CHAPITRE VIII

L’œil rivé à son microscope, Giovanni étudiait une coupe mince d’un nouvel isolant à base de sciure de bois. Il ricana en apercevant la couleur résineuse de la colle utilisée pour l’aggloméré.

— Décidément ils ne se renouvellent pas souvent, ces fabricants.

Il s’adressait à Rosa, étendue sur le lit-divan en désordre. Le réveil indiquait minuit. La jeune femme lisait un illustré, regardait plutôt les images sans bien s’y intéresser.

— Ce qui me manque également, ce sont des coupes plus fines, plus transparentes. Je manque de matériel.

Rosa se tourna vers lui. Nue, elle avait simplement ramené sur son corps un morceau de drap qui laissait à découvert ses belles épaules et ses jambes.

Galtore se redressa les mains sur les reins, le regard perdu au loin.

— Ah ! un microscope électronique… Le rêve. Il remonta son pantalon de pyjama sur ses hanches étroites, lissa sa poitrine creuse.

— Trop cher évidemment. Je suis sûr qu’il y a mieux à faire dans les isolants. Il y a des matériaux auxquels on n’a jamais pensé. Certaines algues marines par exemple. Ou les métaux alvéolaires. Très peu utilisés, les métaux dans notre branche. Le poids évidemment. Mais on peut arriver à le réduire. Quand la physique nucléaire pourra modifier la masse…

Il s’approcha d’elle, prit une cigarette sur une table.

— Le papier… Collé, non sur la plus grande surface, mais sur l’épaisseur. Le problème reste évidemment l’emploi des colles. Celui qui inventera un procédé d’auto-adhérence…

Elle s’écarta pour qu’il puisse s’asseoir. Il lui caressa la cuisse. C’était toujours la même chose. Une fois qu’ils avaient fait l’amour, il se précipitait vers son microscope et étudiait une coupe avant de délirer pendant des heures.

— Veux-tu un peu de café ? Ou bien dormir ? La cigarette tombant des coins de sa bouche maussade, il continuait de rêver.

— Viens, dit-elle.

Elle l’attirait vers elle et il posa sa joue sur sa poitrine ronde.

— J’ai eu de la visite aujourd’hui, dit-il. On a retrouvé ma trace.

Rosa lui caressait les cheveux.

— Deux hommes qui m’ont promis de me donner mes chances pour prouver que je suis guéri.

Elle les revoyait. L’un d’eux était blond avec un accent américain. Elle éprouvait un certain trouble à penser à lui et elle ferma les yeux.

— S’ils arrivent à obtenir le témoignage d’Ugo Montale, tout ira bien.

Comme elle ne répondait pas il s’inquiéta.

— Tu dors ?

— Je t’écoute. Tu me dis ça très calmement, alors que, voici encore un mois, tu te serais affolé.

Cette remarque le laissa songeur.

— Tu as raison. Quand ils sont entrés ici, j’ai essayé de m’enfuir par l’ouverture de la cuisine. Un de ces réflexes qui ne m’ont pas abandonné, malgré tes soins et tes efforts. Il m’a retenu, le plus grand, un blond au visage énergique. Il connaissait Ugo Montale.

Comment toute cette histoire pouvait-elle être possible ? N’avaient-ils pas exagéré ? Giovanni entre les mains d’un espion sans scrupules ?

— Une chance, dit-il. Ils m’ont accordé un sursis. Ensuite, il suffira que je me fasse examiner par deux experts médecins, pour être définitivement reconnu guéri. Évidemment, il faudra que je fournisse des explications aux chantiers à cause de mon dossier médical. La sœur est une brave femme, elle comprendra.

Demain ? Après-demain ? Si les deux hommes avaient dit la vérité, Ugo Montale apparaîtrait comme un mauvais « deus ex machina » pour orienter la vie de Giovanni. Que se passerait-il, si jamais ils ne pouvaient intervenir avant que le sinistre personnage n’ait proposé son marché ? Giovanni risquait fort de recevoir un choc, de redevenir comme auparavant. Elle frissonna.

— Tu as froid ?

— Non, il fait très chaud au contraire.

— Je vais te chercher quelque chose à boire. Un pam-pam ?

— Si tu veux.

La café au-dessous restait ouvert très tard. Il enfila un pantalon et une chemise, quitta la pièce. Rosa s’étira avec une certaine volupté. L’image de l’Américain flottait toujours devant ses yeux mi-ouverts, embués de sommeil. Quelques heures plus tôt, elle avait deviné le désir de cet homme pour elle. Elle y avait, en quelque sorte, répondu tacitement. C’était stupide et insensé, sans lendemains possibles, mais il était parfois bon de se laisser aller au rêve.

Au bout d’une dizaine de minutes, elle sortit de cette torpeur agréable.

— Giovanni ?

Elle croyait qu’il était revenu durant ce court moment où elle avait sommeillé. Le petit appartement était désert, et prise d’inquiétude elle se leva, enfila une robe de chambre appartenant au jeune homme. Il était descendu chercher des boissons fraîches. D’ordinaire, il ne s’attardait pas. Alors qu’elle se dirigeait vers la porte, celle-ci s’ouvrit et Galtore entra, les yeux brillants, le visage surexcité. Il avait oublié les bouteilles de pam-pam.

— Rosa, tu ne devineras jamais.

La jeune femme eut peur de comprendre. Elle devint très pâle et sentit ses jambes se dérober sous elle. Il lui fallut faire un effort pour qu’un tout petit sourire apparaisse sur ses lèvres.

— Qu’y a-t-il ? Tu as l’air très content.

— Ugo Montale. Il est là. Dans le café. Il buvait un café et je l’ai tout de suite reconnu. Il veut me parler. Il vient d’arriver à Monfalcone et sa première visite est pour moi.

Il ne s’étonnait même pas de l’heure tardive. Près d’une heure du matin.

— Il va monter ?

Elle pensait que la maison était surveillée, que la police verrait cet inconnu pénétrer dans le corridor, quand un détail affreux lui revint en mémoire.

On pouvait passer de la salle de café à la cage d’escalier. Il suffisait de demander les toilettes au patron qui indiquait l’arrière-salle et, de là…

— Giovanni.

— Il faut que tu t’en ailles. Il désire me parler seul. Je lui ai dit que tu étais là.

Sur le point de refuser, elle pensa soudain qu’ainsi elle pourrait courir à l’hôtel réveiller l’Américain et son ami. Ils viendraient tout de suite.

— Habille-toi. Je vais, quand même, lui faire prendre patience. Excuse-moi, ma chérie, mais c’est très important pour moi. Ne te choque pas qu’il exige une telle discrétion, mais, dans sa position, tu comprends ?

Il ne s’étonnait même pas de son mutisme, ne faisait pas attention à son inquiétude.

— Je vais le rejoindre. À demain ? L’ayant embrassée rapidement il se dirigea vers la porte, la referma à peine. La jeune femme continua de s’habiller et ce fut au dernier moment qu’elle prit sa décision. Courir jusqu’à l’hôtel, réveiller les deux hommes et revenir lui demanderait certainement une demi-heure. Il fallait bien moins de temps à Ugo Montale pour proposer son ignoble marché à Giovanni et disparaître.

Tournant le dos elle se dirigea vers la petite cuisine dont la lucarne était toujours ouverte à cause de la chaleur. Sans aucune difficulté, car cette voie de secours avait depuis longtemps été préparée par Galtore, elle passa sur le toit en contrebas. De là, elle pouvait entendre tout ce qui se passerait dans le petit appartement. Il lui serait possible d’intervenir, de crier au secours ou de faire du scandale. La minute d’après, elle réalisa que c’était stupide. Ugo Montale était certainement armé et Giovanni serait sa victime. Quoi qu’elle fasse le pauvre garçon risquait sérieusement sa vie.

Suivant le toit, elle s’approcha d’une cour intérieure profonde de quatre mètres. Giovanni avait une fois parlé de la façon que l’on pouvait employer pour se laisser glisser jusqu’au sol, mais elle ne s’en souvenait plus. Folle de désespoir elle revint vers la lucarne, s’apprêtait à pénétrer dans la cuisine lorsqu’elle, entendit des voix.

— Vous êtes certain que personne ne peut nous entendre ? demandait une voix basse mais ferme.

— Absolument, répondait Giovanni. Asseyez-vous. Voulez-vous du café ?

— Rien. Un silence.

— Vous avez installé un merveilleux laboratoire d’appartement.

— Grâce à vous, signore, grâce à vous. Je vous suis infiniment reconnaissant de l’aide que vous m’avez apportée.

Ugo Montale toussa légèrement puis fit quelques pas dans l’appartement.

— Qu’y a-t-il derrière cette porte ?

— La cuisine.

Même s’il désirait la fermer il n’y parviendrait pas. Le plancher raboteux, la porte déformée refusaient ce service.

— Tiens, vous avez laissé cette lucarne ouverte ?

— Toujours. Pour aérer. Elle donne sur un toit.

La jeune femme s’était effacée sur la gauche. Elle n’était pas tout à fait certaine qu’il ne risquerait pas sa tête à l’extérieur pour plus de prudence. L’Américain avait donc raison. Tant de précautions devenaient étranges.

— Bien ! Revenons dans la pièce. Vous me parliez de votre reconnaissance mon cher Galtore.

— Croyez qu’elle est réelle et très vive. Un silence.

— Vous ne désirez pas retourner à cette maison de fous ?

Montale attaquait dur et sans prendre des gants. Rien ne déplaisait autant à Giovanni que cette appellation de la clinique psychiatrique où il avait été enfermé.

— Il n’en est pas question, répondit Galtore d’une voix altérée. D’ailleurs, j’espère faire reconnaître que je suis guéri et…

Le rire de Montale l’interrompit.

— Bien sûr que vous êtes guéri, mais vous n’arriverez jamais à le faire reconnaître. Vous ne connaissez pas les lois de ce pays. Elles sont très dures pour les aliénés. Et les parents de la petite ?

Ils s’acharneront sur vous. Ils n’oublieront pas. Ils ont l’impression que vous leur avez échappé. Vous le savez bien.

Bouleversée, les poings serrés et les larmes aux yeux, Rosa imaginait le garçon. D’abord, il allait être incrédule.

— Mais, signore… Je suis véritablement guéri et on m’a affirmé qu’il m’était possible de régulariser ma situation.

— Balivernes que je vous dis ! Vous ne leur échapperez qu’en vous cachant, qu’en continuant à vivre comme vous le faites. Et je viens vous apporter la possibilité de ne pas être découvert de sitôt.

De nouveau le silence. Dans ces moments-là, Giovanni n’avait plus son attention fixée. Il n’avait même pas dû entendre les dernières paroles de son visiteur.

— Écoutez-moi, Galtore, et prouvez-moi, à moi, que vous êtes guéri, et que vous pouvez accomplir un travail d’homme, sain d’esprit.

— Je vous écoute, signore.

— Vous m’avez parlé de vos recherches sur les matières capables de s’enflammer spontanément. Vous n’avez rien découvert en la matière, mais grâce à votre travail, vous avez des connaissances sur certaines d’entre elles, telles que l’huile de coton, l’huile de lin, les pépins de raisin. D’autres encore…

Les coprahs, les tourteaux, les charbons, récita mécaniquement Giovanni Galtore.

Impatienté Montale lui coupa la parole.

— Je ne dispose pas de beaucoup de temps et je vous demande de m’écouter sans m’interrompre. Pour des raisons qu’il serait trop long de vous énumérer, je vous demande de rendre les panneaux d’isolation que vous installez à bord de l’OLBIA aussi peu ignifuges que possible.

Cette fois, il marqua une pause et la jeune femme, plaquée contre le mur, le visage à hauteur de la lucarne, put entendre parfaitement la respiration oppressée de son amant.

— Je ne comprends pas, dit-il au bout d’un moment.

— Allons donc ! Vous m’avez parfaitement suivi au contraire. Il faut, que d’ici un mois, vous ayez accompli ce travail. Et ne croyez pas me duper. Ces points de combustion lente devront être disposés à proximité des installations électriques de toutes natures. Vous m’en ferez un schéma complet sur un plan et, à l’occasion, je ferai vérifier l’excellence de ce travail.

— Pourquoi me demandez-vous ce sabotage ? Rosa tressaillit. Elle ne reconnaissait pas la voix du garçon. C’était un timbre métallique, dépourvu de vie. La voix artificielle d’un robot par exemple.

— Vous avez le mot exact. C’est exactement ce que je vous demande. Malheureusement, je n’ai aucune explication à vous fournir et je ne vois pas comment vous pourriez refuser.

— Pourquoi ? Montale s’énerva.

— Allons, mon vieux, ne soyez pas stupide. Vous n’avez aucunement envie de retourner à Ronco, n’est-ce pas ?

Elle eut beau tendre l’oreille, elle n’entendait plus rien. Giovanni devait surveiller sa respiration.

— Écoutez, je ne vais pas attendre que vous ayez fini d’examiner cette préparation au microscope. De toute façon, vous n’avez rien à me répondre. Agissez et tout ira bien pour vous.

Quelques flacons tintinnabulèrent. Giovanni devait tenir un de ses appareils entre ses mains tremblantes. Éprouvette ou cornue.

— Vous aviez donc prémédité ce sabotage depuis longtemps, signore ? Voilà pourquoi vous m’aviez aidé et protégé, me proposant même, de payer certaines mensualités à la T.A.S.A.

— Mon cher, vous êtes un garçon sympathique et j’ai toujours eu un faible pour vous. Avouez que je vous ai bien aidé et que, sans moi, vous ne seriez pas ici, dans cette belle chambre, avec vos chers petits flacons. Pour cette affaire, j’ai pensé que vous pourriez m’être utile.

Avec un reproche dans la voix, il ajouta :

— Je ne m’attendais pas à vous trouver aussi réticent.

— Signor, dit Giovanni comme s’il n’avait pas entendu, si je refuse vous me dénoncez ?

— Bien sûr.

— Et si j’appelle, que la police vienne et vous arrête ? Peut-être consentiront-ils à m’examiner sérieusement et établiront-ils que je ne suis pas du tout fou.

L’autre se mit à rire sans la moindre restriction. Rosa se souvenait de ce que les deux hommes lui avaient dit, qu’Ugo Montale était traqué par toutes les polices. Il n’en paraissait pas exagérément ému.

— C’est alors qu’on vous prendra vraiment pour un fou, mon vieux. Je suis honorablement connu et je ne risque rien. Je suis venu vous rendre une visite amicale et je vous ai trouvé dans un état de terrible excitation mentale. Voilà ce que je dirais aux policiers avant qu’ils ne vous passent la camisole de force.

Rosa avait peur. Le calme apparent de Giovanni l’épouvantait. Il aurait dû hurler, gesticuler, se jeter sur son visiteur. Elle entendait seulement un cliquetis de flacon.

— Je comprends, signore Montale. Je crois que je vais faire comme vous me le demandez.

— Voilà qui est parfait mon cher ami. Je peux même vous promettre une prime, lorsque vous me ferez parvenir le plan détaillé des points non ignifugés de l’OLBIA.

— De l’argent voulez-vous dire ?

— Oh ! peu de choses. Cent mille lires. De quoi vous encourager, pour d’éventuelles nouvelles besognes.

Cet homme se sentait absolument sûr de lui ou bien était d’une inconscience totale. Il confondait troubles mentaux et insuffisance intellectuelle et prenait Giovanni pour un parfait imbécile. Rosa avait depuis longtemps apprécié son intelligence exceptionnelle.

— De plus, poursuivait l’espion, cette méthode n’offre aucun danger pour vous. Les détériorations de l’installation électrique ne se feront que d’ici quelques mois, lorsque le bateau naviguera. On mettra en cause les matériaux utilisés et personne ne viendra vous demander des comptes.

Il y eut un bruit de chaises.

— Vous partez ?

— Bien sûr, puisque nous sommes d’accord. Rosa avait la gorge si contractée qu’il lui aurait été impossible de crier et même de murmurer. Elle se cramponna au rebord de la lucarne, peina énormément pour remonter son corps, pénétrer à nouveau dans la cuisine. Elle faisait beaucoup de bruit, mais, apparemment, aucun des deux hommes n’y prêtait attention.

En titubant, elle s’approcha de la porte et découvrit un spectacle affreux. Un homme grand et robuste se tordait sur le sol, les mains griffant son visage. Debout, à côté de lui, Giovanni tenait encore par le col, le ballon qu’il venait de lui casser sur la tête.

— Tiens, tu étais là, Rosa ? Il se mit à rire.

— Tu le vois ? Je lui ai cassé un ballon d’acide nitrique sur le crâne et il en fait toute une histoire.

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