro m’aimait pas son mari, c’était visible et pouvait le tromper avec un voisin. Son attente fut déçue et il se décida à quitter les lieux.

Tout de suite après le repas, il se rendit à la clinique particulière où le chimiste se trouvait depuis son accident. L’homme, allongé sur son lit dans un pyjama rayé, la jambe prise dans le plâtre et surélevée par un système de poulies, lui fit pitié. Les yeux brûlants, il parut profondément déçu. Fordoro attendait visiblement une autre visite, celle de sa femme.

Kovask continua de se faire passer pour un enquêteur des Lloyds et Fordoro soupira de lassitude.

— J’ai déjà répondu aux questions de la police, de la direction, du responsable de la sécurité et des inspecteurs des assurances italiennes. Les dégâts sont donc si graves ?

Kovask s’assit à côté de lui, sortit ses cigarettes.

— Voulez-vous fumer ? Fordoro accepta une cigarette.

— Les dégâts sont, malgré tout, considérables. Nous payerons évidemment, mais nous désirons connaître tous les détails de cette affaire. Nous assurons des dizaines de chantiers dont la plupart sont beaucoup plus importants que ceux de la Scafola. Cette enquête est de pure routine. Nous en tirerons les éléments de base pour les conditions de sécurité que nous exigeons de nos clients. Il sera certainement possible par la suite d’éliminer cette cause d’incendie si nos directives sont appliquées.

— Que voulez-vous savoir ?

— Une chose importante. Il n’y avait que vous qui puissiez mélanger l’additif à la peinture ? Le chimiste détourna les yeux.

— Oui. Nous sommes trois dans ce service. L’ingénieur chimiste en vacances, l’aide chimiste et moi. C’est une opération assez délicate de dosage et il faut procéder à de nombreux contrôles. Sinon la pulvérisation se fait mal et, par suite, de grandes zones de peinture restent inflammables.

Kovask inclina la tête.

— Bien. Vous ne pouviez le faire à l’avance ?

— Non, il faut que ce soit fait au fur et à mesure du travail. À l’état liquide ce produit attaque lentement mais sûrement les qualités de la peinture elle-même. Surtout l’anticorrosion et l’étanchéité. C’est un travail délicat.

— Prenez-vous d’habitude ce trajet ?

— Quelquefois. Lorsque je crains d’être bloqué viale Fantuzzi.

Le lieutenant commander prit le cendrier sur la tablette et le déposa sur le lit à portée de la main du malade.

— Une chance pour vous de n’avoir tué personne.

— L’endroit est assez désert.

— La maison est en ruines ?

Bruno Fordoro cligna des yeux tout en évitant de le regarder.

— C’est ce qu’on m’a dit.

— Vous ne le saviez pas ?

— Non. Je ne l’avais jamais bien remarqué.

— Vous rouliez vite ?

— Quatre-vingts. Kovask hocha la tête.

— Beaucoup, pour une petite voiture, en effet. Je suppose qu’elle est inutilisable ?

— Elle a bien du mal en effet.

Depuis son entrevue avec la jeune femme, Kovask remuait une vague idée.

— Qu’avez-vous fait le soir et la nuit qui ont précédé cet accident ?

Bruno Fordoro ne répondait pas. Il fixait les vitres dépolies de la fenêtre.

— Ne vous en souvenez-vous pas ?

— Je suis allé chercher ma femme à son bureau et nous avons mangé en ville. Nous ne sommes rentrés que très tard. C’est peut-être pourquoi je n’avais pas de bons réflexes ce jour-là.

Le triomphe de Kovask se teinta de pitié. Décidément, le chimiste n’avait pas de chance. Il croyait se justifier et ne réussissait qu’à s’enfoncer.

— Vous vous êtes brisé la cheville ?

— Oui. Le tibia. Une fracture franche. Kovask se leva.

— J’ai rencontré votre femme à midi, alors qu’elle sortait du travail.

Pour la première fois l’homme le regarda droit dans les jeux, essaya de savoir quelque chose.

— Elle ne viendra pas cet après-midi, dit encore Kovask.

Le visage de l’homme se contracta et Kovask crut qu’il allait se mettre à pleurer.

— Elle vous l’a dit ?

— Je croyais la rencontrer ici, mais elle avait d’autres occupations prévues.

Il se dirigea vers la porte, se retourna une dernière fois.

— Vous n’avez plus rien à me dire ? Fordoro était ailleurs. Ses yeux fixaient le plafond. Kovask fut tenté de prononcer quelques paroles apaisantes, mais ouvrit la porte et sortit avec soulagement, comme après une rude corvée. Était-ce une solution que d’utiliser la mésentente du couple ? Depuis le matin il provoquait les gens, essayait de les faire sortir de leur apparente tranquillité. Cesare Onorelli, d’abord. Piètre Galli, l’ingénieur, s’était hérissé de lui-même sans beaucoup de peine. Emma Fordoro n’avait pas paru apprécier sa visite et son mari se morfondait de jalousie sur son lit.

Durant le repas il avait recherché l’adresse de la T.A.S.A. sur l’annuaire. Il prit un taxi non loin de la clinique pour s’y rendre. En route, il pensa que, si sabotage il y avait, ce dont il était presque certain, toutes ces allées et venues finiraient par alerter les coupables. D’ici peu, selon le degré de formation de ces derniers, ils auraient une réaction, soit de panique, soit d’agressivité. Le pire serait évidemment qu’il ne se produise rien.

L’agence de la T.A.S.A. était installée au deuxième étage d’un building moderne de la rue du vingt-cinq avril. Comme l’y invitait la plaque, il entra sans frapper. La réception n’était qu’un bureau séparé par une banque en acajou. Une porte s’ouvrit sur la droite, et un homme d’une quarantaine d’années grand et solide vint à lui d’une démarche assurée. Des lunettes, cheveux noirs coupés courts, visage énergique mais souriant, il avait tout de l’homme d’affaires sportif.

— Signore ?

Kovask eut l’impression que l’homme l’attendait. Emma Fordoro peut-être.

— Je viens pour une affaire assez particulière, dit le lieutenant commander. Avez-vous entendu parler de l’affaire ELBA ?

— Bien sûr, ma secrétaire est mariée à un chimiste des chantiers où on le construit.

Très à l’aise il attendait la suite, les deux mains dans les poches de son pantalon.

— Fordoro a suivi des cours de votre école. Je voudrais savoir lesquels.

L’autre accentua son sourire.

— Ce n’est pas un secret professionnel. Venez, nous allons compulser mes dossiers.

Il ouvrit le passage dans la banque, passa devant Kovask pour rejoindre son bureau.

— Bruno a payé comptant. Il doit se trouver dans ce classeur.

— Vous le connaissez personnellement ?

— Bien sûr. Je sais qu’il a suivi des cours de chimie, mais j’ignore exactement lesquels.

Tout de suite, il eut la fiche en main et la lut en hochant la tête.

— Voilà, chimie des colorants et des matières plastiques. Notre enseignement est très poussé et nous arrivons à avoir des sous-divisions très nombreuses pour une seule rubrique. Ainsi en chimie…

— C’est vraiment tout ce qu’il a demandé comme cours ?

— Oui, je ne vois rien d’autre. Il les a suivis avec application, car il a passé un examen il y a quelques mois…

Kovask sortit ses cigarettes.

— Merci, fit l’autre, mais je ne fume pas. Toutefois je vous en prie ne vous gênez pas pour moi.

Kovask rejeta doucement sa fumée.

— J’avais l’impression que le signore Fordoro avait suivi des cours de technicien diesel.

Une idée qui lui était venue brusquement. Elle pourrait expliquer bien des choses obscures. Le directeur de l’agence alla remettre la fiche en place dans un silence total. Seuls, ses souliers claquèrent sur le marbre de revêtement.

— Technicien diesel ?

Il referma le tiroir de son classeur, se retourna lentement.

— Non, rien de tel dans mes fiches.

Les deux hommes se regardaient maintenant. Kovask avait la certitude que son temps n’avait pas été perdu. Sa dernière question avait touché le directeur de l’agence, bien qu’il s’efforçât de n’en rien laisser paraître.

— À quel titre m’avez-vous posé toutes ces questions ? dit l’Italien avec beaucoup d’amabilité.

— Je fais une enquête pour les Lloyds. Je suis spécialiste de ces questions d’incendie dans les chantiers, qu’ils soient maritimes, industriels ou autres. La cause exacte de cet incendie n’a pas été fermement établie par la police. Nous essayons toujours d’aller jusqu’au fond des choses.

— Les Lloyds ? Bien sûr. Et quel est votre nom ?

Kovask le lui dit et ajouta :

— Je m’excuse, mais j’ignore le vôtre.

— Ugo Montale. Je reste évidemment à votre disposition pour toute autre question que vous voudriez me poser par la suite.

— Je vous remercie. Je compte en effet rester quelques jours à Gênes. Au fait, tout à fait entre nous, que pensez-vous de Bruno Fordoro ?

L’homme se raidit visiblement.

— Nous sommes très liés. Je ne peux vous répondre et vous comprendrez pourquoi.

Kovask sourit et prit congé. Si Emma avait un amant, il n’était pas besoin de chercher ailleurs.

Quand il arriva aux chantiers de la Scafola, il était un peu plus de quatre heures. Le ciel se nettoyait au-dessus de la mer et le soleil commençait de chauffer.

Cesare Onorelli avait quitté son imperméable et arborait avec satisfaction son étui à revolver.

— Bonsoir, signore, du nouveau ?

— Peut-être. Est-ce qu’on a rappelé l’ingénieur chimiste ?

— Gérard Parent ? Il est en congé en France et on a du mal à le contacter.

— Il ne reste donc que l’aide chimiste ?

— Ben, oui.

Kovask marchait lentement vers l’intérieur du chantier. Une pièce énorme traversait une partie de la cale sèche, suspendue au pont roulant principal. Le chef des vigiles avait réglé son pas sur le sien, respectueux et attentif. Il avait dû réfléchir aux dernières paroles de l’agent américain de l’O.N.I.

— Vous avez un bon odorat ? demanda soudain Kovask.

Sans s’émouvoir de la question, l’autre répondit aussitôt.

— Assez bon.

— Vous souvenez-vous des odeurs de ce fameux soir de l’incendie ?

Onorelli réfléchit durant une bonne minute, tandis que Kovask l’entraînait vers les bâtiments où les enquêteurs avaient relégué les restes des réservoirs à peinture.

— Oui, assez bien. D’abord l’odeur des vernis en train de brûler. Celle du bois et des métaux fondant à basse température.

— C’est tout ?

— Je crois.

— Aucune odeur d’essence ou d’huile ?

Le gros homme piqua du nez vers la terre, semblant très absorbé.

— Ne cherchez pas à me faire plaisir, dit Kovask sèchement.

— Peut-être, en effet.

Il ouvrit la porte du bâtiment et tout de suite fronça les sourcils tandis que son nez se mettait à palpiter.

— Toujours, ici, ça pue le fuel.

Kovask se précipita vers la petite pièce et découvrit le bidon renversé, et la nappe de fuel dans laquelle baignaient toutes les pièces récupérées après l’incendie.

— Quelqu’un a renversé ce bidon, dit Onorelli.

— Était-il là ce matin ?

— Possible. Le chauffage des bureaux des comptables et du magasinier marche au fuel domestique. C’est bien l’endroit où l’on pouvait stocker ce jerrican.

Kovask calcula qu’il n’y avait pas une heure qu’il avait posé la question sur les diesels à Ugo Montale, le directeur de la T.A.S.A. Maintenant, le doute n’était plus possible, mais les saboteurs venaient de commettre une faute.

— Vous avez raison, dit le chef du service de surveillance. Ça puait aussi le fuel, ce fameux soir.

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