CHAPITRE V

Ce ne fut que le lendemain que le domicile d’Ugo Montale fut découvert. Interrogé dans la nuit par Kovask et ses compagnons, Bruno Fordoro le chimiste n’avait pu donner aucune explication précise sur la villa occupée par le directeur de l’agence T.A.S.A. Les trois hommes s’étaient bien gardés de lui annoncer que sa femme avait disparu de leur studio au 117 de la via Cairoli.

La police pénétra dans les bureaux de l’agence très tôt le matin et une perquisition en règle, à laquelle assistèrent les deux officiers de marine, commença.

Kovask, appuyé contre la banque de la pièce de réception, fumait, le visage sombre, lorsque de Megli, sortant du bureau de Montale, lui annonça qu’ils avaient l’adresse personnelle du personnage.

— Une villa louée meublée.

— Désirez-vous y aller ? Nous ne trouverons rien.

— Un inspecteur est allé chercher un serrurier. Peut-être aurons-nous un peu de chance.

L’Américain se décolla de la banque et suivit le capitaine de corvette.

— Ils ont dû filer hier au soir, après ce coup de fil à la clinique. Malgré elle, l’infirmière a dû se trahir dans ses réponses. Nous étions en train d’interroger Fordoro.

La villa se trouvait dans la banlieue est. L’inspecteur délégué s’y trouvait déjà avec le serrurier et deux autres policiers.

— Nous allons relever les empreintes, dit-il. Grâce à la poussière qui régnait dans le reste de la maison, ils établirent que Montale n’utilisait que le rez-de-chaussée. Ce qui réduisit l’étendue de leurs recherches. Elles furent négatives.

— Il ne nous reste plus qu’à filer à Rome au siège de la T.A.S.A., dit Luigi de Megli.

Il fut surpris par l’expression de son collègue.

— Pas d’accord ?

— Si, mais il vaut mieux expédier là-bas la police pour ne pas trop affoler notre monde. Les inspecteurs poseront quelques questions sur Ugo Montale, n’essayeront pas d’aller trop loin. Pendant ce temps nous nous rendrons à Monfalcone.

Il y a, là-bas, un cargo du type ELBA en construction.

— Vous croyez qu’ils vont tenter quelque chose ?

— Pourquoi pas ? Les chantiers de Monfalcone ont été, jusqu’ici, à l’abri des incidents qui se sont produits un peu partout en Europe.

— J’aurais préféré remonter la filière de la T.A.S.A. Une bande de salopards se cache dans cette organisation internationale.

Kovask essaya de se montrer persuasif :

— Justement, elle se cache parmi le personnel d’une école par correspondance, honorablement connue depuis plus de soixante ans. Si nous étions sûrs que toute la T.A.S.A. fût contaminée, notre enquête deviendrait facile. Il suffirait de se rendre au siège social à Londres pour mettre la main sur tout le paquet.

— Montale avait certainement un correspondant à Rome.

— Je ne le nie pas. Seulement le gars va se mettre en veilleuse. Mais, si une action quelconque est engagée contre les chantiers de Monfalcone, il est obligé de laisser faire.

Il accentua encore ses paroles :

— Voyez ce qui s’est produit ici. Le sabotage de l’ELBA a été un travail de longue haleine. Mariage de cette fille avec le chimiste, compromission de Pietro Galli dans une affaire de mœurs.

Le visage du capitaine de corvette s’illumina.

— Vous voulez dire qu’il suffira de repérer les anomalies dans les habitudes de certains membres du personnel ? Ce sera long ?

— Pas tellement. Monfalcone est une petite ville. Dans ce genre de patelin, tout se sait vite et la police locale nous fournira certainement des renseignements intéressants.

Deux heures plus tard, ils quittaient Gênes à bord de la Giuletta de Luigi de Megli. On n’avait pas retrouvé la trace de Montale et d’Emma Fordoro, mais leur signalement avait été transmis aux forces territoriales, aux forces mobiles, aux céleri, aux carabiniers et à toutes les polices spécialisées.

— Difficile de passer au travers d’un tel réseau, dit Luigi en fonçant à cent-vingt sur l’autoroute de Milan. Ils finiront par se faire arrêter, tôt ou tard.

Kovask n’en était pas tellement certain.

— Ils peuvent avoir filé par la mer. Ce Montale devait être un type organisé qui devait avoir autre chose à se reprocher qu’un simple sabotage, en partie raté.

— D’accord avec vous. Il devait couvrir un réseau s’étalant sur plusieurs provinces. Mais, ce que je trouve le plus curieux dans cette histoire, c’est le mariage de la fille avec le chimiste. Il n’a joué qu’un rôle involontaire dans cette histoire.

— Peut-être l’avaient-ils mal jaugé au départ, répondit Kovask qui cependant resta songeur par la suite. Il finit par trouver une réponse valable.

— De gré ou de force, il se trouvait compromis dans cette affaire. Les deux compères auraient pu, alors, le forcer à travailler pour eux, peut-être à fabriquer des explosifs. Il est très attaché à cette fille et aurait fini par céder.

De Megli grogna une vague approbation.

Ils arrivèrent à Monfalcone en fin d’après-midi, après un arrêt d’une heure pour manger un morceau. Le chef de la police locale les attendait en compagnie d’un lieutenant des forces mobiles. De Megli avait fait le nécessaire depuis Gênes pour qu’ils trouvent déjà des renseignements en arrivant sur place.

Le chef de la police nommé Sacchi, leur présenta le lieutenant Ferrone.

— Suite aux instructions que j’ai reçues ce matin, j’ai dressé une liste d’une vingtaine de personnes, hommes et femmes, travaillant aux chantiers en question, et qui pour diverses raisons ont attiré sur elles l’attention de mes hommes et de ceux du lieutenant Ferrone.

Ce dernier, long et sinistre dans son uniforme, donna un coup de menton pour approuver.

— Vingt personnes, s’écria Luigi. Eh bien ! voilà du travail sur la planche.

— Parmi eux, se trouvent des dirigeante syndicaux qui …

— À éliminer, dit Kovask. Les gens que nous traquons ne les utilisent que dans de rares occasions. En fait, le pourcentage est extrêmement faible, à l’exception des grèves politiques.

— Je les ai marqués d’une croix, dit le lieutenant Ferrone. Pour les autres, nous avons donné une petite indication.

En face du nom d’une certaine Maria Pagan, Kovask amusé lut : reçoit chaque soir un homme différent dans son appartement. Profession, manipulatrice.

— Nous emportons cette liste, dit-il. Nous avons besoin de repos et d’un repas. Dès demain, nous vous contacterons.

Le soir, dans la chambre d’hôtel de Kovask, ils sélectionnèrent quatre noms. Trois hommes, une femme.

Cette dernière se nommait Rosa Choumanik et travaillait aux chantiers comme monteuse d’appareillages électriques. Elle était d’origine yougoslave et redoutait d’être renvoyée dans son pays qu’elle avait quitté cinq ans plus tôt.

— Possibilité de chantage, dit Luigi. Il nous faut la retenir.

— Son métier lui permet de pénétrer à l’intérieur du cargo. Au fait, comment doit se nommer ce dernier ?

— OLBIA.

Giulio Dallafavera, chef de l’atelier de soudure, avait, depuis quelques mois, une vie agitée.

Il avait renvoyé sa femme chez ses parents, passait son temps dans les bistrots, cherchait de mauvaises querelles à n’importe qui.

— Le chef de la police a puisé dans ses rapports, constata Kovask, mais nous ne lui avons guère laissé le temps d’agir autrement. Si ce Dallafavera a mauvaise conscience, son attitude s’explique. Reste à savoir pourquoi il a éloigné sa femme.

— Carlo Caburi, énonça Luigi, ingénieur électricien. Passe ses week-ends au Lido. Réputation de gros joueur.

Kovask eut un sourire écœuré.

— Si c’est lui on peut dire qu’ils ne cherchent pas l’originalité. J’ai déjà connu au moins une dizaine d’espions amateurs qui auraient vendu père et mère pour continuer à jouer.

— Enfin notre troisième homme. Giovanni Galtore, technicien en isolation thermique et sonore. Le policier a marqué « cas spécial ». Nous en saurons davantage demain.

L’un et l’autre passèrent une excellente nuit, se retrouvèrent dans la salle à manger du petit hôtel pour un déjeuner copieux.

— J’étais sûr que Galtore vous intriguerait, dit le chef de police quand ils l’eurent rejoint au commissariat. Je ne pouvais expliquer en totalité pourquoi cet homme est suspect.

Il accepta une cigarette et commença son récit :

— L’an dernier, un enfant de huit à neuf ans s’est noyé dans le port, au moment de la sieste. Personne, sauf Galtore, parmi les six personnes présentes ne savait nager. Les sauveteurs sont arrivés trop tard. Ce n’est que le lendemain qu’on a commencé à murmurer dans la ville. Je me suis rendu chez lui, il habite un petit garni dans la rue principale et je l’ai interrogé. Comme je le menaçais de l’inculper pour non-assistance à personne en danger, il m’a sorti tut certificat médical signé du jour même. Le médecin affirmait qu’il souffrait du foie, depuis plusieurs jours ce qui lui donnait de l’hydrophobie.

Kovask et de Megli échangèrent un bref regard. Ils étaient assez déçus.

— Attendez, ce n’est pas tout. Cet hiver, un cycliste a été renversé par une voiture, un dimanche soir. L’automobiliste a filé. Le blessé, assez grièvement atteint, pouvait cependant appeler au secours. Un type en Vespa s’est arrêté, l’a regardé. Le blessé lui a demandé de prévenir une ambulance. L’inconnu est reparti.

— L’ambulance n’est jamais venue ?

— C’est la police routière qui l’a finalement secouru. Une chance sur cette petite route déserte.

— Et le blessé a donné la description de Galtore ?

— Oui. Je suis allé le trouver. Il m’a répondu qu’il n’avait pas quitté sa chambre, durant tout le dimanche.

Les trois hommes fumèrent en silence. Le cas de Giovanni Galtore était vraiment exceptionnel. Pourquoi, en deux fois, et dans des circonstances faciles, avait-il refusé d’apporter son aide à une personne en danger de mort ?

— Évidemment, je ne pouvais trop pousser mon interrogatoire. Un certificat médical, la première fois, l’absence de preuves, la seconde, me l’interdisaient. Finalement, j’ai classé les deux affaires et ce n’est qu’hier que j’ai pensé à lui comme suspect.

— Nous en avons sélectionné quatre, dit Kovask, et il ne faut pas nous laisser fasciner par l’étrange comportement de Galtore.

Pendant une heure ils discutèrent de Rosa Choumanik et des deux autres hommes.

Sacchi demanda des précisions sur tous les quatre à la direction des chantiers. De Megli, l’écouteur à l’oreille, prenait des notes rapides.

— Bon, résumons-nous. Nous pouvons éliminer l’ingénieur électricien Carlo Caburi. Il dispose d’une coquette fortune, possède même des actions des chantiers. Son salaire est assez élevé, car il est un excellent technicien. Près de quatre cents mille lires par mois, ce qui est vraiment bien dans notre pays.

Kovask sourit. Tous les Européens s’imaginaient que les salaires aux États-Unis étaient astronomiques.

— Il joue, mais arrive à équilibrer ses gains. Il aurait mis au point une martingale.

— Une sorte d’expérience pour lui ?

— En quelque sorte oui, répondit le capitaine de corvette. Giulio Dallafavera, lui, est un type un peu bizarre. Il a renvoyé sa femme, car toutes ses grossesses se terminent par des fausses couches. Il paraît que c’est un drame pour le couple qui désire avoir des enfants. Il aurait demandé à sa femme d’aller se reposer six mois chez ses parents, du côté de Milan. Bien sûr, il boit et a eu quelques histoires. Mais c’est un excellent ouvrier.

Il laissa tomber ses notes.

— Et les deux autres ? demanda Kovask.

— La Direction n’a que de vagues renseignements. La femme passe inaperçue et Galtore ne travaille que depuis quelques mois. Il aurait été en sana plusieurs années. Il connaît son métier semble-t-il, mais ces années d’interruption l’ont handicapé. Rien à signaler.

Sacchi leur fournit l’adresse de l’homme et celle de la femme.

— Tous deux habitent des garnis. Nous opérons un contrôle sévère à cause de la proximité de la zone libre de Trieste. Des tas de Yougoslaves essayent de s’infiltrer. Certains vivent cachés des semaines et des mois chez des compatriotes, jusqu’à ce que le loueur se lasse, si ses locataires ne sont pas généreux.

Il ouvrit un classeur, en tira une fiche.

— Voici, Rosa Choumanik.

Trente ans certainement, de fines rides aux tempes et au coin de la bouche. Des yeux tranquilles. Une assez belle fille marquée par la vie.

— Pour Galtore, je n’ai rien. Imaginez un type de taille moyenne, visage long et yeux creux. Chauve en partie, avec le reste des cheveux noirs et raides. Pas tout à fait trente ans.

Les deux officiers allèrent à pied jusqu’au port voisin, tout en échangeant quelques réflexions et en essayant d’établir un plan. Depuis Gênes, de Megli avait renoncé à sa tenue et ils passaient inaperçus, au milieu des touristes.

— Pour la femme, nous pouvons nous présenter comme des fonctionnaires de la préfecture provinciale.

— En principe, dit Kovask, les réfugiés politiques ne sont pas admis à proximité de la frontière de leur pays d’origine ?

— C’est aussi valable en Italie.

— Pourquoi ne pas lui faire passer un test ? Lui dire qu’elle doit quitter la province sous quarante-huit heures pour une autre plus éloignée.

Le visage de son compagnon exprimait sa répugnance.

— Si elle est innocente, ajouta Kovask, c’est assez moche, mais nous pourrons toujours rattraper le coup.

— Si, en attendant, nous allions consulter le dossier médical de Giovanni Galtore ? Il a passé plusieurs années en sana. Nous pourrions téléphoner à cet établissement pour obtenir d’autres renseignements.

Grâce aux laissez-passer dont ils disposaient, ils purent pénétrer dans les chantiers situés à deux kilomètres de la bourgade. Ils étaient nettement plus importants que ceux de la Scafola à Gênes. Plusieurs bâtiments étaient en construction ou en cale de radoub.

Kovask éprouva quelque surprise en découvrant que la responsable du service de santé n’était autre qu’une sœur. Luigi de Megli lui parla avec un très grand respect.

Elle sortit le dossier de Galtore.

— Il a été admis dans un sanatorium français, mais nous n’avons jamais reçu son dossier. De toutes façons, il a été visité régulièrement par notre médecin et la visite d’admission est très sévère. S’il travaille ici, c’est qu’il est guéri. Le sanatorium français ? Saint-Hilaire du Touvet, dans l’Isère.

Kovask se pencha et repoussa une feuille qui lui masquait une photographie. Il put observer l’étrange visage de Galtore, à la fois romantique et énigmatique.

— Je vais écrire aujourd’hui même pour réclamer ce dossier, dit la sœur. Il est inadmissible que nous n’en ayons pas une copie.

Les deux hommes se comprirent à un regard.

Ils avaient trouvé la raison de prendre contact avec le technicien.

— Nous vous remercions ma sœur, dit de Megli.

Ils sortirent et traversèrent les chantiers jusqu’à la route où la Giulietta les attendait.

— Etrange, dit Kovask. Pourquoi se serait-il fait soigner en France ? Je me demande si ce n’est pas une façon de camoufler un séjour en prison.

— Ou à l’étranger, dit son collègue italien. La voiture démarra lentement en direction de la petite ville.

— Inutile de l’attendre à midi, j’ai remarqué l’existence d’une cantine. À moins qu’il ne fasse l’aller et retour sur son scooter.

— Et la fille ? Ce soir également ?

— On peut toujours tenter notre chance à midi. Les femmes seules répugnent souvent à manger sur le lieu de leur travail. Nous allons la guetter dans son quartier.

À partir de midi, la voiture stoppée dans l’ombre d’une petite place aux platanes poussiéreux, ils attendirent.

— Alors, on lui demande de quitter la région sous quarante-huit heures ?

Kovask mordait sa lèvre inférieure, indécis. Si cette femme n’avait rien à se reprocher, il serait odieux de l’arracher à un emploi et une tranquillité pour lesquels elle avait quitté sa patrie cinq années plus tôt.

— Nous allons sonder le terrain. Peut-être, aurons-nous une intuition des le départ.

Ils la reconnurent tout de suite et gardèrent pour eux leurs réflexions. Rosa Choumanik, dans sa robe légère de coton, avait beaucoup de chic. Elle passa non loin d’eux. Son corps était celui d’une fille sensuelle.

Elle pénétra sons un porche, suivit le couloir qui menait à une cour intérieure pavoisée de linges de lessive. Ils la virent monter un escalier de bois.

— Allons-y tout de suite, dit Kovask.

Dans la cour, plusieurs familles déjeunaient en plein air et on les regarda avec curiosité. Ils se dirigèrent sans hésitation vers l’étroit escalier aux marches encombrées de détritus et de jouets d’enfants.

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