CHAPITRE XIV

Eileen Gynt, la petite rousse, lui fit signe alors qu’il passait dans le couloir. Elle referma la porte du bureau derrière lui.

— Je suis passée vous voir, hier après-midi. Je pensais que vous vous morfondiez dans votre chambre d’hôtel, mais j’ai appris que l’oiseau s’était envolé depuis vendredi soir.

Kovask la regarda avec inquiétude. Si Moira et Grant apprenaient qu’il avait quitté Londres la veille et non le samedi matin, ils lui poseraient des questions embarrassantes. Kovask avait alerté les services de l’O.N.I. On ne lui avait rien promis avant le début de l’après-midi. Il avait fourni le signalement de l’homme et de la femme. Maintenant il lui fallait patienter, attendre les décisions de commodore Rice. Il espérait en finir dans la journée et celle-ci risquait d’être longue.

— Une occasion, dit-il. Des amis qui m’avaient invité.

— Ou une amie, dit-elle avec un sourire complice.

Il eut l’impression qu’elle essayait d’en savoir davantage.

— Moi qui vous plaignais un peu d’être seul dans cette grande ville, je vois que vous vous débrouillez bien.

Ouvrant son tiroir, elle y prit un paquet de cigarettes dont elle fit sauter le haut, tapota au fond. Après s’être servie, elle le poussa vers lui.

— Tenez, le calumet de la paix. Posez votre fesse sur le coin du bureau et dites-moi ce que vous pensez de la maison.

La question était normale, mais il avait l’impression que la jeune femme avait une intention cachée.

— Eh bien, c’est assez sympathique.

— Vous trouvez, vous ? Arrivez-vous à trouver de quoi respirer dans cette partie de l’immeuble réservée au bureau d’études ?

Kovask sonda ses yeux gris verts. Elle les maquillait habilement pour donner de la profondeur à son regard, mais il pensa que ses cils devaient être roux, eux aussi, et pratiquement invisibles, lorsqu’elle n’utilisait pas de crayon.

— J’ai l’impression que vous ne vous aimez guère les uns les autres dans cette maison.

Elle pouffa.

— Dites que nous nous haïssons. Ce sont tous des faux jetons. Surtout Francis Grant et Moira Kent.

— Seriez-vous jalouse ? murmura-t-il.

Eileen haussa les épaules et quitta son siège pour s’approcher de lui.

— De qui ? De Grant ? Il n’en vaut pas la peine. Mais, il se passe ici des choses étranges. Il y a des années que j’essaye de savoir, de deviner. N’avez-vous rien remarqué ?

Malgré toute la prudence du couple, y avait-il eu quelques fuites ou bien Eileen était-elle une petite futée ?

On toqua à peine à la porte et Moira entra, les vit ainsi à quelques centimètres l’un de l’autre. Un sourire ambigu étira ses lèvres.

— Lord Simons demande à Serge de se rendre dans son bureau.

Eileen désigna le téléphone.

— Ce truc-là est-il démodé que vous quittiez votre antre pour venir jusqu’ici ?

Kovask descendit au premier étage et fut tout de suite introduit dans l’immense bureau de lord Simons. Ce dernier était en compagnie d’un homme jeune aux cheveux coupés court, à la stature athlétique.

— Commander Davis. Selon vos instructions j’ai pris contact avec lord Simons. Nous gommes prêts.

Serge poussa un soupir de soulagement.

— Parfait. Combien d’hommes ?

— Dix. Ils ont tous le signalement des suspects. L’immeuble est totalement encerclé et ils ne peuvent nous filer entre les doigts. Lord Simons nous a donné le plan de situation.

Le vieux lord intervint.

— J’étais assez gêné dans tontes ces histoires mais le commander m’assure que votre secrétaire d’état à la marine va contacter le gouvernement de Sa Majesté.

— Il fallait avant tout les empêcher de filer, dit Kovask. Seul, ignorant des complicités dont ils peuvent disposer dans l’immeuble ou à l’extérieur, je ne pouvais risquer leur neutralisation.

— Vous allez agir avant midi ?

— Oui, dit Kovask. Je ne veux pas courir le risque de les voir disparaître au cours de l’interruption de treize à quatorze heures.

Le commander Davis approuvait. Le vieux lord se leva et fit quelques pas. Sa jambe artificielle paraissait le gêner plus que d’habitude.

— Vous êtes certain à leur sujet ? … Votre coup de téléphone de ce matin ne m’a donné aucune précision.

Kovask sourit. Il avait dû user d’une grande prudence pour avertir lord Simons de ses découvertes.

— Je ne dispose évidemment que de ma parole, mais je compte provoquer une réaction chez eux.

Il se tourna vers le commander Davis.

— Faites surveiller la fenêtre du couloir dans cette partie de l’étage réservée au bureau d’études. Dès que je l’ouvrirai, ce sera le signal. Tous vos hommes devront se tenir en état d’alerte.

— Plusieurs se tiendront dans le hall de réception à la surveillance des ascenseurs.

Le commander Davis sortit un automatique plat de sa poche, un 7.65 et le lui tendit.

— Voici ce que vous aviez également demandé.

Lord Simons contemplait l’arme d’un œil froid.

— Pensez-vous qu’ils résisteront ?

— Je l’ignora. Ils peuvent disposer d’un système de protection qui nous obligera à riposter.

— Dans les autres services ?

— C’est possible. À l’extérieur également. En quinze années, Francis Grant a eu grandement le temps de perfectionner son organisation. Maintenant, je vais aller les rejoindre. Je vais essayer de les bloquer, tous les deux, dans le bureau de Grant. Ce ne sera pas facile, car l’un et l’autre jouent la comédie de la mauvaise entente.

D’un sourira, il s’efforça de rassurer le vieux lord.

Nous ferons tout pour que l’affaire se passe en catimini et que le personnel reste ignorant Jusqu’au bout.

Lord Simons retourna à son fauteuil, se frappa sur la cuisse pour plier sa jambe.

— Je sais que je peux compter sur vous, mais je ne crains pas le scandale. Il faut expurger tout le mal. Ne rien laisser subsister dans mon personnel et dans celui des filiales.

Lorsqu’il revint au deuxième étage, Moira semblait l’attendre dans le corridor.

— Tu viens de voir le patron ?

— Il voulait savoir si tout allait bien. Je l’ai trouvé un peu bizarre.

La jeune femme se raidit.

— Que veux-tu dire ?

— Êtes-vous certains qu’il ne vous fait pas suivre par un détective privé ?

Elle lui prit le bras.

— Ne restons pas là, allons dans mon bureau.

— Pourquoi pas dans celui de Grant ?

— Il n’est pas là pour l’instant. Il est allé aux archives dans les combles. Viens.

Eileen sortit sur le pas de son bureau, les surprit ainsi, la main de Moira crispée sur son bras.

— Est-ce un enlèvement ? Dois-je appeler ?

— Fichez-nous la paix, sale rouquine. Kovask eut l’impression que Moira y allait un peu fort. Eileen pourtant se contenta de hausser dédaigneusement les épaules et claqua sa porte.

— Une véritable peste.

Une fois chez elle, la jeune femme s’adossa à la porte.

— Que voulais-tu dire ?

— Il m’a demandé ce que j’avais fait durant le week-end. J’ai répondu que je m’étais promené et il n’a pas paru enchanté de ma réponse. Il m’a conseillé de surveiller mes fréquentations.

Moira était très pâle. Il avait réussi à l’inquiéter suffisamment pour qu’une entrevue immédiate avec Francis Grant devienne nécessaire : ce qu’il souhaitait.

— Ne fais pas cette tête, dit-il. Viens t’asseoir.

Il la porta presque jusqu’à son fauteuil. Elle tremblait dans ses bras.

— Mais quelle imprudence as-tu commise ? dit-elle soudain l’air furieux.

— Moi ?

— Qui d’autre ? Indigné il croisa les bras.

— Alors tu crois que c’est moi qu’on a suivi ? Je suis certain qu’un détective privé nous a vus à Abbotsburry. Il a dû également noter la présence de Grant, hier matin. Lord Simons est très inquiet, car voici plusieurs jours qu’il n’a pas reçu de nouvelles de Thomas Hacksten.

Ce nom accentua le désarroi de la jeune femme.

— Il t’a parlé de lui ?

— Oui et j’ai trouvé étrange qu’il le fasse à propos de mon week-end. Il m’a ensuite conseillé d’être prudent. Il faut croire qu’il vous tient à l’œil.

Moira décrocha l’interphone et appuya sur la touche du bureau de Grant.

— Il n’est pas encore là.

Kovask lui-même commençait à s’inquiéter de cette absence.

— Téléphone aux archives.

— Attendons encore un peu. On pourrait trouver ça bizarre. Donne-moi une cigarette.

Elle la fuma nerveusement, tandis que Kovask la surveillait du coin de l’œil.

— Tu crois que toute la combine est fichue ? Après tout, nous ne risquons qu’une mise à la porte.

— Oh ! tais-toi, dit-elle. Tu parles comme un imbécile.

— La lune de miel est vite terminée à ce que je vois, dit-il d’un ton placide en allant s’asseoir à l’écart.

Elle essaya de se rattraper.

— Excuse-moi, mais je suis sur les nerfs. Depuis quelques jours, j’ai l’impression que quelque chose cloche.

— Pourquoi t’inquiètes-tu de Thomas Hackaten ? Il est pour quelque chose dans l’histoire ?

— Non, bien sûr.

De ses dents courtes, elle mordillait sa lèvre inférieure, en enlevant le rouge.

— Ne me pose plus de question. Attendons d’aller voir Francis.

On frappa et William Turner l’Écossais entra dans la pièce portant des coupures de presse.

— Je vous les rends. Dites donc, vous deux, vous avez l’air de sombres conspirateurs ?

Kovask sourit.

— Je lui raconte ma vie et elle n’a rien de folichon.

Quand ils furent seuls, Moira réussit à sourire et appela les archives, raccrocha tout de suite après.

— Il doit être dans son bureau.

— Tu ne l’appelles pas ?

— Je vais aller voir et je te ferai signe.

Quand elle fut sortie, il alla jusqu’à son bureau et ouvrit le tiroir central. Il découvrit un petit automatique dans le fond, caché sous des cartes de visites. Il en sortit le chargeur, le vida de toutes ses balles. Il en fit un paquet qu’il jeta sur un classeur haut de deux mètres. Dans le couloir il essaya en vain d’ouvrir une fenêtre, s’acharna jusqu’à ce que Eileen attirée par le bruit sorte de son bureau.

— Cherchez-vous à vous suicider par amour de la belle Moira ? le vous avertis, il y a des années qu’on n’a pu l’ouvrir.

Il y renonça.

— Je me sens la tête lourde et je voulais respirer.

Sentant son regard sur lui, il continua jusqu’au bout du couloir et alla frapper au bureau de Francis Grant. Moira vint lui ouvrir et il fut soulagé de voir le petit homme chauve, assis derrière son bureau. Un instant, il avait craint une entourloupette et pensé que l’homme, se doutant de quelque chose, avait réussi à filer.

— Que me dit-elle ? Le vieux s’inquiète de nous, pose de drôles de questions ?

Il gardait tout son calme et n’accordait visiblement qu’un faible crédit à cette histoire. Kovask embrassa la situation d’un seul coup d’œil : Moira était sur sa droite, Grant en face de lui.

— Laissez vos mains à plat sur le bureau, mon vieux. Vous, Moira ne bougez pas.

Sortant son pistolet il le braquait sur Grant.

— C’est fini pour vous deux. L’immeuble est encerclé par mes collègues et vous ne vous en tirerez pas.

Grant avait obéi. Moira les yeux exorbités considérait le pistolet tandis que sa bouche tremblait.

— Ce n’est pas une mauvaise blague, continua Kovask. Pour vous le prouver, regardez…

Il sortit un briquet de sa poche, celui de Thomas Hacksten.

— Vous savez où je l’ai trouvé ? Sur son cadavre, dans la cave d’un pavillon de Rome. Un pavillon appartenant à un certain Giorgio Alberti. La mâchoire de Grant s’affaissa quelque peu mais son regard restait d’une fixité absolue.

— Hier, vous m’avez donné la dernière preuve du grand rôle que vous jouiez dans toute cette histoire. Déjà, le fait que vous apparteniez à la T.A.S.A. depuis quinze ans jouait contre vous. J’espère que ni l’un ni l’autre n’allez faire du scandale.

Malheureusement, les hommes du commander Davis n’avaient pu recevoir le signal à cause de cette satanée fenêtre. Il devait aller jusqu’au bout sans eux.

— Levez-vous Grant, et venez rejoindre Moira, en mettant vos deux mains sur la tête.

Il s’écarta de la porte tandis que le publiciste obéissait. Soudain Moira sortit de sa torpeur.

— Salaud ! dit-elle. Tu nous as bien eus. Nous t’avons pris pour un naïf.

— Ravi d’apprendre que j’ai bien tenu mon rôle, mais restez là où je vous ai immobilisées. Je n’hésiterai pas à tirer dans vos jolies jambes.

— Tu n’as rien à nous reprocher. Aucune preuve, rien du tout. Et, quand bien même, nous n’avons fait que du renseignement économique.

— Il y a aussi la mort de Thomas Hacksten. Alberti affirme avoir reçu l’ordre de vous.

Elle se tut.

— Tournez-vous contre le mur, les mains sur la tête tous les deux.

Passant derrière Francis Grant, il le fouilla, ne trouva aucune arme sur lui. L’homme était trop prudent. Moira ne portait qu’une robe collante ne pouvant rien dissimuler.

On frappa à la porte et la tête rousse d’Eileen apparut. Quand elle vit la scène, elle roula des yeux effarés.

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