CHAPITRE III

Le central téléphonique se trouvait dans un des bâtiments centraux. La standardiste répondit avec précision aux questions de Cesare Onorelli.

— Depuis une heure, j’ai reçu trois communications, l’une pour le signore Galli, la deuxième pour le chef magasinier et l’autre pour un des comptables dont la femme est à la maternité.

Les deux hommes ressortirent. Le visage de Cesare s’était transformé en une sorte de mufle impressionnant.

— Galli, hein ?

— Pourquoi pas le chef magasinier ? Il a également les clés du bâtiment où étaient entreposés les containers.

— Bâtiment E. Mais ce n’est pas lui. Venez avec moi.

Il l’entraîna vers une porte marquée chef magasinier. Un gros homme était installé derrière un bureau métallique. Son visage était plus violacé que brun, et Kovask comprit tout de suite, ce que voulait lui démontrer Cesare : l’homme ne pouvait se déplacer rapidement avec les deux béquilles accrochées à sa droite.

Onorelli échangea quelques paroles avec lui et ils ressortirent.

— Vous avez vu ? Un accident vieux de dix ans. Une grosse pièce de trois tonnes sur les jambes. Amputé à ras du bassin. Le meilleur des chefs de travaux chaudronnerie.

— Mais comment peut-il vérifier les stocks du bâtiment par exemple ?

— Il y passe la journée. Mais il lui aurait été impossible, après le coup de fil, d’aller là-bas et de revenir. Reste Galli.

Kovask le dévisagea :

— Vous le détestez ?

— Ouais. Depuis le fameux soir, ce salaud essaye de me mettre toute la responsabilité sur le dos. Et puis ce n’est pas un type normal. Un maniaque qui vit seul dans une villa du Corso Solferino. Un salaud qui s’envoie des mineures racolées sur le port. Il a déjà failli avoir une sale histoire.

Cesare Onorelli cracha sur le côté et glissa ses pouces dans sa ceinture de cuir.

— Laquelle ?

— Une fille qui est allée se plaindre à la police, disant qu’il l’avait enlevée et avait abusé d’elle. Un coup monté pour un beau chantage avec les parents de la petite p…, mais tout de même. N’a qu’à les choisir plus vieilles.

Kovask se demandait s’il était sincère ou bassement jaloux.

— On va le trouver ?

— Pas question.

Le gros Italien eut l’intention de dire quelque chose de senti, mais referma la bouche.

— Nous n’avons qu’un commencement de preuves. Dès maintenant nous allons organiser la surveillance du bonhomme.

— Ça risque d’être long. Et ils sont malins, lui et ceux qui le payent. Car y’a pas de doute, le gars fait ça pour du pognon. Ici, il doit se faire dans les deux cents mille lires. C’est pas avec ça qu’il peut s’envoyer deux ou trois filles par semaine. Les plus jeunes, c’est évidemment plus cher. Pour le sale coup dont je vous ai parlé, on dit qu’il a dû aligner près d’un million.

Kovask se dirigeait vers la sortie des chantiers. Cesare le suivait, le visage perplexe.

— Pourquoi aurait-il renversé ce bidon de fuel ?

— Pour qu’on n’en retrouve pas des traces plus anciennes sur les pièces.

Cesare eut un rire gras.

— Ça je l’avais pigé. Je ne suis pas complètement bouché. Mais pourquoi y aurait-il eu des traces de fuel sur les débris ?

— Je vous l’expliquerai plus tard.

Il suivait le regard de Cesare. Une voiture venait de s’immobiliser devant la conciergerie et il en sortait un officier de marine.

— La flotte intervient, murmura Onorelli.

Kovask reconnut les insignes de capitaine de corvette et sourit imperceptiblement. On lui envoyait un officier de même grade. Avant son départ de Washington le chef de l’O.N.I. l’avait prévenu. Les Italiens voulaient superviser son enquête.

Avec le flair habituel aux hommes de mer, l’officier italien se dirigea droit vers lui. Il ne pouvait tromper un collègue avec son teint recuit, ses cheveux presque blanchis par l’air marin.

— Lieutenant commander Kovask ? Capitaine de corvette Luigi de Megli. Je devais vous voir ici, ce matin, mais j’ai eu un empêchement. Je suis heureux de pouvoir vous rencontrer.

— J’ignorais que nous avions rendez-vous ici, répondit Kovask un peu sèchement.

L’autre sourit. De belles dents blanches dans un visage régulier. Un rien de suffisance, mais beaucoup de détails sympathiques le faisaient oublier.

— Je vous présente le chef des vigiles. Cesare serra la main tendue, sans grand empressement. Il préférait nettement le Ricain.

— L’amirauté s’intéresse fort à cette affaire. Il y a un cargo similaire en construction sur la côte adriatique. Vous avez une idée de ce qui a pu se produire ?

Kovask eut un geste d’ignorance.

— Il y a certainement malveillance au départ, mais l’enquête sera difficile.

Luigi de Megli parut approuver, mais ses paroles créèrent une certaine sensation.

— Le cas du chimiste me paraît assez curieux. Un gars qui se casse la jambe le jour où il devait rendre ces peintures incombustibles… C’est quand même louche non ?

L’officier italien avait certainement étudié le dossier avec soin et il ne serait pas facile d’agir sans lui. Kovask se tourna vers Cesare.

— Pouvons-nous trouver une pièce tranquille pour bavarder loin des curieux tous les trois ?

— Sûr, dit Onorelli. Suivez-moi.

De Megli regardait Cesare avec curiosité.

— Vous avez l’accent américain, remarqua-t-il. Vous avez dû vivre de nombreuses années dans la patrie du lieutenant commander.

— Ouais, vingt ans. Et je compte bien y revenir un jour, murmura l’autre avec un regard en coin pour Kovask.

Ils s’installèrent dans une petite pièce qui servait de bureau an chef des vigiles. Un lit de camp était dressé dans un angle.

— Je passe plusieurs nuits par semaine, expliqua Cesare.

Il s’installa dans son fauteuil, offrit des petits cigares. Kovask décida de jouer franc jeu et expliqua à l’officier italien ce qu’il avait découvert au cours de cette première journée d’enquête.

— Eh bien ! fit l’autre quand il eut terminé, vous n’avez pas perdu votre temps. En somme le chimiste et sa femme, le directeur de cette agence et l’ingénieur de la sécurité sont tous suspects. Et, de ces quatre personnes, Fordoro et Galli paraissent les plus vulnérables ?

Kovask approuva silencieusement.

— La sagesse serait de filer pendant quelques jours l’ingénieur. Nous finirions par découvrir un lien entre lui et les autres. Mais nous allons perdre beaucoup de temps.

— Avant votre arrivée, c’est ce que je comptais faire. Nous n’avons qu’un commencement de preuves contre lui, répondit Kovask. Maintenant, noua pouvons envisager une action plus rapide. Le coincer chez lui, par exemple, et le chambrer toute la nuit, s’il le faut, pour le faire parler.

— Momento, dit Cesare. Vous paraissez tous les deux comprendre comment il a pu s’y prendre pour faire exploser les bidons. Ce n’est pas du tout mon cas.

— Nous aurons l’occasion d’en reparler, dit Kovask. Pour en revenir à ma dernière proposition, je n’en suis en fait guère partisan. Galli peut très bien tenir le coup. Si nous l’abîmons un peu, qu’en ferons-nous ? Ou il aura parlé et nous devrons le confier à la police, ou il aura tenu le coup et nous devrons le remettre en circulation.

Luigi de Megli se tourna vers lui.

— Reste le bluff. Et le personnage le plus impressionnable reste le chimiste. Il est blessé, seul, presque abandonné par sa femme. J’ai pris contact avec la Questure. Pourquoi ne pas y aller tout de suite ? Avant que les autres ne réfléchissent trop.

— Nous pourrions ensuite nous occuper de Galli. Cesare va rester ici jusqu’à son départ. Pouvez-vous le prendre en filature ensuite ? Le gros homme était d’accord.

— Et nous nous retrouverons où ?

— À mon hôtel, dit Kovask, le Savoia Majestic près de la gare.

— Ecco, dit le gros homme.

De Megli possédait une Giuletta. Une demi-heure plus tard, ils pénétraient dans la clinique. Un inspecteur de la sûreté les attendait dans le hall. Le capitaine de corvette avait téléphoné depuis les chantiers.

— Il nous faut d’abord savoir si le blessé n’a reçu ni visite ni coup de fil.

L’infirmière responsable de l’étage fut formelle pour le téléphone.

— Moi seule peux répondre à un appel du central et juger si la communication peut être établie avec mes malades. Pour les visites il faut que j’interroge mon personnel.

Dix minutes plus tard, ils avaient la certitude que personne n’était venu voir le chimiste.

— Allons-y, dit Kovask.

L’infirmière les suivit d’un long regard intrigué. Bruno Fordoro lisait quand ils entrèrent. Il y eut un moment de panique dans son regard, et il pâlit lorsque l’inspecteur se présenta, sa carte à la main.

— Je vous préviens, signore, que tout ce que vous pourrez dire sera éventuellement retenu contre vous.

— Mais j’ai déjà répondu aux questions de la police.

— Il y a du nouveau, dit Kovask. Vous allez nous raconter votre soirée du 2 juin.

Fordoro ferma les yeux.

— Je vous ai déjà répondu.

— Vous refusez de parler, signore ? demanda le policier.

— Non. Ce soir-là, en sortant de mon travail, je suis allé attendre ma femme à son bureau.

Kovask intervint :

— Non. Elle ne travaille pas l’après-midi.

Le chimiste tourna sa tête sur le côté.

— Elle ne travaillait pas, mais c’est là que je devais la rencontrer.

— Pourquoi ?

— Nous devions sortir, tous les trois, avec son directeur.

— Vous êtes très liés ?

Le blessé murmura un oui sans enthousiasme.

— Ensuite ?

— Nous avons mangé dans une ostéria du port. Un repas bien arrosé. Et puis nous avons fait la tournée des bars.

— Jusqu’à quelle heure ?

— Très tard.

— Vous êtes rentré chez vous ?

— Non.

Les trois hommes retinrent leur respiration. Ils pressentaient que le chimiste allait enfin aller jusqu’au bout.

— Où êtes-vous allé ?

— Chez Ugo Montale, le directeur de ma femme. J’étais complètement ivre et ne pouvais me traîner. Ils m’ont sorti de la voiture pour me faire boire un peu d’ammoniaque. Emma ne voulait pas que je rentre aussi saoul chez nous.

Ils respectèrent son silence et Kovask, qui était le plus près de lui, vit un point brillant entre ses cils. Ce point grossissait, devenait une larme que l’homme n’essaya pas de cacher. Kovask, bien que prévenu contre la sensibilité des Latins, n’éprouva qu’une grande pitié pour le pauvre diable.

— Allez, mon vieux, débarrassez-vous de ça. Vous vous trouverez mieux ensuite.

— Je ne gais pas ce qui s’est passé, mais j’ai dû m’endormir sur le canapé du salon. J’ai dormi comme une masse. Quand je me suis réveillé, il faisait jour. Les oiseaux chantaient dans le petit parc qui entoure la maison. J’ai voulu me lever et j’ai constaté que je ne pouvais plus me servir de ma jambe droite.

Kovask échangea un regard avec son collègue. Le policier prenait des notes sans la moindre émotion.

— Ensuite ?

— J’ai appelé. Ma femme est venue. Elle portait un pyjama d’homme. Elle m’expliqua qu’elle avait couché à côté, qu’il avait été impossible de me transporter.

— Et Ugo Montale ?

— Il n’est venu que plus tard. J’ai dit à ma femme que ma jambe me faisait terriblement mal. Elle m’a aidé à enlever mon pantalon. Mon mollet était énorme, violacé.

Les larmes lui coulaient sans retenue. Il les essuya d’une main tremblante.

— Excusez-moi.

— Voulez-vous quelque chose ? Boire ?

— Une cigarette simplement.

Kovask la lui alluma et il tira dessus, comme s’il aspirait de l’oxygène.

— Ma femme m’a dit que j’étais tombé du perron en arrivant chez son directeur. Je ne me souvenais de rien. C’était comme si j’avais été drogué.

— Je pense que vous l’avez été, dit Kovask.

— Montale est arrivé. Il a diagnostiqué une fracture et c’est alors, que la comédie a commencé.

— Laquelle ?

Le chimiste laissa tomber sa main dans le cendrier. Il paraissait exténué.

— L’un et l’autre. Il fallait que ce soit un accident de trajet pour que je puisse tirer de ma fracture le maximum avec l’assurance auto et la sécurité sociale. C’était Emma qui insistait surtout. Je savais qu’elle aimait l’argent, mais à ce point !

Il ferma les yeux, continua de parler.

— Lui, disait qu’il pouvait être ennuyé par une enquête de la sécurité sociale, si on apprenait que l’accident était arrivé chez lui. Il m’offrait trois cents mille lires pour que je marche dans la combine. Pendant une heure, ils se sont acharnés et je souffrais. Finalement, j’ai accepté.

— Comment ont-ils procédé ?

— Ugo Montale m’a installé sur la banquette arrière de sa Mercedes et Emma est partie au volant de la 600. Son directeur avait pris un sac de graviers et il l’a répandu sur la route, le l’ai vu faire avec ma voiture. C’est un as du volant. Il a dérapé et est allé s’écraser contre la baraque en ruines. Ensuite, il a fallu m’installer au volant. J’ai souffert le martyre. Eux agissaient froidement, sans un élan, sans une parole d’encouragement. Je serrais les dents. À la moindre plainte, Emma j’en suis sûr, m’aurait injurié. Ils m’ont laissé là. La route est assez déserte. Une demi-heure plus tard un laitier m’a enfin découvert.

Il se tut. Les trois hommes échangèrent des regards, attendirent qu’il récupère.

— La nuit suivante l’ELBA manquait de disparaître dans l’incendie et j’ai compris. J’ai posé des questions à ma femme. Elle me traitait de fou, affirmant qu’il n’y avait aucun lien entre les deux faits, m’accusant de faiblesse, regrettant d’avoir épousé on type comme moi qui ne savait même pas exploiter une situation pour en tirer un peu d’argent. Maintenant je suis sûr d’une chose. Elle était déjà la maîtresse de Montale avant notre mariage. Ils ont porté leur choix sur moi parce que je travaillais à la Scafola.

Son regard brûlant s’accrocha à Kovask. Il devait aimer ces yeux clairs et limpides qui n’exprimaient qu’une grande chaleur amicale.

— Je me demande même s’ils n’avaient pas décidé de me supprimer. Pas tout de suite, mais plus tard. À moins qu’ils n’aient voulu recommencer ce qu’ils avaient manqué.

Kovask se leva et l’homme lui dédia un regard angoissé.

— J’ai peur.

— Nous allons faire surveiller votre porte, dit le policier. D’ores et déjà, sans préjuger du résultat final de l’enquête, il ya tentative d’escroquerie de la sécurité sociale. Mais ne vous inquiétez pas trop. Ce n’est pas tellement grave pour vous, puisque vous étiez en leur pouvoir.

— Vous croyez que ce sont des espions ? murmura Bruno Fordoro dans un sanglot. Elle aussi ?

— Vous allez oublier tout cela, dit Kovask. Vous nous avez rendu un important service.

L’infirmière les guettait.

— Faites-lui prendre un calmant, dit Kovask. Il en a bien besoin.

— On a téléphoné pour lui, dit l’infirmière. Ce n’était pas sa femme et j’ai dit qu’il dormait.

Les trois hommes se regardèrent.

— N’acceptez aucune communication le concernant, dit finalement l’inspecteur de la sûreté. Transmettez la consigne à l’infirmière de nuit. D’ici une demi-heure j’enverrai un agent.

Une fois dehors, ils discutèrent dans le parc.

— Certainement Ugo Mentale qui désirait le prévenir, lui offrir de l’argent ou le menacer pour qu’il se taise, dit Luigi de Megli.

Kovask sourit froidement.

— Nous l’avons grillé. Il va peut-être essayer de venir ici. Bien qu’il soit trop malin pour se compromettre.

— Je reste, dit l’inspecteur, et ne partirai que lorsque l’agent que je vais appeler par téléphone sera là. Vous pouvez être tranquille sur ce plan-là.

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