CHAPITRE VII

Giovanni, tout à la joie de ce que venait de lui dire Kovask, s’approcha de Megli.

— Oui, c’est le nom que l’on lui donne.

— Vous étudiez les phénomènes d’inflammation spontanée ?

— C’est obligatoire dans notre métier, dit le technicien en prenant l’appareil dans ses mains. Nous utilisons toutes sortes de matériaux, depuis la laine de verre jusqu’aux sous-produits, dérivés par exemple de la graine de coton. Les Américains obtiennent une sorte de liège artificiel très efficace pour l’isolation acoustique. Malheureusement il reste très inflammable.

Il sourit.

— Je viens d’étudier la combustion spontanée de chiffons imbibés d’huile de lin, puis d’huile de coton. C’est assez sensationnel comme résultat. Je me suis passionné pour ces phénomènes-là.

— Vous devez avoir un appareil de Mackey aux chantiers, plusieurs même ?

— Bien sûr, mais dans le laboratoire. Je n’y ai guère accès. J’ai été très heureux lorsque le signore Montale m’a fait savoir qu’il pouvait m’en procurer un pour un prix très réduit.

L’espion avait trouvé l’homme idéal pour ses besognes de sabotage. Un naïf, passionné par son métier et la chimie, et qu’un chantage assez ignoble pouvait transformer, du jour au lendemain, en dangereux destructeur. Il suffisait de glisser quelques substances aussi dangereuses que l’huile de coton, ou même de pépins de raisins, dans les panneaux isolants phoniques ou thermiques pour obtenir autant de foyers de chaleur, peut-être incapables de communiquer le feu à tout le navire, mais suffisants certainement pour détériorer les circuits électriques par exemple. Un rien, capable d’immobiliser un bateau pendant les mois que nécessiteraient le repérage et l’élimination. Un travail facile et discret pour le saboteur.

— Mais, dit Kovask, puisque vous utilisez du matériau qui isole les cabines de la chaleur par exemple, ce matériau est lui-même ignifugé ?

— Bien sûr, répondit Galtore heureux de faire montre de son savoir. Il l’est à quatre-vingts, quatre-vingt-cinq pour cent, mais c’est un maximum. Mettons que, pour une raison quelconque, de l’huile de lin soit entrée dans sa fabrication, ce qui n’est pas du tout impossible, et que, par hasard, cette substance soit dans une zone non protégée. Il y a toujours une circulation d’air dans ces panneaux, ce qui favorise l’oxydation. Le point en question deviendra thermogène et, bien que lentement, se développera avec une fumée presque invisible et une odeur à peine perceptible. Et, sur un cargo, par exemple, on ne s’affole pas pour une odeur ou une vapeur, comme sur un transatlantique.

Il leur fournissait l’explication que l’un et l’autre avaient imaginée.

— En isolation, on tend vers la perfection, mais si on s’en rapproche on ne l’atteindra pratiquement jamais.

Il se tut et les regarda avec inquiétude. Les deux inconnus s’étaient intéressés à son travail, lui avaient posé bon nombre de questions. En somme, ils lui avaient fait passer une sorte de test et ils avaient l’air satisfait. Peut-être, signaleraient-ils dans leur rapport qu’il se comportait comme un homme absolument normal, sain d’esprit.

— Ce signore Montale, dit Kovask, serait pour vous un témoin de bonne santé mentale si nous pouvions obtenir une entrevue avec lui ?

Giovanni Galtore parut quelque peu ennuyé et s’agita un peu, marchant dans la pièce, les regardant avec reproche.

— Qu’y a-t-il ?

— Le signore m’a recommandé la discrétion. Il ne peut faire évidemment, pour tous les élèves, ce qu’il a fait pour moi. Il m’a recommandé la plus grande discrétion dans nos rapports, exigeant même que je ne cite jamais son nom.

— C’est compréhensible, dit Kovask tout en se demandant comment on pouvait être aussi niais. Il fallait que le garçon ait gardé de son séjour en asile psychiatrique le goût du mystère et de la dissimulation, pour ne pas s’étonner des précautions exigées par le directeur de l’agence locale de la T.A.S.A.

Kovask abonda même dans son sens.

— Je vous propose d’attendre la visite du signore Montale. Comme je le connais, nous pourrons nous rencontrer accidentellement. Monfalcone n’est pas une grande ville, et il n’y aura rien d’extraordinaire à cela. Nous pourrons ensuite l’amener à témoigner en votre faveur.

Le technicien réfléchissait, les yeux mi-clos, le visage énigmatique.

— Il nous faudra malgré tout connaître le jour exact. Croyez-vous qu’il vous téléphone ou vous écrive ?

— Je ne sais pas encore, dit Galtore. Peut-être, un petit mot. Il m’a laissé entendre qu’il avait à m’entretenir de choses très importantes.

Pardi ! Ni l’un ni l’autre n’en doutaient. À cause du coup manqué aux chantiers Scafola à Gênes, Ugo Montale voulait précipiter les choses. Il allait placer le couteau sous la gorge maigre de Giovanni Galtore.

— Demain, je devrais avoir des nouvelles, dit-il. Je mange à la cantine des chantiers, mais je viendrai faire un tour ici, entre midi et deux heures, voir s’il n’y a pas de courrier.

— Sinon, il vous téléphone aux chantiers ?

— Non, car en principe, c’est défendu. Le bistrot du bas a le téléphone et le signore Montale connaît mes heures de travail.

Kovask fit un signe discret à de Megli. Ils n’avaient plus rien à faire ici.

— Nous vous accordons un sursis de quelques jours. Le témoignage de cet homme que je connais serait très intéressant pour vous. Il y aura également celui de votre chef direct et, évidemment, l’examen de deux médecins assermentés. N’oubliez pas que ces deux accidents au cours desquels votre attitude fut pour le moins étrange, ont laissé quelques souvenirs dans l’esprit des gens.

Galtore hochait lentement la tête, tandis que sa pomme d’Adam allait et venait le long de son cou d’adolescent.

— Bien sûr, dit-il. Il m’arrive d’en avoir encore des cauchemars. Je me suis comporté comme un imbécile, mais j’avais une telle peur d’être reconnu et réclamé par le directeur de Ronco.

Le jour était encore clair, lorsqu’ils rejoignirent la Giulietta. Des tas de gens s’étaient installés sous les platanes pour prendre le frais et la terrasse du petit bistrot débordait largement sur la rue.

— Croyez-vous qu’on puisse être naïf à ce point, fit de Megli en actionnant le démarreur. Je me demande s’il ne nous a pas monté un bateau magnifique.

— Je ne crois pas, répondit Kovask, mais nous allons le faire surveiller. Il faut que Sacchi se distingue, interception du courrier et ligne d’écoute sur le téléphone du petit café. Je pense que deux hommes ne seront également pas de trop pour surveiller son domicile.

— Essayons de le trouver à son bureau. L’homme de garde leva les bras aux cieux en les voyant arriver au commissariat.

— Vous n’avez pas rencontré le commissaire ? Il vous cherche.

— Peut-être nous attend-il à l’hôtel. Téléphonez-lui.

Ils attendirent que le policier ait raccroché. Il avait pu obtenir son chef à l’autre bout du fil.

— Que se passe-t-il ?

— Je ne sais pas, mais ça paraît important. Très agité Sacchi pénétra dans le local et les entraîna dans son bureau, laissant dans son sillage une odeur de vermouth et de transpiration.

— Eh bien, asseyez-vous ! Vous étiez chez Galtore ? Savez-vous qui est allé le voir tout à l’heure et n’a pas osé rentrer en entendant des voix ?

— Non.

— Rosa Choumanik. Elle est sortie de chez elle peu de temps après son retour du travail, et mon homme l’a suivie. Elle a fait semblant de se diriger vers la campagne, puis a filé par les chemins creux qui entourent la ville. Mon homme l’a vue pénétrer chez Galtore, en ressortir moins d’une minute après, comme si elle avait le feu aux trousses.

Il reprit son souffle et alluma une cigarette en s’épongeant le front.

— Extraordinaire, hein ?

— Oui, dit Kovask.

Qu’y avait-il entre cette femme à la personnalité troublante et très belle, et cet ancien pensionnaire d’un asile psychiatrique, au comportement étrange, être sans grâce et à l’équilibre mental assez instable ?

— Bien, dit Kovask. Nous vous remercions. Voilà du beau et bon travail. Mais nous avons autre chose à vous demander.

— Je vous en prie, signore, fit le commissaire flatté au plus haut point.

Au fur et à mesure des demandes exposées par Kovask et de Megli, il se renfrogna.

— Aïe, aïe ! Ce n’est plus aussi facile. Il faut que le prêteur accorde son autorisation et pour cela il faut une procédure spéciale.

— C’est tout de suite qu’il faut le faire, dit de Megli. Galtore peut recevoir un appel d’une minute à l’autre.

Sacchi soupira :

— Pourquoi ne pas s’adresser au S.I.M. ? Eux jouissent de dérogations particulières.

— Pas question, dit de Megli. Ils ne sont pas chargés de cette affaire. Les mettre au courant, leur rappeler les détails demanderait trop de temps. Il nous faut faire au plus vite.

Sacchi sortit de son fauteuil.

— Je vais aller voir le juge. Il doit faire du bateau à cette heure et il me faudra le rejoindre en mer ou l’attendre au port.

— Je pense à une chose, dit de Megli, Galtore, lui, a certainement été déjà signalé ?

— Oui. Chaque fois qu’il a eu affaire à nous.

— D’autre part, dit l’officier italien, nous avons la preuve qu’il s’est évadé d’un asile psychiatrique. Il faut qu’il soit surveillé le plus étroitement possible.

Le policier faisait les yeux ronds.

— Un fou ? Ça explique le reste alors ?

— En partie oui, répondit l’officier.

— Je crois que ça pourra marcher. Je vais tâcher de trouver le prêteur et je vous téléphonerai à l’hôtel.

— D’abord, nous allons voir la Yougoslave, dit Kovask. Nous serons là-bas assez tard.

Rosa Choumanik vint leur ouvrir en peignoir léger qui s’ouvrait sur sa poitrine lourde. Elle porta une main à son décolleté, les laissa entrer silencieusement.

Kovask ouvrit les hostilités.

— Qu’êtes-vous allée faire chez Giovanni Galtore ?

La pièce était plongée dans une demi-obscurité, qui rendait encore plus perceptible toute la sensualité de cette fille et du milieu où elle vivait.

— Je ne comprends pas, murmura-t-elle en battant des cils qu’elle avait très longs.

— Ne faites pas l’idiote. Êtes-vous sa maîtresse ?

S’étant approché d’elle, il pouvait respirer son parfum et il se mit à la désirer.

— Sa maîtresse peut-être, répondit-elle doucement. Si vous appelez ainsi, coucher de temps en temps avec lui parce que je suis seule et parce qu’il a besoin de moi. Il lui faut, certes, une femme de temps en temps, mais aussi un médecin.

— Cela vous permet de retrouver les joies d’autrefois ?

Elle sourit doucement :

— Vous êtes cruel. Giovanni a besoin de douceur et de compréhension. Je m’efforce de les lui apporter.

— Quand le rencontrez-vous ?

— Deux, trois fois par semaine. Le soir, très tard.

Kovask s’écarta d’elle :

— Et ce soir ?

— Il fallait que je le voie. Le préparer à mon départ.

De Megli s’avança à son tour.

— Préparer le sabotage de l’OLBIA ?

Dans le silence qui suivit, ils la regardèrent. Elle parut sortir d’une sorte de rêve.

— Je ne comprends pas, fit-elle.

— Connaissez-vous Ugo Montale ?

— Oui, Giovanni m’a parlé de lui.

— Savez-vous qu’il est traqué par toutes les polices et accusé d’avoir essayé d’incendier un cargo, également en construction dans un chantier de Gênes ?

Elle recula, s’appuya au mur. Dans le mouvement, le bas du peignoir glissa un instant sur une cuisse ronde. Kovask, la gorge sèche détourna les yeux.

— Vous êtes des policiers ?

— Nous faisons une enquête sur le réseau de ce Montale et vous en faites partie, continuait de Megli.

— Non. Vous vous trompez. Nous ignorons tout de cet homme et nous ne l’avons jamais rencontré.

— Giovanni si.

— Deux fois. Moi, jamais.

Galtore n’avait pas menti et les deux hommes commençaient à penser qu’ils étaient parfaitement ignorants des intentions de l’espion.

— Galtore étudie la combustion spontanée de certains produits et cela, sur les conseils de Montale. Vous n’allez pas me répondre que ce n’est pas dans une intention évidente ?

Elle secoua sa tête et ses cheveux épais glissèrent sur un côté de son visage.

— Giovanni essaye de se perfectionner le plus possible dans la connaissance de son métier. Sur les conseils de ce Montale, oui, mais uniquement pour, sa qualification professionnelle.

— Et vous y croyez ?

— Oui.

Pouvait-il exister un réseau aussi diabolique qui n’utiliserait que des collaborateurs innocents ? Des gens intègres qui, au dernier moment, se verraient menacés par une quelconque révélation et seraient obligés de se livrer à des actes répréhensibles ? Kovask se demandait même, si l’organisation qui se tapissait au sein de la T.A.S.A. n’allait pas plus loin et ne forçait à des sales besognes des gens qui ne s’en rendaient même pas compte.

— Et que pensez-vous de l’utilisation de Giovanni pour une besogne de sabotage ?

— Si cela est vrai, c’est monstrueux. Je suppose que ce Montale, au courant de son évasion : de l’asile, compte le faire chanter ?

Kovask sortit ses cigarettes.

— Vous fumez ?

La flamme du briquet éclaira son nez sensuel, ses lèvres gourmandes arrondies autour de la cigarette.

— Suis-je toujours sous le coup d’une menace d’expulsion ?

— Non, dit Kovask, ce n’était qu’un prétexte mais restez tout de même sur vos gardes, la loi existe.

Elle tira quelques bouffées avant de dire :

— Je voudrais sauver Giovanni, lui éviter une cruelle désillusion au sujet de Montale. Je suppose que vous désirez, au contraire, vous servir de lui comme appât ?

— Il est inutile que nous ayons d’autres preuves contre ce Montale. Galtore est, encore, en dehors de toute poursuite. Nous pouvons arrêter Ugo Montale à vue, sans autres formalités.

— Pourquoi ne m’utiliseriez-vous pas plutôt ? En vous arrangeant pour que mon ami ne soit pas là, ce qui obligerait cet homme à me rencontrer.

Kovask secoua la tête en même temps que son ami italien.

— C’est impossible. Nous avons affaire à un individu particulièrement méfiant. Il nous a glissé entre les doigts voici quelques jours, et le moindre soupçon suffirait à lui faire cesser tout contact avec votre ami Galtore.

— Il souffrira beaucoup et ton équilibre mental risque d’en être affecté.

— Nous tâcherons de lui éviter cette épreuve. À la condition que l’un et l’autre acceptiez nos conseils, et même nos ordres sans les discuter. Il n’est pas question de mettre Giovanni au courant, mais vous devez avoir une grande influence sur lui. Vous vous arrangerez pour que son comportement soit parfait.

Elle inclina la tête.

— Ce soir vous allez chez lui ?

— Très tard.

— Vous en répondrez donc. Passez toute la nuit avec lui.

Kovask ressentait une certaine jalousie en lui donnant cette directive. Il n’éprouvait plus la moindre pitié pour Giovanni Galtore.

— Bien, dit-elle. D’ordinaire, je le quitte vers deux ou trois heures du matin.

Les deux hommes retournèrent à leur hôtel dans la nuit lourde qu’assombrissaient de gros nuages noirs.

— Drôle de fille ! dit de Megli. Se sacrifier pour un pauvre type comme Galtore.

Kovask se rendit compte que la beauté de Rosa avait également impressionné le capitaine de corvette.

— Le soigner d’accord, mais aller jusqu’à coucher avec lui, pour l’apaiser et lui redonner le goût de vivre… C’est une chose qu’il m’est difficile d’accepter.

— Comme quoi toutes les belles filles ne sont pas des garces, dit son ami américain en sautant de voiture. Venez, nous allons nous taper un bon Cinzano blanc bien glacé.

Sacchi téléphona à la fin de leur repas. Il avait rencontré le prêteur qui avait fini par accepter que le courrier de Galtore soit examiné, et qu’une table d’écoute soit installée sur la ligne du cafetier installé au-dessous de lui.

— Nous pourrons dormir sur nos deux oreilles, dit de Megli. Il fait surveiller notre homme par ses agents et Rosa veille à l’intérieur.

Загрузка...